Philosophie politique et justice internationale

Les recherches d’Isabelle Delpla portent sur l’éthique et la justice internationale. Son parcours, qui l’a conduite de la philosophie du langage de Quine à des enquêtes de terrain dans la Bosnie-Herzégovine de l’après-guerre, est original dans le paysage philosophique français. Interrogeant des victimes et des criminels de guerre sur leur rapport à la justice internationale, elle fut amenée à s’interroger sur les catégories mises en œuvre par les philosophes politiques pour aborder les questions classiques de la violence de guerre et de la justice. Dans ce travail critique, ses relectures des vues de Hannah Arendt sur le procès Eichmann et de la position originelle de John Rawls occupent une place importante.

Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau, à Paris, au Centre audiovisuel de l’EHESS, 96 boulevard Raspail, le 12 décembre 2017.

Réalisation : Serge Blerald

Luc Foisneau – Pourrais-tu nous dire comment tu en es venue à t’intéresser, en tant que philosophe, à la guerre en ex-Yougoslavie ?

Isabelle Delpla – Nous étions une génération élevée dans le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale et dans le refus des violences de masse. Comme bien d’autres, j’ai pris le retour de la guerre en Europe en pleine figure. Peu importait la formation reçue. Je me suis alors beaucoup engagée dans des mouvements contre la « purification ethnique » pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, puis je suis allée enseigner à l’université de Sarajevo plusieurs fois en 1996 et en 1997. Là, j’ai fait l’expérience de la violence de l’après-guerre et d’une remise en question de bien des certitudes, celles de générations qui pensent la vie et la philosophie politiques sans se soucier de la guerre. Pendant plusieurs années, j’ai ensuite mené une double vie : je lisais des textes sur l’aide humanitaire et la justice internationale, tout en continuant mon travail universitaire en philosophie du langage. Je ne voyais pas comment faire coïncider les deux, car il y avait en France peu d’intérêt en philosophie pour ces questions-là. Michael Walzer et les théories de la guerre juste n’étaient pas encore à la mode – Just and Unjust Wars (1977) n’a été traduit en France qu’en 19991. Peut-être parce qu’il n’y avait pas de voie royale en philosophie politique, j’ai pris une tangente : j’ai abordé les questions de politique et de justice internationales par le biais de la philosophie du langage et de l’enquête de terrain. J’ai mis en pratique la démarche de Quine et de Wittgenstein selon laquelle la philosophie commence par la posture de l’anthropologue arrivant sur le terrain pour comprendre les paroles d’autres éloignés, et comprendre par là ce qu’est la signification, toute philosophie supposant le langage. Je m’intéressais donc à la philosophie du langage au service du déchiffrement de la langue des autres et je travaillais déjà sur les allers-retours entre philosophie et anthropologie2.

 

Le passage à des enquêtes de terrain, en 2002, répondait à un parcours philosophique antérieur et à mes préoccupations politiques. Il s’agissait de faire parler les Bosniens sur leurs expériences des interventions internationales, de l’aide humanitaire ou de la justice pénale internationale. La philosophie du langage contextuelle et pragmatique m’a guidée, avec des effets de décentrement intéressants. Poser une question « philosophique » comme « qu’est-ce que pour vous la justice ? » se révèle bien moins intéressant que d’interroger les personnes sur leurs expériences concrètes du témoignage ou de la collaboration avec un tribunal. Il y avait des moments d’immersion – des gens que je connaissais bien, des associations de victimes que je suivais – et des moments d’entretiens. J’ai alors fait l’apprentissage du chercheur de terrain débutant, qui arrive avec son questionnaire et constate que les gens ne veulent pas répondre à ses questions. Il faut accepter que nos questions ne soient pas celles que les interlocuteurs se posent, mais aussi parvenir à comprendre qu’ils y répondent quand même, à leur manière. On est ainsi immédiatement conduit à une réflexivité sur sa posture et sa démarche ainsi qu’à un décentrement.

Luc Foisneau – T’es-tu présentée comme philosophe sur le terrain ?

Isabelle Delpla – Je me suis toujours présentée, à tous mes interlocuteurs, comme professeure de philosophie à l’Université de Montpellier (j’enseigne aujourd’hui à Lyon 3) travaillant sur l’éthique et la justice internationale. Ce qui m’aidait, c’est que j’avais enseigné la philosophie à Sarajevo, j’y avais d’anciens élèves et le statut de profesorica est valorisé en Bosnie-Herzégovine. Les réactions à cette présentation étaient révélatrices. Dans une association de victime, la présidente m’a répondu : « Ah oui, vous vous intéressez à l’éthique et à la justice internationale, mais nous on ne sait pas ce que c’est, on va vous parler d’immoralité et d’injustice internationales. » C’était une manière de contester mon approche.

 

Une autre réaction, également intéressante, était une contestation de ma démarche même ou de mon statut de chercheur. Je voulais faire parler des personnes de leur expérience quotidienne de l’aide humanitaire. Je cherchais aussi à rencontrer les employés locaux des organisations humanitaires internationales qui s’étaient trouvés en position de médiateurs entre deux cultures, entre les positions d’aidant et d’aidé. J’étais influencée par l’approche de Boltanski dans La Souffrance à distance3 et par son attention aux médiations et médiateurs de cette distance. Étonnamment, ces employés locaux étant d’anciens étudiants que j’aurais pensé plus facilement accessibles, cette enquête a été extrêmement difficile, parce que les gens ne voulaient pas me parler, à moins de passer par amis ou voisins d’amis. Rétrospectivement, je me demande si la façon dont je me présentais n’a pas été un obstacle : quand je disais, « je suis philosophe, je travaille sur l’éthique et la justice internationales, pourrait-on parler de votre expérience de l’aide humanitaire ? », ils ne voyaient pas le rapport. Cette aide était tellement associée dans leur esprit à des trafics, des détournements, des règlements de compte, que c’est un peu comme si j’avais dit, « je suis philosophe, je m’intéresse à l’éthique, parlez-moi du crime organisé ». Mes interlocuteurs devaient se dire : « Soit elle est idiote, soit elle nous ment, elle est envoyée par l’ONG mère pour nous espionner ». Comme je suis française, la probabilité que je sois envoyée par le siège d’une ONG n’avait rien d’irréaliste.

 

Pour employer un raccourci, il m’a été plus facile avec cette étiquette-là de rencontrer des criminels de guerre condamnés à la Haye, dont j’ai trouvé le numéro de téléphone dans l’annuaire. Je les ai appelés, leur ai dit en serbo-croate, que j’avais alors appris : « Bonjour, je suis professeure de philosophie, je travaille sur l’éthique et la justice internationales. Je sais que vous êtes allés à La Haye, est-ce que vous voulez bien qu’on en parle ? » Eh bien, aucun n’a refusé. Outre le fait qu’ils s’ennuyaient et devaient être intrigués par cette française à Prijedor4, on peut supposer que le lien entre philosophie et interrogations sur la morale et la justice face à ces crimes leur apparaissait sensé, d’autant qu’ils avaient un fort besoin d’autojustification. J’en suis venue ainsi à remettre en question un certain nombre de présupposés philosophiques que je prenais pour des évidences.

Luc Foisneau – À quels présupposés penses-tu ?

Isabelle Delpla – Je reviendrai plus tard aux présupposés sur la justice, mais je commencerai d’abord par le problème assez massif de la nature de la guerre. Ce que j’ai appris en Bosnie sur le fonctionnement de la « purification ethnique » a des implications importantes à ce sujet. En philosophie, on tend à placer à égalité deux conceptions de la guerre, celle de Hobbes, où la guerre peut opposer des individus dans un état de nature, et celle de Rousseau, où la guerre est un affrontement entre États. Mais, à l’aune des guerres réelles, la première est une vue de l’esprit. Il y a toute une discussion sur la violence de guerres comme celle de Bosnie-Herzégovine : s’agit-il ou non d’une guerre de voisinage ? Circulent des images de voisins qui s’entretuent, une sorte de guerre intime, qui pourrait accréditer la vision de la guerre entre individus. Ce que j’ai pu constater est très éloigné de ce lieu commun. Dans le village de Biljani, l’instituteur et voisin serbe a raflé ses anciens élèves et collègues musulmans bosniaques qui ont tous été tués. Il n’était question que de la trahison de ce voisin. Toutefois, les témoignages convergent pour décrire un voisin mobilisé dans l’armée et métamorphosé par l’uniforme. Le processus de mobilisation est essentiel. Rien à voir avec le fait d’être invité chez les voisins pour dîner et de sortir subitement son fusil pour les tuer. C’est plutôt par un processus de mobilisation étatique que des relations humaines assez solides ont été détruites. Même au niveau local, à l’échelle du village, les institutions de mobilisation étaient des institutions étatiques, avec les caractéristiques autogestionnaires et décentralisées qui étaient celles de l’État yougoslave. Tout un ensemble de faits sur la mobilisation, l’entrée en guerre, l’entrée en violence ont des répercussions philosophiques. La guerre, même lorsqu’elle oppose des civils et est menée contre eux, n’est pas un état de nature.

 

Ces remarques valent aussi comme critique de la reprise de l’état de nature de Hobbes par Agamben dans sa vision d’un état d’exception privé de normes et de socialité, dont la figure par excellence serait le camp. Or, même dans les camps les plus terribles de Bosnie-Herzégovine, comme à Prijedor, on n’était pas dans un état de nature ; il y avait des normes et des relations sociales : retrouver un voisin ou un ancien élève parmi les gardes pouvait vous apporter une aide ou des coups supplémentaires.

Luc Foisneau – Quelles sont les autres découvertes que ton expérience bosnienne t’a conduite à faire ?

Isabelle Delpla – Pour revenir à l’aide humanitaire, j’ai éprouvé que son appréciation par des catégories morales ne va pas de soi. Bien sûr, je connaissais les discours de dénonciation de l’aide humanitaire qui ont cours en France. Mais ils se présentent justement comme une dénonciation d’une vision morale commune qui se révélait quasi absente en Bosnie-Herzégovine, cette aide étant jugée selon des catégories principalement géopolitiques et économiques. Est-ce que cela devrait donner lieu à un relativisme moral sur le sens de l’aide ? Non, car l’expérience des Bosniens qui avaient traversé la guerre permettait de comprendre leurs appréciations. Il reste que, pour les Bosniens, les catégories morales ne s’appliquent guère à des collectifs ou à des institutions.

 

Et concernant la justice, j’ai d’abord fait des découvertes sur le sens du témoignage et sur moi-même. Lors d’un premier terrain en 2002, j’avais passé beaucoup de temps avec des associations de victimes. Entre 2005 et 2007, je suis revenue à Prijedor. C’est l’un des rares endroits de la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine où de nombreux musulmans bosniaques étaient rentrés chez eux. C’était ainsi une municipalité où vivaient victimes et bourreaux, témoins de l’accusation et de la défense dans ces nombreux procès. Mon interrogation initiale portait sur le rôle social de ces procès : avaient-ils favorisé le retour des victimes et comment ?

 

Une première découverte concerna les présupposés de mon enquête. Comme je montrai à un jeune homme la liste des témoins du TPIY, il me dit : « Celui-là je le connais bien, tu pourrais le rencontrer ». Or, il s’agissait d’un témoin de la défense. À ma réaction de surprise, voire d’indignation, il me répondit que c’était son dentiste. Comme pour bien d’autres chercheurs5, le témoin n’était pour moi qu’une victime. Vivant à l’ère du témoin6, où le témoin par excellence est la victime des camps, je n’avais pas envisagé de solliciter les témoins de la défense. Pourtant, si j’avais dû faire un cours de philosophie sur la question, j’aurais défini la justice comme un souci d’impartialité entre accusation et défense. J’ai dû surmonter mes propres réticences pour rencontrer les témoins de la défense, et, de fil en aiguille, j’ai fini par rencontrer aussi les condamnés de retour chez eux après avoir purgé leur peine.

 

Seconde découverte : nos conceptions du témoignage sont formées à partir du témoin visuel ou du témoin victime et ne rendent pas compte des témoins de la défense, qui souvent n’ont rien vu, ni rien entendu. Les témoins de la défense deviennent des témoins du non-être, produisant un acte d’attestation pur, puisqu’ils n’attestent de rien ou presque. J’ai ainsi pu comparer les réponses que donnaient les témoins de la défense et les témoins de l’accusation. Je demandais à tous s’ils avaient été satisfaits de témoigner. Les témoins victimes, de l’accusation, me répondaient, pour certains, non, d’autres, oui, « j’ai été satisfait, c’était une satisfaction morale, mais ça a été temporaire », pour d’autres plus durable… On retrouvait un vocabulaire renvoyant à des phénomènes de soulagement, catharsis ou simple abréaction, assez bien estampillés dans les recherches sur le témoignage. En revanche, lorsque je posais la question à des témoins de la défense, ils ne comprenaient pas ce que je leur demandais : il y en a même deux ou trois qui m’ont répondu qu’ils avaient trouvé le restaurant et l’hôtel très bien ! La satisfaction envisagée était, au mieux, purement matérielle.

 

On ne se rend pas compte à quel point nos réflexions sur la justice ignorent les témoins de la défense. Chez Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, les affects négatifs de ressentiment renvoient une psychologie de la victime, dans une démarche de vengeance. Critiquer ces affects, c’est aussi critiquer les institutions de justice qu’ils engendrent. Pourtant, chez plusieurs témoins de la défense, j’ai rencontré une forte approbation des jugements du TPIY, mais accompagnée de sentiments d’embarras, de honte, qui ne relevaient ni de la catharsis, ni de la vengeance – ils étaient plus ou moins proches des condamnés. En simplifiant, je pourrais dire que ces derniers témoins partageaient un même sens de la justice avec les victimes ou des tiers, sans pour autant éprouver les mêmes sentiments. Les embarras de ces témoins de la défense sont riches d’enseignement sur nos conceptions de la justice.

Luc Foisneau – Précisément, en quoi ton travail de terrain a-t-il changé tes catégories philosophiques sur la justice ?

Isabelle Delpla – Cela m’a permis de réviser un certain nombre de catégories, notamment celle de la banalité du mal et la vision de la justice pénale internationale héritée d’Arendt à propos du procès d’Eichmann à Jérusalem7. À Prijedor, j’ai rencontré les cinq condamnés de La Haye rentrés chez eux après avoir purgé leur peine. Curieusement, aucun ne s’est défendu en arguant qu’il n’était qu’un simple rouage dans la machine, qu’il ne s’occupait que de logistique ou qu’il était une victime du système – je ne sais plus comment nous en sommes venues à le remarquer avec Magali Bessone, qui m’a accompagnée dans ces entretiens, car il est toujours plus difficile de noter une absence. C’était curieux, aucun n’a employé les arguments de la défense d’Eichmann popularisés par Arendt. J’ai fini par remarquer que ces schémas du rouage dans la machine, de la participation logistique, utilisés par la défense d’Eichmann, avaient migré vers l’accusation. Pour leurs accusations de génocide, comme à Srebrenica, les procureurs invoquent la logistique des transports, les bus ayant remplacés les trains.

 

J’étais un peu décontenancée car le système communiste yougoslave était extrêmement bureaucratique, reposant sur un État assez organisé. Le caractère bureaucratique du crime a d’ailleurs été établi lorsque l’on réussit à mettre la main sur plusieurs archives. Pourquoi une telle différence, entre les arguments de la défense lors des procès au TPIY, et ceux d’Eichmann ? Il m’a fallu du temps, je suis philosophe et n’ai pas les réflexes du juriste. Enfin, un jour, les choses sont devenues claires en relisant l’entretien avec l’un des accusés : « Mais moi, j’étais seul dans mon bureau, je ne voyais rien, la fenêtre était trop haute, je n’avais pas de téléphone, je n’avais pas de secrétaire, je n’étais dans aucune organisation ». Ce fut une révélation : ils étaient cinq dans le box, tous accusés au titre d’entreprise criminelle commune ; s’ils avaient commencé à plaider la participation à un système, qui à ce moment-là n’était pas encore prouvé, à dire qu’ils n’étaient que des rouages dans la machine, ils prouvaient l’existence de ce système et donc s’accusaient eux-mêmes.

Luc Foisneau – Peux-tu nous en dire plus sur la manière dont cette expérience de terrain a transformé ta lecture du livre d’Arendt, Eichmann à Jérusalem ?

Isabelle Delpla – Cette expérience n’est pas le seul facteur qui m’ait amenée à une relecture de ce livre ; déjà, en 1999, en regardant le film de Rony Brauman, Un spécialiste – c’était la première fois que je voyais Eichmann parler –, j’avais plutôt vu le contraire de ce qu’il voulait nous montrer. Au lieu d’un Eichmann arendtien, j’avais découvert quelqu’un capable de réfléchir très vite, aux aguets, calculant ses réponses, et pas du tout quelqu’un d’insignifiant, avec des œillères. Je pensais qu’Arendt s’était laissée assez largement abuser par la défense d’Eichmann : dire que l’on a été obligé de suivre des ordres est un mode de défense très classique, mis en œuvre à Nuremberg et également utilisé dans les procès de la junte en Argentine. C’est la défense la plus courante dans ce type de procès.

 

Pendant longtemps, j’ai eu peu d’éléments matériels pour prouver cette thèse, mais j’ai ensuite bénéficié de plusieurs avancées. Il y eut, d’abord, l’excellente biographie de l’historien David Cesarani, dans laquelle il analyse l’évolution d’Eichmann qui a dû apprendre à devenir un génocidaire8. Eichmann n’avait absolument rien du personnage falot et clownesque qu’avait décrit Arendt ; du reste, Raul Hilberg, un autre historien majeur de la Shoah, l’avait déjà dit avant lui9. Cesarani dessinait le portrait d’un homme de ressources, très capable, un homme de terrain et de négociation, un meneur d’hommes, qui disposait d’une machine finalement assez rudimentaire, fonctionnant avec peu d’ordres et beaucoup de bouts de ficelle. Il lui fallait sans cesse improviser pour réaliser les objectifs auxquels il croyait.

 

Pour étayer ma relecture du cas Eichmann, il y a eu, enfin, les entretiens dont j’ai parlé plus haut en Bosnie-Herzégovine : on était en présence d’un crime bureaucratique, sans que les accusés ne se présentent jamais comme des rouages d’un système. De fait, les modes de défense sont relatifs aux chefs d’accusation et aux stratégies des accusés. Ainsi, Eichmann aurait pu se défendre autrement : il aurait pu plaider coupable, renier le nazisme, mais il ne le voulait pas et ne l’a pas fait. Pour le cinquantième anniversaire du procès Eichmann, les vidéos du procès ont été mises en ligne. On peut donc désormais lire sur le site Nizkor10 la retranscription des auditions et voir les audiences en vidéo : la différence saute aux yeux. On ignore souvent qu’Arendt n’a pas assisté à la défense d’Eichmann, dont elle a seulement pu lire le compte rendu écrit. Quand on voit Eichmann à l’écran, les contradictions performatives sont flagrantes : debout devant une salle remplie d’Israéliens, il déclare qu’il est si falot, si timide qu’il n’aurait jamais osé tenir tête à qui que ce soit, alors qu’il tenait tête au procureur depuis plusieurs semaines.

 

J’ai reconsidéré la globalité de la défense d’Eichmann au procès à cette lumière-là. J’ai mieux vu que c’est Eichmann lui-même qui a théorisé sa propre absence de pensée, et la figure de l’automate obéissant qui va avec. Acculé par les juges, il répond qu’il ne pensait pas. C’était la seule stratégie de défense lui permettant d’éviter de se condamner lui-même, sans renier pour autant le nazisme.

 

Enfin, mes rencontres avec des criminels de guerre m’a permis de mieux comprendre ce que voulait dire Arendt car j’ai éprouvé, face à leurs justifications, un sentiment nauséeux d’exaspération à voir certains se plaindre sans considération pour les victimes. Lorsqu’Arendt parle de l’insupportable médiocrité de cet assassinat sans remord, elle parle d’elle-même et non pas d’Eichmann ; c’est donc avant tout des affects – ceux d’Arendt –, bien plus qu’un concept, que traduit la banalité du mal.

 

Avec ces appuis, j’ai avancé que la thèse de la banalité du mal comme non-pensée d’Eichmann n’était que la reprise de « nul n’est méchant volontairement » et du schéma des théodicées qui pensent le mal comme un non-être. En l’occurrence, il s’agit de chercher le salut dans la pensée11 : si les crimes d’Eichmann résultent du fait qu’il ne pense pas, la pensée est exempte du mal et assure le salut de ceux qui pensent.

 

Luc Foisneau – Quelles critiques adresses-tu à la philosophie politique ?

Isabelle Delpla – Mon travail était guidé par la philosophie du langage comme méthode. Chemin faisant, j’ai retrouvé, par une autre voie, le projet de Wittgenstein et de Quine de dépassement du solipsisme épistémique et sémantique et leurs critiques des faux problèmes philosophiques12. De fait, plus j’avançais dans mon enquête de terrain, plus j’étais confrontée à une forme de solipsisme, en l’occurrence, en matière morale et politique. L’éthique philosophique du don est pensée du point de vue du donateur et non pas du récipiendaire. On a un discours moral et politique reposant sur des présupposés solipsistes, d’enfermement en soi. C’était évident dans les morales de l’aide ou de l’assistance humanitaire que l’on trouve chez les philosophes utilitaristes contemporains, centrées sur le seul sujet agissant, où les victimes font seulement de la figuration.

 

En politique, le décalage était flagrant entre le modèle dominant d’un contrat social entre concitoyens réunis sur un territoire et les phénomènes de migrations de masse que j’avais sous les yeux. J’étais en Bosnie-Herzégovine au moment du retour des réfugiés des « minorités ». Les gouvernements étrangers et les organisations internationales s’efforçaient d’aider au retour de ces « minorités » chez elles – des Croates et des Bosniaques musulmans dans la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine et des Serbes dans la partie croato-musulmane. C’était donc un effort de réparation d’une société multiculturelle détruite par la guerre – il s’agissait de tenter d’effacer les effets de la purification ethnique. C’était plus largement une tentative de reconstruction d’une société à l’envers, non pas à partir de zéro ou d’un état de nature, mais à partir d’un état de guerre et de dispersion de la population à l’étranger. Les catégories politiques auxquelles j’étais habituée ne fonctionnaient pas dans une telle situation.

 

Considérons le modèle de Rawls qui suppose que l’on est entre soi, sur un même territoire et que l’on y vivra sa vie entière. Cette supposition m’a toujours étonnée. Je ne suis pas la seule à la critiquer ; les tenants d’une théorie cosmopolitique de la justice, comme Charles Beitz et Thomas Pogge, se sont également étonnés de cette représentation des citoyens comme formant un entre-soi sur un territoire qu’ils habiteraient leur vie durant. En Bosnie-Herzégovine, j’avais affaire à un pays dont la moitié de la population était en exil. Certaines parties du pays étaient vides, parce que la plupart de ses habitants avaient été tués et que personne ne voulait y revenir. De surcroît, si l’on avait ouvert les frontières, le pays se serait vidé plus encore. De manière générale, lorsqu’on a été arraché de chez soi par la guerre et que le problème politique majeur est celui du retour, le modèle rawlsien d’une stabilité d’une communauté politique sur un territoire ne fonctionne plus.

Luc Foisneau – Cela accrédite-t-il les critiques du caractère irréaliste et anhistorique du voile d’ignorance de Rawls ?

Isabelle Delpla – À vrai dire, non. Les présupposés solipsistes de la philosophie politique, qui rejoignent un nationalisme méthodologique, se retrouvent encore plus fortement chez les critiques dits « communautariens » de Rawls, comme Michael Sandel13. Celui-ci conteste l’irréalité du sujet désincarné de la position originelle et lui oppose que le moi est social et n’existe que par ses attachements constitutifs. Ce faisant, il présuppose des sociétés stables, ces attachements supposant un relatif enracinement historique. Ce modèle théorique ne fonctionne pas non plus si l’on a été arraché de chez soi et à ses attachements constitutifs. Il n’était pas compatible avec la réalité bosnienne des allers et retours des réfugiés, mais pas davantage avec l’histoire de la plupart des pays.

 

Je rejoins là les analyses des sciences sociales sur les identités nationales. Les historiens ont bien analysé les mythes des identités nationales ou de ces liens constitutifs qui, loin d’être ancestraux, sont souvent des inventions récentes. Les sociologues et anthropologues des migrations montrent aussi comment le droit international du retour repose sur un mythe du retour où, tel Ulysse, les exilés retrouveraient leur place et leur identité quand ils rentrent au pays natal. C’est présupposer l’attachement d’une population à un territoire, ce qui ne va pas de soi. Car il peut être très difficile de faire en sorte qu’une population reste quelque part, et plus difficile encore de la persuader de revenir et de rester. On peut parfois douter que les grands modèles de philosophie politique aient pleinement intégré cette déconstruction par les sciences sociales des mythes nationaux, de l’autochtonie, de l’identité originelle et fondatrice, de la sédentarité ou du retour. À cet égard, on peut renvoyer dos à dos Rawls et Sandel comme tributaires d’un solipsisme politique reléguant l’étranger aux marges.

Luc Foisneau – En es-tu arrivée à la conclusion qu’il faudrait renoncer entièrement aux apports de la théorie de Rawls ?

Isabelle Delpla – En aucune manière. Je ne considère pas qu’il faille oublier l’apport de Rawls, mais plutôt reformuler sa position originelle. Prendre au sérieux la critique du solipsisme politique révèle bien des paradoxes. L’un de ces paradoxes est que, en situation de migration de masse, le voile d’ignorance est bien moins irréaliste que les théories communautariennes qui prétendent enraciner le sujet politique dans une épaisseur sociale. Pour Sandel, par exemple, il est absurde de supposer qu’on puisse ignorer son identité sociale, la couleur de sa peau ou son genre. Pourtant, ce qui apparaît insensé quand on est un-e Français-e vivant en France, et connaissant son identité sociale, devient parfaitement crédible quand on se trouve en position de retour dans son pays. Si l’on a passé dix ans en exil dans un pays libéral, on ne sait pas à l’avance si, dans le pays du retour – peut-être homophobe –, l’on sera considéré comme un homme ou une femme en fonction de son orientation sexuelle. Pour le dire autrement, Obama, considéré comme le premier président noir des États-Unis, n’est pas considéré comme noir en Afrique. Si l’on prend au sérieux le caractère construit des identités sociales, il est tout à fait possible d’ignorer sa propre identité si l’on doit quitter un pays pour un autre et s’il y a une forte différence entre ces pays. Les migrations peuvent ainsi représenter un analogue empirique du voile d’ignorance.

 

Mon but n’est donc pas de critiquer Rawls, mais de prendre au sérieux la critique du solipsisme politique car cette dernière permet de conduire une réforme de nos modes de pensée.

Luc Foisneau – Souscris-tu donc aux théories cosmopolitiques des successeurs de Rawls ?

Isabelle Delpla – Non. Je ne me reconnais pas dans le débat actuel entre rawlsiens et post-rawlsiens, cosmopolitiques ou critiques du cosmopolitisme. Même si je rejoins leurs critiques de l’enfermement national, le cosmopolitisme anglo-saxon contemporain se résume trop souvent à une posture morale de défense des droits individuels où la place de l’État est incertaine. Avoir vécu en Bosnie-Herzgovine, dans un pays où l’État s’était effondré, m’a vacciné contre ces rêves cosmopolitiques. Une plaisanterie entendue en Bosnie-Herzgovine résumait le peu d’attrait de cette vie sous administration internationale : « Il n’y a rien de pire dans la vie que de devoir être protégé par la Fropronu et nourri par des ONG ». J’ai pris conscience de la chance que nous avons d’avoir, en France, un État qui fonctionne.

 

Comment sortir alors du solipsisme politique ? Si c’est l’État qui est solipsiste, une solution facile serait de se débarrasser de l’État. Une autre solution est d’essayer de penser un État radicalement non solipsiste, un État globalisé ou plutôt cosmopolitique. Les migrations en seraient constitutives, ainsi que le rapport à l’étranger. Deux voies peuvent être alors envisagées : celle de l’expérience et celle de l’expérience de pensée. J’essaie de combiner les deux en proposant des expériences de pensée qui soient historiquement crédibles.

 

Concernant la voie de l’expérience, il faut partir de la réalité14, qui est celle de l’existence du droit international et du fait que, sans reconnaissance internationale, nos États n’existeraient pas. Nous ignorons, ou feignons d’ignorer, que nous vivons dans un monde d’États reposant sur le droit international, et que ce tissage du national et de l’international est tout l’inverse d’un solipsisme. La première étape est donc de pratiquer un internationalisme méthodologique15 qui considère que la réalité des États réside dans le droit international, dans leurs relations mutuelles, dans leurs échanges et dans les migrations.

 

Dans une voie plus spéculative, en m’inspirant de situations comme celle de la Bosnie-Herzgovine, j’envisage une nouvelle expérience de pensée. Partant de la proposition originelle de Rawls, je propose de changer une variable : les participants ne savent pas où ils se trouvent, ils ignorent s’ils sont sur le territoire de leur pays ou à l’étranger ; ils peuvent d’emblée être confrontés à la politique étrangère des autres pays. Cette modification peut être considérée comme minime : on voyage tous (ou presque), on peut donc tous se retrouver à l’extérieur de nos frontières. Il y a des Français à l’étranger qui votent à l’étranger, sans que cela bouleverse les fondements de la République. Ce qui est banal dans nos démocraties peut toutefois représenter un changement théorique significatif. À chaque étape, on délibère avec une interrogation nouvelle : « Que dois-je décider si, une fois le voile d’ignorance levé, je me retrouve à l’étranger ? » Cela ne fait pas nécessairement de nous des cosmopolitiques : on peut décider d’être malgré tout un nationaliste agressif, mais on prend alors un risque, celui de recevoir les bombes que l’on enverra chez les voisins, si, une fois le voile levé, il se trouve que l’on habite de l’autre côté de la frontière.

 

Comme chez Rawls, c’est l’intérêt qui va permettre le décentrement : par intérêt, on va améliorer la position des Français de l’étranger, et, par extension, la position des étrangers à l’étranger aussi bien que des étrangers en France. À chaque moment de la délibération, il n’y a pas de séparation possible entre les considérations de politique étrangère et les considérations de politique intérieure. On promeut ainsi une forme d’externalisme, que l’on pourrait nommer un externalisme de la citoyenneté : la citoyenneté va se définir par la possibilité d’allers et retours entre les pays.

 

Pour faire comprendre l’intérêt de cette modification de la position originelle, je voudrais prendre un exemple distinct de celui de la Bosnie, celui des effets du changement climatique. Nous prenons pour acquis que le sol de notre territoire existe ; or, nous savons qu’avec le réchauffement climatique, le territoire de certains pays pourrait être submergé. Que se passerait-il si, une fois le voile d’ignorance levé, la totalité de la population d’un pays se retrouvait en exil et son territoire sous l’eau ? Pour répondre à l’éventualité de cette situation, il faut mettre en question les circonstances de justice supposées par Rawls, à savoir la résidence d’une population donnée sur un territoire. Alors que Rawls, même dans ses réflexions internationales16, ne laisse pas de place à des peuples sans États, encore moins à des États privés de leur territoire, je propose d’envisager des pays, qui n’existeraient plus qu’à travers une population et un gouvernement en exil, leur politique étrangère et le droit international, mais sans territoire. On pourrait parler pour les désigner de « pays vides ». Ce serait l’extrême opposé d’un pays solipsiste.

Luc Foisneau – Quels sont tes prochains projets ?

Isabelle Delpla – On fait, hélas, l’expérience, dans la profession d’universitaire, de l’écart entre les projets et les réalisations. La multiplication des tâches ne relevant ni de l’enseignement, ni de la recherche, et la fragmentation du temps laissent peu de place pour la rédaction d’ouvrages au long cours. Je voudrais d’abord mener à bien le projet que je viens d’évoquer, celui d’un dépassement du solipsisme politique dont je voudrais développer les implications positives et non plus seulement critiques. Je souhaiterais mener un travail collectif sur les effets politiques, pratiques et théoriques, d’une émigration massive, notamment en Europe de l’Est. Il faudrait aussi poursuivre le volet moral de ce projet, à savoir, une critique du solipsisme moral. J’en ai posé divers jalons à travers l’analyse d’une morale humanitaire ou celle du cas Eichmann et je voudrais développer l’idée d’une division du travail moral17, qui intègre les dimensions de la pluralité des agents moraux pouvant agir sur plusieurs pays et la distance entre les personnes comme des facteurs normaux et constitutifs d’une action morale.

 

Enfin, depuis que j’ai commencé mes premiers terrains, la philosophie de terrain est devenue à la mode – je m’en réjouis –, et il m’importe de participer à son développement, notamment parmi les jeunes chercheurs. Il ne suffit pas qu’un philosophe aille sur le terrain pour que ses analyses soient pertinentes – le cas d’Arendt à Jérusalem en est une illustration – ; il ne faut pas céder à la croyance dans la supériorité du regard philosophique. Je plaide pour une philosophie de terrain marchant de pair avec les sciences sociales et le droit.

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1

Michael Walzer, Guerres justes et injustes, trad. fr. S. Chambon, A. Wicke, Paris, Belin, 1999.

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2

Voir mes ouvrages : Le Principe de charité, Quine, Davidson, Paris, PUF, 2001 ; Isabelle Delpla (dir.), L’Usage anthropologique du principe de charité, Philosophia Scientiae, vol. 6, cahier 2, Paris, Kimé, 2002 [en ligne].

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3

Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, média et politique, Paris, Métailié, 1993.

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4

Prijedor est une ville du Nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, où les autorités serbes avaient ouvert plusieurs camps, dont les photos émurent les opinions européennes à l’été 1992. Plusieurs procès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ont porté sur les crimes de cette municipalité.

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5

Eric Stover n’interroge ainsi que des témoins de l’accusation du TPIY dans : The Witnesses. War crimes and the Promises of Justice, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007.

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6

Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998.

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7

Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. fr. A. Guérin, Paris, Gallimard, Folio/histoire, 1997.

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8

David Cesarini, Adolf Eichmann, Paris, Tallandier, 2006. Le titre anglais, Becoming Eichmann. Rethinking the Life, Crimes, and Trial of a “Desk Murderer” (Cambridge, Da Capo Press, 2006), insiste justement sur ce devenir.

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9

Raul Hilberg, La Politique de la mémoire, trad. fr. M.-F. de Paloméra, Paris, Gallimard, 1996.

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11

Voir : Isabelle Delpla, Le Mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes, Paris, Hermann, 2011.

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12

Wittgenstein s’est attaqué au solipsisme, et au mentalisme de la signification qu’il suppose, en réfutant l’idée d’un langage privé ; Quine a critiqué l’idée même de signification, qu’elle soit ou non mentale, dans une approche radicalement empiriste mise en scène par le dispositif de traduction radicale : comprendre n’est pas saisir une signification, mais traduire à partir de l’observation du seul comportement observable.

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13

Michael Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice, trad. fr. J.-F. Spitz, Paris, PUF, 1999.

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14

Pour faire bref, je dirais que je suis proche de la démarche de Walzer dans Guerres justes et injustes lorsqu’il parle de la réalité morale de la guerre, mêlant droit international et jugements moraux ordinaires. Comme lui, je considère que la question du droit à l’immigration est la question première.   Voir : Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, trad. fr. P. Engel, Paris, Le Seuil, 2013.

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15

Voir mon article « Cosmopolitisme ou internationalisme méthodologique », Raisons politiques, no 54, 2014, p. 87-102 [en ligne].

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16

Voir : John Rawls, Le Droit des gens, Cambridge, Harvard University Press, 2001.

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17

Pour une ébauche de cette idée, voir mon article : « Solipsisme ou Division du Travail ? Où est la Perversion de l’Agent Moral ? », Journal of Ancient Philosophy, 1 (Supplément en ligne), 2019, p. 178-201 [en ligne].