(Université Toulouse Jean-Jaurès)
Comment signifie-t-on le peuple et comment se signifie-t-il lui-même ? À partir de l’expression « logos du peuple », nous voulons poser la question du sens du peuple, entendu à la fois comme signification et comme direction : où va le peuple ? Le logos fait partie de ce que Barbara Cassin nomme des intraduisibles, des concepts importés que l’on ne peut qu’approcher par des périphrases indiquant leurs sens multiples. Multiplicité de directions : voilà qui convient au problème de la définition du peuple. Peut-être est-ce parce que le peuple est déjà, en lui-même, un intraduisible dans sa propre langue qu’on ne peut le représenter sans le trahir, qu’on ne peut l’invoquer qu’à partir de son absence, qu’on ne peut le signifier sans lui assigner un sens, et, enfin, qu’on ne peut parler en son nom qu’en le traduisant dans une langue qui n’est déjà plus la sienne et dont il conteste la légitimité.
Si le sujet de la démocratie est nécessairement un être doué de logos, quel est le logos du peuple ? Comment le peuple parle-t-il et comment peut-on en parler ? N’est-ce qu’un « signifiant vide »1 dont le sens politique ne recouvre aucune réalité sociologique ? En ce cas, la parole est peut-être la seule possibilité pour un peuple de se manifester, mais nous verrons que dans cette manifestation il apparaît toujours brisé dans son unité : le peuple recouvre en fait une multiplicité de peuples qui échappent toujours aux identités préconçues au travers desquelles on les interpelle.
Le peuple : une aptitude anthropologique à la démocratie
La démocratie est souvent associée à l’apparition d’un peuple en acte sur la scène politique, peuple dont le pouvoir est immédiatement appréhendé en termes de chahut sonore, d’encombrement des corps venus en masse, d’une parole cacophonique, dont la présence effective ne relèverait pas directement de l’intelligence du sens, mais plutôt de la puissance du nombre reconnue comme légitime. Cette image désormais usée est prise dans un paradigme quantitatif du peuple qui veut que celui-ci soit réductible à une masse indiscernable, à l’impossible énumération des individus qui composent cette masse et à l’impossibilité pour chacun.e d’épeler son nom et d’articuler un discours.
Ce que nous aimerions interroger, c’est la notion de logos, en tant qu’elle apparaît comme une condition préalable pour prétendre être un sujet de la démocratie. Le peuple est l’un des signifiants-maîtres pour toute réflexion sur la démocratie, et cela, alors même que le sujet du peuple fait défaut (d’où la formule souvent utilisée de « peuple manquant »2). Quant à sa réalité performative (« nous, le peuple » par opposition à « eux, le non-peuple »), elle est rarement interrogée à partir des présupposés anthropologiques qui la traversent. En effet, dans une réflexion sur la démocratie, la question du logos du peuple est indissociable d’une réflexion sur l’humain et le non-humain, et sur l’attribution du logos aux altérités non-humaines auxquelles le peuple a souvent été ramené dans la philosophie politique classique. Paradoxalement, cette même notion de peuple, par son caractère amphibologique, a pu également être tenue comme un privilège anthropologique où seul ce qui compte comme humain (c’est-à-dire comme doué de logos) peut prétendre « faire peuple » et avoir voix au chapitre ; « peuple » désignant alors cette idéalité attestant d’une aptitude anthropologique à la démocratie.
Le politique est possible pour une raison anthropologique : l’humain est un animal doué de logos. Le logos fait partie des intraduisibles grecs, que l’on ne cesse d’interpréter lorsqu’on le traduit3. Souvent traduit par « langage », « parole » ou « raison », son étymologie renvoie à l’acte de rassembler. Rassembler, c’est faire d’une multiplicité une unité dont est nécessairement exclu ce qui n’est pas rassemblé, le reste, le non-peuple ou l’inhumain. Le logos est l’acte de l’intelligence par excellence : séparer et rassembler. L’intelligence rassemble sous un même concept un ensemble d’êtres dont elle considère que certaines caractéristiques communes légitime l’unité conceptuelle ainsi formée. Pour Aristote, l’humain est un animal qui a la faculté de former des concepts, et de dire ce qu’est une chose (par son pouvoir de définition). Or, si l’humain se caractérisait par son seul logos, il ne ferait pas de politique. Ainsi, paradoxalement, c’est dans son animalité que l’humain se fait tel : le politique n’advient que par la parole, qui elle-même s’ancre dans une sensibilité toute animale, traduisant des affects en concepts. Sans la parole, ne disposant que de sa voix, l’animal est condamné à l’expression des affects, il ne dépasse le seuil de la matérialité innervée de sa peau que pour la prolonger en plainte. Le logos, lui, permet de prolonger la plainte en jugement, de séparer le bien du mal, le juste de l’injuste, de sortir le Verbe du nerf, tout en conservant quelque chose de cette excitation nerveuse première. On le voit, le jugement n’est jamais un acte de pure raison. Ce qui le rend possible, c’est la rencontre de deux puissances en l’homme qui va le rendre possible : celle de la sensibilité et celle du logos. Chez l’animal-humain, la raison est sensible et la sensibilité est rationnelle. Mais alors, s’il est vrai que sans parole l’humain-animal est condamné à la violence, en quoi consiste cette puissance de conjuration de la violence attribuée au logos et en quoi cette parole constitue-t-elle le peuple ?
La parole du peuple : une sophistique ?
Le politique n’est pas qu’une affaire d’affects, mais il ne saurait non plus s’en passer. Or, le peuple est souvent associé aux affects, à l’émotion dans ses excès, à une corporéité encombrante et déréglée. Dans cette métriopathie politique, le peuple serait incapable de cette vertu essentielle qu’est la médiété. Et en tant que tel, il serait incapable de dire l’être car englué dans les apparences et, d’une certaine manière, lui-même dépourvu d’être : qu’est-ce qu’un peuple en dehors de son Prince qui l’assujettit ? Le peuple peut-il déterminer ce qui est bon, ce qui peut faire un bon usage s’il est lui-même incapable de dire l’être ?
Il y a eu des tentatives pour séparer les affects de la politique, pour rationaliser non pas la sensibilité, mais le réel lui-même, pour invoquer des puissances transcendantes déterminant la politique. Barbara Cassin note deux trajectoires différentes dans l’interprétation que les Grecs pouvaient faire de la puissance du logos. L’une a donné avec Platon la tradition majoritaire de l’ontologie pour qui l’être est ce que le discours dévoile. L’autre est issue d’une tradition minoritaire, celle des sophistes pour qui l’être est le résultat d’un discours. Barbara Cassin propose de nommer « logologie » cette conception de l’être comme discours. On connaît la célèbre expression mystérieuse de Protagoras : l’homme est mesure de toute chose, de ce qui est en tant que c’est, de ce qui n’est pas en tant que cela n’est pas4. Est-ce à dire qu’il transforme l’être ? Barbara Cassin explique qu’il ne parle pas de l’être, on, mais des khremata, des « choses en usage », de tout ce dont on peut faire un bon usage et un mauvais usage, l’homme étant bien la mesure du bon usage des choses. On appellera sage celui qui est capable de transformer une chose de telle manière qu’elle apparaisse bonne à celui qui en fait usage, auquel cas le peuple, parce qu’il est « usager », pourrait dans cette perspective bénéficier d’une certaine sagesse.
La transformation des apparences n’est pas un simple jeu d’illusionniste, elle repose sur un principe fondamental : les hommes ont une égale capacité à reconnaître ce qui est bon pour eux, une égale capacité à jouir, une égale capacité à reconnaître un bon usage. Aristote expliquera qu’il y a un bon usage des khremata, et que ce bon usage des khremata c’est le fait de les dépenser, de les donner, de les faire circuler, contrairement au fait de les accumuler qui en est un mauvais usage. À ce titre, le peuple, ainsi défini à partir des coordonnées de l’espace et du temps déterminées par l’utilité de la vie, se fait pensant et transformateur à partir de son action quotidienne (de déplacement, de dépense, de circulation). Dépenser, donner, faire circuler, c’est une sémantique du flux et du temps. Accumuler, stocker, entreposer, c’est une sémantique de l’espace. Les hommes sont la mesure du temps, c’est-à-dire des flux (des flux de marchandises, de monnaie, mais également des affects, des maladies etc.) et décident de stopper ces flux (d’accumuler, d’entreposer, de faire des emplois du temps, de boucher ou au contraire fluidifier une artère etc.). La sophistique considère que parler de l’être – faire la preuve d’un logos – c’est décider de stopper un flux, de faire du temps le « nombre du mouvement ». Il ne s’agit donc pas simplement de dire l’être mais de le faire advenir. En ce sens, le logos du peuple désigne la capacité de changer ce qui est, en vue d’un usage propre. Résumons : l’homme est mesure de ce qui flue, il est maître du logos, il produit des rationalités qui le réinstituent comme humain. N’est-ce pas ce partage du logos, cette possibilité de changer ce qui est, en vue d’un usage propre qui permet à une masse indiscernable d’hommes de se déclarer peuple ? N’est-ce pas là le fondement même de la démocratie ?
Le lieu du peuple-Cité
On sait l’opposition féroce de Platon et de son maître Socrate à la démocratie, tandis que les sophistes en étaient des partisans. Les travaux de Barbara Cassin ont permis de dépasser l’idée que les sophistes n’auraient été démocrates que par un vil intérêt pour la démocratie, en tant que démagogues, et que si Platon s’y opposait cela serait uniquement parce qu’il voyait bien que la démocratie n’était pas une égale compétence politique partagée, mais la soumission du plus grand nombre à une minorité de démagogues, qui n’avaient pas pour objectif de dire le vrai mais de produire des effets de vérité, emportant l’adhésion du démos, cette foule irrationnelle guidée par ses appétits brutes plutôt que par la saine raison.
L’opposition de Platon à la démocratie est, en un sens, plus profonde : elle implique une certaine conception du logos, celle d’un logos non démocratique qui fait de la parole la subordonnée de l’être et du démos le subordonné du sage. À cela il est possible d’opposer une conception démocratique du logos, celle qui fait procéder l’être de la parole et la justice de la pluralité des paroles qui la réclament. Cela implique de fonder la justice sur l’égalité plutôt que sur la bonne hiérarchie, la belle harmonie décrite par Platon dans la République où, chacun se tenant à sa place ne manque pas d’être utile au tout. Cette égalité trouve son fondement dans ce simple énoncé d’Aristote, dont il nous faut tirer toutes les conséquences : l’homme est un animal politique ou, comme nous le dirions plus volontiers : l’homme est cet animal qui dispose de la puissance du logos.
La parole, plutôt que le bon sens, est bien la chose du monde la mieux partagée. Cette égalité dans la parole dont les Grecs faisaient un pilier de la démocratie, c’est l’isegoria. Au sein de l’agora d’Athènes, tous les citoyens ont droit à la parole. Certes, l’égalité dans la prise de parole n’implique aucunement une égalité dans les effets de cette prise de parole5, d’où des professeurs de rhétorique enseignant leur art qui s’exerce dans l’Assemblée et les institutions athéniennes, enseignement dont ne peuvent disposer que les riches, les bien-nés, dont la richesse des possessions a pour corollaire la noblesse du langage. Mais qu’est-ce qu’une égalité dans la parole qui ne déboucherait que sur l’inégalité des effets de parole ? La démocratie n’est-elle qu’une aristocratie déguisée, où seuls les meilleurs, ceux qui manifestent le mieux la puissance du logos gouvernent réellement ? La démocratie ne suppose-t-elle pas l’homogénéité du peuple, celle que Nietzsche raillait dans sa critique du concept d’égalité6 ?
Dans l’avènement de la démocratie, l’arché n’est plus un privilège7. Il devient l’affaire de tous : le démos doit être souverain, c’est-à-dire détenir les pouvoirs décisionnaires qui concernent la vie publique. L’État, qu’on peut entendre ici comme pouvoir politique d’administrer un territoire donné et de décider des relations extérieures, n’est plus privé mais public. Cela exclut de droit le secret d’État ou la raison d’État, les affaires de l’État sont les affaires de tous et doivent être décidées par tous. Le commun du peuple se conquiert d’abord par l’aménagement d’un territoire, un nouvel urbanisme qui permet la politique et la liberté pour la « société de ses pairs »8, le peuple. L’arché étant commun, ce n’est plus la forteresse centrale qui va être le lieu du pouvoir politique, mais la Cité, la ville entière, en tant que cette ville est une communauté politique. La Cité s’organise donc autour de l’Agora, l’espace public, et va être entourée de remparts9. En même temps que le politique, le langage se modifie, un autre usage du logos devient possible : des métaphores spatiales désignent le pouvoir souverain. Or, l’espace est ce qui peut être commun, sans jamais être identique pour chaque individu : il est impossible pour deux individus d’occuper le même espace, mais il est possible pour un ensemble de citoyens de partager un espace commun. Partager n’est pas diviser : l’arché est en commun. Mais cette mise en commun du politique implique une division des fonctions. Cela va être l’objet de l’institution de la démocratie qui nécessite de diviser l’exercice du pouvoir en différentes tâches (magistrature, conseils, chefs militaires etc.). Ce qui est commun c’est le principe (arché), indivisible par essence. Ce qui est divisé ce sont les institutions garantes de ce principe. Cet autre usage du logos s’accompagne d’une révolution du logos lui-même : l’avènement de la philosophie. L’espace démocratique urbain définit un « horizon spirituel ». L’espace public de décisions politiques est lié à une libéralisation et à une forme de sécularisation de la pensée : de même que le pouvoir suprême n’est plus extérieur à soi, incarné par un monarque ou quelques individus bien nés (les « aristocrates » ou les « oligarques »), les phénomènes naturels n’adviennent plus par le caprice des dieux mais peuvent être ordonnés suivant la puissance du logos. Le logos investit le politique et la nature.
Démocratie et philosophie impliquent dès leur origine une lutte contre la transcendance : lutte contre la transcendance des forces divines sur la nature pour la philosophie, lutte contre la transcendance du pouvoir sur la Cité pour la démocratie10, d’où l’importance du logos non pas comme dévoilement de l’être mais comme producteur d’être : c’est parce que les hommes ont la capacité de se constituer en peuple dans l’immanence du logos qu’ils peuvent faire de la politique. L’une des formes de la liberté est d’être tour à tour « gouverné et gouvernant »11, d’être à la fois souverain (décider des lois et de leur application) et sujet (être soumis aux lois dont il a participé à l’élaboration). Et parler de l’unité du peuple démocratique ne peut se faire que sur fond d’une double égalité : l’isonomia (égalité devant la loi et dans la participation aux affaires publiques) et l’isegoria (égalité dans la prise de parole). Mais l’égalité politique des citoyens coexistait avec leur inégalité sociale, ce qui rend caduque l’hypothèse d’une « classe » sociale des citoyens au sens strictement marxiste du terme12. Le démos n’est donc pas une catégorie socialement homogène, c’est pourquoi il porte en lui une ambiguïté originelle, désignant à la fois l’ensemble des citoyens et les citoyens pauvres : peuple et bas-peuple.
Le démos : peuple et bas-peuple
Ce qui caractérise « l’invention de la politique »13, c’est l’inclusion du démos dans les prises de décision. Traduire le terme démos par peuple nous fait passer à côté de l’idée que s’en faisaient les Grecs, et nous empêche de comprendre les positions des partisans et adversaires de la démocratie. Le démos peut désigner le peuple comme ensemble unifié de citoyens ou comme le bas-peuple voire les misérables, les gens sans instruction ni éducation, contraints de passer la plus grande partie de leur temps à exécuter des travaux manuels et incapables, pour ces raisons-là, de réflexion politique14.
L’unité du peuple, au sein duquel les citoyens ne seraient pas distingués dans leur droit à la politique (l’isonomia), est un horizon qui passe par l’inclusion des classes populaires dans la vie politique15. Si bien qu’au sein de la démocratie athénienne les luttes entre groupes d’intérêts passaient par la médiation de la polis et ne découlaient pas immédiatement du mode de production16. Le politique est alors classiquement défini comme la sphère d’égalité citoyenne au sein de laquelle la violence de la conflictualité sociale se sublime, dans la non-violence, en conflictualité politique. Cela suppose la possibilité de traduire la violence des rapports sociaux par la parole. Or, toute violence ne trouve pas d’issue dans la parole. Dire la violence, c’est la transformer, la faire passer du seuil épidermique de la chair au seuil narratif de la parole. Le faire avec succès nécessite un art politique de la même manière que le psychanalyste doit transformer la névrose par la parole, le citoyen doit transformer la violence issue de la « division originaire du social » selon l’expression de Lefort. La réussite dépend bien sûr de la maîtrise de la parole, mais également de la compréhension des événements, de la réception de la parole : elle doit emporter l’adhésion de celles et ceux qui subissent cette violence, la parole doit « performer »17 par l’acte de dire. On peut bien sûr étudier les conditions sociologiques de cette performation, mais cela n’épuise pas les cas possibles18: il y a des performances linguistiques qui ne se réduisent pas à des conditions d’habilitation du sujet parlant. La parole des pauvres peut performer, le syndicaliste qui mobilise pour une grève, l’ouvrier qui raconte son travail et rencontre un écho populaire etc. C’est ce logos performatif qui fait advenir le peuple : la possibilité pour le peuple de se raconter (à travers des récits instituants) et de se dire. Mais sitôt qu’on parle de la parole des pauvres, ou de la parole du « peuple », la question de la compétence politique surgit : le peuple est-il compétent ? Peut-il dire ou même discerner le vrai ? Peut-il errer ?
Vérité et politique : le peuple peut-il errer ?
Comment concilier une définition de la politique par la capacité du logos à produire du réel et l’exigence éthique et épistémique de vérité ? Comment rendre raison de la construction des faits sans nier leur matérialité, sans nier donc une certaine forme de naturalité (le fait qu’il s’est bien passé quelque chose) ? Dans une perspective constructiviste, il n’y a pas de peuple antérieur au discours qui l’énonce (en ce sens il n’y aurait pas de peuple naturel, toujours déjà là en attente de nomination, de description ou d’interpellation). Mais réciproquement le peuple qui advient n’est pas rien, il dispose d’une matérialité qui à la fois l’expose aux interpellations qui lui viennent du dehors, et pour lesquelles le peuple ne serait que « vaine masse », et lui permet d’y faire face.
Le peuple doué de logos se fait advenir, se fabrique, mais cette fabrication par sa parole ne relève pas nécessairement d’une facticité qui le destine à l’irréalité, à la fiction, à une forme d’idéalisation sans incarnation concrète. En effet, le logos peut-il créer des faits de toute pièce ? Puis-je dire d’un peuple qu’il n’est pas, qu’il n’a pas lieu d’être ? Puis-je dire de la disparition d’un peuple qu’elle n’a pas lieu alors même que cette disparition bénéficie de toute la factualité nécessaire à la raison pour saisir le réel ? Certes, le mensonge est également la marque de la liberté humaine19. Mais cela ne signifie nullement que toutes les interprétations ou toutes les opinions se valent20. Cela signifie au contraire que le critère simple de vérité (la correspondance avec la réalité) n’est pas à lui seul suffisant pour établir une vérité, il faut estimer l’énonciation du fait : que vise-t-elle ? quel est son intérêt ? « Ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente » disait Deleuze21. En politique, la vérité doit être mesurée à l’aune de critères extérieurs à la notion de vérité. Thucydide faisait déjà de l’intérêt l’objet de la volonté humaine en politique. Davantage que le problème de la vérité et de l’erreur se pose celui de la stratégie (et non seulement de la tactique)22. L’abject est toujours possible – nier un génocide, nier l’existence d’un peuple sur une terre –, mais c’est bien plus abject que faux23. Le politique est le domaine de l’agir et du produire. Les preuves ne sont des garanties de vérité que tant qu’on les défend comme telles, qu’on leur restitue un sens permettant de produire des effets de vérité qui intéresse le peuple. Or, en politique, un effet de vérité est un effet-monde : fournir des preuves de la Shoah c’est dévoiler un monde, lui attribuer un sens et des habitants au sens phénoménologique du terme, donner du sens au monde. L’énoncé de cette vérité rappelle que ces habitants ont constitué un peuple pour le monde et non seulement une population, une collection d’individus racialisés, destinés à la mort brutale. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte épistémique pour le sens des mots mais également d’une lutte politique pour qualifier la réalité et la dignité d’une existence.
Le problème des rapports entre vérité et politique tient finalement au réel lui-même. Arendt souligne bien que, dans ce qu’elle nomme le système totalitaire, le réel doit se conformer aux fantasmes du dirigeant : pour Staline il n’y a qu’un seul métro, celui de Moscou : qu’il en existe un à Paris n’est vrai... que tant qu’il en existe un à Paris24. « Le réel c’est quand on se cogne », selon la fameuse formule de Lacan, mais c’est également l’impossible, l’impénétrable ajoute-t-il, ce qui se dérobe toujours aux identités qu’on lui attribue. La négation d’un peuple ne saurait se révéler fausse que par la résistance de ce peuple à sa propre négation. Si la vérité en politique est une vérité politique et non une vérité sur la politique c’est que les limites de la puissance politique ne sont jamais fixées d’avance. L’art politique consiste alors à ne jamais se cogner mais cela peut prendre deux formes : la prise en compte de dimensions du réel capables de résister (un peuple, des travailleurs, des femmes, des Noirs, des Juifs...) ou l’affirmation d’une pure puissance sans limite. Le peuple revêt alors cette double forme : la possibilité de se dire et de se faire advenir dans l’être et la capacité d’être dit, d’être reconnu. Dans les deux cas le rapport à la vérité est politique : nier un peuple, en appeler à un peuple, parler au nom d’un peuple, tout cela ne peut se mesurer qu’aux effets-monde engendrés, et non à l’aune de critères du savoir abstraits du monde. Se pose alors la question de savoir comment un peuple produit les moyens de son expression et perdure dans son être. Par quels intermédiaires un peuple se donne-t-il existence et comment faire en sorte que ces intermédiaires ne constituent pas sa propre négation ?
Le peuple et ses intermédiaires
Quelles institutions permettent de formaliser les revendications d’un peuple pour qu’elles aient une effectivité politique ? Que se passe-t-il si ces institutions n’existent pas ? Un peuple peut-il exister sans parole ? Existe-t-il un peuple en puissance qui sommeillerait, en manque de moyen d’expression ? Un peuple en puissance ne renvoie-t-il pas nécessairement à un imaginaire réactionnaire qui cherche, dans le fantasme des origines, à le fonder sur un nationalisme, pour lequel les minorités constituent un « anti-peuple » ? Le concept aristotélicien de puissance est inséparable de celui d’essence : l’essence (la forme) est actuelle, la matière est en puissance telle ou telle forme. Si on ne devient que ce que l’on est, pour paraphraser Pindare, quelle puissance est à l’origine de l’actualité d’un peuple ?
Gérard Bras, Les voies du peuple, Paris, Amsterdam, 2008.
Il y a une impureté du peuple25 qui peut l’amener à nier être ce qu’on voudrait qu’il soit. Les militant.es internationalistes ne se réclament pas du peuple français. Le peuple n’est pas toujours ce qu’on prétend qu’il est. Il s’agit de tout autre chose que de vérifier la correspondance entre une chose et son concept, c’est interroger la manière dont la puissance de conceptualisation transforme le monde, dont l’expression transforme l’être. Les révolutions arabes ont été le théâtre d’un usage du mot « peuple » (šʿab) qui a agi comme un véritable retournement de stigmate, au sens où il était auparavant le signe par lequel les dictateurs interpellaient leurs sujets26. L’expression n’est pas qu’un signe indépendant de ce qu’il signifie, c’est tout un d’être et de signifier : s’interroger en tant que peuple c’est d’emblée se transformer, c’est échapper à son « essence » par ce que Merleau-Ponty appelle d’une formule heureuse « le génie de l’équivoque »27.
L’idée d’un peuple en puissance n’a pas de sens : la puissance du logos est la liberté d’échapper à toute essence prédéterminée. Il n’y a jamais un peuple, le peuple se donne toujours comme multitude dont l’unité est sans cesse questionnée, critiquée, brisée : à chaque soulèvement on voit des peuples de prolétaires, des peuples de femmes, des peuples de Noirs, des peuples de citoyens. Le peuple n’étant jamais une unité constituée il est toujours en devenir. Il n’y a jamais de peuple, il n’y a que des devenir-peuples. Chaque élan révolutionnaire populaire comporte son lot de créativité, d’invention de peuples, d’humour et de revendications multiples. Les gouvernants le raillent (« tout ça est contradictoire, ça ne constitue pas un programme »), derrière l’ébullition révolutionnaire de slogans multiples ils ne perçoivent que l’absence d’unité. En réalité il y a bien une unité : il y a une création de nouveaux espaces communs et d’une nouvelle temporalité. Ce n’est pas l’unité d’une revendication ni un intérêt commun. C’est un espace et des temporalités qui d’un seul coup deviennent communs et permettent l’expression plurielle des revendications, c’est la démocratie en acte. La « convergence des luttes » est une convergence des temporalités : des luttes différentes se rencontrent au même moment dans un espace commun. La répétition du Temps imposé par l’ordre social dominant est brisée, une nouvelle temporalité émerge qui unifie des devenir-peuples. L’unité est celle de la création de nouveaux espaces-temps qui permettent l’expression d’un logos pluriel.
Tandis que la légitimité des gouvernants ne repose que sur la fiction d’une unité populaire28 il leur arrive de trembler devant la réalité des devenir-peuples, à proprement parler « ingouvernables »29. Le logos des peuples contre le logos d’État, la parole émancipatrice et multiple contre la parole royale qui assujettit30, le devenir-citoyen contre le statut-sujet.
Qu’on ne s’y trompe pas, nous parlons de logos et non pas seulement de raison. La puissance du logos est une puissance de signification, mais la signification n’est pas nécessairement d’origine rationnelle. Merleau-Ponty parle du corps comme « puissance irrationnelle » créatrice de signification, désignant ainsi tout ce que le corps peut signifier de ses états émotifs et de son rapport au monde31. Il ne s’agit pas non plus de simples émotions dénuées de toute forme de rationalité, conception méprisante d’un peuple sans parole, irrationnel par essence. C’est tout un, pour l’être humain, que d’exprimer une émotion et de la ressentir32.
Conclusion
Il y a bien un domaine de la signification qui n’est pas celui des choses. Quand un peuple en devenir en appelle à lui-même, il n’y a pas énonciation de ce qui est car « le peuple manque »33. Il n’y a pas énonciation d’un peuple en puissance dont on attendrait patiemment que son essence soit réalisée par la matière populaire. Il y a production d’un peuple virtuel, qui ne peut s’actualiser qu’en transformant sa propre virtualité. Est virtuel tout ce qui est du domaine du sens. Est actuel ce qui est du domaine des choses et des corps34. Les deux sont inséparables, c’est tout un de se faire peuple et de lui donner un sens. On peut créer des peuples virtuels, les artistes le font, les philosophes et les écrivains aussi parfois. L’irruption des devenir-peuple dans leur actualité n’en bouleversera pas moins toutes les significations préconçues dont on pouvait les recouvrir. S’il peut exister des peuples virtuels, il n’existe aucun peuple en puissance et tout peuple actualisé se donne à voir comme multiplicité et comme devenir.
Remerciements
Cet article est issu de plusieurs cours sur la démocratie que j’ai donnés à des étudiants de Master NES (nouvelle économie sociale et solidaire) et de licence de sociologie et économie à l’université Toulouse Jean-Jaurès entre 2016 et 2018. Je remercie les étudiants pour les conversations toujours stimulantes qu’ils ont pu initier. Je remercie également chaleureusement Gérard Bras pour ses remarques avisées qui m’ont largement aidé à structurer mes idées dont j’assume, cela va de soi, l’entière responsabilité.
Notes
1
Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, vers une politique démocratique radicale, Besançon, Les solitaires itempestifs, 2008.
2
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1998.
3
Sur la polysémie du terme voir Barbara Cassin (dir.), « Logos », in Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Robert, Seuil, 2004, p. 727-740.
4
Pour une discussion serrée de cette phrase de Protagoras et de ses différentes interprétations, voir Barbara Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 228.
5
Cf. Barbara Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 224, à propos du mythe de Protagoras : « l'égalité devant le droit à la parole n'implique pas l'égalité quant à l'effet produit ».
6
Voir notamment Friedrich Nietzsche, « Des tarentules », in Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1971.
7
Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1997, p. 42.
8
« Celui qui abandonne sa polis, ou qui en est banni, perd non seulement sa patrie ou la terre de ses ancêtres, mais il perd aussi le seul espace où il pouvait être libre; il perd la société de ses pairs ». Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Le Seuil, 1995, p. 79.
9
Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Le Seuil, 1995, p. 43.
10
Deleuze commentant Vernant : « les Grecs seraient les premiers à avoir conçu une stricte immanence de l'Ordre à un milieu cosmique qui coupe le chaos à la manière d'un plan. Si l'on appelle Logos un tel plan-crible, il y a loin du logos à la simple raison (comme lorsqu'on dit que le monde est rationnel). La raison n'est qu'un concept, et un concept bien pauvre pour définir le plan et les mouvements infinis qui le parcourent. Bref, les premiers philosophes sont ceux qui instaurent un plan d'immanence comme un crible tendu vers le chaos. (...) Il y a religion chaque fois qu'il y a transcendance, Être vertical, État impérial au ciel ou sur la terre, et il y a Philosophie chaque fois qu'il y a immanence, même si elle sert d'arène à l'agôn, et à la rivalité ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie, Paris, Minuit, p. 45-46.
11
Aristote, Les Politiques, Paris, Flammarion, 2015, p. 426.
12
Jean-Pierre Vernant, « La lutte des classes », in Mythes et société et en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004.
13
Moses I. Finley, L'invention de la politique, Paris, 1985, Flammarion, p. 39 : « Malgré toutes ces différences [en termes de territoire, d'infrastructure économique, de degré d'urbanisation de richesse, de nombre d'habitants], toutes les cités-États avaient en partage un trait commun : les paysans, artisans et boutiquiers étaient intégrés dans la communauté politique en tant que membres, en tant que citoyens ».
14
L’ambigüité qui existe dans le concept de peuple est déjà souligné par Aristote à propos du démos. Voir Aristote, Les Politiques, Paris, Flammarion, 2015, p. 425.
15
Bien sûr, on sait bien que la démocratie athénienne n'incluait pas l'ensemble des personnes concernées par ses décisions politiques sur son territoire : les femmes, les étrangers et les esclaves étaient exclu.es de la citoyenneté politique, nous revenons plus bas sur les exclu.es du peuple. Mais les citoyens ne constituaient pas une classe sociale unifiée au sens marxiste (la place occupée au sein d'un rapport de production), et la majorité des citoyens était pauvre.
16
Au sein des citoyens se distinguaient les pauvres (qui avaient besoin de travailler de leurs mains pour vivre) et les riches (qui n'en avaient pas besoin). Les oppositions d'intérêts entre ces deux groupes sont des oppositions à l'intérieur de la démocratie, à travers la politique, et non pas des oppositions extérieures à la politique, comme des luttes sociales spécifiquement économiques par exemple.
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Je reprends ici une expression qu'on doit à Austin dans Quand dire c'est faire, Paris, Points-Seuil, 1991.
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Cf. Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Le Seuil, 2001, p. 108. : « L'enquête austinienne sur les énoncés performatifs ne peut se conclure dans les limites de la linguistique. L'efficacité magique de ces actes d'institution est inséparable de l'existence d'une institution définissant les conditions (en matière d'agent, de lieu ou de moment, etc.) qui doivent être remplies pour que la magie des mots puisse opérer. Comme l'indiquent les exemples analysés par Austin, ces « conditions de félicité » sont des conditions sociales et celui qui veut procéder avec bonheur au baptême d'un navire ou d'une personne doit être habilité pour le faire, de la même façon qu'il faut, pour ordonner, avoir sur le destinataire de l'ordre une autorité reconnue ».
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Cf. Hannah Arendt, « Du mensonge en politique, » in Du mensonge à la violence, Paris, Calman-Levy, 1972, p. 9, où l’auteure lie intrinsèquement mensonge et liberté. La liberté est la capacité de créer du nouveau, donc de nier l’existant : « Autrement dit, la négation délibérée de la réalité – la capacité de mentir -, et la possibilité de modifier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination. Car il ne va pas de soi que nous soyons capables de dire : « le soleil brille, à l’instant même où il pleut. (...)Sans cette liberté mentale de reconnaître ou de nier l’existence, de dire “oui” ou “non” (...) il n’y aurait aucune possibilité d’action ; et l’action est évidemment la substance même de la politique ».
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Zemmour n’est pas Paxton et Faurisson n’est pas Raul Hilberg.
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Et il ajoutait : « Mais ce n’est jamais faux ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. » Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 2003, p. 177. Cité par Barbara Cassin, Quand dire c’est vraiment faire, Paris, Fayard, 2018, p. 187. Deleuze a tenté par ailleurs de penser le sens indépendamment du fait. Non pas que les faits n’existent pas, mais, reprenant à son compte une distinction stoïcienne, ils sont des mélanges de corps hétérogènes aux états qu’on leur attribue par le langage. Ainsi, le fait serait de l’ordre du corporel, tandis que son interprétation, sa reprise dans le langage ne peut dire que de l’incorporel, que Deleuze appelle « événement » : « Les mélanges en général déterminent des états de chose quantitatifs et qualitatifs : les dimensions d’un ensemble ou bien le rouge du fer, le vert d’un arbre. Mais ce que nous voulons dire par « grandir », « diminuer », « verdoyer », « trancher », « être tranché », etc., est d’une tout autre sorte : non plus des états de chose ou des mélanges au fond des corps, mais des événements incorporels à la surface qui résultent de ces mélanges. » Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 15. Sur le lien entre le langage et l’événement voir Ibid., p. 18 : « l’événement est coextensif au devenir, et le devenir lui-même, coextensif au langage. »
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Thucydide rapporte la parole des Corynthiens qui demandent à Athènes de ne pas intervenir dans leur conflit avec les Corycéens qui, eux, demandent sa protection. Les deux discours tentent de faire valoir l’intérêt qu’a Athènes de se rallier à leur position, par-delà la question de savoir ce qui est juste et ce qui est vrai. Et aux Corynthiens d’affirmer : « L’intérêt est surtout du côté de celui qui commet le moins de fautes. » (Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, GF, 1966, p. 57). Voir également François Châtelet qui commente Thucydide : « la volonté humaine, par essence, lorsqu’elle est lucide, ne peut que vouloir l’intérêt de la Cité » (La Naissance de l’histoire, Paris, Minuit, t. 1, 1962, p. 267).
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Il ne s’agit pas de dire que ce n’est pas faux, mais que la fausseté est adossée à un autre critère que celui de la vérité. La catégorie de génocide est une catégorie politique, reconnaître un génocide est un acte politique. Bien sûr cette reconnaissance s’appuie sur des travaux d’historiens qui tentent d’établir les faits, et ces travaux ont des garanties de vérité (vérification et recoupage des sources, accès direct aux archives etc.). Mais il n’empêche que sortir un fait du « chaos de purs événements » (Hannah Arendt, « Vérité et politique, » in La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 303) suppose une volonté, un intérêt et produit un phénomène : une mise en lumière d’un fait. On pourra toujours dire qu’un observateur neutre et impartial peut dire la vérité des chambres à gaz sans aucune énonciation. Mais cet observateur impartial n’existe pas, et s’il existait il n’aurait aucun intérêt à défendre son point de vue, ne le défendrait donc pas, et ce qu’il prétend être une vérité ne saurait jamais faire l’objet d’une croyance partagée. Ceux qui nient les crimes et les génocides de l’histoire trouveront toujours une échappatoire à la vérité : après la négation des preuves ils finissent toujours par dire à mots couverts que les morts méritaient leur sort. On ne peut pas faire l’histoire de la shoah sans être antinazi : la simple attention à la parole des témoins leur rend leur humanité niée car « ce que la confiance dans la parole d’autrui renforce, ce n’est pas seulement l’interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté » (Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.207). Derrière le négationnisme d’un génocide, n’y a-t-il pas une activation du fantasme de la réalisation de ce génocide ? Un génocide mené à son terme est un génocide nécessairement absent des mémoires. Arendt a souligné que la tentative de déréalisation des faits par le discours de la propagande totalitaire trahit le fantasme d’une toute-puissance : « C’est seulement dans un monde entièrement sous contrôle que le dirigeant totalitaire a la possibilité de réaliser tous ses mensonges et d’avérer toutes ses prophéties » (« Le totalitarisme, » in Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002, p. 669).
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Hannah Arendt, « Le totalitarisme, » in Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002, p. 668.
25
Voir Gérard Bras, Les voies du peuple, Paris, Amsterdam, 2008.
26
Voir le magnifique ouvrage d’archives révolutionnaires dirigé par Leyla Dakhli : L’esprit de la révolte. Archives et actualité des révolutions arabes, Paris, Le Seuil, 2020, p. 103-104.
27
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 221.
28
Le développement de la souveraineté coexiste avec une certaine idée du peuple comme fondement de la légitimité de cette souveraineté. Cf. Olivier Beaud, La puissance de l'État, Paris, PUF, 1994, p. 25 : « Toutes les règles qui composent la souveraineté comme puissance publique (notamment l'obéissance préalable des sujets) sont conservées dans l'État contemporain. Mais la puissance publique requiert aujourd'hui une légitimation démocratique et libérale, illustrée par la Constitution ».
29
Cf. Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018.
30
Cette parole de pouvoir dont parle Pierre Clastres, la parole d'État par excellence qui est le « droit du pouvoir », dans La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974, p. 132.
31
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris Gallimard, 1945, p. 221.
32
« Celui qui prend la parole au nom du peuple n'est pas délégué dans un cadre juridique formel, mais lance d'abord un cri, expression d'une émotion qui ne relève pas de la passion irrationnelle (...) mais articule le sentiment d'une injustice éprouvée dans le corps des dominés sans voix ». Gérard Bras, Les voies du peuple, Paris, Amsterdam, 2018, p. 101.
33
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1998.
34
Cf. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 269.