Fabienne Peter, professeur de philosophie à l’Université de Warwick, a beaucoup écrit sur la légitimité politique, et s’intéresse en particulier à la question de savoir ce qui justifie la démocratie. Elle a notamment publié un livre intitulé Democratic Legitimacy (Routledge, 2009) et l’article « Political Legitimacy » paru dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy. Dans l’entretien, elle évoque un projet de recherche sur les fondements normatifs de diverses conceptions de la légitimité politique, qu’elle a entamé alors qu’elle détenait une bourse du Leverhulme Trust (2010-2011). Elle y examine le rôle de l’expertise dans la justification des décisions politiques.
Avant de s’installer à Warwick en 2004, elle enseignait à l’Université de Bâle, et était avant cela chercheuse postdoctorale à la Harvard School of Public Health, où elle travaillait auprès de Sudhir Anand et Amartya Sen sur des questions de justice dans le secteur de la santé. En 1997, elle était Hoover Fellow à l’Université Catholique de Louvain.
Elle a été invitée à l’EHESS le 9 mai 2017 pour présenter son article « The Grounds of Political Legitimacy » dans le cadre du Séminaire de Philosophie Politique Normative, rattaché au CESPRA. Cet article est paru dans le Journal of the American Philosophical Association (2020, vol. 6, n° 3, p. 372-390).
Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau (CNRS-CESPRA) dans les locaux du Centre audiovisuel de l’EHESS, au 96 boulevard Raspail, à Paris.
Réalisation : Serge Blerald
Luc Foisneau – Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur la légitimité politique plutôt que sur la justice ?
Fabienne Peter – Ce qui est embarrassant, c’est que je travaille sur la légitimité depuis très longtemps. J’ai commencé à travailler sur la légitimité dans le cadre de mes recherches doctorales. Cela fait maintenant plus de vingt ans. Même si à l’époque je m’intéressais à la justice, et je m’y intéresse toujours d’ailleurs, j’avais l’impression – j’étais très influencée par Libéralisme politique1 de Rawls – que la légitimité, en tant que concept politique, est au moins aussi importante, sinon plus importante, que la justice.
Et, pour vous donner un bref aperçu de mon parcours personnel, lorsque j’ai commencé à travailler sur la légitimité, je m’étais inscrite en doctorat en économie, et j’étudiais la théorie du choix social. Après avoir fait beaucoup de lectures sur la théorie du choix social, je me suis tout bonnement lassée du sujet. J’avais l’impression que les débats qui étaient vraiment intéressants avaient lieu en théorie politique et en philosophie politique. C’était une époque où beaucoup de travaux paraissaient sur la démocratie délibérative. Bernard Manin a fait un travail très important sur ce sujet2. J’ai été très influencée par son travail, qui mettait l’accent sur la délibération comme source de légitimité. La lecture de son livre a eu sur moi l’effet d’un déclic. Avec en arrière-plan mes lectures en théorie du choix social, d’une part, puis ce travail sur la démocratie délibérative, d’autre part, il me semblait que ce que je devais faire – et ce que j’ai fait dans la thèse –, c’était analyser la conception de la légitimité inhérente à la théorie du choix social, et la comparer à la conception de la légitimité politique que l’on trouve dans les débats de théorie politique, en particulier dans le débat sur la démocratie délibérative. J’ai donc confronté les approches agrégatives que l’on trouve dans la théorie du choix social, chez Arrow et d’autres, aux approches délibératives issues de la littérature de théorie politique et de philosophie politique.
Voilà donc pour mon parcours biographique, la raison pour laquelle j’ai commencé à travailler sur la légitimité, et comment ma réflexion sur la légitimité en est venue à se concentrer sur ce contraste entre les approches économiques et les approches philosophiques. Mais, d’un point de vue plus général, il me semble, pour revenir à l’influence que Rawls a eue sur moi, que la justice est, pour prendre un terme beaucoup aujourd’hui beaucoup utilisé dans les débats de philosophie politique, un concept idéal. La légitimité, en revanche, est un concept normatif qui répond à ce que Rawls appelle des circonstances non-idéales. C’est par rapport à la question du respect (compliance) de principes normatifs que Rawls a établi la distinction entre théorie idéale et théorie non-idéale3. Je m’intéresse particulièrement à une question qui est liée mais distincte de celle de Rawls : que devons-nous faire, ou comment devons-nous décider, dans un contexte politique dans lequel nous ne savons pas ce qu’exige la justice ?
Mon sentiment est qu’il s’agit là d’une question très importante, parce que les circonstances de la politique sont telles que nous ne savons pas, le plus souvent, ce qu’exige la justice. En général, en contexte politique, nous sommes confrontés à beaucoup d’incertitude, pas seulement à propos de faits normatifs, pas seulement en matière de justice, mais également en matière de faits empiriques. Les débats politiques sont très complexes. Et il me semble que la bonne réponse à cette complexité, c’est un concept normatif opératoire dans un tel contexte.
Et le concept de justice n’est pas le bon, me semble-t-il. Il est trop exigeant. Ce que la justice exige dans les débats politiques est souvent plus ou moins hors de portée. Mais la légitimité, elle, doit être à notre portée. Nous devons donc bien examiner les exigences de la légitimité afin de pouvoir déterminer si des décisions politiques particulières, et des institutions politiques particulières, sont ou non légitimes. Et je trouve fascinants cette question et ce type d’analyse normative.
Luc Foisneau – Quelle est votre conception de la légitimité ?
Fabienne Peter – Avant de répondre à votre question, permettez-moi de vous expliquer de quelle manière j’aborde le problème de la légitimité. Je pense qu’une caractéristique des débats d’aujourd’hui, non seulement sur la justice mais aussi sur la légitimité, est qu’ils ont tendance à être dominés par une perspective morale. Ainsi, la question est : « Qu’est-ce que la justice exige, moralement parlant ? » Et, de manière analogue : « Qu’est-ce que la légitimité exige, moralement parlant ? » Et cette approche du problème m’a toujours paru incomplète.
Cela renvoie à ce que je disais tout à l’heure. Je pense que la vie politique se caractérise notamment par l’incertitude à laquelle nous sommes confrontés lorsque nous essayons de prendre des décisions politiques, lorsque nous débattons dans un forum politique, dans des journaux, sur ce que nous devons faire. Ces débats sont caractérisés par une incertitude considérable. Le champ politique se caractérise ainsi par une certaine difficulté épistémique, que je trouve dans l’ensemble insuffisamment théorisée. La perspective morale a tendance à trop prendre le dessus.
Il y a, bien sûr, d’importantes questions morales en politique. Et la justice est une préoccupation importante en politique. Loin de moi l’idée de le nier ! Simplement, je pense qu’une approche purement morale ne raconte qu’une partie de l’histoire, contrairement à ce qu’admet la perspective morale dominante sur la légitimité, qui repose sur ce que j’appelle dans l’article des « conceptions de la légitimité politique fondées sur la volonté4 ». Les tenants de telles conceptions essaient de donner une réponse de nature morale à la question de savoir ce qu’exige la légitimité, en s’appuyant sur des valeurs telles que la liberté, l’égalité, la démocratie, etc. D’après la conception rawlsienne de la légitimité politique, par exemple, la légitimité politique exige que les décisions politiques soient justifiées sur la base de raisons que toutes les personnes, considérées comme des citoyens libres et égaux, peuvent partager5. Et d’après la conception républicaine de Philip Pettit, les décisions politiques doivent être prises d’une manière qui garantit un contrôle égal de tous les citoyens sur ces décisions6. Les conceptions fondées sur la volonté sont particulièrement bien armées pour saisir l’importance de la démocratie quand on traite de légitimité politique.
Une deuxième famille de théories de la légitimité, en revanche, a moins de choses à dire dans les débats sur la légitimité démocratique. Mais ces théories mettent l’accent sur une caractéristique très importante de la vie politique : l’enjeu d’une prise de décision, en politique comme ailleurs, est en partie de prendre les bonnes décisions, et l’une des conditions de la légitimité politique est que la prise de décision ait lieu dans des circonstances épistémiques nous permettant de saisir ce que sont les bonnes décisions. Dans cet article, je qualifie de telles conceptions de la légitimité politique de conceptions « fondées sur les croyances ». Joseph Raz, pour qui la légitimité d’une autorité politique est fonction du service qu’elle nous rend, en offre un parfait exemple7. Raz soutient que la légitimité des décisions politiques dépend de la capacité de l’autorité qui les prend à identifier les bonnes décisions, c’est-à-dire à prendre des décisions qui permettent aux citoyens de mieux se conformer à ce qu’ils devraient faire de toute façon, soit indépendamment des décisions de l’autorité politique.
Il y a donc ici un contraste entre cette façon de penser la légitimité, qui privilégie la prise de bonnes décisions, et la précédente, qui établit un lien entre le problème de la légitimité et le fait de respecter, d’une manière ou d’une autre, l’égale liberté des personnes.
Mon objection aux conceptions fondées sur la volonté est qu’elles négligent la question de savoir comment parvenir aux bonnes décisions. Et je pense que les conceptions fondées sur les croyances ouvrent en la matière des pistes intéressantes. Par ailleurs, ce n’est pas sans raison que les conceptions fondées sur les croyances n’ont pas tant d’influence, en particulier dans les débats sur la légitimité démocratique. Selon moi, le principal problème que rencontrent ces conceptions est que les circonstances épistémiques de la politique sont souvent telles que nous ignorons quelle est la bonne décision, comme je l’ai déjà dit. Chacune de ces deux familles de conceptions de la légitimité a donc des lacunes, en particulier lorsque le problème de la légitimité politique est envisagé dans un contexte de politique démocratique comme celui que nous connaissons aujourd’hui dans des pays comme la France, le Royaume Uni ou les États-Unis.
L’objectif de mon article, en plus d’offrir une interprétation de ces deux manières de penser la légitimité, est de faire valoir que nous devons préserver l’élément de vérité qui est propre à chacune de ces deux approches de la légitimité politique, et combiner ces éléments dans une conception hybride de la légitimité politique.
Luc Foisneau – Puisque son travail est central pour quiconque s’intéresse à la légitimité, et qu’il n’est pas bien connu en France, pourriez-vous résumer les idées principales de Joseph Raz en deux minutes ?
Fabienne Peter – D’accord. [Rires] Eh bien, Joseph Raz a réalisé de très importantes contributions sur le thème de la légitimité8. Je pense que toute personne travaillant sur la légitimité doit se pencher sérieusement sur ses contributions. Raz est un philosophe du droit très influent qui a beaucoup réfléchi à l’autorité légale et au devoir d’obéir à la loi. Mais son travail sur l’autorité, en général, est extrêmement utile pour définir ce qu’est l’autorité politique légitime.
Ainsi, selon la conception de Raz, une autorité pratique, qu’elle soit légale ou politique, n’est légitime que si les directives qui en émanent permettent à ceux qui sont soumis à cette autorité (par exemple les citoyens d’un État particulier, dans la sphère politique) d’agir en plus grande conformité avec les raisons qui s’appliquent à eux de toute façon, indépendamment de ces directives, que s’ils se fiaient à leur propre jugement. Et si une autorité, un gouvernement par exemple, remplit cette condition, alors les citoyens doivent faire ce qu’on leur dit, et non suivre leurs propres jugements.
Pour illustrer cette idée, prenons l’exemple d’un problème de coordination ou de coopération. Sans une autorité vous disant « Roulez à gauche ! » ou « Coopérez (par exemple en payant vos impôts), autrement nous allons vous punir ! », le bon équilibre serait peut-être impossible à atteindre. C’est là un moyen de comprendre la manière dont une autorité politique peut nous aider à mieux suivre les raisons qui s’appliquent à nous de toute manière. Vous avez des raisons de résoudre des problèmes de coordination ou de coopération, mais résoudre ces problèmes pourrait être difficile, voire impossible, s’il fallait le faire en appuyant sur le jugement de chaque individu. Pour clarifier ce point, l’idée n’est pas, dans l’exemple de la conduite automobile, que conduire d’un certain côté de la route serait en soi la bonne décision – conduire d’un côté ou de l’autre est également optimal, tant que tout le monde roule du même côté. L’idée est plutôt que les problèmes de coordination, qui peuvent être très complexes dans la vie politique, ont des solutions optimales et des solutions sous-optimales, et que, en se fiant à leur propre jugement, les citoyens ne seraient peut-être pas capables a) d’identifier les solutions optimales, et b) de se mettre d’accord sur une solution optimale sans être dirigés.
La principale caractéristique du travail de Raz, selon moi, est cette idée que la légitimité politique ne doit pas nécessairement découler du jugement des citoyens, contrairement à ce que prétendent les conceptions de la légitimité politique fondées sur la volonté. Certaines décisions politiques sont légitimes parce qu’elles sont prises par quelqu’un qui se trouve dans une position épistémique lui permettant d’identifier ce que nous avons tous de bonnes raisons de faire.
C’est là que je trouve matière à critiquer Raz. Sa conception de la légitimité ne me semble pas tenir suffisamment compte des circonstances de la politique telles que je les ai décrites. Étant donné ces dernières, très souvent, même des gouvernements bien intentionnés peuvent avoir des difficultés à saisir ce qu’est la bonne décision. La question est alors : qu’advient-il de la conception razienne de la légitimité politique si les circonstances épistémiques sont telles que je les ai décrites ?
Selon moi, un problème qui se pose à Raz est que sa conception semble impliquer que, lorsque les circonstances épistémiques sont telles qu’aucune autorité politique ne serait mieux placée que les citoyens pour identifier les bonnes décisions, toutes les décisions seraient nécessairement aussi illégitimes les unes que les autres. Mais cela ne peut pas être le cas. Les circonstances de la politique soulèvent donc un problème. Ce que je soutiens dans cet article, c’est que l’approche hybride a l’avantage de tenir compte de ces circonstances épistémiques, et d’avoir quelque chose à dire sur ce que la légitimité exige y compris dans des circonstances épistémiques défavorables.
Luc Foisneau – Ce que je comprends de votre position, c’est qu’il n’est pas possible de fonder la légitimité uniquement sur une autorité normative – c’est-à-dire sur une autorité qui énonce clairement ce qu’il convient de faire et qui donne de bonnes raisons pour justifier cette directive –, car il y a des circonstances politiques qui ne permettent pas de prendre des décisions en suivant une telle procédure. Nous avons donc besoin d’une deuxième approche de la légitimité, pour les situations dans lesquelles c’est la volonté du sujet qui importe, et non la nature des croyances impliquées dans la décision. Mais pourquoi considérez-vous ce deuxième type de légitimité comme secondaire ? Pourquoi l’appelez-vous « dérivé » ?
Fabienne Peter – La conception hybride de la légitimité politique reconnaît deux fondements à la légitimité : l’autorité normative et la volonté des citoyens. Cela soulève une question : ces deux fondements ont-ils la même importance, ou l’un est-il plus fondamental que l’autre ? D’après la conception hybride particulière que je privilégie, l’autorité normative est prioritaire, et la volonté des citoyens est un fondement secondaire de la légitimité. La valeur de cette seconde manière de générer de la légitimité découle de sa capacité à répondre à un problème épistémique qui se pose avec l’autorité normative.
Permettez-moi de vous expliquer l’idée fondamentale en la comparant au travail de Rawls sur la justification publique. Rawls a saisi quelque chose de très important avec cette notion de justification publique. Il soutenait que, dans le domaine politique, la source de la normativité était une certaine forme d’accord entre les citoyens, au sens large. Il pensait que la justification publique était la bonne approche de la justification, tant en matière de justice que de légitimité. Nombre de personnes travaillant dans la tradition rawlsienne ont suivi Rawls sur ce point. Cela est particulièrement évident pour les conceptions de la légitimité politique et de la justice formulées en termes de raisons publiques9. D’après ces conceptions, la justice et la légitimité découlent d’une certaine forme d’accord entre citoyens libres et égaux. Pour cette manière de penser la justice et la légitimité, une certaine forme d’accord entre les citoyens est donc, d’un point de vue normatif, fondamentale.
Comme je l’ai dit, je pense que le travail de Rawls sur la justification publique est extrêmement important, et qu’il a été très fécond. Mais ce que Rawls n’a pas fait, c’est se poser la question de savoir quand l’adoption d’une forme de justification publique s’impose. Il a simplement postulé qu’il s’agissait de la bonne approche dans le domaine politique, par opposition à des conceptions plus traditionnelles de la justification qui nous viennent de l’épistémologie, telles que le reliabilisme, l’évidentialisme, et ainsi de suite. En se concentrant sur la justification publique, il a opté pour un divorce entre la théorie morale et politique, d’une part, et l’épistémologie, d’autre part.
En fait, je pense que Rawls a raison de considérer que, dans de nombreux contextes politiques, c’est une certaine forme de justification fondée sur l’accord qui est la bonne approche. Il n’empêche qu’il est intéressant de nous demander quand, au juste, la justification publique importe, et quand il importe davantage que nous prenions les bonnes décisions, sur la base de ce que nous avons des raisons de croire comme étant la bonne décision. Cette question est au cœur de ma recherche actuelle, et le travail de Rawls ne traite pas de cette question.
La comparaison avec Rawls nous donne une autre perspective sur la conception hybride dont je me fais l’avocate. Étant donné combien il est important de prendre les bonnes décisions, mon point de départ est la question de savoir si nous nous trouvons dans une position épistémique suffisamment bonne pour les identifier. Je rejette donc l’idée que la justification fondée sur l’accord soit fondamentale d’un point de vue normatif, y compris dans le domaine politique. Mais je soutiens que la justification fondée sur l’accord est importante en tant que fondement secondaire de la légitimité politique lorsque nous n’avons pas une idée suffisamment précise de ce qu’est la bonne décision à prendre.
Luc Foisneau – Pour quelles raisons normatives la démocratie peut-elle être sous pression, comme elle l’est de nos jours ? Est-ce lié au fait que les valeurs des Lumières sont également mises en cause ?
Fabienne Peter – Dans l’article, je me concentre exclusivement sur la littérature contemporaine. Mais la distinction que j’établis résonne avec des positions qui ont été défendues dans l’histoire des idées politiques. Les théories pour lesquelles la légitimité provient de commandements divins sont un exemple de conceptions fondées sur les croyances. D’après les théories du commandement divin, la bonne décision est celle que Dieu veut vraiment, et l’autorité politique légitime est accordée à ceux qui sont en mesure de discerner la volonté de Dieu. Mais avec l’avènement des Lumières, cette conception de la légitimité a été discréditée. Elle a été remplacée par une conception de la légitimité qui, d’une manière ou d’une autre, s’appuie sur l’égale liberté et l’égale capacité de raisonnement de chacun. Cette manière de penser la légitimité correspond à ce que j’appelle des conceptions de la légitimité politique fondées sur la volonté.
Pour faire un saut dans le présent, on assiste actuellement à une étrange résurgence de l’idée que nous avons besoin de dirigeants forts pour nous dire quoi faire. C’est étrange parce que ce développement ne semble pas entrer en résonnance avec les conceptions fondées sur les croyances. Il s’agit plutôt d’un genre d’autoritarisme absolu. Donc les valeurs des Lumières sont à n’en pas douter mises à rude épreuve. Et je pense qu’il y a deux choses qu’il est important de noter à cet égard.
Tout d’abord, c’est une évolution que nous devons prendre au sérieux. Je ne pense pas qu’il serait sage de nous obstiner à défendre la démocratie quoi qu’il arrive. Je pense que nous devons être ouverts à la possibilité qu’il y ait d’autres options que la démocratie, bien que nous ne sachions pas encore très bien lesquelles. La démocratie a longtemps semblé être le régime politique indépassable. Mais elle est aujourd’hui critiquée de toutes parts, et nous devons prendre ces critiques au sérieux.
Je pense, notamment, que nous devons prendre au sérieux la possibilité que les démocraties puissent commettre de graves erreurs. Et l’approche hybride que je propose nous permet de le faire. Elle nous permet de prendre au sérieux l’idée qu’il existe des décisions qui sont bonnes, et que la légitimité politique dépend du fait que les collectifs politiques prennent les bonnes décisions et évitent les mauvaises décisions. En même temps – et c’est ma deuxième remarque –, nous devons nous méfier de la montée de l’autoritarisme sans nuance. En effet, les dirigeants forts ne valent pas mieux que les décisions qu’ils prennent. Compte tenu de ce que j’ai dit à propos des circonstances épistémiques de la politique, en vertu desquelles il est très difficile de savoir comment nous devrions vivre ensemble, nous devons être très prudents lorsque nous nous en remettons aux jugements de dirigeants autoritaires. Selon toute vraisemblance, ils ne savent pas ce qu’ils font.
Notes
1
John Rawls, Libéralisme politique, trad. fr. Catherine Audard, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016.
2
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Édition augmentée d’une nouvelle postface de l’auteur, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2019.
3
Pour la distinction de Rawls entre théorie idéale et théorie non-idéale, voir John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 35 sq.
4
Fabienne Peter, « The Grounds of Political Legitimacy », Journal of the American Philosophical Association, 2020, vol. 6, n° 3, p. 372-390.
5
John Rawls, Libéralisme politique, trad. fr. Catherine Audard, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016.
6
Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
7
Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1986.
8
Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1986. Voir surtout la première partie, « The Bounds of Authority ».
9
Voir Jonathan Quong, Liberalism Without Perfection, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; et Gerald Gauss, The Order of Public Reason : A Theory of Freedom and Morality in a Diverse and Bounded World, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.