Le 10 novembre 2023, à l’université de Picardie-Jules Verne (Amiens), Nicolas Werth a donné cette conférence à l’initiative du Centre International de Recherche de la Grande Guerre (Péronne-Somme), dans le cadre de son programme de « grandes conférences » annuelles. Le Centre est heureux de pouvoir en publier le texte intégral dans Politika.
Le 4 avril 2022, six semaines après l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, paraissait, dans l’agence de presse officielle du Kremlin, RIA Novosti, sous la plume de Timofei Sergueievtsev, un idéologue bien en cour, une longue tribune intitulée : « Que faut-il faire de l’Ukraine ? ». Ce texte présentait le terrifiant « plan de dénazification, déukrainisation et dé-Européanisation » de l’Ukraine que « l’État dénazifiant, la Russie », était appelé à mettre en œuvre en Ukraine « pour une durée minimale de trente ans ».
Voici quelques extraits de ce long texte d’une quinzaine de pages :
« Aujourd’hui, la question de la dénazification de l’Ukraine est passée au plan pratique (…) La dénazification est un ensemble de mesures à l’égard de la masse nazie de la population, qui ne peut techniquement pas être poursuivie au nom des crimes de guerre (…) Il faut procéder à un nettoyage total (…) En plus des hauts gradés, une partie importante des masses populaires qui sont des nazis passifs, des collaborateurs du nazisme, sont également coupables (…) La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération (…) La particularité de l’Ukraine nazie est sa nature amorphe et ambivalente, qui permet de déguiser le nazisme en aspirations à “l’indépendance” et à une “voie européenne” de “développement ” (en réalité de dégradation) (…) L’Occident collectif est lui-même le concepteur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien (…) L’ukronazisme n’est pas moins une menace pour la paix et la Russie que le nazisme allemand ne l’était avec Hitler (…) Le nom “Ukraine” ne peut être retenu comme celui d’une formation étatique entièrement dénazifiée sur un territoire libéré du joug nazi (…) La dénazification sera inévitablement une dé-ukrainisation (…) La dénazification de l’Ukraine est aussi son inévitable dé-européanisation1. »
Ce texte faisait bien sûr écho « à la voix de son Maître », Vladimir Poutine, qui, le 24 février 2022, avait « justifié » en ces termes le déclenchement de « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine.
« J’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. Son but est de protéger les personnes soumises à un génocide par le régime de Kiev depuis huit ans. À cette fin, nous démilitariserons et dénazifierons l’Ukraine ».
En réalité, la seule mesure discriminatoire prise par les autorités ukrainiennes envers la communauté russe a été, en 2019, la rétrogradation du russe au statut de « langue de minorité nationale ».
Ce qui retient l’attention, dans le discours de Poutine du 24 février dernier, c’est son intention de « dénazifier » l’Ukraine. Cette entrée en matière témoigne de la centralité d’une thématique dans le nouveau roman national poutinien – celle de la « Grande Guerre patriotique » (1941-1945), fondement de l’identité nationale. Une guerre qu’il s’agit aujourd’hui de « rejouer ». Certes, sur un « mode mineur » : épisode glorieux entre tous de la période soviétique de l’histoire russe, la « Grande Guerre patriotique », avec plus de vingt millions de morts, est aussi un épisode infiniment douloureux. Aussi, le mot même de guerre est-il aujourd’hui banni (et même pénalement sanctionné) pour qualifier l’invasion de l’Ukraine par les armées russes. Il s’agirait d’une simple « opération militaire spéciale » censée rassurer la population. On se bat pour une « cause sacrée » – la lutte contre le « nazisme », mais, grâce à la sollicitude du président pour ses concitoyens, au moindre coût humain.
Le « roman national » proposé par le régime poutinien fait de l’antinazisme un véritable ADN du peuple russe. L’Occident, quant à lui, se serait largement accommodé, presqu’avec complaisance, de l’occupation nazie. Cette idée n’a rien d’original : le pouvoir soviétique prétendait déjà que seule la RDA (l’Allemagne communiste) avait été véritablement dénazifiée, contrairement à la RFA.
Cet anti-occidentalisme sous-jacent, qui reprend des vieux clichés du slavophilisme le plus rétrograde du XIXe siècle sur la « décadence », « l’absence de principes » et la « perversion » de l’Occident, n’a cessé de se renforcer depuis quelque temps. Dans son adresse solennelle au peuple russe du 30 septembre dernier, Poutine a clairement désigné les deux ennemis principaux du peuple russe : le régime néo-nazi de Kiev et ce qu’il appelle « l’Occident collectif », responsable, selon lui, de l’idéologie « anti-Russie » qui animerait toute la vie politique ukrainienne depuis la Révolution orange de 2004-2005 jusqu’aux manifestations pro- européennes dites de l’« EuroMaïdan » en 2014.
La vision poutinienne de l’histoire et du destin de l’Ukraine a été synthétisée dans un long texte de 25 pages rendu public en juillet 2021 sous le titre explicite De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens2, dont les grandes lignes seront reprises dans le discours de Vladimir Poutine du 21 février 2022, trois jours avant l’invasion de l’Ukraine. Le président russe propose un récit simple, linéaire et caricatural de mille ans d’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine. Pour la période d’avant 1917, il n’innove guère, se bornant à reprendre à grands traits la pensée d’historiens russes nationalistes et slavophiles de la fin du XIXe siècle : unis par la même langue et par la même foi orthodoxe, les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont les héritiers de l’ancienne Rous, berceau des peuples slaves. Cette unité a été brisée au XIIIe siècle par l’invasion mongole qui a ruiné Kiev, « la mère des villes russes », rejeté les Ukrainiens vers l’ouest, les livrant sans défense à l’influence polonaise et catholique romaine, tandis que les Russes fondaient Moscou, plus à l’est. Entre le « centre de réunification » (l’expression est de Vladimir Poutine) des peuples slaves qu’est devenu Moscou et l’influence occidentale, portée par la Pologne, la lutte s’est poursuivie, certains Ukrainiens (tel le cosaque Bogdan Khmelnitski) prenant résolument le parti de la Russie, tandis que d’autres, au contraire, comme Ivan Mazepa, se tournaient vers l’Ouest, allant jusqu’à s’allier avec le roi suédois Charles XII contre Pierre le Grand, jusqu’à ce l’Empire russe réunisse à nouveau, à la fin du XVIIIe siècle, Russes, Ukrainiens et Biélorusses sous la même bannière. Pour la période soviétique, Vladimir Poutine développe une thèse stupéfiante destinée à « légitimer historiquement » l’invasion de l’Ukraine. L’Ukraine moderne ne serait qu’une construction artificielle de l’ère soviétique, fruit de la « politique bolchevique des nationalités » qui aurait « pérennisé au niveau de l’État trois peuples slaves distincts (russe, ukrainien, biélorusse) au lieu d’une grande nation russe, un peuple trinitaire composé de Grands Russes, de Petits Russes et de Biélorusses3 ». En outre, cette Ukraine moderne aurait été créée « aux dépens de la Russie historique » : « les bolcheviks considéraient le peuple russe comme un matériau inépuisable pour des expérimentations sociales. Ils rêvaient d’une révolution mondiale qui abolirait les États-nations. Par conséquent, ils ont arbitrairement dessiné les frontières et distribué de généreux cadeaux territoriaux (…) Une chose est claire : la Russie a été dépouillée4 ». Troisième et dernier point de la « démonstration » : cette « politique des nationalités » – le droit (théorique) des républiques soviétiques à sortir de l’Union, inscrit, sur l’insistance de Lénine, dans la première Constitution de l’URSS – a été « la plus dangereuse des bombes à retardement posée dans les fondations de notre souveraineté. Celle-ci a explosé dès la disparition du cran de sûreté, le rôle dirigeant du Parti communiste ». À la suite de cette explosion, l’Ukraine indépendante « a été entraînée par l’Occident dans un jeu géopolitique dangereux dont le but était d’en faire une tête de pont tournée contre la Russie » – bref « une Anti-Russie », dans la continuité, précise Vladimir Poutine, « d’anciennes théories inventées par des idéologues polonais et autrichiens ».
Il est vrai, historiquement, l’Ukraine a eu toujours beaucoup de mal à affirmer son identité. Voltaire le remarquait déjà dans son Histoire de Charles XII, parue en 1731 :
« L’Ukraine a toujours aspiré à être libre ; mais étant entourée de la Moscovie, des États du Grand Seigneur (l’Empire ottoman) et de la Pologne qui la traite en sujette, elle s’est donnée au Moscovite qui la gouverne en esclave autant qu’il peut. »
Comme la Pologne, l’Ukraine a été un « boulevard spatial » aux contours incertains et aux frontières floues. Cette zone de confins ou de la marge, selon la traduction du terme vieux-russe Ukraina, n’a jamais été une entité à caractère étatique depuis l’époque médiévale de la Rous de Kiev des Xe-XIIe siècles. Contrairement à sa voisine polonaise, unie au XIVe siècle au grand-duché de Lituanie pour constituer un État plus grand que le royaume de France au XVIe siècle, l’Ukraine est restée jusqu’à la fin du XXe siècle une éternelle périphérie.
Ses tentatives pour devenir un « centre » ont toujours été brimées par les puissances mitoyennes et entravées par sa propre diversité. Cette zone frontière a souffert d’absence de frontières. La fonction ultime de la frontière, on le sait, est en effet de « faire corps ». Un corps toujours refusé à l’Ukraine.
Ce n’est qu’en 1991 que l’Ukraine s’est constituée en un État-Nation, au terme d’un long et douloureux cheminement marqué par l’échec, en 1917-1920, d’une première indépendance. Un cheminement, au demeurant, assez similaire à celui d’autres États de l’Europe centrale et orientale au cours de l’époque moderne et contemporaine. L’émergence de ces États a, on le sait, longtemps été freinée par le fait que leur territoire, aux contours fluctuants et aux frontières poreuses, a été intégré pendant des siècles dans des ensembles impériaux dominants (Autriche-Hongrie, Russie, Empire ottoman). Pour autant, l’effondrement, en 1918, des empires allemand et austro-hongrois a permis la création de ces États. À l’exception notable de l’Ukraine. Les Ukrainiens demeurèrent la plus grande nation d’Europe à ne pas avoir résolu sa question nationale.
Depuis la fin du XVIIIe siècle, le territoire de l’Ukraine était partagé entre l’Empire d’Autriche et l’Empire russe, la partie occidentale (Galicie et Volhynie) étant rattachée au premier et la partie centrale et orientale au second.
On peut dater des révolutions de 1848 l’émergence d’un véritable projet national ukrainien. Cette année-là, dans le cadre de la nouvelle politique des nationalités mise en œuvre par l’Empire d’Autriche, est créé à Lviv un Conseil Suprême des Ruthènes (nom donné aux Ukrainiens en Galicie et Volhynie). Rien de tel, cependant, dans l’Empire russe du très conservateur Nicolas Ier : les intellectuels qui tentent de faire vivre la langue et la culture ukrainiennes, dite « petite-russe », tels Taras Chevtchenko ou Mykola Kostomarov, sont poursuivis, les publications en ukrainien interdites. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le contraste ne cesse de s’accentuer entre la politique libérale menée par l’Empire austro-hongrois à l’égard de la minorité ruthène et de l’Eglise uniate (l’Université de Lviv s’affirme alors comme le pôle incontesté de la culture et de la langue ukrainienne) et le refus des autorités tsaristes de reconnaître l’identité culturelle et linguistique ukrainiennes. « Il n’y a jamais eu, il n’y a pas et ne peut y avoir de langue petite-russe distincte » affirme en 1876, le tsar Alexandre II, surnommé pourtant, depuis qu’il a aboli le servage en 1861, le « Tsar libérateur ».
Taras Chevtchenko en avril 1859.
En même temps qu’elle signe la fin des discriminations contre la langue et la culture ukrainiennes, la révolution de 1905-1907 permet la consolidation – pour l’heure largement théorique – d’un projet national ukrainien porté en priorité par les élites ukrainiennes de Galicie. Président de la Société scientifique Chevtchenko de Lviv, sorte d’Académie ukrainienne informelle, ainsi que du Parti démocratique ukrainien de Galicie, Mykhaïlo Hrouchevsky dessine dans ses écrits les contours d’une Ukraine démocratique et autonome au sein d’un État russe démocratique et fédéral. Cette idée ne prend corps toutefois qu’une dizaine d’années plus tard au moment des révolutions russes de 1917.
Le rêve brisé d’une nation ukrainienne (1917-1920)
La chute de la dynastie des Romanov et la formation d’un Gouvernement provisoire à Petrograd début mars 1917 sont immédiatement suivies, à Kiev, de la création d’une Rada (assemblée) centrale, embryon de Parlement, qui élit aussitôt à sa tête Mykhaïlo Hrouchevsky. La Rada reconnaît le Gouvernement provisoire de Petrograd, tout en se donnant pour but la création d’une entité nationale ukrainienne autonome dans le cadre d’une République démocratique fédérative de Russie. L’Ukraine va traverser les différentes phases de la révolution de 1917 au même rythme et selon les mêmes modalités que la plupart des autres régions de l’ex-Empire russe. L’année est marquée par un foisonnement de pouvoirs et d’institutions concurrentes (soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats, syndicats, partis politiques, comités d’usine, coopératives, doumas municipales et autres comités locaux) et par une radicalisation croissante des masses populaires (tant dans les villes que dans les campagnes, mais aussi dans les garnisons et parmi les combattants au front) dans un contexte de guerre, de brutalisation et de pénuries. À ceci s’ajoutent – ici comme dans nombre de régions non-russes de l’ex-Empire tsariste –, des revendications nationales de plus en plus résolues. Le 10 juin 1917, la Rada centrale proclame l’autonomie de l’Ukraine. Quelques jours plus tard, est formé le premier gouvernement de l’Ukraine, présidé par Volodymyr Vynnytchenko, que le Gouvernement provisoire reconnaît comme représentant de facto de la « nation ukrainienne » en attendant que la future Assemblée constituante se prononce sur une reconnaissance de jure. Mais avant que celle-ci se réunisse, au terme d’élections libres et démocratiques tenues durant l’automne 1917, les bolcheviks s’emparent, le 25 octobre 1917, du pouvoir à Petrograd par un coup d’État. Le 7 novembre 1917, la Rada proclame la République populaire d’Ukraine, tout en précisant son souhait de voir celle-ci s’inscrire dans le cadre d’une Fédération démocratique de Russie. L’hostilité des bolcheviks à la Rada, dominée par des éléments libéraux et socialistes modérés, la proclamation, à Kharkov, d’une République soviétique d’Ukraine concurrente contrôlée par les bolcheviks, conduisent la Rada à proclamer, le 12 janvier 1918, l’indépendance « pleine et entière » de l’Ukraine. Dès le lendemain, la Rada signe, avec les Puissances centrales, un traité de paix qui reconnait la République populaire d’Ukraine comme un État libre et indépendant. Trois mois plus tard, cependant, en avril 1918, les troupes allemandes entrent dans Kiev, déposent le gouvernement de la République populaire d’Ukraine et lui substituent un « État ukrainien » dirigé par le général Pavlo Skoropadsky, considéré comme plus enclin à remplir les exigences des Puissances centrales pour lesquelles l’Ukraine constitue d’abord et avant tout un grenier à blé et une réserve de matières premières pour une économie de guerre mise à rude épreuve.
La défaite des Puissances centrales, en novembre 1918 et le retrait des troupes allemandes et austro-hongroises entraînent aussitôt l’écroulement du régime collaborationniste de Skoropadsky, le rétablissement de la République populaire d’Ukraine et la création, en Galicie et en Volhynie, d’une seconde entité étatique ukrainienne, la République populaire d’Ukraine occidentale, basée à Lviv et qui, le 22 janvier 1919, fusionne avec la République populaire d’Ukraine. Le nouvel État ukrainien est dirigé par un Directoire de cinq membres où rapidement s’impose, après la démission du socialiste modéré Vynnytchenko, Symon Petlioura, commandant en chef de l’armée ukrainienne. Des mesures significatives sont prises pour asseoir la légitimité du nouvel État auprès de larges couches de la population : réforme agraire légalisant les saisies de terres des grands propriétaires, promotion de l’ukrainien au rang de langue officielle, reconnaissance des droits des minorités nationales. Toutefois, la mise en œuvre de ces mesures s’avère illusoire alors que l’ensemble du territoire ukrainien devient, au cours de l’année 1919, le théâtre d’une sanglante guerre civile qui met aux prises de nombreux protagonistes, à commencer par les bolcheviks qui, à partir de leur bastion du Donbass, partent à la conquête du reste de l’Ukraine. Pour Lénine, la reconquête de l’Ukraine, grenier à blé et cœur de la grande industrie métallurgique et minière de l’ex-Empire russe, est vitale. Il en est de même pour les forces blanches de l’Armée des Volontaires, dirigée par le général Denikine qui, à partir du sud de l’Ukraine, lancent, à l’été 1919, une vaste offensive vers le nord à la fois contre les bolcheviks et contre les forces de la République populaire d’Ukraine dirigées par S. Petlioura. Celles-ci tentent en vain de préserver l’intégrité et l’indépendance d’un État ukrainien contestées aussi bien par les bolcheviks que par les Blancs. Dans cette mêlée inextricable, où prospèrent d’innombrables « seigneurs de guerre » (atamans) et unités de « partisans verts », constituées de paysans fuyant la conscription et les réquisitions des « Rouges » comme des « Blancs », la population juive, particulièrement nombreuse en Ukraine occidentale et méridionale, cœur de la tristement célèbre « zone de résidence » des Juifs de l’Empire russe, est la cible – de la part de tous les belligérants sans exception – de terribles pogroms, le plus grand massacre de masse de cette communauté (au moins 100 000 victimes) avant la Shoah. Il est un quatrième acteur, très spécifique, de l’Ukraine : le mouvement national-anarchiste paysan, dirigé par Nestor Makhno : à la fois anti-Russe (« les Moskali »), anti-bolchevik et anti-blanc. Mouvement national-paysan structuré et autonome, porteur d’une révolution nationale-paysanne dont le seul exemple proche est la révolution zapatiste au Mexique : pour une redistribution totale des terres, contre toute idée de collectivisation chère aux bolcheviks.
Drapeau de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne,
aussi appelée la Makhnovchtchina, avec l’inscription « Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs ! ».
À partir de l’automne 1919, l’Armée rouge prend le dessus sur ses adversaires. L’armée blanche est repoussée vers le sud, jusqu’en Crimée. Les unités de l’Armée populaire ukrainienne se replient vers l’ouest, en Galicie. L’entrée dans la mêlée de la Pologne, début 1920, qui s’allie momentanément avec S. Petlioura et parvient à chasser les bolcheviks de Kiev en mai 1920 (la ville de Kiev aura changé de maîtres quatorze fois en trois ans) se transforme, au cours de l’année 1920, en un affrontement de grande ampleur entre le jeune État polonais né des traités de paix de 1919 et la Russie soviétique. Le traité de paix de Riga (18 mars 1921) scelle la fin de la brève indépendance ukrainienne qui n’aura en réalité, depuis sa proclamation début 1918, concerné qu’une petite fraction du territoire majoritairement peuplé d’Ukrainiens. La Galicie et la Volhynie reviennent à la Pologne ; le reste de l’Ukraine prend le nom de République socialiste soviétique d’Ukraine. En 1922, la RSS d’Ukraine, la RSS de Russie, la RSS de Biélorussie et la RSS de Transcaucasie forment l’Union des Républiques socialistes soviétiques ou URSS.
L’émergence d’un « national-communisme » ukrainien (années 1920)
Durant les années 1920, années de reconstruction d’une économie ukrainienne dévastée au terme de huit années de guerre, de révolutions et de guerres civiles (1914-1922), le pouvoir soviétique encourage toutefois la promotion de cadres communistes ukrainiens par une politique dite « d’indigénisation » (korenizatsia). Le terme est significatif ! Indigénisation ! Cette politique passe par l’accroissement du nombre d’Ukrainiens de souche admis dans les rangs du Parti communiste, l’enseignement obligatoire de l’ukrainien dans les écoles, la multiplication des journaux et des publications en ukrainien, langue officielle de la RSS d’Ukraine. Cette politique volontariste favorise une certaine renaissance culturelle, notamment dans la littérature (V. Sossioura, L. Kourbas), le cinéma (O. Dovjenko) ou l’architecture (Kharkiv devient l’un des centres mondiaux du constructivisme), mais aussi l’émergence d’un « national-communisme » ukrainien, incarné par O. Choumski, Commissaire du peuple à l’Instruction publique de la RSS d’Ukraine, en pointe dans le combat, contre le « chauvinisme grand-russe » dénoncé par Lénine dans ses derniers écrits. En réalité, cette politique dure à peine cinq ans. Avec la prise de contrôle, en 1928-1929, par Staline et ses partisans des instances dirigeantes du Parti, le vent tourne. En décembre 1929, plusieurs centaines de communistes ukrainiens sont arrêtés au prétexte qu’ils auraient fondé une « Union pour la libération de l’Ukraine », avec des objectifs séparatistes. 45 d’entre eux sont condamnés à de lourdes peines de travaux forcés au cours d’un procès politique à visée « pédagogique ». Le « national-communisme ukrainien » est vigoureusement dénoncé.
L’Ukraine, « terre de sang » (années 1930-1940)
À partir de 1930, la paysannerie ukrainienne (80% de la population de la RSS d’Ukraine) subit de plein fouet les effets de la collectivisation forcée des campagnes, menée, dans ce grenier à blé de l’URSS, encore plus durement qu’ailleurs. Le rythme de la collectivisation y est plus élevé, et la résistance de la paysannerie plus forte. Sur les 14 000 révoltes, insurrections, émeutes et autres troubles générés par la collectivisation dans le pays en 1930, plus de la moitié a lieu en Ukraine. Les paysans défilent en scandant la phrase fameuse de Chevtchenko, « Vme ne vmerla Ukraina ! » (« L’Ukraine n’est pas morte ! ») rajoutant « Smert Moskaliam » (Mort aux Moscovites), slogan cher aux Makhnovistes.
La « dékoulakisation », c’est-à-dire la déportation de tous ceux qui s’opposent au nouvel ordre collectiviste des kolkhozes et des sovkhozes, frappe des centaines de milliers de familles. La chute de la production agricole et l’effondrement du cheptel, parallèlement à l’explosion des prélèvements obligatoires sur les récoltes et les produits de l’élevage, ont pour conséquence une terrible famine qui, en 1932-1933, fait 4 millions de victimes en Ukraine, dont 95% de paysans.
À la différence d’autres régions du pays (Kazakhstan, régions de la Volga) également frappées par la famine, en Ukraine, l’arme de la faim est intentionnellement utilisée pour briser la résistance farouche de la paysannerie la plus prospère de l’URSS et celle d’une partie des membres du Parti communiste ukrainien qui s’opposent aux prélèvements prédateurs sur les récoltes. Pour le groupe dirigeant stalinien, le « nationalisme ukrainien » dont sont porteurs les paysans et l’intelligentsia paysanne apparaît comme la menace la plus dangereuse à la construction d’un État soviétique centralisé. Dans une longue lettre adressée à Kaganovitch le 11 août 1932, capitale pour la compréhension de l’histoire de la famine ukrainienne, Staline écrit :
« Le plus important maintenant, c’est l’Ukraine. Les affaires de l’Ukraine vont lamentablement mal. Ça va mal du côté du parti. On dit que dans deux régions d’Ukraine (celle de Kiev et celle de Dniepropetrovsk) environ 50 (!!) comités de district se sont exprimés contre le plan de collecte après l’avoir déclaré non réaliste. Dans les autres comités de district on affirme que les choses ne vont pas mieux. À quoi cela ressemble-t-il ? Ce n’est plus un parti, c’est un parlement, une caricature de parlement (…). Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine. Ayez à l’esprit que Pilsudski5 ne sommeille pas, son antenne d’espionnage en Ukraine est beaucoup plus forte que ne le pensent Redens6 et Kossior. Ayez également à l’esprit que dans le parti communiste ukrainien (500 000 membres, ha, ha !) on ne trouve pas peu (non, pas peu !) d’éléments pourris, de petliouriens7 conscients et inconscients, et enfin des agents directs de Pilsudski. Sitôt que les choses empireront, ces éléments ne traîneront pas pour ouvrir un front à l’intérieur (et hors) du Parti, contre le Parti. Le plus grave, c’est que les dirigeants ukrainiens ne voient pas ces dangers (…). Il faut transformer l’Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l’URSS, en république véritablement exemplaire. Ne pas lésiner sur les moyens. Sans ces mesures (renforcement économique et politique de l’Ukraine, et en premier lieu, de ses districts frontaliers, etc.) – nous risquons de perdre l’Ukraine. »
Les plus proches collaborateurs de Staline, Molotov et Kaganovitch, sont envoyés comme « plénipotentiaires » en Ukraine et au Kouban. Ces « missions » s’apparentent à une véritable campagne militaire contre des insurgés. Les villages qui n’ont pas rempli les « plans de livraisons obligatoires » de produits agricoles sont « mis au tableau noir » : fermeture de tous les magasins alimentaires et de produits manufacturés, remboursement immédiat de tous les crédits, individuels et collectifs en cours, imposition d’une amende équivalente à quinze fois l’impôt annuel en nature dû en viande et autres produits alimentaires, confiscation de toutes les dernières réserves de nourriture. Ces mesures sont mises en œuvre par des « brigades de choc » venues des villes, composées le plus souvent d’ouvriers, de « camarades » du parti communiste et d’agents de la police politique (OGPU). Tout ce qui est consommable est confisqué. L’enjeu de ces mesures punitives pas prioritairement économique, il est politique. Il s’agit de montrer au kolkhozien qu’il n’a aucune échappatoire et qu’il doit se soumettre à la « force de l’État ». Par ailleurs, plus de 250 000 personnes sont arrêtées par la police politique pour « sabotage des collectes d’État ». Le 14 décembre 1932, un décret met brutalement fin à la politique « d’indigénisation des cadres politiques » au prétexte que celle-ci a conduit au développement du « nationalisme bourgeois ukrainien ». Aucune aide n’est apportée aux affamés. À la suite d’instructions secrètes de Staline en date du 23 janvier 1933, un véritable blocus est mis en place autour des villages pour empêcher la fuite des paysans vers les villes. Des cordons de troupes spéciales de l’OGPU bloquent les routes. La vente des billets de chemins de fer vers les grandes villes d’Ukraine est suspendue. Or, la fuite vers les villes est, on le sait, la seule et ultime issue de survie traditionnelle des paysans en cas de disette ou de famine.
La mortalité explose : entre janvier et août 1933, ce sont 15 000 personnes (à 95% des paysans) qui meurent chaque jour de faim, dans le silence et le déni le plus total, sans aides alimentaires et ceci, pour un pays à la démographie comparable à la France. Je rappelle que les pertes journalières sur tous les champs de bataille européens de la Grande Guerre était de l’ordre de 6000, dont quelque 1000 morts/jour dans l’armée française durant cette même guerre. Presque chacun de ces morts aura son nom gravé sur un monument aux morts. En Ukraine soviétique, c’est le silence absolu sur la famine et ses morts. Pour documenter ce crime de masse, nous ne disposons que des 16 photos prises par un ingénieur autrichien en poste à Kharkov. Le silence officiel sur cette famine durera jusqu’à la fin de l’URSS.
Scène de rue à Kharkiv en 1932. Photo prise par Alexander Wienerberger.
En 2006, le Parlement ukrainien qualifie solennellement (mais à une majorité de quelques voix seulement) ce crime de masse désigné sous le nouveau terme de Holodomor, de « génocide » perpétré par le régime stalinien à l’encontre du peuple ukrainien. Je rappelle que ce terme de Holodomor, apparu au début des années 1990, résulte de la fusion des mots holod, la faim, et mor, racine de mority, qui signifie « épuiser », « laisser souffrir sans intervenir ». Cette conjonction sémantique indique donc l’intention de tuer par la faim, mais n’induit pas directement l’idée d’une extermination de masse, encore moins d’un génocide sur une base ethnique ou nationale. Mais aujourd’hui, avec sa majuscule, il a pris en Ukraine le « sens commun » de génocide du peuple ukrainien.
Le débat sur la qualification juridique de la famine de 1932-1933 en Ukraine se poursuit. À ce jour, une vingtaine de pays (dont, dernièrement, la France) ont, par le biais de leurs parlements, reconnu le Holodomor comme génocide. Il n’en reste pas moins que le « génocide soviétique en Ukraine », pour reprendre les termes de Raphael Lemkin, a été très différent de la Shoah, du génocide des Arméniens et du génocide des Tutsis. Raphael Lemkin en était le premier conscient, qui insistait sur le fait que ce « génocide soviétique » n’avait pas pour but « l’annihilation complète » des Ukrainiens et qu’il fut (intentionnellement) élaboré sur la base d’une rationalité politique et non sur des fondements ethniques, raciaux ou nationaux8.
Quatre ans après cette terrible famine, l’Ukraine – tout comme les autres régions de l’URSS – est frappée par une autre forme de répression de masse : la « Grande Terreur » de 1937-1938. Plus de 300 000 personnes sont arrêtées en Ukraine pour de prétendus « crimes contre-révolutionnaires ». Environ 125 000 sont exécutées, 200 000 condamnées à de lourdes peines de travaux forcés dans les camps du Goulag. La proportion de réprimés par rapport à la population est plus forte en Ukraine que dans les autres républiques soviétiques.
Terre de sang, l’Ukraine connaît néanmoins, dans les années 1930, une rapide croissance des industries lourdes et des infrastructures énergétiques et de transport, qui se fait très largement sur le dos d’un monde ouvrier appelé à « battre des records » de productivité et dont le niveau de vie s’effondre. Le symbole de l’industrialisation de l’Ukraine soviétique est l’immense barrage-centrale hydroélectrique du Dnieproguès.
De l’autre côté de la frontière soviéto-polonaise, les quelque cinq millions d’Ukrainiens de Galicie et de Volhynie rattachées, depuis 1921, à la Pologne, ne connaissent ni famine, ni croissance industrielle dans ces régions périphériques d’un État polonais conservateur qui tente de s’affirmer sur la scène européenne par un nationalisme nettement orienté à droite. Les discriminations, au demeurant modérées (en matière d’éducation, d’usage de la langue ukrainienne, de promotion sociale) dont souffre la minorité ukrainienne favorisent la montée d’un mouvement nationaliste clandestin ukrainien. En 1929 est créée, à Vienne, l’OUN (l’Organisation des nationalistes ukrainiens) qui prône un « nationalisme ethnique intégral » anti-polonais, antisémite et anti-russe. L’OUN cible, en priorité, les représentants de la « puissance occupante » – les Polonais. En 1934, Pieracki, le ministre de l’Intérieur, est tué dans un attentat. L’un des chefs de l’OUN, Stepan Bandera, est jugé à Varsovie l’année suivante et condamné à la prison à vie, devenant ainsi le « héros sacrificiel » du mouvement nationaliste ukrainien.
Trois semaines après l’attaque allemande contre la Pologne, qui marque le début de la Seconde Guerre mondiale, l’Armée rouge, conformément aux clauses du protocole secret du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, envahit la partie orientale de la Pologne « pour venir en aide aux frères ukrainiens et biélorusses ». L’occupation soviétique de l’Ukraine occidentale, incorporée en 1940 à la RSS d’Ukraine, s’accompagne d’arrestations, de déportations et d’exécutions de 150 à 200 000 « éléments nationalistes bourgeois », parmi lesquels, aux côtés des Polonais et des Juifs, figurent des dizaines de milliers d’Ukrainiens.
Aussi, la reconquête rapide, par l’armée allemande, en juin 1941, de la Galicie et de la Volhynie, est-elle favorablement accueillie par une partie de la population. Sorti de prison après l’effondrement de l’État polonais en septembre 1939, Stepan Bandera et les dirigeants de l’OUN proclament à Lviv, le 30 juin 1941, au lendemain de la prise de la ville par la Wehrmacht, l’indépendance de l’Ukraine. Mais les Allemands étant résolument opposés à celle-ci, Bandera est aussitôt arrêté, transféré à Berlin puis placé en résidence surveillée dans le camp de concentration de Sachsenhausen, où il reste jusqu’en septembre 1944 avant de fuir en Suisse. Il sera assassiné en 1959 à Munich par un agent secret soviétique. Les partisans de l’OUN et de sa branche armée, l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne), prennent une part active, dès l’été 1941, aux pogroms, puis au génocide des Juifs. Des dizaines de milliers d’activistes du mouvement s’enrôlent dans la police ukrainienne, mais aussi, à partir de 1943, dans la 14ème division SS, dite « Division Galicie ». L’OUN et l’UPA perpètrent aussi, en 1943, un sanglant « nettoyage ethnique » de la population civile polonaise en Volhynie qui fait entre 60 et 100 000 victimes. Élevé depuis les années 1990 au rang de « génocide » par l’État polonais post-communiste, ce nettoyage ethnique empoisonne les relations polono-ukrainiennes.
Toutefois, l’immense majorité des Ukrainiens en âge de porter les armes sert dans l’Armée rouge : sur les 7 millions de mobilisés, 2,5 millions meurent au combat ou en captivité. En outre, plus de 4 millions de civils sont tués en Ukraine durant la guerre. Sur ce nombre, on compte un million de Juifs, victimes de la « Shoah par balles ». Parmi les massacres les plus meurtriers perpétrés par les Einsatzgruppen, on citera ceux de Kamenets-Podolsk (24 000 victimes, 28-31 août 1941) et de Babi Yar, à Kiev (33 000 fusillés, 29-30 septembre 1941). Considérés, selon les mots d’Erich Koch, Commissaire du Reich en Ukraine, comme un « peuple de nègres », les Ukrainiens subissent une occupation d’une violence inouïe : des centaines de milliers de citadins meurent de faim dans les villes occupées, la plupart des ressources agricoles étant expédiées en Allemagne ; 2,5 millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes sont déportés comme Ostarbeiter, véritables esclaves, en Allemagne et en Autriche. Plus d’un tiers d’entre eux succomberont aux conditions de vie et de travail forcé dans le IIIe Reich.
Affiche pour inciter les Ukrainiens à prendre les armes contre l’ennemi (1943).
C’est un pays pillé et dévasté que l’Armée rouge reconquiert à partir de l’été 1943. Kharkiv est reprise en août, Kiev en novembre. En 1944, l’ensemble de l’Ukraine est libérée. Toutefois, les partisans de l’OUN-UPA continuent de tenir une partie des campagnes des districts les plus occidentaux de l’Ukraine, aux confins de la Pologne et de la Tchécoslovaquie, jusqu’en 1948. Environ 500 000 personnes sont tuées, déportées ou condamnées à de longues peines de travaux forcés dans les camps du Goulag au cours de la longue guerre de « pacification » menée, entre 1944 et 1948, par les troupes du NKVD, contre la « guérilla nationaliste » de l’OUN-UPA. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, les Ukrainiens représentent, en proportion de la population, le contingent « national » le plus important des détenus du Goulag.
Par ailleurs, dans le but « d’homogénéiser ethniquement » ces confins occidentaux « résistants à la soviétisation » de la RSS d’Ukraine, les autorités soviétiques procèdent, en 1945-1946, à un échange de populations de part et d’autre de la nouvelle frontière polono-ukrainienne : 750 000 Polonais d’Ukraine sont réinstallés en Pologne, tandis que 500 000 Ukrainiens de Pologne sont réinstallés en Ukraine.
Avec 7 millions de tués (militaires et civils) – soit près de 20% de sa population, l’Ukraine paie un terrible tribut, humain et matériel, à la Seconde Guerre mondiale. En proportion, seule la Biélorussie compte un peu plus de victimes par rapport à sa population (22-23%). En 1945, 11 millions d’Ukrainiens (près d’un survivant sur trois) sont sans abri. 700 villes, 28 000 villages, 80% des équipements industriels ont été détruits. La production industrielle ne représente plus que 25% de la production d’avant-guerre. La production agricole a chuté de 60%. Une nouvelle famine, en 1946-1947, fait plusieurs centaines de milliers de victimes en Ukraine. Tout est à reconstruire.
Reconstruction et ascension de l’Ukraine au rang d’honneur de 2ème République socialiste soviétique (années 1950-milieu des années 1980)
Les années 1950-1960 apparaissent, avec le recul, comme la « belle époque » de l’Ukraine soviétique. Décisive pour l’affirmation du poids politique et économique de l’Ukraine au sein de l’URSS, est l’arrivée d’un Ukrainien de souche, Nikita Khrouchtchev, aux commandes du pays en 1954. Cette année-là, à l’occasion du tricentenaire du traité de Pereïaslav de 1654 (par lequel l’hetmanat cosaque de Bogdan Khmelnitski se plaçait « sous la protection » de la Russie), Nikita Khrouchtchev « offre » la Crimée, jusqu’alors rattachée à la RSFSR, à la RSS d’Ukraine. Après l’étape de la « reconstruction », menée au cours du IVe plan quinquennal (1946-1950), l’Ukraine connaît, dans les années 1950-1960, une période de forte croissance économique, notamment dans les secteurs de l’énergie (électricité, y compris d’origine nucléaire, charbon) de l’industrie lourde (acier, chimie, industries mécaniques, industries d’armement). La région de Dniepropetrovsk, avec ses usines chimiques et d’armement, devient l’un des principaux pôles du complexe militaro-industriel soviétique. Dans le secteur sinistré de l’agriculture soviétique, la céréaliculture ukrainienne affiche des résultats plutôt moins mauvais qu’ailleurs. La montée de « protégés » de N. Khrouchtchev, tels Leonid Brejnev, Nikolai Podgorny, Olexiy Kyrytchenko, Petro Chelest, aux plus hauts postes de direction à Moscou, favorise indubitablement la renaissance économique de la RSS d’Ukraine. Celle-ci continue encore quelque temps après l’éviction de N. Khrouchtchev en octobre 1964, remplacé par Leonid Brejnev qui, à son tour, fait monter, au sommet du Parti-État, plusieurs membres de son « clan de Dniepropetrovsk ». La disgrâce de Petro Chelest, Premier Secrétaire du PC d’Ukraine, en mai 1972, accusé de « déviation nationaliste ukrainienne », montre cependant la fragilité de la promotion de l’Ukraine au rang d’honneur de 2ème république socialiste soviétique, après la RSFSR. Le nouveau Premier secrétaire du PC d’Ukraine, Volodymyr Chtcherbytskii, est chargé de lutter contre la « résurgence du nationalisme ukrainien » toujours perçu comme une réelle menace par Moscou. Un certain nombre de publications en ukrainien sont interdites, des établissements scolaires dispensant un enseignement en ukrainien fermés ; des intellectuels dissidents (comme Djiouba, Loukianenko, Tchornovyl, Dratch, pour ne citer que les plus connus) sont arrêtés et condamnés à des peines de prison. À partir du milieu des années 1970, la Sibérie et le Grand Nord, riches en ressources pétrolières et gazières, deviennent prioritaires en matière d’investissements. L’Ukraine est touchée de plein fouet par la crise économique, tant dans l’industrie, notamment dans les secteurs du charbon, du minerai de fer, de l’acier et de la chimie, que dans l’agriculture et l’élevage, qui marque la phase finale de la période de « stagnation brejnévienne ».
De la crise finale de la RSS d’Ukraine à la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine (1986-1991)
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl (avril 1986) – 3 millions de personnes touchées, à des degrés divers, par les retombées radioactives, plusieurs dizaines de milliers évacuées des zones les plus contaminées, un nombre non établi de victimes, directes et indirectes, de la plus grande catastrophe nucléaire civile que le monde a connue à ce jour – inspire une réflexion sur la responsabilité du pouvoir central et sur la place de l’Ukraine au sein de l’URSS : abritant la moitié des réacteurs nucléaires du pays, est-elle destinée, après avoir été, sous Staline, un « grenier à blé » surexploité aux dépens des Ukrainiens, à devenir la « poubelle nucléaire » de l’URSS ? La « glasnost » (transparence) et la « perestroïka » (restructuration) impulsées à partir de l’été 1986 par Mikhaïl Gorbatchev favorisent l’éclosion ici, comme ailleurs en URSS, d’une myriade de comités, d’associations, « d’unions » pour la défense des droits humains, de la nature, de la langue ukrainienne. En 1987-1988, la question de la famine de 1932-1933 en Ukraine et des responsabilités du régime stalinien dans cette catastrophe est enfin ouvertement soulevée, après plus d’un demi-siècle de silence. On commence à collecter des témoignages des derniers survivants de la famine et des camps du Goulag. En 1988, à l’initiative d’anciens dissidents, rejoints par des membres des mouvements de défense de la langue ukrainienne et d’associations écologiques, est fondée le Mouvement démocratique ukrainien (Roukh). Bien davantage cependant que l’activisme du Roukh, c’est la grande grève des mineurs du Donbass à l’été 1989 qui fait plier la direction du PC ukrainien, dirigé depuis plus de quinze ans par Chtcherbytskiï. Celui-ci est remplacé par Leonid Kravtchouk, qui joue habilement la carte nationale ukrainienne pour ne pas se laisser déborder par le Roukh. « Homme du sérail », L. Kravtchouk a noué depuis longtemps des liens étroits avec Boris Eltsine, la figure montante du Parti à Moscou. À la tête des deux principales républiques soviétiques, ces deux hommes vont jouer un rôle capital dans la crise finale de l’URSS. Aussitôt après son élection au poste de Président de la Russie (29 mai 1990), Boris Eltsine présente (12 juin 1990) à Mikhaïl Gorbatchev, président de l’URSS, un document proprement « révolutionnaire », la « déclaration de souveraineté » de la Russie. Quelques mois plus tard, Boris Eltsine signe avec Leonid Kravtchouk un accord bilatéral, par lequel la Russie et l’Ukraine reconnaissent mutuellement leur souveraineté et s’engagent à coopérer économiquement « sur une base d’égalité et d’avantages mutuels (…) sans passer par le centre ». Cet accord marque une étape décisive sur la voie du démantèlement de l’URSS. La seconde sera, le 1er décembre 1991, le référendum organisé par Leonid Kravtchouk sur l’indépendance de l’Ukraine. 90% des citoyens de ce qui est encore la RSS d’Ukraine se prononcent en faveur de l’indépendance. Le 25 décembre 1991, la démission de M. Gorbatchev scelle la fin de l’URSS. S’ouvre alors pour l’Ukraine enfin indépendante une nouvelle page de sa longue histoire.
L’Ukraine indépendante (1991-2022)
Permettez-moi de rappeler, brièvement, quelques points importants de l’histoire des trente premières années d’indépendance de l’Ukraine après 1991 :
- Le défi majeur de cette sortie d’empire a été, d’emblée, la gestion des relations avec l’ancien maître impérial russe et, en urgence, la question de l’arsenal nucléaire stationné sur le territoire ukrainien. Après de longues négociations, un accord trilatéral a été signé entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine (décembre 1994) par lequel les parties s’engageaient à respecter l’intégrité et la souveraineté de l’Ukraine. En échange de ces garanties, l’arsenal nucléaire ukrainien a été transféré dans son intégralité à la Russie.
- L’accession de l’Ukraine à l’indépendance et la transformation d’une économie dirigée en économie de marché ont été très douloureuses, comme en Russie, avec un phénomène massif de prédation des ressources par une oligarchie mafieuse et un effondrement du niveau de vie de la population, particulièrement sensible dans les années 1990 et la première moitié des années 2000.
- La vie politique a été d’emblée marquée par une coupure entre l’Ouest, ukrainophone, aimanté par l’Europe, et l’Est, russophone, dans l’orbite de la Russie. La succession des chefs d’État (Kravtchouk, ukrainien ; Koutchma, pro-russe ; Iouchtchenko, ukrainien, pro-européen ; Ianoukovitch, russe, pro-russe ; Porochenko, ukrainien, pro-européen ; Zelensky, juif, pro-Européen) illustre cette coupure historique, reflet d’un indéniable malaise identitaire qui traverse toute l’histoire de l’Ukraine.
- Quels que soient les problèmes, notamment celui de la corruption et de la faiblesse de l’État de droit, l’Ukraine a néanmoins réussi en trente ans, au prix de nombreuses péripéties et de crises politiques (parmi lesquelles les deux révolutions de Maïdan, celle dite « orange » de 2004 et celle dite de la « dignité » de 2014) à se doter d’une souveraineté réelle et à acclimater le jeu démocratique en acceptant l’alternance politique et la compétition partisane.
- Un des problèmes majeurs auxquels a été confrontée l’Ukraine indépendante : comment affirmer sa propre identité dans un processus de construction nationale en cours sans exclure la forte minorité russe (30% de la population) ni « fâcher l’ours russe » ? Ces craintes étaient fondées. Avant même l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, en 2000, la Russie n’a eu de cesse de reprendre le contrôle de ce que les autorités, y compris durant la présidence de Boris Eltsine dans les années 1990, ont appelé « l’étranger proche », dont l’Ukraine est la pièce maîtresse. Ce contrôle a consisté à mobiliser les membres de l’ancienne nomenklatura soviétique, à exploiter, en les attisant, les inévitables conflits entre ethnies majoritaires et groupes minoritaires et à monnayer au prix fort la dépendance énergétique de l’Ukraine.
- À partir de 2014, avec l’annexion assumée de la Crimée et l’annexion déguisée d’une partie du Donbass, largement russophone, la Russie est passée d’une politique de pressions et d’influence ponctuelles à une atteinte flagrante à l’intégrité du territoire ukrainien, prélude à la guerre d’agression préméditée, à grande échelle, lancée en février 2022. Vladimir Poutine a une vraie stratégie qui ne doit pas être lue comme une simple réaction. Sa guerre en Ukraine s’inscrit dans une politique de longue durée visant à replacer la Russie au centre de la scène internationale et à reconstituer une union des trois « peuples slaves » (Russes, Ukrainiens, Biélorusses) dans une logique impériale. L’Ukraine est un élément clé de ce dispositif en raison de sa situation géographique, mais aussi de la russophonie d’une partie importante de la population. La préférence de l’Ukraine pour l’Europe, nettement exprimée à partir de 2013, à la fois sur le plan politique et sur le plan économique (cette année-là, l’Union européenne est devenue le premier partenaire commercial de l’Ukraine, devant la Russie) qui ruine toute expansion vers l’ouest de l’Union eurasiatique voulue par Vladimir Poutine, a sans aucun doute scellé le sort de Kiev.
- Après plus de 600 jours de guerre, au cours de laquelle l’armée régulière russe et les mercenaires russes de la milice Wagner ont commis d’innombrables crimes de guerre, cette première grande guerre d’agression d’un pays contre un autre pays souverain sur le sol européen au XXIe siècle est aujourd’hui dans une impasse mortifère, qui s’est soldée déjà par plusieurs centaines de milliers de morts et dix millions de déplacés. Après une première phase de guerre de mouvement, le conflit est entré dans une phase de guerre d’usure, de guerre de tranchées peut-on dire par bien des aspects – militairement parlant – comparable à la Grande Guerre de 1914-1918 sur le front occidental. Il y a en plus, bien sûr, les bombardements indiscriminés, par l’aviation, les missiles et les drones, des villes et des populations civiles, qui rappellent ce qui s’est passé en Syrie, ce qui a constitué pour le commandement militaire russe un formidable terrain d’expérimentation des armes de destruction et de mort massives à la suite de bombardements indiscriminés de villes peuplées de civils. Les images de Bakhmout, Marioupol, Avdiïvka et de dizaines d’autres villes ukrainiennes, nous les avons déjà vues à Alep et dans tant d’autres villes syriennes. Hélas, l’Occident a fermé les yeux sur le rôle de la Russie dans la tragédie syrienne, avec la destruction de tout un pays.
- Cette première guerre dans l’histoire entre Ukrainiens et Russes est un désastre absolu. Voici l’Ukraine redevenue une « terre de sang ». Voici deux peuples proches malgré tous les aléas de la longue histoire que j’ai tenté de relater à grands traits (la moitié des familles ukrainiennes ont un proche Russe – conjoint, parent, enfant) aujourd’hui gagnés par une rage destructrice et une haine sans fond. Pour nombre de Russes, les Ukrainiens ne sont que des « Ukrfascisty ». Pour nombre d’Ukrainiens, les Russes ne sont que des Rashisty « contraction de fascistes russes ». Les lois de la guerre sont bafouées, l’ennemi déshumanisé, animalisé. La haine de l’autre, la culture de guerre se sont installées. Durablement, hélas.
Notes
1
Texte complet in Jean-Marc Adolphe, « Le “Mein Kampf” de Poutine. “Dénazification” de l’Ukraine : l’effrayante tribune de T.Sergueïtsev », leshumanites.org, 4 avr. 2022.
2
Traduction française disponible sur le site de l’ambassade de Russie en France, https://france.mid.ru
3
En incriminant les bolcheviks, Vladimir Poutine oublie que l’Empire russe craquait de toutes parts en 1917 sous l’effet de la montée des aspirations nationales en Ukraine, en Finlande, dans les régions baltes, au Caucase, en Asie centrale.
4
Vladimir Poutine évoque en détail les nombreux « cadeaux » faits par les différents dirigeants soviétiques à l’Ukraine : la « république de Donetsk-Krivoi Rog, formée début 1918, qui se heurte au refus de Lénine dans sa demande d’entrer au sein de la Russie soviétique », la Russie subcarpathique « donnée à l’Ukraine » en 1945 par Staline, la Crimée « transférée en 1954 à la RSS d’Ukraine en violation flagrante des normes juridiques en vigueur à l’époque ».
5
Le chef de l’État polonais.
6
Le chef du GPU d’Ukraine.
7
Partisans de Semion Petlioura (1879-1926), leader nationaliste ukrainien, homme fort de l'éphémère République nationale ukrainienne en 1919.
8
Le texte de Raphael Lemkin « Génocide soviétique en Ukraine » a été publié en français dans la revue Commentaire, vol. 3, n° 127, 2009, p. 637-652.