Nous assistons à un nouveau type de contestation : du monde arabe aux capitales occidentales, de la Turquie au Brésil en passant par l’Ukraine, mais aussi en France, se déploie depuis 2010 une vague de mouvements de protestation originaux. Ces mouvements sont nommés par les lieux ou les espaces qu’ils occupent, la place Tahrir au Caire, Gezi Park à Istanbul, Maïdan à Kiev. La plupart se caractérisent en effet par l’occupation durable de places. Ils mobilisent le registre des émotions, et des valeurs comme l’égalité, la solidarité, la dignité et le respect. De nouveaux répertoires d’action et modes d’agir s’élaborent et sont mis en pratique sur la place publique en une expérimentation démocratique inédite. La célébration du pluralisme et l’absence de leaders et de porte-parole distinguent ces mouvements, qui renouvellent les agendas démocratiques relatifs à l’environnement, la crise économique et la corruption. Les revendications sont définies sur « place » par une délibération ouverte assistée par le jeu des réseaux. Ces enjeux se reconnaissent à leur caractère délimité, quelle que soit leur portée. L’auto-organisation et de nouvelles formes d’engagement de la personne contribuent aussi à définir ces mouvements.
Des formes de contestation qui réunissent tous ces traits interpellent les sciences sociales. Comment penser le rapport de ces mouvements d’occupation de la place publique à la démocratie et plus largement à la politique ? Ces contestations sur la place publique ne font-elles pas apparaître un nouveau « sujet » politique, quelle que soit l’aire à laquelle il appartient ? En quoi cette vague mondiale peut-elle être considérée comme un moment historique qu’on pourrait comparer aux années 68 ? Que dit-elle aux sciences sociales, fondées au début du XXe siècle dans un univers socio-politique foncièrement différent ? Et que dit-elle sur notre manière de penser le politique à partir du personnel et du public ?
Sous le titre « La démocratie de la place publique : les mouvements de Maïdan », nous avons orienté à partir de ces questions notre séminaire annuel à l’EHESS en 2014. Dans son prolongement et grâce à un financement du LabEx Tepsis, nous avons organisé un colloque international sous le même titre en novembre 2015, dans le cadre du 40e anniversaire de l'EHESS. Les contributions réunies dans ce dossier rassemblent les travaux des étudiants du séminaire ainsi que les communications d’une partie des chercheurs invités au colloque. Celui-ci a permis à des chercheurs travaillant sur des aires diverses de partager leurs expériences et de croiser leurs savoirs et leurs analyses. Nous avons veillé à inclure différentes formes d’expression, comme le témoignage ou l’expression artistique de personnes ayant fait l’expérience de telles places publiques en tant qu'« acteurs réflexifs ». Les mouvements de la place publique élargissent en effet le champ du politique vers des expressions visuelles et performatives nouvelles, et suscitent par là aussi l’interrogation des sciences sociales.
Coordinateurs du workshop : Nilüfer Göle (Directrice d'études à l'EHESS) et Yves Cohen (Directeur d'études à l'EHESS).
L’édition de ce dossier a été rendue possible par le soutien de la fondation NOMIS et par le travail des membres du projet PublicDemoS : Warda Hadjab, Zeynep Uğur et Gökçe Tuncel. Nous les en remercions.