Les familles lesbiennes et la resignification du biologique
Profesor agregado (Maîtresse de conférences)

(Universidad del País Vasco)

Sang et parenté

Le débat sur ce qui constitue la parenté est un large débat en anthropologie, qui reste ouvert. Il est important de noter que la parenté n'est pas toujours établie à partir des mêmes critères, ni représentée par les mêmes symboles, mais nous pouvons dire qu'il est constant qu'une substance partagée (ou dont on fait partie) représente la relation de parenté. Dans la conception de la parenté occidentale, cette substance est le sang. Le sang, qui forme la chair, que le corps contient, présent à la naissance et dont la perte implique la mort, s’ajuste bien à la représentation du lien de parenté1.

Les métaphores corporelles, en particulier celles qui font appel aux substances liquides du corps, sont propices à représenter le lien de parenté et sont largement utilisées dans la définition de la parenté, dans différentes conceptions culturelles. Mais les substances biologiques ne sont pas l’unique possibilité : la terre à laquelle on appartient, que l’on habite et que l’on transmet à travers les générations possède cette même valeur. Il en est de même pour la réincarnation cyclique ou la participation à un esprit de clan. Par conséquent, quand nous parlons de parenté, nous ne parlons pas nécessairement d'un élément corporel. Ainsi, dans les sociétés contemporaines, l'amour acquiert le caractère d'une substance partagée et est revendiqué par certains groupes comme la base de toutes les relations parentales et se présente avec toujours plus de force comme ce qui génère la parenté2.

Bien que ce soit un truisme, il convient de rappeler que la référence au sang dans la parenté occidentale est une métaphore et que personne ne partage, au sens propre, le sang de quelqu'un, ni ne reçoit de sang de qui que ce soit. Même dans le lien intime entre le fœtus et la femme enceinte, les sangs ne sont pas transmis ou mélangés, c'est le fœtus qui génère le sien par le biais du placenta. Stricto sensu, c’est uniquement lors de la transfusion sanguine que nous pouvons dire que le sang est transmis – un acte qui, curieusement, n’induit aucun lien de parenté.

Cependant, je pense qu'il est intéressant de souligner que, lorsque nous employons le terme sang, nous ne parlons pas toujours de la même chose. Dans la conception européenne traditionnelle, le sang est quelque chose qui est possédé et transmis. L’origine de cette conception se trouve dans une société stratifiée, sans possibilités de mobilité sociale et organisée autour de notions telles que la pureté ou la propreté du sang3. Bien que le sang dont on parle au XXIe siècle semble avoir peu à voir avec celui du XVIIIe siècle, il est important de se rappeler la façon dont cette substance continue à imprégner le langage de la parenté. Par un déplacement de sens souvent non perçu dans l’usage commun, le sang paraît assimilé au biologique : parfois au génétique, parfois au corporel, dans tous les cas à ce qui est naturel. Si cette organisation sociale autour du sang appartient au passé historique, dans les représentations de la parenté des sociétés occidentales, elle continue d’être présente à travers la conception du sang comme quelque chose qui est hérité et transmis mais qui n'est pas généré ni changé.

D'autres notions qui font du sang la substance de la parenté la conçoivent, au contraire, comme quelque chose qui est généré et partagé. C’est ainsi, par exemple, que dans la société malaisienne mentionnée par Carsten, famille et parenté se réfèrent aussi au sang mais celui-ci est dérivé du riz domestique, l'aliment de base quotidiennement cuisiné dans le feu du foyer pour tous les membres de la famille, lequel est consommé et transmué dans le sang et dans le lait maternel. Comme en Occident, les parents ont le même sang, mais il ne renvoie pas à un groupe défini à la naissance mais à ceux qui mangent ensemble, à ceux qui partagent au quotidien le toit et le feu. Ainsi, le sang ici n'est pas identique à lui-même, il est constamment généré et relie l’individu à ceux qui composent le foyer. La parenté, dans cette optique, est un processus, un réseau de relations qui changent avec le temps, qui se construit tout au long de la vie. Cette première approximation nous renvoie déjà à la polysémie complexe d’un même fluide uniquement dans le rapport à la parenté.

Dans la mesure où ce qui constitue le sang se révèle toujours plus imprécis ou fait référence à des éléments toujours plus disparates, la relation entre le sang et les liens familiaux et de parenté semble de plus en plus vague ou insaisissable. C'est là où les maternités lesbiennes deviennent particulièrement intéressantes, car il s’agit d’un cas paradigmatique où le sang, dans un sens métonymique du biologique, est éclipsé par le recours à une substance non-corporelle, non biologique, autre que le sang, auquel on fait appel pour affirmer et revendiquer son appartenance à la famille et à un réseau de parenté.

L'amour est présenté comme le pilier du lien familial, c'est-à-dire comme « l'origine », la « vérité » de ce lien. On observe alors que les substances comme le sang, mais aussi d'autres substances corporelles telles que le sperme, les ovules, les gènes ou l'utérus perdent de l'importance, dans une conception de la procréation qui est construite autour du désir d'être une mère et de l'idée de l'amour comme générateur de la parentalité. Cependant, pour que leur projet familial se réalise, ces femmes ont besoin et choisissent majoritairement d’avoir recours aux technologies reproductrices à leur disposition, qui manipulent ces mêmes substances biologiques auxquelles on attribue la capacité de générer la parenté.

Le paradoxe est, comme je vais essayer de le montrer ici, que le biologique, qui est un argument que ces familles nient explicitement au moment de se revendiquer comme telles, s'installe au cœur même des stratégies qu'elles mettent en place pour réussir leur projet parental. Les éléments biologiques sont présents et sont essentiels pour réussir à être une famille, ce qui implique que les couples doivent faire avec ces éléments, gérer leurs significations.

Pour expliquer cette dynamique, il est nécessaire, tout d'abord, de mentionner certaines caractéristiques qui semblent se répéter dans ces formations familiales, mais aussi de présenter quelques éléments qui permettent de comprendre les circonstances procréatives (légales et biomédicales) pour ces familles, en Espagne4.

La maternité lesbienne en Espagne

C’est dans les années 1990 que les familles homoparentales ont commencé à faire l'objet de recherches sociales dans divers contextes académiques européens et nord-américains. Une constante établie dans la recherche sur les lesboparentalités est l'insistance des protagonistes sur le fait que les deux femmes sont et se sentent également mères, indépendamment du fait que l’enfant a des liens biologiques avec seulement l’une d’elles ou du fait que la reconnaissance légale de la mère soit individuelle et n’inclue pas le couple. Les deux femmes partageraient de la même manière et au même niveau le rôle maternel, le soin quotidien et les liens affectifs avec les enfants, sans accorder au lien biologique existant avec l'une d'elles aucune valeur de primauté en ce qui concerne la détermination de la maternité. La littérature souligne l'insistance du couple sur le fait que porter ou non un.e enfant, tout comme le fait de transmettre le sang ou les gènes ne sont pas des éléments importants de la maternité, et que les deux femmes participant au projet se perçoivent elles-mêmes et perçoivent l'autre membre du couple comme également mères5. Cette exaltation et en même temps cette revendication de l'égalité à l'égard de la maternité est ainsi définie comme une sorte de signe identitaire des maternités lesbiennes, au sein desquelles le lien biogénétique en tant qu’élément fondateur de la relation de parenté serait déplacé vers le désir et le choix d’être une famille, et où la biogénétique ne serait plus la substance qui ratifie la parenté, mais ferait appel à des notions telles que l'amour ou les soins mutuels.  Ceci a été souligné par Silvia Donoso dans son travail sur les familles lesboparentales en Catalogne6, et le travail de recherche que j’ai effectué au Pays Basque corrobore également cette caractéristique7. Être mère est conçu comme une conséquence du désir, de la réalisation d'un projet qui naît du couple en tant qu'unité. La volonté ou le désir d'élever et de s'occuper d’un enfant, d'exercer la parentalité deviennent l'origine de la maternité plutôt que le lien biologique, la génétique ou l'inscription à l'état civil. Ce n'est pas un obstacle, comme je l'ai dit plus haut, au fait que ces femmes renforcent leur projet parental en recourant aux moyens biomédicaux et/ou juridiques disponibles qui consolident et fondent leur lien parental vis-à-vis des autres.

Une petite chronologie de l'évolution et de la progressive légitimation des familles lesboparentales en Espagne nous ramène en février 2004, où une ordonnance du tribunal s’appuyant sur la législation régionale de Navarre portant sur les partenariats domestiques a accordé à une femme la garde des filles biologiques de sa partenaire féminine. Cette information a mobilisé l'attention des médias pendant quelques jours, faisant émerger publiquement la maternité au sein des couples de lesbiennes qui jusqu'alors semblait être passée presque inaperçue. Ce fut le premier cas en Espagne d'enfants avec deux femmes comme parents. Plus tard, l'homoparentalité est redevenue un sujet d'intérêt lorsque la loi sur les mariages homosexuels de 2005, a envisagé à la fois l'adoption conjointe et la co-adoption des enfants du conjoint. Pendant quelques semaines, il y eut un débat intense qui tourna essentiellement autour des possibles effets que pourraient entraîner sur les mineurs le fait de vivre sous la tutelle d'un couple homosexuel. Le débat a eu tendance à se concentrer davantage sur les partenaires masculins et, fait intéressant, les maternités lesbiennes, probablement beaucoup plus habituelles, ont a peine été mentionnées. Ce sont peut-être les deux seuls moments où les maternités lesbiennes ont acquis une certaine notoriété sur la scène publique. En dehors de ces moments, la maternité lesbienne a été un phénomène avec lequel la société s'est graduellement familiarisée, presque imperceptiblement, et envers lequel elle a montré de plus en plus d'acceptation ou du moins, de tolérance.

La première loi espagnole sur les technologies de reproduction date de 1988 et définit les destinataires et les potentiels bénéficiaires de la fécondation assistée, de sorte que chaque femme de plus de 18 ans, dûment informée et bénéficiant des bonnes conditions de santé, pouvait – et peut aujourd'hui – légalement avoir recours à ce type de techniques. De cette manière, l'invisibilité qui caractérise souvent le lesbianisme a permis que passe inaperçue une lacune juridique qui n'était probablement pas ce que les législateurs de l’époque avaient à l’esprit, mais qui favorisait les femmes qui voulaient être mères sans partenaire masculin, qu’elles soient célibataires ou dans un couple féminin. Néanmoins, durant la période entre 1980 et 1990, les couples lesbiens ont eu très peu recours aux techniques de reproduction : on connaissait peu cette possibilité, les femmes n'avaient pas les ressources économiques nécessaires et peut-être, tout simplement, cela ne rentrait-il pas dans le champ des possibles. Le fait d’avoir connaissance de cas parmi les proches, entre amis, entre collègues, dans les écoles est ce qui a fait que, peu à peu, de plus en plus de couples lesbiens ont envisagé la maternité.

L'adoption est une autre des possibilités légales pour les couples féminins mariés, qui rencontrent toutefois de nombreux obstacles dans la pratique. L'adoption internationale par les couples homosexuels n'est pas possible dans la plupart des pays. Par ailleurs, l'adoption nationale qui, elle, est légale exige une longue attente qui se compte en années, en raison de la pénurie d'enfants disponibles et, dans de nombreux cas, des enfants présentent un dossier familial ou médical qui décourage l'adoptant potentiel.

Enfin, l'insémination par un donneur connu est une option pratiquement inexistante dans le cas espagnol, puisqu'elle implique une négociation pour définir les devoirs et les responsabilités du donneur sans support juridique spécifique, ce que les futures mères ont tendance à considérer comme une source des difficultés. Si le donneur est connu, il y a un homme qui peut revendiquer ses droits et devoirs en tant que parent et qui sera entièrement soutenu par la loi, indépendamment des accords que les personnes concernées aient pu prendre auparavant. Par conséquent, au Pays Basque et en Espagne, il n’existe que de rares cas de coparentalités dans lesquelles un homme ou un couple gay décide avec une partenaire d'avoir un enfant en commun, accords qui ne sont pas tout à fait inhabituels dans des pays comme la Belgique par exemple8.

En définitive, dans le cas espagnol, la maternité lesbienne se trouve dans une situation qui, à certains égards, peut être considérée comme avantageuse et que nous pouvons définir comme exceptionnelle : la possibilité légale du mariage et de l'adoption en tant que couple existe et, sous certaines conditions, les deux femmes sont considérées génitrices de l’enfant. Mais, dans la palette d'options actuelle, le choix des technologies de reproduction – qu’il s’agisse d'insémination artificielle ou de fécondation in vitro – est clairement majoritaire. Il ne faut pas perdre de vue qu'en traitant, en principe, avec des femmes fertiles, les chances de succès de ces techniques sont élevées. En comparaison avec l'adoption, ces techniques n’obligent pas à se soumettre à un long processus d’évaluation de l'adéquation de la candidate (ou des candidates). De plus, depuis 2006, la Santé publique gratuite assiste les couples pour certains de ces traitements. Un droit qui, il faut le noter, affiche aujourd’hui une nette régression avec les coupes budgétaires dans le domaine de la santé. A tout cela il faut ajouter qu'il existe aussi de nouvelles méthodes de procréation, comme l'achat de sperme par internet dans des banques européennes, grâce à un vide législatif, ou encore ce qu'on appelle le ROPA (Réception des Ovules du Partenaire), qui sans être légal n’est du moins pas illégal, et qui est ouvertement proposé dans les cliniques de reproduction privées.

Dans les paragraphes qui suivent, en décrivant les pratiques des femmes pour accéder à la maternité, je vais essayer de montrer comment la manipulation de substances biologiques se met au service du projet parental partagé de ces femmes lequel, même s’il évite l'argument biologique, utilise cependant des substances biologiques : le choix de l'insémination artificielle par donneur anonyme, le choix de la méthode ROPA ou le choix de l’insémination à domicile avec du sperme acheté en ligne. Toutes cherchent à s’appuyer sur la notion juridique qui leur est favorable : l’égalité des couples homosexuels et hétérosexuels, approuvée dans la réforme de la loi du mariage de 2005. Depuis l'approbation de l'amendement à la loi, la présomption de mariage – c’est-à-dire, l’attribution de la filiation des enfants d'une femme à son époux – a été longtemps réclamé par les couples mariés homosexuels pour faire reconnaître et protéger par la loi la méthode de l'insémination par donneur anonyme, aussi bien que celle du ROPA ou de l'insémination hors des cliniques de reproduction.

Insémination artificielle par un donneur anonyme

L’insémination artificielle par un donneur anonyme est l'option majoritairement choisie dans les maternités lesbiennes, car elle garantit la non-ingérence d’un tiers dans le projet de maternité, à l'exception du personnel médical. Au-delà du besoin de recourir à une clinique de reproduction et au protocole médical que celle-ci impose, il n'y a pas de médiation ou d'ingérence dans le projet. L’anonymat et l’absence d’ingérence sont l'une des raisons pour lesquelles les femmes préfèrent cette méthode. Personne ne doit effectuer de médiation, personne ne doit prendre de décision et, par conséquent, personne ne peut s’opposer au projet. L'enregistrement des deux mères comme parents se fait au seul critère que les deux soient mariées et qu’elles fournissent les justificatifs de la clinique qui prouvent que la grossesse a été produite au moyen du sperme d'un donneur anonyme. La procédure, possible depuis 2007, est simple et préalable à la naissance du bébé. Grâce à cette procédure, les deux mères deviennent égales avant même la naissance.

Le passage par la clinique vide le sperme donné de son identité. Il faut garder à l’esprit qu'en dehors de cette procédure, la conception avec ses gamètes transforme un homme en parent. L’anonymat du donneur garantit l’absence de père et le fait définitif qu’aucun élément extérieur ne puisse à l'avenir conditionner le projet maternel, s’y mêler ou y interférer – des préoccupations qui apparaissant fréquemment chez les femmes qui ont l'intention de devenir mères, relevant d’une situation à laquelle elles ne veulent pas avoir à faire face. Par conséquent, cette option est considérée comme un renforcement du projet maternel, qui assure la sécurité, le confort émotionnel et le bien-être conjugal. Le lien biologique de l'enfant à naître avec une seule des deux femmes n'est considéré par aucune d'entre elles comme établissant une distinction entre les deux. Dans l'une des premières interviews réalisée en 2003, dans un contexte moins favorable qu’actuellement, avant même la légalisation du mariage entre personnes du même sexe ou le droit d’avoir recours à un centre public pour mener à bien l'insémination, la préférence pour l'insémination avec donneur anonyme apparaissait déjà : « Tu dois commencer à réfléchir, il faut économiser beaucoup d'argent, car cela coûte beaucoup d'argent (...). Il peut y avoir, je ne sais pas, des milliers de circonstances. Il peut y avoir des gens qui couchent et qui sortent, pour une nuit de folie, et alors ça te coûte le prix d'un calimocho [un verre de vin-coca], mais ce n’est pas notre cas. Il y avait une série de variables qui étaient absolument claires, que nous allions le faire d'une certaine façon. Il n’y avait pas de possibilités comme dans les films, avec un ami gay ou des trucs comme ça (...) Il y avait ce qu'on appelle en anglais ‘no faces’, pas de visage. Cette personne a sa fonction, point à la ligne. »

 

Cette désunion entre la substance nécessaire pour réaliser le projet d'être une mère et le lien de parenté que cette substance est censée produire est également maintenue aujourd'hui. Par exemple, dans en entretien recueilli par les journaux auprès d’un couple qui a eu recours à une banque de sperme, les femmes expliquent : « Dans notre cas, c'était un donneur anonyme parce que dans notre famille cette figure du père n’allait pas exister. Nous avons seulement cherché le matériel pour pouvoir concevoir »9. La substance biologique devient pure matière de conception, sans autres attributs. Elle est nécessaire, mais secondaire au projet maternel.

La réception des ovules du partenaire (Méthode ROPA)

Au cours des dernières années s’est développé la possibilité de ce qu'on a appelé la méthode ROPA (réception de l'ovule du partenaire), c’est-à-dire une fécondation in vitro pour un couple de femmes pour laquelle l’une des femmes apporte les ovules, fécondés avec le sperme d'un donneur anonyme, qui seront implantés dans l'utérus de sa conjointe. Cette méthode ouvre des possibilités qui font que l'idée de partage pour les couples de femmes prend de nouvelles significations et de nouvelles dimensions et étend, d'une manière nouvelle, cet objectif de partage de la maternité avec la compagne que poursuit la lesbomaternité. Le principe de l’égalité entre mariages hétérosexuels et homosexuels autorise ici la seule exception à l'anonymat du don de gamètes visé par la loi sur la procréation assistée : celle d’une personne à son conjoint. Tout comme un homme peut faire don de son sperme à sa conjointe pour obtenir une grossesse, une femme peut également faire don d'un ovule qui, une fois fécondé, sera inséré dans l’utérus de sa compagne.

La méthode ROPA implique une nouvelle perspective sur la dimension biologique de la maternité, car elle distingue entre la dimension corporelle et la dimension génétique. C'est pourquoi, malgré le fait qu’elle soit une option beaucoup plus coûteuse, qui présente de plus grandes difficultés techniques et avec de moindres chance de succès, cette méthode est considérée par de plus en plus de femmes. Face à l'insémination artificielle plus simple et plus économique, cette méthode permet aux deux femmes de jouer un rôle plus actif et de partager plus intensément le processus avant la naissance. Ainsi, alors qu'une femme apporte la génétique, l'autre assume la grossesse, mais chacune engage son corps dans le projet maternel. La préparation des deux corps, d'une part pour la stimulation ovarienne et l'extraction des ovules, d’autre part pour la préparation de l'utérus receveur et l'insertion de l'ovule fécondé, acquièrent une valeur symbolique importante pour les membres du couple en raison de leur simultanéité. Partager en divisant et en répartissant le processus de gestation approfondit le sentiment de collaboration mutuelle et de projet commun.

Comme le manifestent les protagonistes, dans la méthode ROPA, ce qui est recherché n'est pas tant un lien génétique qui protège la maternité de la femme non enceinte, mais le renforcement du projet partagé. Il faut garder à l'esprit que la maternité de la mère non enceinte n'est pas automatiquement établie à la naissance en ce sens qu’elle serait naturelle, mais qu'elle découle de son statut d’épouse. C'est-à-dire que la maternité de la première ne dérive pas de son lien génétique avec l'enfant mais de son lien de mariage avec la femme qui l'a accouché. C'est ainsi que, une fois de plus, les substances biologiques sont manipulées avec l’intention de renforcer le projet partagé et non pas une parenté biologique, question à laquelle les protagonistes accordent peu d'importance a priori.

L'insémination maison (par achat à la banque de sperme).

En plus des techniques déjà citées, le recours à du sperme acheté dans les banques européennes, où le sperme peut aussi être sélectionné, s’est popularisé ces derniers temps – pas uniquement chez les femmes lesbiennes bien évidemment, même si le recours à la méthode est en augmentation dans ce groupe. Cette pratique, bien qu’elle ne soit pas illégale, n'est pas explicitement régularisée, et elle se heurte à certains principes de la réglementation espagnole qui s'appliquent aux cliniques d'insémination, où il est nécessaire que les dons soient toujours gratuits et anonymes, à l'exception de celui entre conjoints.

La possibilité de réaliser des « insémination maison » à travers cette procédure a suscité le malaise des cliniques, qui voient leur marché rétrécir. Cependant, malgré le fait qu’adopter cette procédure rende problématique l'enregistrement des enfants comme affiliés aux deux femmes – puisqu’il n'existe pas de certificat clinique expliquant l'origine du sperme – elle reste attractive pour les couples, qui y voient l’accès à une insémination moins chère, autonome et non médicalisé.

En décembre 2016, sur le site change.org, la pétition d'un couple féminin recueillait des signatures dans le but de faire inscrire leur enfant dans le même livret de famille que leurs deux précédents, également le résultat d’une insémination artificielle, enregistrés comme enfants des deux femmes. L'argument avancé par le couple dans la pétition était clair: on ne peut pas séparer l'enfant de sa seconde mère et de ses frères simplement à cause de l’absence du certificat de clinique. Le couple demandait à ce que la présomption de mariage soit considérée comme la seule condition pour pouvoir être toutes deux inscrites en tant que mères. Ce que cette demande fait apparaître, au fond, c’est l’idée que l'origine du sperme qui a donné lieu à la naissance doit être ignorée. Dans le point de vue proposé par les deux femmes, le lien parental ne peut en aucun cas se situer dans la substance biologique qui produit la naissance d'un être nouveau, mais dans l'intentionnalité, dans le projet parental qui en est à ses débuts.

Conclusion

Dans l'approche des femmes qui veulent être mères à travers un donneur anonyme, l'argument de l'amour et de la volonté prévaut sur l'argument du biologique dans la définition de ce qu'est la parenté et la parentalité. Le biologique, nécessaire pour réaliser la maternité, apparaît revêtu d’un caractère de pure matière, sans sens ni identité. L’absence d’intrusion de tiers ou de médiateurs semble être la priorité et pour ce faire, les lois sont utilisées pour se dégager la conception biologique de la parenté et mettre en évidence la conception intentionnelle.

Concernant l'utilisation par les couples lesbiens des substances liées à la procréation, celles-ci sont considérées comme quelque chose d'étranger au projet reproducteur lui-même, éléments nécessaires bien que complémentaires au projet. Le sperme, l'ovule sont des éléments qui perdent la capacité de définir la relation de parentalité tandis que le désir, l'amour, l'intention deviennent ce qui initie et produit la relation familiale. Le paradoxe est que ces substances naturelles de la création de la parenté acquièrent ici une apparence artificielle, de substances extraites de la nature et trafiquées au service du désir vraiment primaire et naturel d'être mère. Dans l’usage que ces couples en font, les substances biologiques qui produisent la parenté sont manipulées, et ce faisant elles sont resignifiées et nouvellement hiérarchisées. On pourrait même dans, certains cas, les dire converties en simple matériel procréatif.

A travers la présentation de ces cas, il ne s’agit pas de faire une apologie des maternités lesbiennes, en tant que formes familières qui transcendent des dynamiques biologisantes qui semblent parfois redevenir prédominantes. Il ne s’agit pas non plus d’une mise en garde sur le fait que, derrière ces nouvelles formes de famille, nous trouvons camouflées les mêmes conceptions biologiques de la parenté, que des groupes qui en étaient auparavant exclus essaient de s'approprier et d'imiter. Dans ce travail, j'ai plutôt essayé de faire une contribution qui est un contrepoint à d'autres travaux qui insistent sur l'omniprésence du biologique comme argument de légitimation du social. J’ai de la même façon voulu nuancer et apporter ma contribution à la problématisation du sang, ses significations et ses réinterprétations, avec l'intention de fournir des éléments pour réfléchir sur ce dont nous parlons quand nous nous référons à ces questions générales, si diverses, si polysémiques mais aussi, par moments, si vagues de ce que nous appelons le biologique.

Couverture du livre de Kate Weston Families We Choose, Lesbians, Gays, Kinship (1997)

Couverture du livre Families We Choose, Lesbians Gays, Kinship de Kate Weston (1997).

Déplier la liste des notes et références
Retour vers la note de texte 4045

1

Janet Carsten, “Substance and Relationality : Blood in Contexts”, Annual Review of Anthropology, vol. 40, 2011, p. 19-35.

Retour vers la note de texte 4046

2

Kath Weston, Las Familias que elegimos, Barcelona, Bellaterra, 2003, p. 150.

Retour vers la note de texte 4047

3

Verena Stolcke, Racismo y sexualidad en la Cuba Colonial, Madrid, Alianza Editorial, 1992.

Retour vers la note de texte 4048

4

Cet article est basé sur une recherche concernant la maternité lesbienne au Pays Basque que je développe depuis 2003. J'ai mené un travail de terrain en plusieurs étapes. J'ai notamment réalisé des entretiens avec des femmes et des couples de femmes qui envisagent d'être mères ou l'ont achevé. Ce travail a fait l'objet d'articles de blogs pour des associations, ou encore des publications sur les réseaux sociaux et dans des journaux. Un parcours détaillé de cette trajectoire est disponible dans Elixabete Imaz, “Pensando sobre maternidades lesbianas. Relato de la evolución de un objeto de estudio”, Civitas - Revista de Ciências Sociais, vol. 15, n° 2, 2015, p. 294-308.

Retour vers la note de texte 4049

5

Nathalie Ricard, Maternités lesbiennes, Montreal, Les éditions du remue-ménage, IREF, 2001.

Retour vers la note de texte 4050

6

Silvia Donoso, La Familia lesboparental. ¿Reinvención de la familia? Thèse de Doctorat, Département d'Anthropologie culturelle et d'Histoire de l'Amérique et de l'Afrique. Programme de Doctorat en Anthropologie sociale. Université de Barcelona, 2012.

Retour vers la note de texte 4051

7

Elixabete Imaz, « La maternité partagée chez les couples lesbiennes », in Le Corps reproductif, Revue d'Ethnologie française , n° 167, 2017, p. 437‑446.

Retour vers la note de texte 4052

8

Cathy Herbrand, « Co-parenting Arrangements in Lesbian and Gay Families : When the ‘Mum and Dad’ Ideal Generates Innovative Family Forms », Families, Relationships and Societies, March 2017, Policy Press. Disponible ici.

Retour vers la note de texte 4053

9

« 1.500 españolas ya han sido madres por autoembarazo », 20 minutos, édition du 22 février 2016, disponible ici.

Janet Carsten, « La sustancia del parentesco y el calor del hogar : Alimentación, condición de persona y modos de vinculación entre los Malayos de Palau Langkiwi », in R. Parkin, L. Stone (dir.), Antropología del parentesco y de la familia, Madrid, Editorial Universitaria Ramón Areces, 2007.

Jane Carsten, « Substance and Relationality : Blood in Contexts » in Annual Review of Anthropology, n° 40, 2011, p. 19-35.

Silvia Donoso, La Familia lesboparental. ¿Reinvención de la familia?, Thèse de Doctorat,   Barcelona, Universitat de Barcelona, 2012.

Cathy Herbrand, « Co-parenting Arrangements in Lesbian and Gay Families : When the ‘Mum and Dad’ Ideal Generates Innovative Family Forms », Families, Relationships and Societies, Policy Press, 2017.

Elixabete Imaz, « Pensando sobre maternidades lesbianas. Relato de la evolución de un objeto de estudio », in Civitas - Revista de Ciências, vol. 15, n° 2, 2015, p. 294-308.

Elixabete Imaz, « La maternité partagée chez les couples lesbiennes », in Le Corps reproductif,  Revue d'Ethnologie française, n° 167, 2017, p. 437-446.

Nathalie Ricard, Maternités Lesbiennes, Montréal, Les éditions du Remue-Ménage, IREF, 2001.

Verena Stolcke, Racismo y sexualidad en la Cuba Colonial, Madrid, Alianza Editorial, 1992.

Kath Weston, Las familias que elegimos, Barcelona, Bellaterra, 2003.