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Cet article est la version numérique de la notice « Néolibéralisme » de François Denord extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).
Dans divers travaux, Pierre Bourdieu pointe le basculement idéologique qui s’amorce sous la Présidence de Valéry Giscard d’Estaing (1974‑1981) [Bourdieu et Boltanski 1976 ; Bourdieu et Christin 1990]. Loin du conservatisme passéiste, l’idéologie qui émerge à cette époque présente le libéralisme comme un horizon indépassable, une forme de politique qui, armée des savoirs de la science économique, peut faire advenir ce qu’elle énonce. S’il ne la nomme pas, « l’encyclopédie des idées reçues et des lieux communs », qui accompagne l’article publié avec Luc Boltanski à propos de « La production de l’idéologie dominante », comporte une entrée « néolibéralisme », assortie d’une citation de Giscard d’Estaing définissant celui-ci comme « la forme la plus savante de la pensée économique moderne » [Bourdieu et Boltanski 1976 : 23].
Raymond Barre, économiste, traducteur de Friedrich Hayek et Premier ministre (1976-1981)
Bourdieu et Boltanski affirment que cette idéologie, qui s’élabore dans des « lieux neutres », où s’opère la neutralisation des conflits d’intérêts entre fractions de la classe dominante, imprègne largement l’enseignement dispensé à Sciences Po et à l’École nationale d’administration (ENA). Ils se défendent de tout idéalisme : « l’idéologie se fait chose pour faire des choses ; et l’analyse doit suivre les métamorphoses qui transforment le discours dominant en mécanisme agissant » [Bourdieu et Boltanski 1976b : 55]. C’est ce à quoi s’emploie Bourdieu, une dizaine d’années plus tard, dans ses travaux sur la politique du logement : en se focalisant sur la période 1974‑1976, il étudie la structure de la commission Barre et les débats qui entourent l’arbitrage entre aide à la pierre (habitat collectif) et aide à la personne (propriété individuelle). Il montre que s’y affrontent partisans d’une politique « sociale » (mais non socialiste) et « défenseurs d’un libéralisme plus ou moins radical » [Bourdieu et Christin 1990 : 84]. Cette alternative renforce le pôle libéral, dont les idées bénéficient, après 1981, de l’arrivée au pouvoir d’une génération de dirigeants formée à Sciences Po et à l’ENA.
à gauche : Pierre Bourdieu, 1998, Contre-feux, Paris, Raisons d'agir.
à droite : Pierre Bourdieu,1993, La Misère du monde, Paris, Le Seuil.
Selon Bourdieu, « la conversion collective à la vision néolibérale […], commencée dans les années 1970, s’est achevée, au milieu des années 1980, avec le ralliement des dirigeants socialistes » [Bourdieu 1993 : 341]. Le retrait de l’État de la sphère économique et sociale, la « démission de l’État », se traduit par le déclin de l’esprit de « service public » et le développement d’un « culte de l’entreprise privée ». Dans ce processus, la « noblesse d’État » a joué un rôle central en démantelant nombre d’institutions protectrices et en générant diverses formes de misères. Elle a ainsi mis en application un programme politique qui fédère « actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs ou socio-démocrates [et] hauts fonctionnaires des finances » [Bourdieu 1998 : 110]. Tout comme au milieu des années 1970, ce programme tire son autorité des arguments de la science économique, ainsi que de l’absence de vision politique concurrente. Dans le sillage de la déréglementation financière, de la mondialisation [Dezalay et Garth 1998] et de l’universalisation du modèle américain [Bourdieu et Wacquant 1998], le néolibéralisme défait les collectifs (famille, nation, etc.) capables de contrebalancer les logiques marchandes, précarise les individus et crée ainsi les conditions de possibilités de sa propre réalisation en tant qu’utopie d’« une exploitation sans limites » [Bourdieu 1998 : 108].
Cette critique sans concession du néolibéralisme a deux vertus essentielles : elle rappelle que le néolibéralisme, loin du laisser-faire, réoriente l’intervention étatique (en particulier du social vers le pénal) davantage qu’il ne la supprime ; elle montre que pour qu’idées et intérêts se transforment en politiques publiques, c’est le champ bureaucratique qu’il faut prendre pour objet, avec sa « grande » et sa « petite » noblesse d’État, sa « main droite » (l’État régalien) et sa « main gauche » (ses fonctions sociales) [Wacquant 2010].
► Pour aller plus loin, autres notices du
Dictionnaire international Bourdieu à consulter :
Boltanski, Champ bureaucratique, Classe(s) dominante(s),
Contre-feux, Économie, Enseignement, État,
Idéologie, Institution(s), Internationalisation,
Libéralisme, Logement, Misère du monde (La), Noblesse d’État (La)
Bibliographie
Bibliographie de Pierre Bourdieu :
Bourdieu P.,1993, La Misère du monde, Paris, Le Seuil.
Bourdieu P., 1998a, Contre-feux, Paris, Raisons d'agir.
Bourdieu P. et L. Boltanski, 1976, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, p. 4‑73.
Bourdieu P. et L. Boltanski, 1998, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121‑122, p. 109‑118.
Bourdieu P. et R. Christin, 1990, « La construction du marché. Le champ administratif et la production de la “politique du logement” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81‑82, p. 65‑85
Bourdieu P. et L. Wacquant, 1998, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121‑122, p. 109‑118.
Dezalay Y. et B. Garth, 1998, « Le “Washington consensus”. Contribution à une sociologie de l’hégémonie du néolibéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121, p. 3‑22.
Wacquant L., 2010, « La fabrique de l’État néolibéral. “Workfare”, “Prinsonfare” et “insécurité sociale” », Civilisations, vol. 59, n° 1, p. 151‑174.