La Noblesse d’État de Bourdieu

Cet article est la version numérique de la notice « La Noblesse d'Etat » d'Anne-Catherine Wagner extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).

La Noblesse d’État. Grandes Écoles et esprit de corps, ouvrage publié en 1989 aux Éditions de Minuit, est l’aboutissement d’une vaste recherche collective de plus de vingt ans sur les Grandes Écoles et sur le système de formation, de reproduction et de légitimation des classes dominantes en France. Plusieurs des chapitres de l’ouvrage ont fait l’objet de publications antérieures cosignées avec Monique de Saint-Martin [Bourdieu 1975 ; 1978b ; 1978c ; 1981 ; 1987a ; 1987b]. La thèse est qu’on ne peut pas comprendre ce qu’est le pouvoir ni la transmission du pouvoir dans toutes les sociétés développées sans prendre en compte l’action de l’École. L’institution scolaire, par le moyen en France du système des Grandes Écoles, produit une nouvelle noblesse légitimée à occuper le pouvoir.

La première partie analyse les mécanismes qui font de l’École une « machine cognitive » opérant des classements qui, quoique dotés de toutes les apparences de la neutralité, reproduisent les classements sociaux. L’étude des structures mentales qui commandent les verdicts scolaires s’appuie sur une enquête par questionnaire menée auprès des lauréats du Concours général des années 1966 à 1988, sur l’examen de fiches tenues par un professeur de philosophie de khâgne et sur l’étude des notices nécrologiques publiées dans l’annuaire de l’association des anciens élèves de l’École normale supérieure (ENS) entre 1962 et 1965. La transmutation de la qualification sociale en qualification scolaire favorise la transformation du capital hérité en capital scolaire, par une sorte d’alchimie sociale qui confère aux mots une efficacité symbolique. L’institution scolaire est l’une des instances à travers lesquelles l’État exerce son monopole de la violence symbolique légitime [sur cette notion, voir Sur l’État].

frontispice des Mines

Frontispice de l'Ecole nationale supérieure des mines

Cette analyse du pouvoir symbolique de l’institution permet de comprendre les mécanismes de l’« ordination » (titre de la deuxième partie), c’est-à-dire de la production d’une noblesse. La démonstration s’appuie sur une enquête par questionnaire menée avec Monique de Saint-Martin et Yvette Delsaut auprès d’élèves inscrits en classes préparatoires aux Grandes Écoles, sur des entretiens avec des professeurs et des élèves, sur une enquête sur les professeurs du secondaire menée par Dominique Merllié et Jean-Michel Chapoulie et sur les enquêtes antérieures menées auprès des étudiants en sciences et en lettres. Les Grandes Écoles, spécificité du système français, ont pour fonction la production d’un groupe social séparé du commun des étudiants ordinaires, selon des rituels qui ne sont pas sans évoquer les techniques religieuses. Contre les visions fonctionnalistes du système d’enseignement, Pierre Bourdieu montre que la certification scolaire est avant tout une certification sociale. Dans une logique proche de celle des ordres de l’Ancien Régime, l’École assigne des différences d’essence, relativement indépendantes des accomplissements effectifs. Le concours s’analyse ainsi comme une sorte d’acte d’adoubement. Véritable rite d’institution, il produit une frontière sociale entre les reçus et les recalés.

La description statistique et ethnographique de l’univers des classes préparatoires aux Grandes Écoles donne à comprendre les mécanismes de sélection sociale et de ségrégation qui instituent en groupe séparé un ensemble d’élus soigneusement sélectionnés et engendrent un capital symbolique. L’ascétisme des classes préparatoires produit un rapport à la culture à la fois docile et assuré qui prédispose à l’exercice du pouvoir. L’enfermement symbolique renforce le sentiment de solidarité avec le groupe : l’esprit de corps prend racine dans l’expérience de l’harmonie sociale qu’assurent l’accord des habitus et la rigueur des disciplines de travail.

La troisième partie de l’ouvrage, écrite en collaboration avec Monique de Saint-Martin, porte sur les Grandes Écoles abordées comme un champ dont on suit l’évolution entre les années 1964‑1967 et 1987. L’analyse s’appuie sur le traitement secondaire de statistiques du ministère de l’Éducation nationale et sur la réalisation d’enquêtes par questionnaire auprès des élèves des Grandes Écoles parisiennes mais aussi de petites écoles de province ou d’écoles de commerce et de gestion, complétées par des entretiens et des observations plus ethnographiques – les clubs à l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC), l’observation du grand oral de l’École nationale d’administration (ENA), les rites d’institution dans différentes écoles, etc.

L’objectif est de rompre avec la tradition monographique et de construire le réseau des relations objectives entre les écoles, au moyen de données sur les propriétés des élèves et des anciens élèves. L’analyse des correspondances fait apparaître plusieurs principes d’opposition. Une première dimension oppose les écoles les plus prestigieuses (ENS Ulm, École polytechnique, ENA), fréquentées par les élèves les plus sélectionnés socialement et scolairement, aux « petites » écoles, plus souvent provinciales et moins sélectives – les Instituts universitaires de technologie (IUT), l’école des Tanneries de Lyon, etc. Une deuxième opposition sépare les écoles proches du pôle du pouvoir économique et politique des écoles proches du pôle intellectuel, scolairement dominantes mais économiquement dominées. Cette opposition recoupe celle du poids relatif du capital économique et du capital culturel dans le capital hérité.

La réactualisation de l’enquête en 1984 permet de mettre en perspective les données de 1966 dans le chapitre consacré à l’histoire structurale du champ des institutions d’enseignement supérieur. Les oppositions principales se sont maintenues ; néanmoins on observe un ensemble de déformations du champ, liées notamment à l’allongement des scolarités. La coupure scolaire, qui se faisait auparavant avant l’entrée dans le secondaire, est reculée dans le temps, à l’entrée dans le supérieur. Le sens du placement est de plus en plus nécessaire, favorisant les élèves qui bénéficient d’une familiarisation familiale à cet univers. La « démocratisation » de l’université se traduit ainsi par un déclassement des titres universitaires et par une fermeture sociale accrue des écoles d’élite. L’intensification de la concurrence scolaire est un des facteurs qui expliquent la multiplication des écoles de gestion, ces écoles refuges qui permettent aux enfants de la bourgeoisie économique évincés des écoles plus exigeantes scolairement de contourner la concurrence scolaire. Si la structure d’ensemble de l’espace diffère peu en 1984 de ce qu’elle était en 1968, les positions relatives des différentes écoles se sont transformées. Dans la concurrence entre le pôle temporel et le pôle intellectuel, le poids relatif du premier pôle s’accroît : l’ENA a considérablement renforcé sa position par rapport à l’ENS, ce qui peut être mis en rapport avec une nouvelle figure de l’intellectuel dominant, sous la forme de l’expert responsable plutôt que de l’intellectuel critique.

Promotion Senghor de l'ENA

Promotion Senghor de l'ENA (2004)

Source : Le Monde

L’objectif de la quatrième partie de l’ouvrage est de mettre en rapport le champ des Grandes Écoles avec le champ du pouvoir en France, en montrant qu’ils sont liés par une relation d’homologie structurale et par une relation d’interdépendance causale. Ainsi, à la division entre grandes et petites écoles (ou universités) dans le champ de l’enseignement supérieur répond la division entre grande et petite bourgeoisie dans l’espace social ; à la division entre écoles intellectuelles et écoles de pouvoir répond la division entre pôle intellectuel et artistique d’une part, et pôle économique et politique d’autre part.

Le champ du pouvoir est un champ de lutte pour le pouvoir, défini par l’état du rapport de force entre des formes de pouvoirs ou des espèces de capitaux différents. Cette lutte a pour enjeu l’imposition du principe légitime de domination. Les stratégies de reproduction comportent ainsi inévitablement des stratégies symboliques visant à légitimer le fondement social de leur domination, c’est-à-dire l’espèce de capital sur lequel repose leur pouvoir. La structure du champ se modifie sous l’effet de l’accroissement du poids du titre scolaire et de la réorientation des stratégies de reproduction des classes dominantes. Dans le mode de reproduction familial antérieurement prédominant, la famille contrôle la transmission de l’héritage. Avec la généralisation du mode de reproduction à composante scolaire, le titre scolaire s’impose de plus en plus comme une condition de la reproduction des positions. Il s’agit alors de reconvertir du capital économique en capital scolaire pour éviter la dévaluation du patrimoine.

Rodho_ Dessin Grandes Ecoles

« Grandes écoles, quotas, élèves boursiers et triche sélective »

Source : Blog de Rodho 

Pour montrer comment ces deux modes de reproduction coexistent au sein du pouvoir économique, Bourdieu reprend l’article co-écrit avec Monique de Saint-Martin sur le patronat [Bourdieu 1978b]. L’exploitation des informations rassemblées à propos des présidents-directeurs généraux des deux cents premières sociétés industrielles et commerciales en France fait ressortir deux principes d’organisation. Le premier oppose un pôle public lié à l’État à un pôle privé. Le second facteur oppose les patrons selon l’ancienneté de leur famille dans la haute bourgeoisie et selon le fondement de leur pouvoir. L’élite des affaires se différencie des nouveaux venus par le mode d’exercice du pouvoir : le contrôle « doux » fondé sur l’autorité de l’information et du pouvoir financier s’oppose à un mode de contrôle plus ouvertement autoritaire.

La dernière partie de l’ouvrage (« Pouvoir d’État et pouvoir sur l’État ») propose une réflexion plus générale sur le rapport entre l’État et les structures de domination et fait apparaître la continuité historique et sociologique entre la noblesse d’Ancien Régime et la noblesse d’État (le choix de la date de publication, coïncidant avec le bicentenaire de la Révolution française, n’est pas un hasard). La « magie d’État », telle qu’elle se manifeste notamment dans le pouvoir du titre scolaire, émerge d’un long processus de construction, dont une étape centrale a été la fin du XVIIIe siècle. C’est alors que sont instituées des positions de pouvoir bureaucratiques indépendantes des pouvoirs temporels et spirituels déjà établis et un corps héréditaire d’agents « compétents », en même temps que se développent des institutions d’enseignement d’un type nouveau.

L’existence d’un pôle culturel et scolaire autonome par rapport au champ économique est désormais au fondement de la légitimation du pouvoir. C’est ce qui permet de comprendre la division sociale du travail de domination : les pouvoirs sont à la fois concurrents et solidaires, justement parce qu’ils sont différenciés et relativement autonomes, sur le mode d’une solidarité organique. L’ouvrage se termine sur l’idée que les luttes entre dominants peuvent malgré tout servir les dominés, ne serait-ce que parce qu’elles se font le plus souvent au nom de l’universel, arme majeure des luttes symboliques.

traductions espagnole et japonaise de "La Noblesse d'Etat"

à gauche : Bourdieu P., 2013, La nobleza de estado. Educación de elite y espíritu de cuerpo,

                   trad. esp. Alicia Gutiérrez, Buenos Aires, Siglo XXI editores.

 

à droite : Bourdieu P., 2012, Kokka-kizoku : elite-kyoiku to shihai-kaikyû no saiseisan, 2 vol., 

                     trad. jap. Hidehiro Tachibana,Tokyo, Fujiwara-Shoten.

La Noblesse d’État a profondément renouvelé le champ des recherches sur les classes dominantes, leurs modes de reproduction et leurs stratégies de légitimation. Il a ouvert la voie à une sociologie de l’État et de sa magie sociale, prolongée ensuite dans les recherches sur la genèse et l’autonomisation du champ bureaucratique et de l’État [PB 1997a ; 1997b ; Sur l’État]. Volumineux, l’ouvrage n’a pas eu une diffusion (22 800 exemplaires vendus entre 1989 et 2014) aussi large que Les Héritiers ou La Reproduction. Il a fait l’objet d’une édition anglaise et d’une édition américaine en 1996, mais l’édition allemande n’a paru qu’en 2004, et s’il a été traduit depuis au Japon (2012), en Argentine (2012), et va sortir au Portugal et en Turquie, il fait partie des livres de Bourdieu relativement peu traduits [Sapiro et Bustamante 2009]. Il constitue néanmoins une référence majeure pour les différents travaux conduits sur le recrutement des Grandes Écoles [Abraham 2007 ; Darmon 2013 ; Eymeri 2001], sur les transformations du patronat ou du champ du pouvoir [Denord, Lagneau-Ymonet et Thine 2011], ou plus généralement dans d’autres systèmes nationaux sur les modes de structuration et de légitimation des pouvoirs [Hartmann 2006 ; Hjellbrekke et Korsnes 2013 ; Wacquant 2004].

►  Pour aller plus loin, autres notices du 

Dictionnaire international Bourdieu à consulter :

 

Analyse des correspondances, Bourgeoisie(s), Capital culturel,

Capital économique, Capital social, Capital symbolique,

Champ, Champ bureaucratique, Champ du pouvoir,

Champ économique, Classe(s), Classe(s) dominante(s),

Corps (Effet de), Déclassement, Différenciation,

Division du travail, Domination, École normale supérieure,

Élites, Enquête(s), Entretien(s), Enseignement, État,

Étudiants, Famille, Fonctionnalisme, Grandes Écoles, Habitus,

Héritage, Héritiers (Les), Homologie(s), Institution(s),

Khâgne(s), Légitimation, Lutte(s), Monographie, Minuit,

Noblesse, Observation(s), Patronat, Position(s),

Pouvoir symbolique, Professeurs, Questionnaire, 

Relation(s) objective(s), Reproduction (La), Rites d’institution, 

Sens du placement, Stratégie(s), Sur l’État,

Titre(s), Transformation(s), Turquie, Universel,

Universités, Violence symbolique

Dictionnaire international Bourdieu

Publications de Pierre Bourdieu

 

Bourdieu P. et M. de Saint-Martin,1975, « Les catégories de l’entendement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 3, p. 68‑93.

 

Bourdieu P. et M. de Saint-Martin, 1978a, « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 20‑21, p. 3‑82.

 

Bourdieu P., 1978b, « Grandes Écoles et grands corps », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 20‑21. 

 

Bourdieu P., 1981, « Épreuve scolaire et consécration sociale. Les classes préparatoires aux Grandes Écoles », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 39, p. 3‑70.

 

Bourdieu P. et M. de Saint-Martin, 1987a, « Agrégation et ségrégation. Le champ des grandes écoles et le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 69, p. 2‑50.

 

Bourdieu P., 1987b, « Variations et invariants. Éléments pour une histoire structurale du champ des grandes écoles », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 70, p. 3‑30.

 

Bourdieu P., 1997a, « De la maison du roi à la raison d’État. Un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, p. 55‑68.

 

Bourdieu P., 1997b, « Le champ économique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 119, p. 48‑66.

Abraham Y. M., 2007, « Du souci scolaire au sérieux managérial ou comment devenir un HEC », Revue française de sociologie, n° 48, p. 37‑66.

Darmon M., 2013, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte.

Denord F., P. Lagneau-Ymonet et S. Thine, 2011, « Le champ du pouvoir en France », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 190, p. 24‑57. 

Eymeri J.-M., 2001, La Fabrique des énarques, Paris, Economica.

Hartmann M., 2006, « Les élites et le champ du pouvoir », in H. P. Müller et Y. Sintomer, Pierre Bourdieu, théorie et pratique. Perspectives franco-allemandes, Paris, La Découverte, p. 190‑204.

Hjellbrekke J. et O. Korsnes, 2013, « Héritiers et outsiders : sur la noblesse d’État norvégienne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 200, p. 86‑105.

Sapiro G. et M. Bustamante, 2009, « Translation as a measure of international consecration. Mapping the world distribution of Bourdieu’s book in translation », Sociologica, n° 2.

Wacquant L., 2004, « Lire “Le capital” de Pierre Bourdieu », in L. Pinto, G. Sapiro et P. Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, p. 211‑230.