(Universitat de València - Grup d’Estudis Històrics sobre les Transicions i la Demcràcia - GVPROMETEO2016-108)
(Universidad de Valencia - Departamento de Historia Moderna y Contemporánea)
Caserma Fabio Filzi, già Sede Gruppo Rionale Fascista Filzi, arch. Eugenio Faludi, 1935-1938. Bas-reliefs de Leone Lodi.
Joan Maria Thomàs (Palma de Majorque, 1953), professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Rovira i Virgili, est un spécialiste reconnu dans le domaine des études sur le fascisme dans ses différentes manifestations, du franquisme et des relations entre les États-Unis et l’Espagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Auteur de onze ouvrages (dont trois ont été traduits en anglais), il a dirigé plusieurs dizaines de volumes collectifs et publié de nombreux articles scientifiques. Sa trajectoire en tant qu’historien lui a valu plusieurs prix (Ciudad de Barcelona de Historia, celui de la Critique « Serra d’Or », ICREA Academia) et la médaille Narcis Moturiol du mérite scientifique et académique. Il a été chercheur, enseignant ou conférencier dans les universités de Georgetown, Princeton, Wisconsin-Madison, LSE, Tel Aviv, Jawaharlal Nehru, Jamia Millia Islamia, Otago, Adélaïde, South China Normal University, Tianjin, Dalian et Nanjing.
Ses derniers livres publiés sont José Antonio. Realidad y mito, Penguin Random House Grupo Editorial / Debate, 2017 (traduction anglaise : José Antonio Primo de Rivera. The Reality and Myth of a Spanish Fascist Leader, Berghahn Books, 2019), dans lequel il étudie notamment la pensée et la trajectoire politique de Primo de Rivera, ainsi que le mythe créé par son propre parti et par la dictature de Franco, et Los fascismos españoles (Barcelona, Ariel, 2019).
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Au cours des dernières décennies, une culture du « devoir de mémoire » s’est développée, soucieuse de maintenir vivant dans le présent le souvenir des grandes tragédies du siècle passé. Il est donc compréhensible que le soutien social croissant, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe, à des courants politiques qui affichent un nationalisme xénophobe et autoritaire, remette sur la table la question du fascisme. Cependant, du point de vue des sciences sociales et de l’analyse historique, la notion de fascisme est problématique. Le fascisme est-il une catégorie historique, qui doit être utilisée en restant attentif à son historicité, ou est-ce une notion qui peut définir des expériences politiques appartenant à des temps et des espaces différents ? Pensez-vous qu’il s’agit d’un concept visant à rendre compte d’un phénomène circonscrit à un espace et un temps donnés (l’Europe et la période entre les deux guerres mondiales) ou qu’il est aussi utile pour englober des phénomènes sociopolitiques similaires dans d’autres parties du monde et/ou dans des périodes plus récentes ? Le fascisme a-t-il selon vous des caractéristiques (idéologiques, de mobilisation et d’action politique avant et après la prise de pouvoir, d’organisation de l’État et de soutien social) qui restent constantes dans le temps ou est-il au contraire, de manière imprécise, ambiguë et souple, capable de se détacher de certains de ses traits originels, comme cela s’est produit en Espagne pendant la dictature de Franco ? Quels sont les traits qui définiraient le fascisme et le distingueraient d’autres phénomènes qui peuvent être apparentés, quoique non identiques, comme le nationalisme conservateur et autoritaire en Europe centrale et orientale dans les années 1930 ?
Joan Maria Thomàs – Lorsqu’on parle de fascisme, il faut distinguer l’idéologie fasciste, les partis fascistes et les régimes fascistes. L’idéologie persiste aujourd’hui, même si elle n’a pas l’influence qu’elle a eue dans l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale. Des partis de ce type persistent également, qu’il s’agisse de survivances de ceux des années 1930 et 1940 – comme aujourd’hui La Falange en Espagne, entre autres – ou de nouvelles créations – comme l’Aube Dorée grecque. Ils étaient, et sont toujours, des partis avec des milices et des structures fortement hiérarchisées. Quant aux régimes fascistes, tels que l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste ou l’Ukraine des Oustachis, il n’y en a pas actuellement, et je ne crois pas qu’il y en aura d’autres véritablement homologues à l’avenir. Il n’y a pas non plus de régimes fascisés, comme l’Espagne de Franco. Je considère qu’ils sont tous le produit d’une époque et de circonstances historiques singulières. En revanche, l’idéologie en tant que telle, ainsi que certains partis fascistes, ont persisté ou ont été créés après 1945. Mais ils ne sont arrivés au pouvoir dans aucun pays et n’ont pas atteint le niveau d’influence politique que certains d’entre eux ont eue dans la période précédente, créant deux régimes et marquant l’histoire européenne. Il ne me semble pas non plus possible qu’ils y parviennent.
Dans la mesure où le fascisme représentait une réaction ultra-nationaliste radicale contre les gauches sociale-démocrate, communiste et anarchiste, contre la démocratie elle-même et le système libéral, contre les nationalismes périphériques et/ou certaines races et minorités, et ce en formulant une proposition révolutionnaire spécifique, anticonservatrice et totalitaire, il se distinguait du reste des forces de droite. Fondamentalement conservatrices et autoritaires de différentes manières, elles allaient du corporatisme catholique semi-démocratique à l’appel à la dictature autoritaire anti-gauche. Dans le cas des nazis et des fascistes italiens, cela a d’abord impliqué des alliances avec certaines de ces forces, puis leur subordination. Et en 1945, avec la victoire des Alliés, ils ont disparu, bien qu’en Italie le Mouvement Social Italien, néo-fasciste, ait été fondé dès 1946.
Dans le cas de régimes qui ne sont pas fascistes à proprement parler, mais plutôt fascisés, c’est-à-dire avec une composante fasciste en leur sein, mais sans que celle-ci ait eu la direction de l’État entre ses mains et appliqué pleinement son programme, comme cela s’est produit en Espagne avec le régime de Franco et son parti unique, à partir de 1945 cette composante sera dissimulée et maquillée, sans que se manifeste la volonté de s’en passer.
Rappelons par ailleurs qu’en 1938, sur la majorité des États européens – seize sur les vingt-huit existants, pour la plupart à l’est et au sud du continent – quatorze étaient de type autoritaire de droite, sous de multiples formes– dictatures militaires, dictatures monarchiques, social-corporatives, etc. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le nombre de régimes autoritaires plus ou moins fascisés en Europe – y compris les régimes collaborationnistes créés par les occupations nazies et fascistes – a atteint vingt-deux, mais de tous, un seul, le régime des Oustachis en Croatie, peut être qualifié comme authentiquement fasciste. Dans d’autres pays, comme la Roumanie, une tentative de prise de pouvoir par les fascistes en 1941 fut écrasée par la dictature militaire autoritaire. La même année, en Espagne, une tentative de Franco pour parvenir à la fascisation totale de son régime a été avortée, sans effusion de sang, par le dictateur.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Sans nier les différences importantes entre notre époque et la période de l’entre-deux-guerres, est-il possible de faire le lien entre ce qui se passe maintenant et ce qui s’est passé alors ? Pour reprendre une des idées exposées au milieu des années 1980 par Jürgen Habermas dans l’Historikerstreit : dans quelle mesure notre existence continue-t-elle d’être liée au contexte vital qui a rendu possible le fascisme et le génocide des Juifs par les nazis ? En quoi cet environnement historique de transmissions familiales, locales, politiques et intellectuelles qui fait de nous ce que nous sommes et qui nous sommes a-t-il beaucoup ou peu changé ? En d’autres termes : la réapparition d’anciens préjugés discriminatoires, de la peur de tout ce qui est ressenti comme une menace supposée venir de l’extérieur, de l’intolérance envers la différence, ou la revalorisation de la main de fer et de l’autorité, ne sont-ils pas les indicateurs d’une façon de penser et d’agir qui, de façon récurrente dans la société moderne, se manifeste politiquement en période d’incertitude et de difficultés économiques ? Le discrédit actuel de l’« ancienne politique », en raison de sa lenteur et son inefficacité à l’heure de faire face aux problèmes sociaux les plus urgents, est-il un trait systémique ou non, et a-t-il son antécédent dans la crise de l’État libéral qui a tant contribué dans l’entre-deux-guerres à la montée du fascisme ?
Joan Maria Thomàs – L’énorme insécurité que des millions d’Européens ressentent aujourd’hui dans le domaine économique, après avoir perdu leur emploi, face à leur avenir ou celui de leurs enfants, le discrédit du système des partis « traditionnels » (les partis hégémoniques des années 1950 aux années 1980), la méfiance envers « l’autre » – qu’il s’agisse de l’immigré clandestin, de l’immigré pauvre ou du descendant d’immigrés qui est déjà un citoyen de plein droit –, ou encore le sentiment de perte des valeurs devant un monde nouveau présentent des similitudes incontestables avec la pauvreté et l’insécurité qui se sont généralisées avec la crise des années 1930, avec l’incapacité des systèmes démocratiques libéraux de l’époque à prendre des mesures efficaces face aux conséquences sociales d’une telle crise et avec les craintes de l’expansion du communisme et des projets révolutionnaires de gauche, tout cela au milieu d’un sentiment de « fin d’une ère » par rapport au système libéral lui-même. Il y a des similitudes, oui, mais les différences entre les deux époques et entre les problèmes qui se sont posés et ont été rencontrés alors par rapport à ceux d’aujourd’hui sont écrasantes.
Dans les années 1930, dans une grande partie de l’Europe, il n’existait pas d’État-providence comparable à celui d’aujourd’hui, avec ce que cela suppose en termes de protection sanitaire ou de pensions pour une grande partie de la population. Les systèmes démocratiques implantés en 1918-1919 dans la plupart des nouveaux États issus de la paix de Paris n’avaient pas de précédent et n’ont finalement duré que très peu de temps, tandis que dans le reste de l’Europe, les avancées du suffrage universel masculin et féminin, ainsi que des forces de gauche – notamment les communistes et les anarchistes – qui remettaient en cause l’existence même du système capitaliste et de la démocratie, se sont heurtées à des forces conservatrices peu disposées (sauf dans certains pays de l’Ouest et du Nord) à permettre que leur hégémonie soit remise en cause par des moyens électoraux ou révolutionnaires. Aujourd’hui, au contraire, la démocratie est consolidée en Europe, bien qu’elle soit menacée dans une partie du continent. Mais ce sont des menaces différentes de celles de l’époque. La démocratie n’est pas majoritairement remise en cause en tant que telle par les populistes, qui dénoncent plutôt le prétendu accaparement dont elle serait l’objet de la part de certains partis et son usage supposé pour l’enrichissement de ce qu’on appelle des « castes ». Ces populismes, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite, ne demandent pas son remplacement par un type de régime alternatif et nouveau, mais plutôt des corrections du système, parfois profondes et inquiétantes, mais sans constituer – du moins pour l’instant – une alternative politique structurée. Cela ne signifie pas qu’une telle alternative ne puisse pas émerger, comme cela commence à se produire dans les deux seuls pays où des partis populistes d’extrême droite sont au pouvoir, la Hongrie et la Pologne. Cela tient à l’incohérence même du populisme en tant qu’idéologie, pas du tout comparable aux alternatives qui, en leur temps, représentaient le socialisme marxiste ou le fascisme, ou au libéralisme lui-même.
Certains populismes ne proposent pas la suppression de la démocratie, mais plutôt une hyper-démocratie référendaire tendant à se passer des partis, considérés comme une perversion. D’autres, plus souvent de droite, prônent l’imposition de limitations aux droits de ceux qui sont censés « menacer » l’existence de la nation traditionnelle, voire, dans les deux pays que je viens de mentionner, cherchent à mettre fin à l’indépendance du pouvoir judiciaire, ou remettent en question, comme l’a fait le président hongrois Orbán dans son discours d’investiture en 2014, l’État de droit lui-même. Cela pourrait conduire à l’imposition de nouveaux types de régimes démocratiques « illibéraux » ou semi-démocratiques, dans lesquels les élections législatives seraient compatibles avec des caractéristiques propres aux régimes autoritaires.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – La nécessité de caractériser et de délimiter le fascisme dans l’espace et dans le temps, qui est propre au métier d’historien, et les difficultés qu’éprouvent en général les gens à percevoir la dimension moderne du fascisme, peuvent-elles conduire à une compréhension défectueuse des mouvements d’extrême droite en Europe aujourd’hui ? L’analyse des phénomènes sociaux, comme nous le savons, doit tenir compte des continuités et des changements. La perspective de l’historien doit dépasser le temps court et envisager également la longue durée. Cependant, les comparaisons entre l’époque de l’essor du fascisme et la nôtre sont souvent faites de manière trop large et sans tenir compte des différents milieux sociaux et de leurs trajectoires respectives au sein de chacune de ces deux périodes. Est-il logique d’établir des similitudes et des différences, de relier notre contexte à celui de la période qui a rendu le fascisme possible, alors que nous ne nous référons pas seulement à l’Europe mais à une grande partie du monde, et que les sociétés d’aujourd’hui sont beaucoup plus hétérogènes, fluides, interconnectées et sans cesse en mouvement par rapport à celles de l’Europe occidentale pendant l’entre-deux-guerres ? À l’heure d’établir des comparaisons entre sociétés pour comprendre la montée de l’extrême droite à notre époque, d’autres facteurs qui n’ont rien à voir avec ceux qui se sont produits dans l’entre-deux-guerres ne seraient-ils pas plus déterminants, tels que l’enracinement social plus ou moins grand de valeurs qui assument la responsabilité collective vis-à-vis des évènements du passé, ou les changements socio-économiques et démographiques résultant de la mondialisation ? Pour donner deux exemples, le comportement électoral différent à l’ouest et à l’est de l’Allemagne ou entre les régions de France n’est-il pas mieux expliqué si l’on tient compte de ce qui s’est passé après 1989 et non avant 1945 ?
Joan Maria Thomàs – En effet, je pense que cela n’a pas de sens. Le relatif essor, aujourd’hui, des nouvelles extrêmes-droites, du nationalisme-populisme, a des causes spécifiques, qui sont le fruit d’un monde et de problèmes nés au cours des dernières décennies – ce qui n’exclut pas la persistance, chez une partie de ses adhérents, de cultures politiques et de mémoires historiques d’étapes antérieures. Cela est particulièrement visible en Europe occidentale, dans des pays comme l’Espagne et l’Italie, ainsi que dans l’Europe orientale post-communiste. La victoire alliée de 1945 a détruit les États fascistes mais pas les croyances, les adhésions et les convictions de millions d’Européens. De fait, les antécédents de certains partis populistes d’extrême droite occidentaux actuels se retrouvent dans des formations néo-fascistes, monarchistes légitimistes, vichystes ou autres, nées après 1945. Mais le saut vers une adhésion électorale, une présence et un pouvoir politique beaucoup plus importants s’est produit à partir du moment où ils ont fait le pari de rompre avec le passé – par la dédiabolisation – comme l’ont fait Marine Le Pen ou Gianfranco Fini en France et en Italie respectivement.
La montée actuelle du national-populisme a des causes qui sont en partie communes à l’échelle européenne et même mondiale, mais elle a aussi des connotations nationales spécifiques. On peut en souligner certaines. Les conséquences de la crise de 2008 – comparable dans son impact à celle de 1929 – sur l’emploi et le niveau de vie. Les effets sur les économies nationales et les classes ouvrières et moyennes d’un phénomène nouveau comme la globalisation ou la phase ultime de l’internationalisation des économies capitalistes, caractérisée par une mondialisation financière et commerciale à un degré inconnu jusqu’alors. L’augmentation de la robotisation. L’essor de l’immigration économique et politique en Europe en provenance de zones de conflit ou d’économies sous-développées d’autres continents, avec aussi la montée de la xénophobie qu’elle est en train de susciter, ainsi que des perceptions réelles ou imaginaires que cela se produit au détriment de la protection sociale des ressortissants et/ou provoque un accroissement de la criminalité. Les effets de la libéralisation des échanges économiques et démographiques à l’intérieur de l’Union européenne. L’existence de conflits de type nationaliste internes à certains États de l’U.E. Les effets des facteurs économiques cités sur les économies post-communistes d’Europe de l’Est. La perception, dans certains secteurs de la population de l’ancienne République démocratique allemande, d’être des « citoyens de seconde zone » au sein de la République fédérale, ainsi que la nostalgie de certains éléments, perçus comme positifs, du passé communiste. La croyance, courante parmi certains secteurs de la population des pays de l’Est, qu’ils sont en train de perdre l’indépendance retrouvée vis-à-vis de l’URSS au profit de l’U.E. ou que certaines politiques de cette même Union européenne représentent des pertes dans les identités nationales chrétiennes traditionnelles, face à la présence, réelle ou imaginaire, d’immigrés musulmans. La peur du terrorisme islamiste. Tous ces facteurs, avec d’autres, constituent le cadre dans lequel s’inscrivent les réponses nationales-populistes, qui ont connu des progrès très rapides au cours de la dernière décennie et ont de bonnes chances de continuer à progresser. Même dans les pays où, pour des raisons spécifiques, ils ont mis plus de temps à apparaître, comme l’Espagne et le Portugal, de véritables late comers en termes d’impact du national-populisme.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Peut-on parler d’un « retour du fascisme » dans l’Europe du XXIe siècle ? Et si oui, les groupes d’extrême droite qui sont apparus en Europe au cours des dernières décennies peuvent-ils être qualifiés de fascistes ? Quel est leur lien avec le fascisme ? Y a-t-il des similitudes sous-jacentes ou les différences sont-elles plus importantes ? Comment définiriez-vous ces groupes sur le plan idéologique ? Qu’y a-t-il de continuité avec le passé dans chacun d’entre eux ? Au-delà de la sympathie réciproque et du soutien qu’ils se portent les uns aux autres, ces nouvelles droites ont-elles quelque chose en commun, non seulement sur le plan idéologique, mais aussi dans le type d’organisation et de culture politique et dans leurs conceptions de l’État et face à un nouvel ordre international ? Si oui, en quoi cette nouvelle droite diffère-t-elle, d’une part, du fascisme et, d’autre part, de la droite libérale ? Quels sont les nouveaux mythes de la nouvelle extrême droite, si tant est qu’elle en ait ?
Joan Maria Thomàs – Non, je ne pense pas que nous soyons confrontés à un scénario de retour généralisé du fascisme, ni du fascisme de l’entre-deux-guerres ni d’une version adaptée à notre époque. La majorité des partis européens qui ont aujourd’hui une idéologie et une structure de parti fascistes sont marginaux et résiduels. De véritables reliques du passé. Un seul cas, qui a eu un grand retentissement médiatique en raison de la tactique d’escouade fasciste qu’elle a utilisée, l’Aube Dorée grecque. Elle a obtenu un appui électoral remarquable – jusqu’à 7 % des voix aux élections législatives de 2012 et jusqu’à un maximum de 9,4 % aux élections européennes de 2014 –, mais en 2019 elle a perdu une bonne partie de ses électeurs, devenant extra-parlementaire dans son pays et tombant à 4,8 % aux élections européennes.
Les partis populistes d’extrême droite peuvent recevoir des voix de nostalgiques du fascisme ou de l’extrême droite de l’entre-deux-guerres – cette nostalgie et cette sympathie n’étant pas négligeables dans certains pays –, mais ils n’envisagent ni l’imposition de dictatures à parti unique dirigées par un leader dont la volonté tende à devenir loi, ni la formation de régimes totalitaires dans lesquels les différences entre l’État et la société soient effacées et où l’idéologie du parti unique pénètre toutes les sphères de la vie politique, sociale, associative et familiale. Ils ne prétendent pas non plus subordonner l’économie capitaliste à leur politique autarcique et interventionniste dans le but de la mettre au service de leur projet politique, ni subordonner complètement les médias aux directives du parti et de l’État, ni fasciser l’administration et l’armée, entre autres objectifs. Rien de tout cela.
Ils partagent avec les fascistes l’ultra-nationalisme – bien qu’il puisse avoir ou non des racines différentes des leurs – ou leur patriotisme chauvin, qu’il soit politique ou économique. Il en est de même pour la xénophobie, bien que certains de ces partis aient remplacé le racisme ethnique par un racisme culturel, rejetant le multiculturalisme mais acceptant dans leurs rangs des personnes non blanches à condition qu’elles aient la nationalité et assument des « valeurs nationales ». Ce qui est nouveau est qu’ils sont islamophobes et souvent pro-israéliens (considérant ce pays comme un coin européen au milieu de l’ennemi musulman). Il sont aussi antiféministes et contre ce qu’ils appellent « l’eurocratie », c’est-à-dire le pouvoir des dirigeants de l’U.E. sur celui des leurs, tout comme ils critiquent les partis « traditionnels » pour ne pas représenter « le peuple » comme ils prétendent le faire. Ils défendent l’exclusivité, ou la préférence, de l’État-providence pour les nationaux, ainsi que les valeurs chrétiennes, fondamentales dans la définition des différentes identités nationales.
C’est-à-dire que bien qu’elles contiennent des éléments communs au passé de l’entre-deux-guerres – ultranationalisme, xénophobie, antiféminisme – les propositions nationales-populistes sont des réponses nouvelles à un monde très différent de celui de l’époque et ne constituent pas un corpus idéologique comparable à celui du fascisme. S’il existe un « programme caché » du populisme d’extrême droite, ce n’est pas le fascisme, mais la démocratie « illibérale », même s’il est loin d’être clair que tous les partis de cette tendance aient l’intention d’y parvenir.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – La montée de la culture du « devoir de mémoire » est-elle devenue un problème pour la compréhension du phénomène de l’extrême droite à notre époque ? Sommes-nous si préoccupés par « les échos du fascisme » que nous perdons de vue les différences entre les deux époques et les sociétés respectives ? Quelles questions devons-nous nous poser pour comprendre la nouveauté d’un phénomène qui, si on le compare au fascisme, a paradoxalement commencé à se manifester avec une certaine intensité en Europe occidentale à la fin du XXe siècle, avec le lepénisme en France et la Ligue en Italie, c’est-à-dire peu après la disparition de l’URSS et des régimes communistes en Europe de l’Est ?
Joan Maria Thomàs – En effet, l’écho du passé traumatisant lié au fascisme empêche de comprendre correctement les formes idéologiques, organisationnelles et politiques de la nouvelle extrême droite. Cela n’est pas du tout surprenant, car certaines des forces nationales-populistes actuelles sont issues de forces néofascistes, mais pas toutes. Et certaines parmi celles qui ont le mieux réussi et dont les perspectives de réussite à l’avenir sont les plus grandes, ont rompu avec les éléments nazis ou fascistes de leur pensée antérieure. Marine Le Pen, par exemple, a rompu en 2011 avec la minimisation de l’Holocauste que cultivait son père et fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen – condamné plus de vingt fois par les tribunaux pour insultes, menaces, déclarations racistes, agressions et lesdites allusions au génocide perpétré par les nazis. Pour sa part, l’ancien néofasciste et leader de l’Alliance nationale italienne Giancarlo Fini s’est rendu en visite à Auschwitz et en Israël.
Mais les facteurs à prendre en compte pour comprendre la croissance du populisme de droite sont les progrès de la mondialisation enregistrés au cours des vingt dernières années et l’apparition subséquente de masses de « perdants » provoquée par cette même mondialisation dans de nombreux pays ; les changements subis par le système capitaliste dans le sens de l’expulsion de main-d’œuvre industrielle, entre autres ; la contestation ultra-nationaliste des avancées de l’U.E. vers un niveau plus élevé d’intégration monétaire et politique ; les effets de la crise qui a débuté en 2008 et l’adoption ultérieure par cette même U.E. de politiques d’austérité ayant eu un coût social très élevé ; la réaction contre les vagues d’immigration en Europe provoquées par les conflits de la deuxième décennie du XXIe siècle ; les réactions contre le multiculturalisme et les politiques de genre adoptées par de nombreux pays au cours des vingt dernières années, entre autres, qui ont créé les conditions pour le développement d’alternatives populistes d’extrême droite avec un niveau d’adhésion populaire sans précédent.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Pensez-vous qu’il soit opportun d’inclure dans l’analyse de ce nouveau phénomène des options politiques telles que celles menées en Europe par Marine Le Pen en France, Matteo Salvini en Italie, Alternative pour l’Allemagne et Vox en Espagne, et même Viktor Orbán en Hongrie et l’ultra-nationalisme conservateur en Pologne ? Est-ce intéressant, pour comprendre ce qui se passe, de prendre aussi en considération la popularité de Trump aux États-Unis, de Poutine en Russie et d’Erdogan en Turquie ? Dans les sciences sociales, on utilise le terme « populisme » pour désigner un amalgame d’options que l’on qualifie ensuite de populisme de droite, de gauche, nationaliste, néofasciste, post-démocratique etc. À votre avis, la catégorie de populisme a-t-elle un sens ou prête-t-elle à confusion en englobant sous ce nom des phénomènes très différents ?
Joan Maria Thomàs – Oui, en Europe, les cas français, italien, allemand, espagnol, hongrois et polonais ont des éléments importants en commun, mais aussi des nuances nationales notables. Les mouvements menés par Le Pen (Front National), Salvini (Ligue), Orbán (Fidesz), Kaczyński (Droit et justice), Meuthen (Alternative pour l’Allemagne) et Abascal (Vox), constituent des cas de partis d’extrême droite – ou « nationalpopulistes ». Il en va de même dans pratiquement tous les pays européens. En Norvège, en Finlande et au Danemark, ils sont déjà au pouvoir par le biais de gouvernements de coalition.
En élargissant la focale au-delà de l’Europe, des personnalités telles que Trump, Poutine, Erdogan, Modi ou Bolsonaro se servent du populisme en tant que leaders, se présentant comme des ultra-nationalistes, représentants authentiques de l’âme de leurs peuples respectifs et utilisent à cet égard leur indéniable charisme personnel, tout en cultivant l’image d’hommes politiques forts et résolus. Ils peuvent également partager à des degrés divers la xénophobie, le machisme ou la tendance à restreindre des droits, ou à pervertir – ou tenter de le faire – des aspects de l’État de droit à leur propre avantage. Mais à côté de tout cela, les différences entre leurs régimes sont considérables et vont de la démocratie américaine à la soi-disant « démocratie souveraine russe » : en réalité un État semi-autocratique.
Les uns et les autres, qu’il s’agisse de nationalpopulistes de droite ou de populistes de caractéristiques différentes, avec leurs succès électoraux, montrent la réalité de segments des populations européennes, occidentales et mondiales, prêts à les suivre et à suivre leurs politiques. En même temps qu’il souligne la nécessité d’apporter des réponses efficaces, ce phénomène devrait susciter des réflexions autocritiques – sur ce qu’on n’a pas fait correctement au cours des vingt dernières années – à partir desquelles fonder ces réponses. Si on ne le fait pas, l’avenir politique continuera à s’assombrir.
Camera del lavoro (entrée latérale), anciennement Casa dei Sindacati Fascisti dell'Industria, arch. Mario Palanti, Antonio Carminati, Angelo Bordoni, Luigi Maria Caneva, 1929-1933
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Le succès électoral relatif de la nouvelle extrême droite est arrivé beaucoup plus tard en Espagne que dans le reste de l’Europe : comment l’expliquez-vous ? Pourquoi, selon vous, cette nouvelle extrême droite espagnole ne peut-elle pas être qualifiée de fasciste, ni en termes de type de parti ni en termes d’idéologie, alors que parmi ses électeurs, il y a beaucoup de gens qui justifient la rébellion militaire de 1936 contre la démocratie républicaine et qui partagent la version franquiste de la Guerre civile ? Peut-être s’accorde-t-elle mieux avec le franquisme tardif, récupéré maintenant en temps de crise, et non avec le fascisme dont le régime de Franco a fait preuve à ses débuts ? Si oui, pensez-vous qu’il soit possible d’établir une différence claire entre une période de la dictature et l’autre ? Certains secteurs de l’historiographie espagnole insistent sur l’importance du national-catholicisme en tant que caractéristique du régime de Franco et l’opposent à la modernité du fascisme en Italie et en Allemagne. Êtes-vous d’accord avec cette approche ? Y a-t-il dans la nouvelle droite espagnole une culture politique fortement imprégnée de national-catholicisme plus ou moins modernisé ?
Joan Maria Thomàs – Dans les cas de l’Espagne et du Portugal (où le surgissement d’une force populiste d’extrême droite est encore plus récente), le fait qu’ils aient été les dictatures fascisées les plus longues d’Europe a retardé l’émergence de telles options. En Espagne, en particulier, la récente et fulgurante irruption de Vox dans les parlements de Madrid et de Séville a eu beaucoup à voir avec la menace que des secteurs de la population ont ressentie et ressentent encore face au séparatisme catalan. D’autres facteurs ont été sa réponse à l’immigration illégale et légale (« les Espagnols d’abord ») et aux politiques proactives en matière de genre, sa critique des partis et de la « partitocratie » ou de la loi dite de « Mémoire historique ». Ces secteurs se sont mobilisés en votant pour Vox, considérant que le parti majoritaire de droite – le Parti Populaire (PP), dont ils étaient traditionnellement les électeurs – n’a pas agi avec suffisamment de fermeté et d’énergie face au problème catalan et à d’autres comme ceux que je viens de mentionner. Ils se sont davantage identifiés au discours radical et dur de Vox. En d’autres termes, si jusqu’à récemment le PP agissait comme un catch-all party englobant le centre-droit, la droite et l’ultra-droite, cet espace s’est à nouveau fragmenté avec l’apparition de Vox, comme il l’avait fait auparavant avec celle d’une autre option populiste, celle-ci de centre-droit, Ciudadanos.
Vox n’est pas un parti fasciste, ni par son idéologie, ni par son programme, ni par sa structure de parti. Son leader s’efforce continuellement de défendre son constitutionnalisme, qu’il rend compatible avec une réforme profonde de la Constitution de 1978 dans le sens de la suppression des Communautés autonomes. D’autres changements constitutionnels peuvent être déduits du reste des propositions de son programme, mais non une remise en cause de l’État démocratique en tant que tel. Vox recueille une bonne partie du vote des secteurs directement d’extrême droite fascistes et franquistes, mais beaucoup plus de la droite. Dans son éventail d’électeurs, on trouve une partie de ceux qui ont une mémoire historique liée au récit du camp dit « national » de la Guerre civile ainsi qu’au franquisme, mais aussi d’autres, mus par le discours et le programme du parti.
Quant à l’empreinte nationale-catholique, une des deux grandes cultures politiques du franquisme – avec le fascisme –, dominante pendant la deuxième phase de ce régime, ou l’intégrisme catholique, elle est présente dans un secteur des électeurs de Vox et apparaît dans l’importance que le programme du parti donne à la défense de la vie, à la protection de la famille, à la suppression de l’avortement et des changements de sexe dans la santé publique, à l’abrogation de la loi sur la violence de genre et à l’adoption d’une nouvelle loi dite « de violence domestique », à la suppression des « organismes féministes radicaux subventionnés » ou de l’enseignement de l’Islam dans les écoles. Derrière tout cela, il y a une vision catholique de l’Espagne, mais à aucun moment il n’y a d’appel à un retour aux anciennes confessions d’État.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Pour comprendre ce que le parti politique Vox représente aujourd’hui en Espagne, il est peut-être peu judicieux de remonter aux différentes trajectoires d’une longue période du régime franquiste, d’autres facteurs étant plus déterminants. Par exemple, le fait qu’au cours des dernières décennies, une grande partie de la population espagnole soit restée insensible à la culture du « devoir de mémoire », la rejetant même parfois avec virulence. Si tel est le cas, comment expliquer la portée sociale plutôt limitée en Espagne, surtout depuis le début du XXIe siècle, des actions collectives et des mesures politiques en faveur de cette « mémoire historique » ou « mémoire démocratique », qui ont permis cette année d’exhumer Franco du Valle de los caídos ? Comment comprendre le fort rejet qu’elles suscitent dans certains secteurs ?
Joan Maria Thomàs – Ce rejet se fonde sur l’existence effective en Espagne non pas d’une, mais de deux visions de la Guerre civile et du franquisme. Le « devoir de mémoire » antifasciste et démocratique est arrivé tardivement dans le pays et, depuis qu’il s’est matérialisé par des mesures législatives, il rencontre une contestation, non seulement des secteurs ouvertement favorables au camp « national » de la Guerre civile et au franquisme, mais aussi une autre qui en est dérivée et qui offre une évaluation ambivalente de l’héritage de la dictature. Celle-ci valorise les avancées économiques et sociales qui ont eu lieu pendant ce régime, considère la Guerre civile comme appartenant à un passé lointain, avec des « coupables des deux côtés » – un passé qu’en outre il ne faut pas « remuer » (y compris les exhumations qui restent à faire, celles des victimes de la répression franquiste) –, et s’oppose à la vision dominante dans l’historiographie progressiste, tout en se nourrissant de ses propres auteurs, souvent non universitaires. Elle considère la mémoire démocratique comme « partisane ». Des mesures telles que la récente exhumation du dictateur, ou les débats électoraux et parlementaires, ont été utilisés par Vox pour répondre dans les médias à la « vision – dans son propre langage – progressiste de l’Histoire », en soulignant la violence socialiste, anarchiste et communiste pendant la Guerre civile. Tout cela donne un avant-goût des affrontements qui viendront si un gouvernement de gauche approfondit l’adoption de mesures de mémoire démocratique, allant au-delà de la récente et symbolique exhumation du corps du dictateur. Cela montre l’extrême difficulté de parvenir à un consensus sur le passé de la Guerre civile et du régime franquiste dans le pays.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Quelles sont les ressemblances et les différences entre Vox et les formations politiques pour lesquelles ce parti a publiquement montré le plus de sympathie, comme Marine Le Pen en France, Matteo Salvini en Italie ou l’Alternative pour l’Allemagne ? Comme cette nouvelle extrême droite, Vox prétend accepter l’ordre constitutionnel démocratique, mais le fascisme l’affirmait également en son temps, jusqu’à son arrivée au pouvoir. Au-delà des programmes, y a-t-il des indices d’un plan occulte dans la nouvelle extrême droite ou, au contraire, est-ce une autre différence avec le fascisme ? Le rejet des immigrés et la culture de la peur provoquée par leur arrivée massive, notamment par des moyens non légaux, est l’une des clés du succès électoral de la nouvelle extrême droite en Europe. Les raisons principales, présentes aussi bien dans leurs programmes que dans l’attitude de leurs électeurs sont-elles principalement d’ordre économique et liées à l’insécurité, ou bien y a-t-il aussi une composante idéologique raciste ou discriminatoire plus ou moins intense et explicite ayant une certaine parenté avec le fascisme ? L’islamophobie et le retour de l’antisémitisme partagent-ils aujourd’hui la même mentalité imprégnée de racisme, ou répondent-ils à des causes très différentes ?
Joan Maria Thomàs – Les populismes de droite français, italien et allemand partagent avec Vox et d’autres forces politiques leur ultra-nationalisme et leur rejet de l’étranger, plus fort encore qu’envers les « partitocraties », que ce soit sous la forme du rejet des immigrés, des réfugiés, voire des intérêts économiques étrangers, de la mondialisation et des délocalisations industrielles, et même – bien qu’à des degrés différents – de l’abandon de souveraineté qu’implique l’existence même de l’Union européenne ou certaines de ses politiques, comme le traité de Schengen, entre autres. Chacun d’entre eux défend aussi, par-dessus tout, sa propre identité nationale face à la prétendue menace que représentent les groupes ethniques étrangers, en particulier les musulmans, en assimilant l’Islam à ses versions les plus agressives. La question des réfugiés et de la gestion de l’intégration de ceux qui sont arrivés ces dernières années est au centre du discours de l’Alternative pour l’Allemagne, tout comme la défense et la promotion d’une nouvelle fierté identitaire allemande. Pour Salvini, les réfugiés et l’identité nationale prétendument menacée, ainsi qu’une attitude d’exigence de rectification des politiques communautaires, y compris le maintien même de l’Italie dans l’euro, ont été les leviers de son succès.
Mais il y a aussi des différences entre les courants politiques mentionnés ci-dessus et les populismes de droite du nord de l’Europe, ceux du sud étant plus influencés par le catholicisme sur des questions telles que la famille. Il faut aussi tenir compte de la facilité avec laquelle certains de ces partis ont changé de position sur les questions économiques. Le Front national est passé de l’anticapitalisme initial au néolibéralisme puis au protectionnisme, ce qui est un bon exemple de ce que l’on appelle les idéologies maigres, en raison de leur manque de solidité dans tout ce qui ne concerne pas le cœur du programme ultra-nationaliste.
Pour sa part, Vox, dans une attitude partagée avec les autres partis de l’Europe catholique, outre leur noyau idéologique commun, met fortement l’accent sur la protection de la famille traditionnelle. Par ailleurs, ce parti s’aligne sur le groupe dit de Visegrad – formé par la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie – dans sa proposition de promouvoir à Bruxelles un nouveau traité européen comprenant des rectifications importantes en termes de frontières, de souverainetés (en augmentant celles des États nationaux) et de « respect des valeurs de la culture européenne ». Il en est de même quant à la suspension de l’espace Schengen. En même temps, et dans le cadre de l’ultra-nationalisme commun à tous ces partis, les points relatifs à la promotion de la langue espagnole, à la diffusion et à la protection « de l’identité nationale et de la contribution de l’Espagne à la civilisation et à l’histoire universelle, avec une attention particulière aux actes et aux exploits de nos héros », à l’exigence de restitution de Gibraltar et à la défense de la chasse et de la tauromachie sont caractéristiques du programme de Vox.
Je ne crois pas qu’il y ait un programme caché dans le sens d’instaurer un régime fasciste, mais plutôt, dans le cas de certaines forces populistes d’extrême droite, visant à restreindre l’État de droit et les libertés, au sens illibéral que j’ai mentionné. Or il n’existe aucun indice de programme caché dans la plupart des programmes publiés, dont celui de Vox.
Le rejet de l’arrivée d’immigrés pauvres, ou de toute arrivée massive d’étrangers, et plus encore s’ils appartiennent à d’autres religions ou races, a été récurrent dans l’histoire, bien qu’étant donné les origines néofascistes de certains des partis populistes d’extrême droite actuels, il existe des liens avec le fascisme. Ce qui est nouveau, en raison de son intensité, c’est l’islamophobie, dont le surgissement massif est lié au terrorisme islamiste, aux réfugiés musulmans et à la présence d’une population musulmane dans une grande partie de l’Europe pas dans les pays de l’Est, cependant, ce qui rend leur islamophobie plus singulière. D’autre part, la coexistence de l’islamophobie, de l’antisémitisme et des rapprochements d’Israël au sein du groupe nationalpopuliste ont des causes différentes, celles qui expliquent ces rapprochements d’Israël étant que l’on considère l’État juif comme un coin occidental au milieu du monde arabe et que l’on apprécie la gestion radicale de la question palestinienne par Netanyahou.
María Cruz Romero, Pedro Ruiz Torres – Dans le cas de l’Espagne, la situation en Catalogne a eu une grande influence sur le succès électoral surprenant de Vox au cours de l’année dernière. D’une certaine manière, cela singularise ce parti par rapport aux autres manifestations de l’essor de la nouvelle extrême droite. La façon dont les dirigeants de Vox conçoivent la nation espagnole s’oppose à la décentralisation et à la reconnaissance de la diversité des « nationalités et des régions », même si cela fait partie du développement de l’actuel État des Autonomies en Espagne. Cela signifie-t-il un retour au modèle centraliste d’organisation politique et territoriale, bien connu à l’époque du franquisme, ou bien cela apporte-t-il une nouvelle idée ou proposition qui le distingue ? Comment expliquez-vous que la critique de l’État des Autonomies trouve un tel écho en Espagne parmi les électeurs de la droite et de la nouvelle extrême droite ? Si la proposition de mettre fin à l’État des Autonomies ou de limiter dans une large mesure les compétences des Communautés autonomes va à l’encontre du consensus qui a rendu possible la Constitution de 1978, l’ordre politique en vigueur en Espagne n’est-il pas remis en question de cette manière ?
Joan Maria Thomàs – Le programme de Vox comprend l’abolition des Communautés autonomes au profit d’un « État de droit unitaire qui favorise l’égalité et la solidarité au lieu des privilèges et la division ». En d’autres termes, on ne remet pas directement en cause l’État de droit lui-même, mais on préconise sa réforme. En revanche, la volonté de déclarer illégaux les « partis, associations ou ONG qui poursuivent la destruction de l’unité territoriale de la Nation et de sa souveraineté » se situe aux marges, sinon en dehors de l’État de droit.
Le fossé dans lequel opèrent Vox et la majorité des partis populistes apparaît une fois de plus : l’existence de problèmes politiques, économiques et sociaux dans les États, qui ne sont pas toujours résolus de manière satisfaisante par les partis non populistes, étant donné leur extrême complexité, le manque de moyens ou l’incapacité à les aborder. Vox propose des solutions faciles, radicales et souvent démagogiques – car irréalisables – à des problèmes complexes, mais ces problèmes existent et préoccupent les citoyens. La question nationale, l’immigration, les MENAS1, le chômage, l’imposition de politiques d’austérité et la réduction de l’aide sociale et de l’État-providence, la corruption politique et économique, l’inefficacité du fonctionnement de certaines administrations, la criminalité, les lois pénales et leur application, la violence de genre, sont là. Vox propose ses solutions, mais pour s’y opposer, ainsi qu’au soutien que leur apportent des millions d’Espagnols, il faut bien plus que dénoncer Vox comme un extrémisme de droite. Voilà le défi crucial.
Notes
1
« Menores extranjeros no acompañados » (Mineurs étrangers non accompagnés), ndt.