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L'intellectuel collectif selon Bourdieu
directeur de recherche émérite

(CNRS - CESSP)

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Cet article est la version numérique de la notice « Intellectuel collectif » de Louis Pinto extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).

Pierre Bourdieu accorde une importance majeure à la sociologie des intellectuels qui, pour lui, n’est pas un domaine séparé du savoir mais le moment où celui-ci se réfléchit : les erreurs et méprises scientifiques engendrées par des biais idéologiques renvoient toujours aux conditions de la production et de la circulation des idées. L’intention de cette sociologie n’est pas de rabaisser les intellectuels, mais au contraire de leur donner les moyens d’une émancipation qui les concerne directement et qui, à travers eux, concerne l’ensemble de la société. Entre le répertoire de l’analyse scientifique et le répertoire normatif, il n’y a pas de coupure. L’autonomie des intellectuels, à condition d’être considérée comme défense d’un groupe qui n’a pas sa fin en lui-même, devrait plutôt être entendue comme un « corporatisme de l’universel » : défendre les intellectuels comme détenteurs d’une compétence dont le propre est d’inclure une réflexion sur ses conditions d’usage, ses limites et ses dévoiements, c’est travailler à mettre leur activité au service de la liberté de tous.

Parlant d’une « sorte d’intellectuel collectif », Bourdieu désignait une action concertée des intellectuels pour résister à « des mécanismes plus puissants que les individus » : « il faudrait inventer une sorte d’intellectuel collectif sur le modèle de ce qu’ont été les Encyclopédistes », déclarait-il à Franck Nouchi dans Le Monde du 7 décembre 1993 [Bourdieu 1993]. De plus en plus l’expression a été employée pour suggérer ce que pourrait être une action rationnelle permettant de concilier les exigences critiques traditionnelles des intellectuels issues des Lumières (« penser par soi-même ») et les caractéristiques du mode de production des savoirs, irréversiblement régi, selon Durkheim comme selon Weber, par un degré élevé de division du travail.

L’affirmation de l’autonomie des intellectuels par rapport aux pouvoirs politico-économiques comporte une rupture, d’abord avec les conceptions technocratiques qui tendent à privilégier le modèle de l’expert, et aussi, avec les tentations prophétiques illustrées par le modèle sartrien de l’« intellectuel total » qui, tout en étant éminemment estimable, pèche par naïveté en attribuant à un individu exemplaire des pouvoirs exceptionnels. Pour dépasser ce dernier modèle, Foucault avait proposé la notion d’intellectuel spécifique qui concernait des « points précis » (logement, asile, hôpital, famille) en évitant des formulations globales jugées simplificatrices. La seule façon réaliste, selon Bourdieu, de résister aux forces d’asservissement intellectuelles et politiques est de mutualiser les compétences, les savoir-faire, de leur donner des dimensions interdisciplinaires et internationales, ce qui suppose de la part de chacun des participants des qualités telles que la rigueur, la modestie, la perception d’enjeux universels au sein de tel ou tel contexte.

Monde diplomatique, juin 1999

Bourdieu P., « Pour un mouvement social européen »

Monde diplomatique, juin 1999

Or tout cela implique des renoncements, à commencer par la mythologie du héros solitaire. Alors que les intellectuels pris individuellement ont tendance à sous-estimer leur pouvoir social, ils détiennent collectivement une force relativement importante. Bourdieu n’entendait pas limiter ce groupe au cercle des sciences sociales même si, évidemment, il accordait un rôle essentiel aux sociologues : il s’adressait, au-delà de ceux-ci, à tous les producteurs de biens symboliques (physiciens, biologistes, écrivains, artistes, etc.) aujourd’hui concernés dans leur domaine par la tâche de faire prévaloir les exigences d’autonomie contre les défis du néolibéralisme. Face aux forces si puissantes et organisées de l’économie et de la finance, les intellectuels devraient renoncer à des mythologies dépassées et reconnaître les vertus d’un travail commun combinant la critique et l’invention d’utopies. L’intellectuel collectif n’a pas été seulement une utopie mais une maxime d’action présente dans plusieurs des entreprises de Realpolitik de la raison, dont la revue Liber, le « Parlement des écrivains », l’Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (ARESER), l’association Raisons d’agir, des tribunes dans la presse (souvent signées à plusieurs) [Bourdieu 2002].

Pour aller plus loin, autres notices du

Dictionnaire international Bourdieu à consulter :

Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche, Autonomie, Biens symboliques,

Champ(s) de production culturelle, Champ du pouvoir, Champ économique, Champ intellectuel, Circulation, Critique,

Division du travail, Durkheim, Foucault,

Individu(s), Intellectuel(s), Internationalisation, Interventions,

Liber, Liberté, Monde (Le), Néolibéralisme,

Parlement international des écrivains, Prophète,

Raisons d’agir (Association), Sartre, Universel, Weber

Dictionnaire international Pierre Bourdieu

    Bourdieu P., 1993, « Notre État de misère » (avec S. Pasquier), L’Express, 18 mars.

     

    Bourdieu P., 2002, Interventions, 1961‑2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone.

    Pour citer cette publication

    Louis Pinto, « L'intellectuel collectif selon Bourdieu » Dans « Pierre Bourdieu et le politique », Politika, mis en ligne le 03/11/2020, consulté le 25/10/2022 ;

    URL : https://www.politika.io/index.php/fr/article/lintellectuel-collectif-bourdieu