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Artigas en Paraguay par Pablo Serrano [espagnol], non signé.
Fusain sur papier 30 x 36 cm, Circa 1950.
Provenance : don de l’ingénieur Jorge Masenés, 2003 MHN de l’Uruguay.
Dossier d’inventaire N. 4026.
Quelles mémoires, quels récits historiques, quelles généalogies active-t-on en invoquant les noms de personnages et de faits du passé dans les conflits du présent ? Que symbolisent-ils ? Quelles incidences ont-ils dans la vie publique et dans les querelles politiques et sociales ? Sont-ils capables d’offrir une orientation aux acteurs individuels et collectifs et de doter de sens les événements et les expériences actuelles ?
Ces questions, susceptibles d’être posées dans différents espaces et différentes conjonctures, ont trouvé une actualité renouvelée en Argentine et en Uruguay avec la création du Projet Artigas dans la province d’Entre Ríos, en octobre 2020. La décision singulière de Dolores Etchevehere, de donner une partie de la propriété qu’elle réclame comme héritière à une coopérative de travailleurs ruraux associés à des militants sociaux et politiques, a transformé une querelle familiale et juridique circonscrite à la sphère privée en dispute publique ayant acquis une grande résonnance médiatique. On a évoqué, à l’occasion de ce différend, des questions de genre, environnementales, sociales, économiques, politiques, socioprofessionnelles et, comme une évidence, en raison du choix du nom Projet Artigas, symboliques et identitaires.
Ces deux dernières questions sont celles auxquelles nous allons nous intéresser ici, car les références mobilisées autour de la figure de José Gervasio Artigas et les discussions que celle-ci a suscitées des deux côtés du Río de la Plata permettent de se poser des questions significatives sur la façon dont plusieurs secteurs de la société argentine sont liés à leur passé. C’est pourquoi nous nous proposons d’ajouter quelques éléments d’analyse et de réflexion, en dialogue avec ceux qu’apportent dans leurs textes par José Rilla, Ana Clarisa Agüero et Ana Frega.
Artigas : du caudillo barbare au héros latino-américain
Aussi bien dans son texte, que dans ses interventions et dans ses travaux préalables de grande importance, Rilla a reconstruit l’histoire des usages et des appropriations qui ont été faites d’Artigas et de l’artiguisme dans le cadre des querelles politiques et idéologiques qui ont traversé et traversent la vie politique uruguayenne1. C’est à partir de là que se détache le processus, amorcé pendant les dernières décennies du XIXe siècle, à partir duquel Artigas s’est constitué, ainsi que le précise Frega, en « héros fondateur » de l’Uruguay et donc en indiscutable emblème national prêt à être convoqué pour légitimer les options politiques et idéologiques du présent les plus diverses qui soient. Il ne s’agit bien entendu pas d’une particularité uruguayenne, car une bonne partie de toutes les figures qui peuplent les panthéons nationaux hispano-américains ont eu un rôle remarquable pendant la période révolutionnaire et celle de l’indépendance, et ont été intronisés par les historiographies nationales qui ont commencé à être produites dans la seconde moitié du XIXe siècle2. Cette place d’honneur est occupée en Argentine par Manuel Belgrano et surtout par José de San Martín, le « père de la patrie », auxquels Bartolomé Mitre a consacré plusieurs biographies fondatrices de l’historiographie nationale, dans le troisième tiers du XIXe siècle3.
Au-delà des considérations qu’on peut faire dans chaque cas, ces interprétations historiques ont rencontré le succès dans le cadre de la nationalisation de figures ayant vécu dans la période pendant laquelle les actuelles nations hispano-américaines n’étaient pas encore configurées en termes politiques, territoriaux et identitaires4. Le cas d’Artigas est paradigmatique, car il est considéré en même temps comme une sorte de père fondateur de la nationalité uruguayenne et comme une figure remarquable de l’histoire argentine pendant la période révolutionnaire et de l’indépendance, précisément parce que son rôle a eu lieu lorsque les deux nations n’avaient pas encore pris forme et que leurs actuels territoires faisaient partie d’un même espace politique dont le destin était à l’époque encore incertain.
Cependant le rôle d’Artigas n’a pas toujours été considéré de façon positive du côté argentin. Pendant le XIXe siècle, l’homme a essentiellement été considéré comme un bandit, un caudillo barbare et un fomenteur d’anarchie, dans les interprétations des guerres d’indépendances et des guerres civiles, ainsi qu’on peut s’en apercevoir dans deux textes fondateurs qui ont contribué à définir la nation argentine et son histoire et qui, pas du tout par hasard, sont également des biographies : Facundo de Domingo F. Sarmiento ; et La historia de Belgrano de Bartolomé Mitre.
Dans son texte, Ana Frega nous rappelle un article publié en 1869 dans lequel le politicien et écrivain uruguayen Juan C. Gómez déclarait que Juan Manuel de Rosas pouvait être considéré comme une sorte de fils d’Artigas5, une chose que Domingo F. Sarmiento avait proposé un quart de siècle plus tôt dans Facundo en soutenant la chose suivante :
« La montonera, telle qu’elle apparut aux premiers jours de la république sous les ordres d’Artigas, présentait déjà ce caractère de férocité brutale et cet esprit terroriste qu’il revenait à l’immortel bandit, au fermier de Buenos Aires, de transformer en un système législatif appliqué à la société cultivée, et de le présenter au nom de l’Amérique honteuse à la contemplation de l’Europe6. »
Il ne s’agissait pas d’une référence fortuite ou prise au hasard. En effet, Artigas occupe un lieu important dans la biographie que Sarmiento a consacré au caudillo de la Rioja, Facundo Quiroga, afin de comprendre l’origine des guerres civiles et surtout les raisons qui ont permis l’accès au pouvoir de Rosas. Son texte présente Artigas comme le premier caudillo parvenu à exprimer politiquement et à commander militairement la campagne barbare : un élément radicalement extérieur à la civilisation fixée dans les villes et qui réussit à s’introduire dans celles-ci sous l’effet de la révolution et de la guerre. Dans “Revolución de 1810”, un chapitre clé concluant la première partie de l’ouvrage, on lit ce qui suit :
« Voilà l’élément que le célèbre Artigas mettait en avant ; tel un instrument aveugle, mais plein de vie, aux instincts hostiles à la civilisation européenne et à toute organisation régulière ; ennemi de la monarchie comme de la république, car toutes les deux venaient de la ville et apportaient un ordre et la consécration de l’autorité. Les différents partis des villes cultivées se servirent de cet instrument, principalement le moins révolutionnaire, jusqu’à ce que, le temps passant, les mêmes qui l’avaient appelé à l’aide finissent par succomber, et avec eux, la ville, ses idées, sa littérature, ses écoles, ses tribunaux, sa civilisation7 ! »
Mitre, quant à lui, a consacré plusieurs pages critiques à Artigas dans son Historia de Belgrano ou il le qualifie de « caudillo du vandalisme et d’une fédération semi-barbare8 » Cependant, dans une de ses notes à propos du caudillo, qui faisaient partie d’une série d’Études historiques destinées à présenter un panorama de la révolution et des guerres civiles et qu’il n’est jamais parvenu à compléter, mais qui ont été publiées de façon posthume, Mitre a proposé une vision moins passionnée et plus impartiale d’Artigas, où il déclare, peut-être pour lui-même, que « l’historien, le philosophe feuillèteront un jour les pages de la vie d’Artigas et qu’en confrontant ses faits avec son époque, ils réviseront une grande partie des accusations dont on l’accable9 ».
Ces mots de Mitre étaient carrément prémonitoires. Voilà des décennies qu’Artigas a cessé d’être traité en Uruguay et en Argentine comme une figure asociale et démoniaque incarnant la barbarie et le vandalisme. Au contraire, il est considéré comme un héros fondateur de la nationalité uruguayenne, ce qui d’une certaine façon a également contribué à renforcer les critiques qu’on a pu lui faire depuis l’Argentine. Ce processus de revalorisation a commencé à la fin du XIXe siècle et s’est consolidé pendant le XXe siècle, grâce au discours et au travail de l’historiographie militante aussi bien qu’académique. Le long de ce parcours, on a proposé d’autres interprétations à propos d’Artigas et de l’artiguisme qui ont introduit de nouvelles mesures d’analyse et prêté attention à des sources non traitées jusqu’ici10. En ce sens, les interprétations du Projet Artigas qui ont commencé à se propager à partir des années 1960 et lui ont attribué un contenu socio-économique révolutionnaire et latino-américaniste, en adéquation avec le climat politique et idéologique de l’époque, sont d’un intérêt tout à fait particulier pour le sujet que nous sommes en train de traiter.
Le nom du Projet
Pour quelle raison les militants du Projet Artigas ont-ils décidé de se donner ce nom au début de la troisième décennie du XXIe siècle ? Il ne s’agit pas d’une décision qui s’imposait, naturelle ou évidente, car ils auraient pu tout aussi bien faire appel à un nom sans aucun ancrage historique exprimant une valeur digne d’être revendiquée ; ou, en accord avec certains discours militants en vogue, à une expression tirée de la langue des peuples originaires de la région comme le guarani et qui aurait également permis de faire référence à l’expérience artiguiste. Ou encore, ainsi que le note Agüero dans son texte, de faire référence à d’autres figures remarquables au niveau provincial ou régional, comme Francisco « Pancho » Ramírez, surtout si l’on considère que le Projet a coïncidé avec l’année du bicentenaire de la création de l’éphémère république d’Entre Ríos présidée par ce caudillo fédéral en lutte contre Buenos Aires. Sans doute ce choix aurait-il donné une teinte plus locale à un projet qui aurait commencé à Entre Ríos mais qui aspirait à s’étendre davantage, et qui aurait surtout pu susciter des objections et des polémiques, car Ramírez s’était également affronté à Artigas, contribuant ainsi à son échec et à la fin de l’artiguisme. Au-delà du fait historique lui-même, cela met en évidence certaines des difficultés qui se produisent lorsqu’on cherche à enfermer dans un nom propre une expérience aussi complexe que celle du fédéralisme de Río de la Plata, expérience dont on n’a jamais réussi à ranger les acteurs dans une même généalogie sans dénaturer les faits historiques de façon grossière. En ce sens, Artigas semble être la figure la moins discutable et dotée du maximum de chances de résister aux objections : il est resté fidèle à son projet pendant des années, a résisté aux assauts du gouvernement centraliste et de l’empire portugais, et, après sa défaite de 1820, il s’est exilé au Paraguay où il a vécu de façon on ne peut plus austère pendant trois décennies.
Au-delà des spéculations qu’on peut faire en ce sens, et ainsi que le précise Agüero dans son texte, sur la page web du Projet Artigas, il existe un paragraphe intitulé « Notre inspiration » où son expliquées les raisons pour lesquelles ce nom a été choisi. Ce texte, à la fois informatif et pédagogique, affirme, sur un mode révisionniste, que les idées d’un personnage comme Artigas débouchent sur un projet à caractère « fédéral, populaire et latino-américaniste » qui l’aurait conduit à affronter la direction unitaire de Buenos Aires et les pouvoirs étrangers11. Ainsi, il établit que cette pensée, en particulier celle qui fait référence à la terre, aurait jusqu’à présent été occultée. À l’appui de cette position sont cités des passages d’une biographie d’Artigas publiée par l’historien néo-révisionniste argentin Pacho O’Donnell12. Son argumentation se fonde sur le Règlement provisoire de la Province Orientale pour le développement de la campagne et la sécurité de ses habitants sanctionné par Artigas en 1815 qui aurait promu « la première réforme agraire de l’Amérique latine » et l’opposition des classes propriétaires.
Ce texte permet d’éclaircir les raisons du choix du nom d’Artigas et ce que ce nom cherchait à perpétuer de son expérience : sa projection latino-américaine, son caractère populaire, son fédéralisme radical en opposition au centralisme de Buenos Aires et, surtout, comme le soulignent Rilla et Agüero, le Règlement considéré comme un antécédent du Projet en ce qui concerne la redistribution des terres. Artigas symboliserait ainsi le caractère inachevé qu’aurait eu la révolution de l’indépendance en termes économiques et sociaux, mais aussi politico-territoriaux. Si son projet avait triomphé, les peuples se seraient unis dans une confédération, les secteurs populaires se seraient imposés aux élites libérales urbaines, aux grands propriétaires et aux puissances étrangères, et une société égalitaire où la terre aurait appartenue aux plus humbles aurait pris naissance. Le Projet est alors conçu comme une tentative supplémentaire de retrouver le sens national, populaire et latino-américain de la révolution d’indépendance.
Artigas dans les disputes du présent argentin
Cela dit, malgré l’apparente centralité de l’expérience artiguiste comme référence capable de doter de sens sa façon d’agir et sa proposition, il semble évident que ce passé n’est presque pas évoqué dans les récits, les déclarations et les documents produits par le Projet Artigas et dans ses références. En effet, en mettant de côté le texte cité au paragraphe précédent et quelque mention occasionnelle, on ne trouve pratiquement pas de références à Artigas et à l’expérience artiguiste et même pas au Règlement, mis à part son image et le drapeau qu’il a créé, dont nous parlerons plus tard.
Cette absence est on ne peut plus significative dans les réactions des personnes qui se sont opposées au Projet. Les réponses qui ont pris en charge la dimension historique du conflit ou, plus précisément, ses références généalogiques et identitaires, soutiennent qu’il s’agissait d’un détournement de la figure d’Artigas et du projet artiguiste, concernant en particulier l’interprétation du Règlement de 1815. C’est le cas d’un article publié dans le quotidien La Nación par Nelson Fernández, son correspondant uruguayen qui, dès le titre, tente d’affirmer qu’il s’agissait d’une dispute autour de l’interprétation du passé : « Les vrais racines du Projet Artigas que Grabois cherche à réinterpréter13 ». Le journaliste soutient qu’on a déformé le sens du Règlement pour lui donner un contenu national et populaire ou révolutionnaire, qu’en réalité il n’a jamais eu. Afin de renforcer son argumentation, il cite également une étude dans laquelle Rilla examine les utilisations d’Artigas dans le débat politique uruguayen. Tout comme Rilla lui-même. Ainsi que Rilla le signale dans son texte, il a été invité quelques jours plus tard à participer à un podcast à propos duquel La Nación a publié un bref article qui inclut un extrait de l’entrevue qui peut être compris dans un sens conforme à l’interprétation du quotidien et qui est une critique du Projet Artigas :
« Artigas plus ou moins héros, non seulement politique mais aussi social et économique, d’un programme presque socialiste… rien de cela n’a quelque chose à voir avec Artigas. Mais peu importe. Le sujet est de découvrir une zone de continuité afin de la capitaliser et de l’utiliser… Nous ne découvrirons jamais une vocation de caractère social dans la phraséologie de l’artiguisme, ni une réforme agraire comme fut comprise la révolution mexicaine ou d’autres révolutions latino-américaines, et encore moins une lutte contre les formes de domination de genre14. »
De son côté, le leader du Parti Colorado et ex-président d’Uruguay, Julio María Sanguinetti, avait également fait des déclarations contre l’interprétation du Règlement comme réforme agraire. Il l’incluait dans un récit plus large à propos du passé, qu’il qualifiait de « vision kirchneriste de l’histoire » sur laquelle nous reviendrons dans le prochain paragraphe. Sa voix polémique est quelquefois recueillie par les médias argentins, comme l’a fait à cette occasion le quotidien Clarín qui a reproduit une partie de ses déclarations dans une note intitulée « Le nom du grand homme. Julio María Sanguinetti, ex-président uruguayen : “Déformation d’Artigas dans la version kirchneriste de l’histoire15” ».
Les réponses orientées dans le sens d’une remise en cause de l’interprétation du Règlement et de l’artiguisme sont venues de politiques, de journalistes, d’universitaires et d’intellectuels uruguayens. En Argentine, seuls quelques échos se sont fait entendre, recueillis par la presse qui a tenté de minimiser la légitimité du Projet Artigas. Mais aucune réponse de la même teneur n’a vu le jour, ou alors de moindre visibilité. De façon générale la contestation a été juridique, politique, idéologique, économique et même morale, étant donné qu’elle visait à qualifier le fait comme une usurpation et à discréditer ses protagonistes, mais on n’a pratiquement pas fait référence à la dimension historique, symbolique et identitaire qu’introduisait le nom d’Artigas, comme s’il s’agissait d’un subterfuge insignifiant qui ne méritait pas la moindre attention. Ce manque d’intérêt se manifeste aussi dans les milieux journalistiques, avec plus d’affinité idéologique envers le Projet Artigas, comme l’ont fait Página 12 et Tiempo Argentino qui n’ont pas consacré le moindre espace au débat historique et historiographique, comme ils l’ont fait, par exemple, pour les problèmes d’environnement et pour les questions du genre.
Ce relatif silence pourrait être attribué au fait qu’il s’agit finalement d’une figure identifiée avec un autre pays. Cependant, comme nous l’avons déjà vu, Artigas avait été un élément central dans l’historiographie et l’essayistique argentine du XIXe siècle et d’une bonne partie du XXe, et il continue actuellement à avoir une place de choix au sein des interprétations véhiculées par son historiographie, qu’elle soit académique, militante ou de vulgarisation. En ce sens, nous comprenons que cet épisode révèle une question qui dépasse Artigas et l’expérience artiguiste : les changements qui se sont produits au cours dernières décennies dans le rapport que peut avoir une bonne partie de la société argentine avec son passé et plus précisément avec le processus constitutionnel de l’historiographie nationale braquée sur la révolution, les guerres d’indépendance et les guerres civiles de la première moitié du XIXe siècle. On pourrait envisager lcette hypothèse : si, jusque dans les années 1960 et 1970, ce passé était central pour l’identité des différentes forces politiques en présence puisqu’il pouvait offrir une orientation dans les conflits du présent en les incluant à l’intérieur d’un même récit historique enraciné dans le XIXe siècle et même plus tôt, en revanche depuis cette époque, ledit passé a commencé à perdre cette qualité en faisant prévaloir son caractère institutionnel et scolaire, tandis que ses principaux événements et ses grandes figures se transformaient en simples éphémérides. Dit d’une autre façon : son invocation, qui est permanente et omniprésente, semble ne plus avoir la capacité d’activer des disputes significatives dans la vie publique argentine ou de s’insérer dans les trames narratives de celle-ci. S’il reste vrai que, depuis des forces politiques et idéologiques identifiées comme le populisme et comme la gauche, on tente de réactiver le passé comme une clé explicative des conflits contemporains, son succès en ce sens est relatif et il n’est souvent qu’un vulgaire moyen rhétorique. Il s’agirait, en somme, d’un passé qui a refroidi ou, pour être plus précis puisqu’il est encore décisif comme mythe fondateur de la nation argentine16, qui a tiédi.
Le drapeau d’Artigas
Ce refroidissement du passé lié aux guerres d’indépendance et aux guerres civiles du XIXe siècle, on le retrouve dans quelques symboles qui ont été utilisés dans le cadre du conflit provoqué par le Projet Artigas. Plus exactement, sur les drapeaux brandis par ceux qui se sont autant mobilisés pour le soutenir que pour le refouler. Afin d’examiner cette question, nous élargirons notre éclairage et intégrerons à notre analyse d’autres conjonctures et d’autres acteurs importants de la vie politique argentine récente.
Le discours kirchnersien, en particulier celui de Cristina Fernández Kirchner, s’est caractérisé par sa façon de promouvoir une récupération du passé révolutionnaire et indépendantiste en l’insérant dans une généalogie de luttes populaires latino-américaines17. Au sein de cette série, construite à travers des interprétations développées par le révisionnisme, on inclut également Artigas comme un symbole du fédéralisme populaire latino-américain opposé au centralisme libéral de Buenos Aires. Cependant ce ne fut pas une figure fréquemment citée par Cristina Fernández de Kirchner18. Parmi les exceptions, on doit évoquer le discours prononcé le 25 juin 2013, à l’occasion de la célébration des deux cents ans de la fondation de la ville de Paraná, la capitale de la province d’Entre Ríos. Dans un passage également rappelé par Rilla, la présidente de l’époque a fait référence à « ce drapeau d’Entre Ríos traversé par une bande rouge, qui est le symbole d’Artigas, vivant sur la terre d’Entre Ríos, qui a voulu devenir argentin, et nous l’en avons empêché, merde alors !19 » Cette affirmation emphatique, qui récupérait le projet confédéraliste d’Artigas et l’interprétait comme une clé nationaliste argentine, réapparaît régulièrement dans les débats politiques, idéologiques et académiques, et rend compte des difficultés rencontrées pour jumeler avec précision les « héros fondateurs » aux nations qui les proclament siens, en supposant par exemple dans ce cas qu’au début du XIXe siècle le gentilé « argentin/e/s » renvoyait à la nationalité argentine alors que cela n’était pas nécessairement le cas20.
Au-delà des précisions qu’on peut faire à ce sujet, ce qui nous intéresse ici, c’est la référence au drapeau adopté par la province en 1987 et dont le dessin est similaire à celui de l’Argentine créé par Manuel Belgrano. Cependant, en étant traversé par une bande rouge, il fait plus que symboliser le fédéralisme, il renvoie directement à l’artiguisme. Ce dernier élément avait été rendu explicite par la législature d’Entre Ríos quelques jours avant le discours de Cristina Fernández Kirchner, lorsqu’elle promulga une loi qui établissait le 19 juin comme « Jour du drapeau d’Entre Ríos » en hommage à la naissance d’Artigas, son créateur. Ce même drapeau avait été adopté en 1820 par Francisco « Pancho » Ramirez comme emblème de l’éphémère république d’Entre Ríos, et deviendrait aussi le symbole du parti fédéral21.
Il ne semble pas fortuit que l’histoire – telle qu’elle s’est faite et se fait encore – des évaluations de ces symboles ou d’autres symboles exprimant des identités politiques, soit dans une bonne mesure analogue à celles des interprétations du fédéralisme et du caudillisme. Revenons à Sarmiento qui, dans Facundo, avait attiré l’attention sur l’utilisation du rouge comme une exigence de Rosas pour exprimer l’adhésion unanime au fédéralisme en remplacement des couleurs du drapeau national. Pour démontrer son hypothèse, il avait construit une longue et hétérogène série d’exemples issus de l’histoire universelle où l’on avait fait usage de cette couleur qu’il estimait relever des forces de barbarie22. Dans cette série, Artigas occupe à nouveau un lieu significatif, car il aurait été celui qui aurait ajouté « au drapeau argentin une bande diagonale rouge ».
Aujourd’hui, cette couleur si controversée, en raison de son identification à Rosas, fait partie des drapeaux des différentes provinces qui réclament leur identité fédérale, telle que La Rioja, berceau de Facundo Quiroga. On a pu l’observer lors de la veillée au Congrès National de l’ex-président argentin Carlos Saúl Menem, décédé le 14 février 2021 tandis que nous rédigions ce texte, et dont le cercueil fut recouvert des drapeaux d’Argentine, de la Province de La Rioja et du maillot du club de foot River Plate23.
Veillée de l’ex président Carlos Saúl Menem au Sénat de la nation (14/2/2021).
À propos du cas qui nous intéresse ici, il faut préciser que dans toutes leurs représentations publiques, les membres du Projet Artigas ont utilisé une iconographie qui combinait le visage du caudillo avec le drapeau fédéral et, à plusieurs occasions, avec des symboles religieux, peut-être en raison de la proximité de Juan Grabois avec l’église catholique et le Pape François.
Discours du dirigeant Juan Grabois à la porte de la Sociedad Rural (26/10/2020).
Ceci dit, les habitants d’Entre Ríos qui s’étaient mobilisés pendant plusieurs jours en encerclant la villa en litige pour rejeter ce qu’ils considéraient être une usurpation de propriété privée et une intrusion dans les conflits locaux d’acteurs qui n’appartenaient pas à leur province, utilisaient également ce drapeau.
Coup d’envoi général contre le Projet Artigas organisé par « des fermiers s’étant autoconvoqués » à l’entrée de la villa en litige (25/10/2020).
Pour Sarmiento, et pour beaucoup de ses contemporains qui avaient combattu Rosas, la bande rouge qui traversait le drapeau argentin ne pouvait être que l’expression de la barbarie et de l’arriération. Après deux siècles, son interprétation est différente ou, du moins, elle ne fait plus l’objet d’un rejet de la part d’un secteur de la population et devient un symbole partagé par des acteurs sociaux et politiques qui s’affrontent et, bien souvent, se dénient toute légitimité. En effet l’appel au fédéralisme et à ses symboles peut servir aussi bien à exprimer un discours de gauche ou populiste qui en appelle aux travailleurs et aux secteurs populaires en général, qu’à envelopper le cercueil d’un président argentin ayant mise en œuvre des mesures économiques néo-libérales, ou encore à défendre les projets, les valeurs, les idées et les intérêts des grands propriétaires agropastoraux liés au marché mondial.
Considérations finales : une histoire pour le présent et le futur argentins
Certes, l’histoire et les symboles de la révolution d’indépendance et des guerres civiles ne permettent désormais plus de tracer une nette distinction entre les projets, les idées, les sensibilités et les intérêts, mais les évaluations et les représentations qui ont été mises en jeu dans le cadre de la dispute suscitée pendant plusieurs jours par le Projet Artigas s’inscrivent dans des récits et des interprétations historiques qui leur donnent un sens. En effet, ainsi que l’a fait remarquer Agüero, les mots d’ordre et les références utilisées dans les discours réfutant le Projet Artigas font substantiellement partie de l’histoire du XXe et du XXIe siècle puisqu’ils associent négativement ce projet à la gauche révolutionnaire et au socialisme en accusant ses membres d’avoir violé la propriété privée24.
Sans méconnaître le poids que revêt cette rhétorique antisocialiste et antirévolutionnaire, et avant de conclure, nous souhaiterions risquer une hypothèse différente, qui d’une certaine façon l’inclut : une bonne partie du sens historique à partir duquel le Projet Artigas a été interprété par ses opposants provient d’un récit et d’une évaluation antipopuliste et, plus précisément, antipéroniste. Bien qu’elles n’aient pas toujours été explicites ou qu’elles ne se soient pas présentées à l’intérieur d’un récit complètement articulé, on peut remarquer que la plupart des expressions de ceux qui se sont opposés au Projet Artigas prennent leur sens dans le cadre d’une interprétation historique identifiant la décadence argentine avec l’arrivée du péronisme au pouvoir en 1945-1946, événement qui, dans le débat politique récent, a cristallisé sous l’appellation « les 70 ans25 ». Cette interprétation, qui admet plusieurs variantes et plusieurs éclairages, prétend à grands traits que lorsque l’Argentine s’est constituée comme nation pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les conditions économiques, politiques, institutionnelles et socioculturelles étaient réunies pour qu’elle devienne un pays développé comme l’Australie et le Canada. Mais ce destin prometteur – une société de classe moyenne et intégrée, une économie productive liée au marché mondial et un système politique républicain et libéral – aurait été brisé à cause des politiques populistes, étatiques et nationalistes menées par le péronisme au milieu du XXe siècle, qui ont initié un processus de croissante dégradation et décadence. Tel est le passé qui, dans la vie publique argentine, continue à être chaud en donnant un sens aux faits et en fournissant une orientation aux acteurs sociaux et politiques, ainsi qu’on peut le constater dans les conflits du présent, en incluant celui qui a été provoqué pendant quelques jours par le Projet Artigas.
Notes
1
José Rilla, La actualidad del pasado. Usos de la historia en la política de partidos del Uruguay (1942-1972), Montevideo, Editorial Sudamericana, 2008. On peut également consulter les articles de la section « Uso y abuso: construir un héroe », in Ana Frega et Ariadna Islas (dir.), Nuevas miradas en torno al artiguismo, Montevideo, Départament des Publications de la Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación de la Universidad de la República, 2001, p. 331-420.
2
Germán Colmenares, « La invención del héroe », Las convenciones contra la cultura. Ensayos sobre la historiografía hispanoamericana del siglo XIX, Bogotá, Tercer Mundo, 1997, p. 59-76.
3
Un panorama de l’historiographie argentine, dans Fernando Devoto et Nora Pagano, Historia de la historiografía argentina, Buenos Aires, Sudamericana, 2009.
4
José C. Chiaramonte, Nación y Estado en Iberoamérica. El lenguaje político en tiempos de independencia, Buenos Aires, Sudamericana, 2004.
5
Rosas gouverna Buenos Aires pendant deux périodes (1829-1832 et 1835-1852). Son rôle fut décisif pour le triomphe du parti fédéral dans les guerres civiles et pour imposer l’hégémonie de Buenos Aires sur l’ensemble des provinces argentines organisées comme une confédération. Sa figure et son action furent des sujets centraux dans la littérature et les essais de cette période. On trouvera une étude récente sur sa vie et son époque dans Raúl Fradkin et Jorge Gelman, Juan Manuel de Rosas. La construcción de un liderazgo político, Buenos Aires, Edhasa, 2015.
6
Domingo F. Sarmiento, Facundo. Civilización y Barbarie, Buenos Aires, Eudeba, 1988 [1845], p. 62.
7
Domingo F. Sarmiento, Facundo. Civilización y Barbarie, Buenos Aires, Eudeba, 1988 [1845], p. 61.
8
Bartolomé Mitre, Historia de Belgrano y de la Independencia Argentina, Buenos Aires, Ediciones Anaconda, 1950 [1887], p. 330.
9
Bartolomé Mitre, « José Artigas. Primer original », in Obras Completas, vol. XII, Buenos Aires, 1949, p. 291.
10
Ana Frega et Ariadna Islas (dir.), Nuevas miradas en torno al artiguismo, Montevideo, Departamento de Publicaciones de la Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación de la Universidad de la República, 2001.
11
Le révisionnisme est un courant historiographique argentin ayant émergé pendant la décennie 1930. À l’intérieur de ce courant, on peut distinguer plusieurs moments, plusieurs angles et composants idéologiques, y compris contradictoires entre eux. Mais on peut également le caractériser à grands traits par son militantisme qui s’est déployé en dehors des milieux académiques, et qui dénonce « l’histoire officielle » de Mitre occultant la vraie histoire, histoire qu’il se proposerait à présent de dévoiler, à travers son discours antilibéral, pour privilégier un style essayistique et pour revendiquer les caudillos comme une expression du peuple ou de la nationalité. Fernando Devoto et Nora Pagano, Historia de la historiografía argentina, Buenos Aires, Sudamericana, 2009, chap. 4 ; Alejandro Cattaruzza, « El revisionismo: itinerario de cuatro décadas », in A. Cattaruzza et A. Eujanian, Políticas de la historia. Argentina 1860-1960, Buenos Aires, Alianza, 2003.
12
https://www.proyectoartigas.ar/artigas/. Le livre cité est le suivant : Pacho O’Donnell, Artigas, la versión popular de la Revolución de Mayo, Buenos Aires, Penguin Random House Grupo Editorial Argentina, 2012. L’utilisation du préfixe “neo” fait allusion à des auteus révisionnistes récents dont le travail, orienté vers le marché et destiné à un large public, reprend les propositions de ce courant tout au long du XXe siècle, sans introduire de grandes innovations dans ses contenus ni réaliser des apports interprétatifs significatfs.
13
Nelson Fernández, « Las verdaderas raíces del proyecto Artigas que Grabois busca reinterpretar », La Nación, 22/10/2020.
14
« Artigas: cuánto del pensamiento del prócer coincide con el proyecto de Grabois », La Nación, 28/10/2020.
16
Fabio Wasserman, « Una pregunta en dos tiempos. ¿Qué hacer con la Revolución de Mayo? », Nuevo Topo. Revista de historia y de pensamiento crítico, vol. 5, 2008, p. 45-67.
17
Camila Perochena, « La historia en la política y las políticas de la historia. Batalla cultural y revisionismo histórico en los discursos de Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015) », Prohistoria, vol. 33, 2020, p. 233-263.
18
Communication personnelle de Camila Perochena (15/2/2021).
19
Discours disponible sur cfkargentina.com/cfk-bicentenario-parana-entre-rios/
20
José Carlos Chiaramonte, Ciudades, provincias, estados: Orígenes de la Nación Argentina, Buenos Aires, Emecé, 1997, p. 63-71.
21
Un examen du processus de création symbolique pendant le processus revolutionnaire, dans Alejandro Herrero, « Proyectos de futuro y símbolos nacionales en la etapa de la Revolución y de la guerra de Independencia en el Río de la Plata. Una aproximación », CSOnline - Revista Eletrônica de Ciências Sociais, vol. 13, 2011, p. 62-77.
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Domingo F. Sarmiento, Facundo. Civilización y Barbarie, Buenos Aires, Eudeba, 1988 [1845], p. 119. Cette explication controversée de Sarmiento, qui fut à l’époque réfutée par certains contemporains comme l’unitaire Valentín Alsina, ne pourait par exemple pas s’appliquer au cas uruguayen, car le Parti Colorado avait sa base dans la ville et appuyait les opposants à Rosas, tandis que le Parti Blanco possédait une base rurale plus importante et était allié au fédéralisisme argentin.
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Menem, qui avait gouverné La Rioja, effectua une bonne partie de sa carrière politique en revendiquant la figure de Quiroga et des caudillos federaux du XIXe siècle. Cependant, durant ses deux mandats de Président (1989-1999), en plus de promouvoir de profondes réformes qui restructurèrent l’État et la société en faveur du marché et de l’internationalisation de l’économíe, il encouragea les politiques cherchant à mettre fin aux disputes historiques du XIXe et du XXe siècle, telle que la décision de rapatrier les restes de Rosas et de le représenter sur les billets de banque, ou telle que l’accolade avec l’amiral Isaac Rojas, un des figures les plus emblémátiques de l’antipéronisme.
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Même si ce n’est pas l’axe de notre analyse, il faut dire qu’en aucun moment la question de la propriété privée n’a été remise en question. De fait, le principal argument du Projet Artigas était qu’il s’agissait de la propriété de Dolores Etchevehere dont elle était la seule à pouvoir disposer. Et personne n’a contesté non plus le cadre juridique et institutionnel, puisque si l’on a dénoncé la connivence de la justice avec la famille Etchevehere, on a respecté toutes ses décisions, y compris celle qui décidèrent son expulsion qui fut réalisée de façon ordonnée et pacifique.
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Je traite plus en détail de cette question dans Fabio Wasserman, El barro de la Historia. Política y temporalidad en el discurso macrista, Buenos Aires, SB, 2021.
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