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De la « dédiabolisation » aux déceptions ? Les fractures genrées, sociales et générationnelles au RN
Sociologue

(Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris- Genre, travail, mobilité)

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Les succès du Front national (FN) puis du Rassemblement national (RN) sont souvent présentés comme le produit des fractures qui traversent la société française. La progression du parti fonctionnerait comme un révélateur du ressentiment liés aux « petites différences » ethniques, sociales, de genre ou générationnelles entre diverses populations (Schwartz 2009 ; Siblot, Cartier et al. 2015). Les enquêtes par entretiens auprès d’électeurs confirment que les votes pour ce parti, en dehors de quelques fiefs au sein desquels il dispose d’une implantation historique (Marchand-Lagier 2017), reflètent des tensions ordinaires sur des scènes résidentielles ou professionnelles (Mauger et Pelletier 2017 ; Girard 2017 ; Coquard 2018), plutôt que le travail de mobilisation de l’organisation. Paradoxalement cependant, l’appareil frontiste, ses collectifs locaux en particulier, sont eux aussi travaillé en profondeur par des fractures de genre, de classe et d’âge. Si plusieurs enquêtes en immersion ont montré que le « vieux » FN de Jean-Marie Le Pen était déjà investi par différents publics aux attentes contradictoires (Mayer et Perrineau 1996 ; Boumaza 2002 ; Bruneau 2002 ; Bizeul 2003) cette fragmentation mérite d’autant plus d’être questionnée au sein du « nouveau » FN, devenu depuis le RN, et soi-disant « dédiabolisé » sous l’impulsion de Marine Le Pen. Cette stratégie consistait notamment à conquérir de nouveaux soutiens en lissant certaines prises de position du parti (sur les services publics, les droits des femmes, des homosexuels, des juifs) tout en professionnalisant l’image de ses cadres et de ses élus (Crépon, Dézé et Mayer 2015), stratégie qui comportait une forte dimension de mise en scène mais qui a parfois favorisé d’importants changements dans la composition de genre, d’âge et de classe des collectifs locaux (Challier 2017 ; Crippa 2019).

Dix ans après ces changements, les élections municipales de 2020 puis régionales et départementales de 2021 ont confirmé la faiblesse des réseaux du RN au niveau local. Le scrutin présidentiel de 2022 s’annonce particulièrement incertain pour Marine Le Pen. Si les causes de ces reculs sont multiples, et si l’ensemble des partis peinent à mobiliser les citoyens, l’instabilité de l’encadrement intermédiaire du FN/RN constitue, de l’avis général, une faiblesse structurelle de ce parti (Gaxie 2017 ; Lehingue 2017 ; Cébille 2021). Ce turn over des cadres et des élus se retrouve au niveau local. Au début de notre enquête, en 2014, dans la fédération départementale étudiée et située dans le Grand Est (voir encadré), la « dédiabolisation » a permis d’attirer de nouveaux profils parmi les cadres : des femmes, des classes moyennes « respectables », de jeunes diplômés, qui recomposent la société frontiste. Mais, sur la durée, cette hétérogénéité se retourne parfois contre le mouvement, en exacerbant les tensions internes, ce qui favorise la multiplication des conflits ainsi qu’une forte division du travail militant. Les responsabilités locales restent, nous le verrons, plutôt réservées à des hommes diplômés (même s’ils sont souvent jeunes). Les départs entre 2015 et 2018 de trois cadres locaux, Mathieu, Lise et Gaëlle, séduits puis déçus par l’image d’une « dédiabolisation » de l’organisation, seront au cœur de cet article. Ils constituent un point d’appui utile pour comprendre pourquoi le FN/RN, encore plus que d’autres partis, peine à fidéliser ses militants les plus impliqués et relativement dotés en ressources, sans promouvoir pour autant les personnes les plus dominées dans ses instances locales.

Méthode, contexte et portée de l’enquête

 

L’enquête mentionnée ici a été menée par entretiens, principalement entre 2014-2017, au sein d’une fédération du FN/RN dans un département rural du Grand Est (ici appelé « le département ») et à travers une ethnographie de plus longue durée du FN/RN dans l’un des fiefs locaux du parti - un bourg de 6 000 habitants (ici appelé « Grandmenil »), qui compte plus de vingt adhérents. Au fil du temps, quinze militants ont été interrogés sur chacune des deux scènes, soit trente adhérents au total. L’enquête a été complétée par des observations d’événements comme des repas patriotiques, réunions fédérales et locales, conseils municipaux et dépouillements lors des différents scrutins. Les soutiens populaires du mouvement observés dans ce contexte, ainsi que leurs motivations, ont déjà fait l’objet de publications (Challier 2017 et 2020). On s’intéressera ici à un autre type de profils d’engagés, les cadres locaux, souvent diplômés et/ou membres des classes moyennes et plus impliqués dans la vie interne de l’appareil.

 

Comme toute enquête de terrain, ces matériaux sont situés, et n’épuisent pas la variété des motifs de sortie du FN/RN selon les parcours, les territoires, les degrés d’engagement. Les recherches déjà menées sur les leaders nationaux décrivent les luttes doctrinales parfois féroces (entre « païens » et « cathos tradis », conservateurs ultra-libéraux et anticapitalistes racialistes, « antisionistes » soraliens et islamophobes « identitaires », partisans de Jean-Marie Le Pen et nationaux-républicains autour de Florian Philippot, homophobes revendiqués et défenseur d’un « nationalisme sexuel », ...)1 qui se jouent à la tête du parti et autour. Ces controverses ne sont perçues que de manière lointaine par les enquêtés, y compris les cadres locaux frontistes, qui se limitent souvent, dans la séquence, à commenter le conflit entre « Marine » et « Jean-Marie ». Quelques enquêtes décrivent aussi les tensions sociales et politiques au sein des mairies « Bleu Marine » (Jarousseau et Igounet, 2017 ; Giband, Lebourg et Sistach, 2021 ; Faury, 2021). Ces municipalités pilotes sont fortement encadrées par la direction nationale et proposent de nombreuses rétributions aux militants2 (Gaxie 1977), ce qui limite certainement les départs. La situation est assez différente dans la fédération FN observée qui, malgré de bons scores départementaux du parti, ne compte que quelques élus d’opposition, dispose de moins de moyens mais semble aussi plus autonome du « siège » dans son fonctionnement. 

Pourquoi les cadres locaux du mouvement quittent-ils régulièrement le FN ? Étudier les démissions de plusieurs cadres frontistes d’une fédération rurale du Grand Est permet d’éclairer certaines fragilités du « nouveau FN » mariniste, les décalages entre les attentes qu’il a suscitées et son fonctionnement réel. En complément des ressorts biographiques des engagements, qui se retrouvent chez les membres d’autres partis ou mouvements sociaux (Fillieule 2001), les défections militantes permettent en effet d’éclairer les lignes de fracture propres à une organisation politique ainsi que les rapports sociaux de genre, d’âge et de classe3 (Sawicki et Siméant 2009) qui pèsent sur les trajectoires d’engagements. D’un point de vue méthodologique, elles permettent aussi de saisir l’évolution des discours, entre les visions relativement enchantées de militants qui présentent leur parti comme une « grande famille » (expression souvent entendue lors du premier entretien) et les échanges plus polémiques, à l’occasion des départs, entre ceux qui partent et ceux qui restent.

On évoquera dans un premier temps l’ascension puis le départ du secrétaire fédéral, Mathieu, départ qui illustre une certaine inversion de la hiérarchie des âges au sein du FN. Dans un parti qui recrute peu de diplômés, les étudiants accèdent rapidement aux responsabilités, mais leur attachement aux critères les plus légitimes de la compétence politique peut aussi favoriser leur désenchantement et les pousser à prendre leur distance. Dans un deuxième temps, on retracera le parcours de Lise, responsable départementale du Front national jeunesse (FNJ). Le contexte conflictuel de sa démission permettra d’analyser les difficultés rencontrées par les femmes dans l’encadrement FN, ainsi que la tendance des classes moyennes frontistes à reproduire, auprès des militants populaires, le mépris qu’ils subissent de la part des leaders. Dans un dernier temps, on retracera la mise en retrait d’une conseillère municipale dans un bourg rural, Gaëlle. Si certaines des justifications qu’elle évoque recoupent celles des précédents (comme « l’amateurisme » du parti et les difficultés pour s’y faire une place), son parcours révèle aussi les coûts symboliques persistants de l’engagement local au FN/RN, dans des territoires de forte interconnaissance.

Affiche électorale

Affiche électorale

De jeunes diplômés trop « compétents » pour un parti outsider ?

Dans les partis de gouvernement, les plus hautes fonctions sont généralement occupées par les plus âgés. Les jeunes doivent « gagner des galons », se rapprocher des mentors, avant d’espérer, au fil d’un lent processus, vivre de la politique (Bargel 2009). Cette hiérarchie des âges apparaît plus fluide, voire inversée, dans un parti outsider comme le FN. Les étudiants sont, de longue date, bien représentés parmi les cadres du mouvement (Boumaza, 2002 ; Crépon, 2006), alors même que les jeunes moins diplômés s’intègrent moins facilement aux sociabilités militantes (Bruneau, 2002). Plus éloigné de la gestion et de l’action publique, plus clivant, offrant moins de postes d’élus, ce mouvement constitue un investissement politique risqué pour qui veut faire carrière. Pour être risqué, le pari peut néanmoins s’avérer gagnant. L’ascension rapide de Jordan Bardella (né en 1995), à la tête de l’appareil, comme candidat tête de liste lors des élections européennes de 2019 puis vice président du RN en 2021, illustre la progression rapide des jeunes militants, qui se retrouve, dans une moindre mesure, dans la fédération étudiée. Sans être issus des classes supérieures, de jeunes diplômés peuvent rapidement y conquérir des positions dirigeantes. Les ressources scolaires des jeunes cadres favorisent cependant leur plus grande autonomie vis-à-vis du parti et, parfois, un regard plus critique sur son fonctionnement ordinaire et ses leaders.

Tableau 1. Sexe, âge et profession des 14 responsables de cantons FN du département en 2012-2013 et en 2013-2014
 

Sexe

2012-2013

Âge

2012-2013

Profession

2012-2013

Sexe

2013-2014

Âge

2013-2014

Profession

2013-2014

a H 35 Responsable des stocks - - -
b H 43 Responsable de location H 44 Responsable de location
c H 63 Retraité (sous-officier police) H 64 Retraité (sous-officier police)
d H 60 Retraité F 43 Directrice supermarché
e H 22 Administrateur réseaux H 23 Administrateur réseaux
f H 65 Retraité H 20 Agent de sécurité
g F 64 Retraitée F 65 Retraitée
h H 22 Psychologue H 41 Cadre commercial
i H 53 Sans-emploi H 60 Retraité (sous-officier militaire)
j H 19 Menuisier à son compte H 32 Directeur général d’un groupe immobilier
k H 46 Inconnu (Congé parental) H 31 Postier
l H 32 Boucher H 20 Charpentier
m H 29 Sans-emploi H 42 Réceptionniste et artiste plasticien
n - - - H 46 Artisan à son compte

Les lignes en gras correspondent aux situations (minoritaires) de renouvellement des responsables de canton, ce qui illustre le turn over de l’encadrement fédéral d’une année sur l’autre.

La fédération recrute plutôt des ouvriers, des employés et techniciens du privé, des indépendants ou encore des membres des métiers de l’ordre, et relativement peu de personnes issues des professions intellectuelles ou de fonctionnaires4. Par contraste, les jeunes qui s’impliquent dans les activités de la fédération, et qui ont autour de 20 ans, ont souvent suivi des études supérieures (BTS, licence, master), contrairement aux militants plus âgés, ce qui facilite leur accès rapide aux responsabilités. J’ai rencontré sept jeunes correspondant à ce profil et régulièrement présents aux activités fédérales du FN entre 2013 et 2016, pour un seul jeune ouvrier, un peu plus âgé (34 ans). Certains de ces jeunes cadres de la fédération sont issus des classes moyennes du privé, d’autres des fractions stables des classes populaires (employées, techniciens), comme Mathieu, responsable de la fédération, que je rencontre au Conseil régional. Lors de l’entretien, Mathieu met en avant une certaine proximité avec moi, fondée sur l’expérience universitaire. Il parle de son mémoire sur « les droites nationales en Europe » et mobilise des concepts de science politique pour expliquer son parcours (il décrit notamment son père comme «  l’archétype de l’électeur volatile  »). Sa mère est employée de banque au Luxembourg, son père ouvrier mécanicien pour la SNCF. Sa mère, socialiste quand elle était jeune, aurait voté Sarkozy en 2007 puis FN, sous l’influence de Mathieu. Son père vote parfois à gauche, parfois à droite, «  jamais pour les extrêmes  ». Après un baccalauréat économique et social, Mathieu commence une licence d’histoire, avec alors l’idée de devenir enseignant. Parallèlement, il donne des cours de religion dans des écoles privées hors contrat (qui ne demandent pas les mêmes conditions pour enseigner). Il abandonne alors son projet initial, car il trouve l’institution scolaire, même privée, trop laxiste avec les élèves. Il passe un master 1 de Droit européen puis un master 2 Carrières politiques et pense alors passer les concours de cadre de la fonction publique.

Auparavant militant de l’UDF puis du Nouveau centre, Mathieu s’est éloigné des centristes, car il leur reproche leur manque « total de démocratie interne  » (retournant ainsi le soupçon d’autoritarisme). Dans la même période, il se rapproche de la droite souverainiste puis du FN, en 2011, alors que Marine Le Pen prend la direction du parti. Dans le cadre de son master, il effectue un stage auprès d’élus FN au Parlement européen. Le carnet d’adresses qu’il se constitue lui permet rapidement d’accéder à des responsabilités. En 2013, il est embauché, de manière temporaire puis permanente, comme collaborateur d’élu (au Conseil régional et au Parlement européen) et il prend la direction de la fédération du FN. Il est aussi candidat tête de liste en 2014 lors des élections municipales dans une petite ville de 8 000 habitants. Cette progression rapide au sein de l’appareil se serait faite « naturellement  » :

Je pensais pas du tout me retrouver assistant du groupe, assistant parlementaire, secrétaire départemental et tout ça seulement en deux ans (rire), à la rigueur, je m’imaginais être candidat sur une liste municipale, pourquoi pas, mais conduire une liste, ça non... Donc c’est vrai que tout est arrivé rapidement (rire).

L’ascension de Mathieu s’explique surtout par l’adéquation entre des propriétés individuelles et le contexte partisan de stratégie de normalisation du mouvement. Son profil, ainsi que la mise en récit qu’il propose, correspond à ceux recherchés par la nouvelle direction pour incarner la « dédiabolisation » du parti : un jeune homme diplômé issu de la droite parlementaire mais déçu par cette dernière. En retour, l’appareil FN constitue un accélérateur de carrière pour des personnes qui, comme Mathieu, désirent se professionnaliser en politique.

Pourtant, début 2018, Mathieu démissionne du FN pour rejoindre un petit parti de la droite souverainiste, tout en conservant ses mandats locaux. Toutes ses justifications tournent autour de « l’incompétence » des leaders du Front national et de « l’amateurisme » de l’appareil. Il souhaite réorienter son militantisme vers un niveau local et concret, qu’il perçoit comme plus constructif. La tendance des élus locaux à échapper au contrôle de leur parti pour privilégier « l’intérêt communal » est un phénomène bien connu, qui touche aussi les autres partis (Lefebvre et Sawicki 2006 ; Mischi 2015). Les critiques de Mathieu portent très peu sur des enjeux doctrinaux. Il s’est toujours dit favorable à la « dédiabolisation » et n’a donc pas de désaccord programmatique avec la nouvelle équipe dirigeante du parti. Il évoque plutôt le népotisme au sein de la direction, un « mouvement sectaire », dont les élus, y compris ceux qu’il a rencontrés dans le cadre de son travail d’assistant, « s’opposent pour s’opposer », voteraient « un coup blanc, un coup noir », « sans même consulter les notes des assistants ». Il mentionne également le débat de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2017 entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, qu’il juge raté et qui aurait agi pour lui comme un révélateur. Cette réception très critique du débat est répandue parmi les membres des classes moyennes et supérieures, de toutes sensibilités politiques. Cependant, sur le moment, le comportement de Marine Le Pen n’est pas nécessairement perçu aussi négativement par les publics issus des classes populaires favorables au FN (Barrault Stella, Berjaud et al. 2019). Commentant un discours ultérieur de Marine Le Pen, début 2019, Mathieu (qui n’est plus au FN/RN) explique au journaliste d’une radio locale que celle-ci « n’a visiblement rien appris depuis 2017 » et que « ses compétences en économie apparaissent en-dessous de ce que doivent maîtriser les lycéens de filière ES ». Le fonctionnement du parti, y compris la manière d’être de sa présidente, contredisent donc les normes scolaires que Mathieu valorise, normes qui fondent aussi, implicitement, les critères de la compétence politique (Gaxie 1978).

Au-delà du cas de Mathieu, la massification scolaire recompose les normes militantes qui sont valorisées parmi les cadres frontistes. Même quand ils sont issus de milieux populaires, les jeunes militants actifs de la fédération, quand ils ont le bac ou ont suivi des études supérieures, apparaissent immédiatement comme des « intellectuels » aptes à se conformer aux codes de la présentation de soi en public (Matonti 1993 ; Bruneau 2002). Ces savoirs faire permettent aux jeunes diplômés du RN de donner une image positive, en développant un discours apparemment pondéré et une expertise de l’action publique, notamment à l’occasion des interactions avec les journalistes (Dahani, 2018). Par comparaison, les militants moins diplômés et/ou plus âgés apparaissent éloignés des codes scolaires, donc moins compétents, comme nous le verrons dans la section suivante. À la suite du départ de Mathieu, un nouveau secrétaire général est rapidement nommé. Son profil est étrangement similaire : Jules, un jeune homme de 28 ans, est aussitôt nommé à la tête de la fédération. Après des études de management dans une école de commerce, il travaille comme collaborateur d’élu dans un exécutif régional. Comme Mathieu, Jules cumule rapidement les responsabilités politiques : candidat aux cantonales et aux législatives de 2017, puis aux élections sénatoriales, il est conseiller municipal d’opposition depuis 2014 et il mène de nouveau une liste aux élections municipale de 2020. Ce cumul des responsabilités est plus difficile à maintenir sur la durée pour des membres du FN/RN au statut moins assuré, notamment les cadres femmes, même quand leurs profils sont, en matière d’âge et d’ancrage socio-professionnels, relativement proches de ces deux hommes.

Éprouver le poids des différences de genre et de classe au sein de l’appareil

L’arrivée de Marine Le Pen a suscité des changements significatifs sur le genre au FN. L’accès d’une femme à la présidence a été mis en scène symboliquement comme un marqueur de la « dédiabolisation », à tel point que le fondateur, Jean-Marie Le Pen, a pu, par opposition à la stratégie de sa fille, appeler à « reviriliser le parti5 ». Les positions les plus conservatrices en matière d’avortement, de droits des femmes ou des homosexuels ont été abandonnées, au profit d’un nationalisme sexuel qui fait de la tolérance en matière de mœurs une valeur propre à « l’Occident » (Dézé 2015). Au niveau des électeurs, ces stratégies discursives ont favorisé une hausse relative du vote féminin pour le FN et un recul du gender gap commun aux partis extrême droite (Mayer 2015). Ces évolutions se retrouvent-elles au niveau de la fédération observée ? La parité, entrée en vigueur depuis 2001, incite certes les frontistes, comme les autres partis, à recruter des candidates à l’occasion des municipales ; les postes de responsables fédéraux restent cependant occupés par des hommes. De la même manière, l’encadrement départemental ne comptait qu’une femme parmi les quatorze responsables de canton du parti en 2012-2013 et deux pour quatorze en 2013-2014. Les rares femmes qui s’investissent dans l’appareil sont relativement dotées en ressources (sociales) et membres des classes moyennes. Mais les contraintes liées notamment à la vie familiale ainsi que les vexations de la part des cadres hommes fragilisent leurs engagements, comme l’illustre la trajectoire de Lise. Son investissement est aussi bref qu’intense. Elle adhère au FN fin 2013, est nommée secrétaire du FNJ au printemps 2014, est candidate aux départementales en 2015 puis quitte le FN en avril de la même année, après une campagne qui contredit ses espoirs de se faire une place dans le parti.

Lise est secrétaire de direction, après avoir entamé une licence de droit (inachevée) puis un BTS. Ses parents travaillent dans le secteur privé, ils sont commerciaux et votent « à droite ». S’ils découragent leur fille de s’engager au FN car ils craignent que cela soit dangereux au quotidien, Lise « est une forte tête, personne ne lui dit ce qu’elle doit faire ». Elle prend donc sa carte à 23 ans, incitée par un collègue de travail (lui aussi adhérent). Parmi les ressorts de son adhésion au FN, elle évoque « des taxes sur les commerces et les entreprises » ainsi qu’un rejet assumé envers les hommes maghrébins, depuis la violente agression dont elle a fait l’objet lorsqu’elle était au collège. En raison de son jeune âge et de son dynamisme, elle devient rapidement secrétaire départementale des jeunes du parti, après sa rencontre avec Mathieu, lors de la manifestation du FN pour le premier mai à Paris. Elle aborde notre premier entretien (fin 2014) comme un véritable entretien d’embauche, évoquant en permanence sa « motivation », son goût des « challenges » et sa volonté « d’acquérir des responsabilités » dans le parti. Elle connaît, précise-t-elle, plusieurs secrétaires de départements du FNJ ainsi que des « grands de ce monde », rencontrés à l’occasion de sa participation aux activités nationales : « Florian Philippot, le maire de Fréjus, le maire d’Hayange, Marine, Marion, c’est fait. Il n’y a plus que Jean-Marie qu’il me reste à rencontrer » dit-elle avec une satisfaction explicite. Quelques mois plus tard, j’apprends, par le biais d’autres militants, qu’elle a démissionné du FN.

Recontactée par téléphone, plusieurs mois après son départ (nous sommes en août 2015), sa déception est encore très grande. L’événement qui aurait déclenché son départ aurait été la prise de parole publique d’un candidat ouvrier, Pascal, (qualifié pour le deuxième tour), qu’elle juge peu préparé (« les mains dans les poches ») et qui aurait « saboté la campagne », dans laquelle elle-même s’était beaucoup investie. Au soir du deuxième tour, les cadres départementaux se sont réunis pour attendre les résultats. Le FN n’obtient pas de nouveaux élus, alors que les bons scores du premier tour laissaient espérer des victoires6. Pascal, un militant de longue date du parti, les rejoint et se réjouit, car le FN « leur a fait peur ». La remarque suscite une vive colère chez la jeune cadre : « Je n’ai pas supporté de le voir arriver comme ça, avec son air de vainqueur, alors que c’était lui qui avait tout foutu par terre ». Ce moment, souligné par Lise, reflète aussi la fracture entre différentes manières de s’engager au FN, qui sont pour partie liés à l’âge, au genre et à la classe des militants : conquérir des responsabilités ou « faire peur » aux élites.

Elle part en pleurant et annonce par téléphone à Mathieu qu’elle « va arrêter ». Deux semaines après, lors d’une réunion de bureau, les cadres FN font le bilan de la campagne. Lise exprime publiquement sa colère, ce qu’elle raconte a posteriori en mimant le vif échange entre les cadres départementaux :

Mathieu a demandé si quelqu’un avait quelque chose à dire… Et là, il y a eu un silence, enfin, vraiment le silence gêné… mais moi, je n’y tenais plus, alors j’ai pris la parole et j’ai dit : « Oui, moi, j’ai quelque chose à dire : nous, nous avons tout donné pour cette campagne. Avec (son colistier, technicien dans une usine), nous avons bossé les dossiers à fond, moi je n’ai pas vu ma fille depuis des mois… quand on voit des clampins comme Pascal qui nous font passer pour des imbéciles, et qui foutent tout par terre, c’est pas possible » … et là, Christian (le secrétaire fédéral adjoint, 56 ans, chef d’entreprise) s’est mis à me hurler dessus.

Affiche électorale

Affiche électorale

Quelques jours plus tard, elle démissionne de son poste de responsable FNJ et quitte le FN. L’invocation par Lise de sa propre bonne volonté gestionnaire face à l’incompétence supposée de Pascal reflète pour partie le mépris d’une cadre intermédiaire envers un ouvrier. Mais ses réactions traduisent aussi son propre malheur militant, notamment les difficultés qu’elle-même doit affronter en tant que femme. En ce sens, la manière expéditive avec laquelle les cadres fédéraux clôturent la controverse, en rappelant Lise à l’ordre, exprime plus un renvoi de cette dernière à sa propre position subalterne, notamment en matière de genre, qu’une défense ouvriériste des candidats populaires. Elle pleure pendant l’entretien en évoquant certains moments, comme celui où un cadre la tance vertement devant d’autres militants, ce qu’elle a ressenti comme une humiliation publique et une injustice. En résumé, au sein de la fédération FN, la rareté des postes rémunérés et les nombreux sacrifices demandés aux petits cadres qui ne vivent pas de la politique favorisent un ruissellement du mépris du haut vers le bas de l’appareil, des leaders fédéraux vers les cadres locaux non rémunérés et/ou les cadres femmes, puis des cadres vers les militants ouvriers, mépris qui conduit à mettre en concurrence les différentes frustrations et vexations ressenties sur la base du genre et de la classe. Pour s’en prémunir, d’autres cadres tentent de privilégier un militantisme local. Mais cela ne les protège pas pour autant d’autres vicissitudes associées à l’engagement frontiste, comme le risque de perdre en respectabilité auprès des habitants.

Incarner l’opposition municipale sans perdre en respectabilité locale

Sous la présidence de Marine Le Pen, le FN se présente volontiers comme le parti des « oubliés ». Son caractère d’outsider institutionnel le conduit effectivement à « moins mal représenter » ces groupes, en matière de candidats, que les autres partis aux élections locales7. Néanmoins, la forte présence des classes populaires au sein de la fédération du FN observée n’empêche pas plus la reproduction des hiérarchies de classes que celles de genre et d’âge. Beaucoup d’adhérents populaires rencontrés lors de l’enquête s’investissent peu dans les activités fédérales et la vie « interne » du parti. Ils pratiquent plutôt du militantisme « de terrain » à l’échelle purement locale autour des activités de tractage, collage et distributions dans les boîtes aux lettres. La forte division du travail militant au sein du FN/RN recoupe des inégalités d’âge, de genre et de classe et conduit à tenir les personnes les plus dominées aux marges des activités internes du parti. Au sein de la fédération, le collectif FN/RN de Grandmenil, une ville de 6 000 habitants, est notamment connu pour son recrutement particulièrement populaire : 2/3 des candidats présentés en 2014 à l’occasion des municipales sont ouvriers, employés et, surtout, sans-emploi. Les responsabilités locales y sont pourtant exercées par les moins démunis des adhérents locaux du FN : agent de maîtrise, sous-officier dans l’armée, commerçante, ou encore directrice de magasin, à l’image de Gaëlle, qui accède à l’un des deux postes obtenus par le FN au sein du conseil municipal.

Tableau 2. Professions déclarées des candidats municipaux du FN à Grandmenil en 2014
1. Agent de maîtrise (conseiller)
2. Directrice de magasin (conseillère)
3. Retraité, sous-officier militaire
4. Commerçante
5. Maçon indépendant
6. Mère au foyer
7. Retraité-ouvrier
8. Mère au foyer
9. Ouvrier
10. Sans-profession
11. Manutentionnaire
12. Sans profession
13.Agent de sécurité
14. Retraitée
15. Chaudronnier
16. Mère au foyer
17. Sans profession
18. Ouvrière
19. Pâtissier
20. Sans profession
21. Maçon
22. Demandeur d’emploi
23. Boucher
24. Agent de sécurité
25. Sans-profession
26. Sans profession
27. Intérimaire
28. Sans profession
29. Sans profession

 

Comme c’était le cas pour les adhérents les plus diplômés dans l’appareil fédéral, l’accès des frontistes les plus aisés aux positions les plus éligibles sur la liste municipale est favorisé par des savoir-être, ainsi que des ressources culturelles acquises dans le cadre professionnel. Si ces cadres locaux du FN n’appartiennent pas aux classes aisées de la société française, au sein de l’espace local, ils se rapprochent pourtant de la strate dominante, ceux que les autres groupes appellent les « notables » de la ville. Même s’ils ont moins d’expérience politique que les candidats des majorités « sans étiquette », ils sont perçus sur la scène locale comme des « gens respectables ». Ils adhèrent particulièrement à l’entreprise de « dédiabolisation » mariniste, à la fois pour des raisons tactiques, car elle permet l’accès à des mandats locaux qu’ils assument convoiter, mais aussi parce qu’elle conforte leur quête de respectabilité. C’est le cas de Gaëlle, 43 ans et directrice de magasin. Célibataire, elle élève seule sa fille de 17 ans. Son père était maçon, sa mère comptable dans une entreprise de tissage. À la maison, ses parents ne parlaient jamais de politique, votaient « un coup à gauche, un coup à droite, sans trop y croire et ça les a surpris [qu’elle] tape du poing sur la table pour affirmer [ses] idées ». Son frère est employé municipal, sa sœur, comptable. Elle évite les discussions politiques avec eux : sa sœur est mariée à un « Algérien » et son engagement au FN crée des tensions, qu’elle juge injustifiées (« c’est pas parce que vous êtes au FN que si vous croisez un maghrébin, vous allez lui casser la tête… »).

Elle a toujours habité à Grandmenil. Après un bac pro vente, elle travaille longtemps comme caissière dans un supermarché de la ville. Elle est licenciée en 2007 pour motifs économiques. Elle reprend alors des études. Désormais titulaire d’un BTS vente, elle se recherche un nouvel emploi. Peu de temps après, son ancien patron, qui agrandit le magasin, lui propose de la réintégrer. Elle accepte, mais négocie son avancement. Au même moment, alors que jusque-là elle se contentait de voter (tantôt à droite, tantôt pour le FN), elle se rapproche du parti frontiste en 2011. Plus que les débats politiques nationaux, Gaëlle lie sa « prise de conscience » politique et sa trajectoire personnelle, son avancée en âge, son expérience professionnelle, son statut de mère de famille, notamment les discussions avec les personnes qui fréquentent le magasin, qui expriment un « ras le bol concernant les impôts et le fait qu’on donne trop à ceux qui ne travaillent pas ». Gaëlle met aussi en avant sa « modération », sa volonté d’incarner un FN respectable aux yeux des habitants de Grandmenil, quitte à assumer une certaine distance à l’engagement. Elle exprime aussi un rapport ambigu aux responsabilités politiques, lesquelles lui apportent des gratifications symboliques, mais qui concurrencent aussi sa vie professionnelle. En rapportant les commentaires de différents groupes d’habitants, elle se démarque aussi de la « racaille du coin8 », les populations les plus précaires de l’espace local, auxquelles elle ne souhaite pas être associée :

Monsieur le maire n’est pas de notre bord, il ne nous met pas à l’écart, mais moi la politique, c’est à côté. C’est mon métier d’abord : j’ai des responsabilités, je travaille tout le temps, je peux ne pas dire à mon patron que je vais passer l’après-midi à la mairie. Donc je ne suis pas très investie dans le monde politique, non… j’essaye doucement de me faire connaître et de dédiaboliser. Tout le monde me connaît à Grandmenil, j’ai toujours habité ici, les gens savent très bien comment je suis, ils ne vont pas dire « Ah oui, c’est la racaille du coin, c’est normal » (qu’elle milite au FN).

Contrairement à ce qui se passe dans les municipalités « bleu marine », où les candidats FN accèdent généralement au pouvoir municipal au terme de virulentes controverses avec les équipes sortantes (Jarousseau et Igounet 2017 ; Faury 2021), les conseillers d’opposition de Grandmenil adoptent plutôt une stratégie consensuelle au sein du conseil municipal. Pour les militants du FN de la commune, et encore plus pour ceux qui sont élus municipaux et membres des classes moyennes, l’espace local, marqué par l’interconnaissance et l’euphémisation des clivages partisans, fonctionne comme un univers de référence politique contradictoire, qui incite à prendre de la distance avec le parti au nom de l’intérêt communal. Le contrôle collectif des habitants encourage les élus FN à ne pas se différencier trop explicitement de la majorité, même sur des enjeux symboliques pour l’organisation, comme l’illustre cette anecdote rapportée par Gaëlle, qui évoque les débats concernant l’accueil des gens du voyage par la commune :

Enquêteur : Il y a des aspects qui vous plaisent moins, au FN ?

Gaëlle : La vie politique on va dire (rire), les directives... on nous dit « faut voter de telle façon », mais vu le milieu où l’on vit, ce n’est pas forcément adapté, il faut qu’on rende des comptes, c’est pas la pensée absolue. Au dernier conseil municipal, c’était sur des subventions accordées pour les aires d’accueil des gens du voyage : d’après le Front, on devait voter non ! Avec (l’autre conseiller FN) on s’est dit, comme on est sur Grandmenil, après on nous demandera des comptes : si nous votons non, si les subventions ne viennent pas de la région, on était au clair sur le fait que si c’était pas l’échelon au-dessus qui payait, c’était nous qui devions payer ! Donc on s’est abstenus. 

En janvier 2015, Gaëlle, démissionne finalement de son poste de conseillère. Pour justifier son départ, elle se dit déçue de la « politique en général » et du manque d’appui aux candidats de la part de l’appareil, recoupant certaines critiques formulées par d’autres cadres démissionnaires de la fédération, comme Mathieu et Lise. Investie avant tout au niveau local, Gaëlle ajoute une préoccupation différentes de ceux-ci et qu’elle a toujours fait primer sur les enjeux d’appareil : le maintien d’une bonne réputation personnelle auprès des habitants, toujours susceptible d’être fragilisée par les consignes partisanes :

         On nous dit « faut des candidats partout », du coup, ils vont prendre n’importe qui. On nous dit « il va y avoir des formations, pour apprendre à se débrouiller face aux médias », alors on attend, on attend, et on apprend que « ben non, finalement, la formation, au niveau du calendrier ça va être un peu juste… ». Alors c’est bien beau tout ça, mais nous les décisions qu’on va prendre, les choses qu’on va porter en tant que candidats, ça va quand même nous suivre après pendant toute notre vie.

Ainsi, dans de petites villes où « tout le monde se connaît », les risques réputationnels limitent fortement l’action des élus locaux du FN. Les prises de position consensuelles des élus locaux FN de Grandmenil s’expliquent aussi par leur statut de néophytes, qui connaissent des difficultés pour maîtriser les enjeux gestionnaires. Entre 2014 et 2020, ils sont ainsi cinq candidats du FN à se succéder sur deux postes de conseillers municipaux (aucun n’avait exercé de mandats précédemment). Sur l’ensemble des cinquante-quatre conseils municipaux qui se tiennent entre les élections de 2014 et celles de 2020, si au moins un élu du FN est présent lors de quarante-six conseils, les deux conseillers officiellement attribués au mouvement au sein de l’institution ne siègent qu’à l’occasion de vingt-trois conseils (donc moins de la moitié). On relève très peu d’interventions des élus FN dans les procès-verbaux des conseils et, quand ils prennent la parole, c’est pour poser le plus souvent des questions courtes et factuelles, peu à même de déstabiliser la majorité. Lors des deux conseils auxquels j’ai assisté, les élus frontistes sont présents mais ne prennent jamais la parole, alors même que les deux autres « sans étiquette » s’opposent vertement autour des réductions budgétaires votées par la majorité municipale. Le retrait des élus du parti contribue à l’obtention de très faibles scores à l’occasion des scrutins locaux, à la différence des autres élections aux enjeux plus nationalisés.

3e (/3)

Les résultats du FN/RN à Grandmenil lors de différents scrutins
  Score du FN/RN Classement parmi les listes
Présidentielles 2012 1er tour 27% 1er
Municipales 2014 1er tour 21% 3e (/3)
Municipales 2014 2e tour 15% 3e (/3)
Européennes 2014 35% 1er
Présidentielles 2017 1er tour 34% 1er
Présidentielles 2017 2e tour 51% 1er
Européennes 2019 38% 1er
Municipales 2020 1er tour 12% 3e (/3)
Municipales 2020 2e tour 7% 3e (/3)
Affiche électorale

Affiche électorale

Il est probable que les difficultés rencontrées par les conseillers d’oppositions frontistes de Grandmenil se retrouvent dans d’autres municipalités, notamment dans les petites villes rurales. Le contrôle par l’interconnaissance incitant à la discrétion partisane expliquerait certains paradoxes, comme des votes nettement plus élevés pour le parti à l’occasion des élections nationales et européennes que lors des scrutins locaux, phénomène que l’on retrouve ailleurs (Cébille 2021), ainsi que la faible implantation militante du RN dans beaucoup de petites villes et villages ruraux qui votent pourtant massivement pour ce parti9. Malgré la dédiabolisation, la crainte d’une mauvaise réputation participe encore de la faiblesse militante du RN au niveau local, notamment dans les petites villes.

Des multiples raisons qui peuvent conduire ses cadres à s’éloigner du FN/RN

Les démissions des cadres analysées ici recoupent une période particulière de la vie du FN : celle de l’accession de Marine Le Pen à la tête du parti et des espoirs associées à la « dédiabolisation ». Dans cette séquence, le FN est présenté dans les médias comme étant « aux portes du pouvoir » (Crépon, Dézé et Mayer 2015). Ses bons scores aux élections européennes et aux municipales de 2014 à l’occasion desquelles il remporte plusieurs mairies (Jarousseau et Igounet 2017), lui permettent de revendiquer le titre de « premier parti de France ». Comme tout parcours singulier, ceux de Mathieu, Lise ou de Gaëlle ne reflètent évidemment pas l’ensemble des trajectoires des étudiants, des femmes ou encore des membres des classes moyennes attirés puis déçus par le « nouveau FN ». Ils éclairent néanmoins le fonctionnement d’un mouvement qui, à l’échelle départementale et municipale, peine à fidéliser et à tenir ensemble différentes catégories de population au sein de ses collectifs militants.

Si les logiques sociales de l’engagement sont multiples et ne sauraient se réduire à un calcul coût/avantage, dans ce cas précis, le différentiel entre les bénéfices attendus de l’engagement au FN et les nombreux sacrifices demandés aux militants actifs, à relier avec le statut d’outsider de l’organisation (Lehingue 2017 ; Gaxie 2017), apparaît pourtant déterminant pour expliquer les départs de cadres locaux qui expliquaient avoir rejoint le FN « pour accéder à des responsabilités ». Comme nous l’avons vu, ces leaders locaux sont plus directement confrontés aux rouages internes du parti que les simples militants et sympathisants. Ils vont aux manifestations du premier mai à Paris, aux congrès et aux meetings, exercent des mandats ou sont têtes de liste lors des scrutins locaux. Ils fréquentent plus directement les porte-parole du parti, aspirent à nouer des relations personnalisées avec ces derniers, mais sans nécessairement y parvenir. Paradoxalement, leur plus fort investissement dans les coulisses du FN favorise donc leur désillusion vis-à-vis du parti qu’ils requalifient progressivement comme un appareil « comme les autres » (notamment en matière d’élitisme) tout en étant moins « efficace ». Au sein même de l’encadrement fédéral, on aperçoit des différences significatives : entre des hommes diplômés qui, à l’image de Mathieu, parviennent à vivre de la politique et ceux et celles (plus souvent des femmes et plus souvent proches des classes populaires) qui n’en vivent pas, entre les classes moyennes et les ouvriers ou encore entre des investissements plus ou moins tournés vers l’appareil central ou l’échelle municipale : autant de petites différences toujours susceptibles d’entrer en tension, surtout quand le mouvement connaît des revers électoraux et voit l’espoir de nouvelles rétributions s’éloigner.

Les désillusions des cadres intermédiaires frontistes peuvent-elles pour autant fragiliser la dynamique du RN à l’approche de la présidentielle ? On pourrait objecter, à raison, que ce mouvement a connu, à plusieurs reprises, des départs de cadres sans que cela l’empêche d’attirer massivement des électeurs. De la scission mégrétiste de la fin des années 1990 (censée sceller « la fin du FN ») à l’hypothétique défection de cadres RN lors de la future échéance de 2022 au profit de candidats comme Éric Zemmour ou Florian Philippot (qui cherchent à mobiliser d’autres groupes que recrute moins le FN/RN, par exemple les opposants au pass sanitaire), en passant par l’exclusion de Jean-Marie Le Pen intervenue dans le cours même de l’étude (à laquelle les enquêtés se montraient alors favorables, car elle confortait leur quête de respectabilité), la direction nationale du FN/RN est toujours parvenue à attirer de nouveaux cadres pour remplacer les anciens. Encore faut-il que l’enthousiasme de la base militante compense les défections « par le haut » des porte-parole, ce qui ne va plus forcément de soi dans la fédération. À l’occasion du mouvement des Gilets jaunes, plusieurs sympathisants et électeurs populaires du RN sont entrés dans le mouvement, se retrouvant parfois parmi les plus actifs des occupants des ronds-points. Mais ces ralliements se sont déroulés sans qu’ils brandissent leur étiquette partisane, beaucoup d’autres Gilets jaunes s’abstenant ou votant à gauche, tandis que le FN/RN n’a pas rejoint le mouvement en tant que parti (Challier 2019). Plus récemment, de nombreux militants de la fédération se mobilisent activement contre le confinement puis contre le pass sanitaire. Ces décisions sont perçues comme des intrusions inacceptables dans leur vie privée, émanant de décideurs politiques que les militants nationalistes considèrent comme corrompus et malveillants. Ces adhérents, dont certains sont engagés de longue date au sein du parti, déplorent le silence de « Marine » sur cet enjeu, devenu particulièrement central dans leurs discours, dans leurs échanges sur les réseaux sociaux et contre lequel ils manifestent régulièrement. Au point de délaisser, à leur tour, le travail de campagne lors de la prochaine élection présidentielle, voire de voter pour d’autres candidats nationalistes, perçus comme plus « antisystème » que Marine Le Pen, car plus offensifs contre le pass sanitaire ? On se gardera bien, pour l’instant, de l’affirmer avec certitude. Mais vu des territoires ruraux du Grand Est, la société frontiste apparaît à ce jour plus fissurée qu’au début de l’enquête en 2014, et les espoirs nés de la « dédiabolisation », quelque peu érodés, et ce dans un contexte social et politique qui reste, par ailleurs, favorable aux candidats d’extrême droite.

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    1

    Ces luttes entre fractions sont finement décrites dans les première et deuxième partie de l’ouvrage de Crépon, Dézé et Mayer 2015. Pour un aperçu sur le vif de ces fractures au sein du FN à la fin des années 1990, voir également Bizeul 2003.

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    2

    Des mandats d’élus et des postes de collaborateurs mais aussi des rétributions plus indirectes liées à la direction de l’action publique locale (accès aux emplois et services municipaux, subventions, etc.). Sur ce point, la gestion municipale des élus RN semble peu différente de celles pratiquées par d’autres équipes municipales non-frontistes.

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    3

    L’article analyse en priorité les appartenances qui favorisent la fragmentation du mouvement et laisse donc de côté la question des antagonismes ethniques, souvent structurants dans les engagements au FN mais selon des logiques non-univoques (Bizeul 2003 ; Mauger et Pelletier 2017 ; Marchand Lagier 2017). La majorité des militants (et la totalité des cadres fédéraux) rencontrés étant des blancs d’origine française ou européenne, les tensions raciales sont a priori moins éclairantes pour expliquer les départs évoqués ici que le genre, la classe ou l’âge.

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    4

    Les fichiers du secteur transmis par un militant recensent ainsi, sur vingt-huit adhérents FN du canton six ouvriers, quatre employés, deux sans-emploi, un apprenti, trois petits patrons (commerçant, artisan, hôtelier), quatre militants des professions culturelles ou intermédiaires (« éducation nationale », étudiant, « presse », technicien ONF) et huit individus au statut indéterminé (retraités et non renseignés). Le fichier ne précise ni le sexe ni l’âge.

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    6

    Lors des élections de 2015 évoquées, le FN passe de 30 % au premier tour à 31 % au second dans le département, soit une faible progression. La liste menée par Lise passe de 31 % à 40 % au second. Celle menée par Pascal (le candidat ouvrier qu’elle critique) passe de 30 % à 35 %.

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    7

     Avec 30 % d’employés et ouvriers contre 26 % pour le FDG, 15 % pour l’UMP, 15 % pour EELV et 13 % pour le PS au scrutin départemental de 2015. Voir Patrick Lehingue 2017 : 19-42.

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    8

    Ce n’est certainement pas le fait d’être « du coin » qui est dénigré par ces propos. Beaucoup d’habitants du bourg valorisent l’appartenance locale de longue durée. Ce qui est stigmatisé, ce sont plutôt d’autres  appartenances de classe (sans-emplois), de genre (mères célibataires) ou ethniques (maghrébins, tziganes) qu’une partie des habitants associent aux « racailles » ou aux « cas sociaux » (Challier 2020).

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    9

      Plusieurs enquêtes menées dans des petites villes rurales montrent que le plus souvent les mobilisations électorales pour l’extrême droite se déroulent de manière informelle. Des figures locales (patrons de bar, membres d’associations de loisirs, etc.) incitent d’autres habitants à « voter Marine » mais sans être, pour autant, adhérents du parti (Pierru et Vignon 2016 ; Coquard 2018 ; Letourneur 2021). Une telle condition de sympathisant à distance n’expose pas aux mêmes désagréments que celle  des cadres locaux du RN. Autrement dit, plus l’engagement dans l’appareil est prononcé, plus le risque de déception semble augmenter.

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    Pour citer cette publication

    Raphaël Challier, « De la « dédiabolisation » aux déceptions ? Les fractures genrées, sociales et générationnelles au RN » Dans FrédériqueMatonti et Laurent Jeanpierre (dir.), « Élections », Politika, mis en ligne le 13/12/2021, consulté le 26/10/2022 ;

    URL : https://www.politika.io/index.php/fr/article/dediabolisation-aux-deceptions-fractures-genrees-sociales-generationnelles-au-rn