(Exeter University, United Kingdom - Sociology, Philosophy and Anthropology)
La politique des technologies « futiles » et la recherche de disparus au Mexique.
L'analogie entre le mythe d’Antigone et la recherche des disparus au Mexique et en Amérique Latine a déjà fait l’objet de l’intérêt des universitaires1. Cependant, nous voulons montrer ici comment la contestation des gestions sociotechniques peut ouvrir l'espace public et remettre en question l'ordre établi. Nous souhaitons le faire en intégrant un élément nouveau à la tragédie classique de Sophocle : une base de données ADN. Nous tenterons ainsi de repenser le sens politique des technologies médico-légales, mobilisées dans le contexte des atrocités de masse, ainsi que leurs relations problématiques avec plusieurs notions clés telles que la futilité, la justice et le danger.
Écrite par Sophocle il y a plus de deux millénaires, la tragédie d'Antigone met en scène une opposition entre le devoir d’honorer les morts et l’obligation de respecter le pouvoir politique exercé par les rois. A l’issue de la guerre de Thèbes, après qu’il ait levé une armée pour attaquer la ville et en prendre le contrôle, le roi Créon ordonne de laisser le corps de Polynice se décomposer dans les rues, afin de servir d'exemple au peuple vaincu. Le décret est clair : quiconque enterrera Polynice sera exécuté. Antigone désobéit à l'ordre royal pour donner un enterrement digne à son frère, et trouve la mort à la suite de cette transgression. En effet, elle n’a pas seulement violé la loi, mais aussi défié publiquement Créon et sa décision, en prenant la parole dans un espace et d’une manière qui relève du domaine exclusif des hommes libres. Cette tragédie grecque et son héroïne représentent ainsi le symbole d’un défi féministe à l'étatisme et l'autoritarisme2.
Dans le contexte mexicain contemporain, la figure de l'héroïne tragique est mobilisée pour signaler la contestation des représentations dominantes de la légalité, du travail humanitaire, des sciences médico-légales, de l'ordre public et plus généralement de toutes les actions qui les incarnent.
La recherche infatigable des disparus, menée notamment par leurs mères, aussi bien au Mexique que dans le reste de l’Amérique latine, a en effet été comparée à la tragédie d'Antigone, puisque, indépendamment des dangers et de la possibilité que leurs actions puissent causer leur mort, ces femmes ont montré leur détermination à chercher leurs proches. Cependant, il est important de souligner que, dans la tragédie grecque, l’action d’Antigone prend appui sur la présence d’un cadavre alors que les mères des disparus n'ont le plus souvent pas cette possibilité. C'est au contraire la durable incertitude de la mort de leurs proches, et un deuil suspendu, qui motive plutôt le projet que nous décrivons et analysons ici. Que se passerait-il alors si toutes les Antigone d'Amérique latine, ou tout du moins celles du Mexique, pouvaient disposer de leurs propres outils technoscientifiques pour chercher la vérité, et plus précisément, pouvaient posséder leur propre base de données ADN ?
Les analyses que nous présenterons ici seront illustrées par des exemples issus d’une enquête ethnographique menée depuis 2012 dans la ville de Mexico, et d'un projet participatif de recherche mené en 2014‑2015 conjointement avec des partenaires de l'ONG Gobernanza Forense Ciudadana (gouvernance médico-légale citoyenne) et des proches de disparus, travaillant dans différentes régions du Mexique. Ces citoyens sont aussi des leaders nationaux, ou des personnalités publiques, partis à la recherche de leurs proches, et impliqués au cœur du conflit provoqué par la soi-disant « Guerre contre la drogue », une politique d'État qui a produit en une décennie quelque 27 000 disparus et 150 000 morts. Notre propos, formulé par endroits sur le mode de la tragédie grecque classique, traitera, à cet égard, non pas d’une seule mais de nombreuses Antigone, dans le but d'anonymiser autant que possible les vues exprimées par les participants à ces recherches.
Confession (Prologue)
Nous sommes coupables de toutes les charges. Non seulement avons-nous encouragé la création d'une base de données ADN, mais – plus inquiétant – nous avons conçu un mode de gouvernance de cette base de données directement gérée par les citoyens, destiné à ouvrir de véritables opportunités politiques. Car 898 familles ont participé à cet effort invraisemblable. Ceux qui nous accusent ont dit que nous leur avions fait subir un lavage de cerveau, que nous avions donné de faux espoirs aux plus vulnérables et aux plus crédules, à ceux qui avaient perdus leurs proches.
Au Mexique, depuis plus d’une dizaine d’années, les proches de disparus demandaient la création d'une base nationale de données ADN et d'un registre national des personnes disparues. Mais les représentants de l'État mexicain ne semblaient avoir ni l'intérêt, ni les motivations pour prendre les mesures administratives, techniques et politiques nécessaires à la réalisation d'un tel projet (souvent afin de préserver leur réputation, et parfois en raison de complicités avec les mêmes crimes de disparition censés faire l'objet d'enquêtes).
Le point central du projet de sciences médico-légales citoyennes était de contester l'idée que les émotions devaient être bannies du labeur scientifique, que les personnes en deuil devaient rester ainsi à l’extérieur de la recherche, et sous aucun prétexte ne devaient devenir les experts de leur propre malheur. Dans le Mexique actuel, les personnes endeuillées ne peuvent pas mettre en doute les scientifiques dans leur domaine de compétence, ni dans aucun autre, et leurs constantes investigations, enquêtes et voyages sont qualifiés de « recherches » (búsquedas), tandis qu'un travail tout à fait similaire effectué par des experts médico-légaux est désigné comme de la « science » (ciencia)3.
La création de la base de données Antigone représente ainsi une fin en soi si l'on considère qu’elle constitue un assemblage complexe d'humains et de non-humains4 et non pas seulement un réservoir d'ADN. En effet, la base de données qui est au cœur de Ciencia Forense Ciudadana (Science médico-légale citoyenne) n'est pas légitimée par son efficacité, sa précision ou même par son caractère radicalement indépendant, mais bien par le fait qu'elle refuse de relever d’une catégorie préétablie. Nous ne devons pas oublier que cet outil technologique est bâti sur une immense douleur et une colère non moins grande ; les fondements émotionnels de cette base de données ne doivent pas être occultés, glissés sous le tapis. Les participants et les gestionnaires de la base de données sont des proches de disparus. Leur action existait déjà avant le début du projet, ils avaient déjà entamé des recherches indépendantes ; et c’est confronté au manquement de l’État à ses devoirs, qu’ils en sont venus à apprendre les techniques médico-légales.
Le projet était basé sur des principes et des règles fondamentales. La participation devait être volontaire et les décisions soumises au vote direct. Au cours de la première année d’existence de ce projet, les technologies et les mécanismes de gouvernance devaient être conçus et mis en œuvre en concertation avec l'équipe de recherche du projet « Citizen-Led Forensics » financé par l’Economic and Social Research Council (ESRC) du Royaume-Uni, et ultérieurement l’organisme de gouvernance (composé exclusivement de proches de disparus) prendrait en charge le fonctionnement et la vision stratégique de la base de données médico-légales et d’ADN.
Refrain (fiche d'information de Ciencia Forense Ciudadana Q7)
La technologie la plus importante de Ciencia Forense Ciudadana est son conseil de gouvernance, lequel est constitué par les proches des disparus organisés dans le but de créer un forum de régulation éthique et technique, qui est le même que celui qui oriente la vision stratégique du projet5.
La création d'un organe de gouvernance pour une base de données inhabituelle
En août 2013 à Mexico, Antigona-Boudicca bloqua la rue Bucareli (menant au bâtiment du ministère de l'Intérieur) et entama une grève de la faim en compagnie de son mari et de son fils. Antigona-Boudicca dut mettre sa vie en danger pour obtenir d’être reçue par les représentants du gouvernement. Ce même jour, Antigona-Juana se joignit au blocus de la rue dans un acte de solidarité, pour exiger que l'État mexicain prenne son propre cas au sérieux et commence à chercher son frère Eric, disparu depuis plusieurs années.
La protestation et la désobéissance civile ne sont pas des choses nouvelles pour elles : deux ans auparavant, en 2011, Antigone-Boudicca et d'autres proches de victimes de violences et de disparitions, avaient créé un mouvement social appelé Mouvement pour la Paix avec Justice et Dignité (Movimiento por la Paz con Justicia y Dignidad). Ensemble, ils avaient organisé un pèlerinage aux États-Unis afin de rendre visibles les milliers de victimes de la supposée « guerre contre la drogue ». Depuis lors, elle a perdu confiance dans le pouvoir des représentants de l'État et dans leur volonté de découvrir où se trouve son fils. Elle sait que son fils est mort, elle veut juste lui donner un enterrement digne et trouver les « chacals criminels » qui l'ont assassiné. À ces deux Antigone, nous avons demandé si elles seraient intéressées à créer une base de données d'ADN gérée par des proches de victimes. Leur réponse à toutes les deux fut « oui ».
En septembre 2014, un an après leur grève de la faim, Antigone-Boudicca et Antigone-Juana étaient de retour à Mexico. Cette fois, elles étaient entourées de gardes du corps, et transportées dans des véhicules fournis par le Bureau du Procureur général. Le but de leur voyage était de participer à la réunion fondatrice du Ciencia Forense Ciudadana. Durant trois jours de conversations intenses, de discussions et d'entretiens, nous avons compris que leur réunion avec le bureau des Droits de l'Homme du ministère de l'Intérieur en 2013 avait donné peu de résultats. L’un des seuls bénéfices de la grève de la faim avait été la possibilité de rencontrer l’un des dirigeants d'un important cartel de la drogue détenu en prison, pour lui demander directement où se trouvaient les enfants et les proches recherchés. Une menace de mort pèse à présent sur leurs têtes et elles ne disposent pas de la moindre information sur l'emplacement de leurs proches (c’est probablement la raison pour laquelle Antigone-Boudicca porte une arme à feu dans son sac à main "juste au cas où”).
La création du Ciencia Forense Ciudadana était en soi un événement expérimental. Jamais tant de dirigeants d'organisations non gouvernementales regroupant des personnes cherchant leurs proches par leurs propres moyens ne s’étaient réunis, ni n’avaient créé de terrain conjoint pour mener une action collective. Ce dernier point était, à notre avis, l’enjeu central de l'ensemble du projet. Les participants avaient en commun des histoires partagées de douleur, d'abjection et de recherche de vérité et de justice. Mais pour nous, le plus important était que ceux qui se réunissaient là incarnaient ce que nous avions auparavant défini comme le civisme médico-légal « travaillant à l’articulation entre la motivation de citoyens déterminés à faire aboutir leur ‘droit à la vérité’, et certaines techniques socio-scientifiques »6.
Les seize Antigone qui constituèrent l'organe de gouvernance du Ciencia Forense Ciudadana provenaient de différentes régions du Mexique et avaient développé des compétences diverses. Parmi les participant.e.s se trouvaient des expert.e.s dans la localisation de fosses communes, d'autres avaient acquis des techniques permettant d’utiliser des drones pour la reconnaissance du terrain, des stratégies anti-enlèvement, ou étaient devenu.e.s expert.e.s pour retracer les appels téléphoniques pour les géolocaliser. Et ce que tous les membres du groupe partageaient, c’était une expertise de la mobilisation de traces et d’éléments d'information, dans le but d’encourager le gouvernement et la société civile à agir7.
Lors de notre première réunion à Mexico en septembre 2014, Antigone-Patricia, qui avait acquis une réputation nationale dans la recherche de femmes assassinées et disparues à Ciudad Juarez (où elle coordonne actuellement 80 cas de disparition devant les tribunaux), déclara :
J'espère que vous êtes conscient qu'en réunissant tous les leaders, nous allons avoir des problèmes, nous sommes habitués à prendre des décisions dans nos propres régions et organisations, et je pense donc que nous aurons beaucoup de tensions.
Toutefois, l'aspect le plus difficile du fonctionnement de cet organe de gouvernance n'était pas lié à l'incertitude des relations nouvelles, mais plutôt au poids des relations passées. La majorité des membres ne s’étaient jamais rencontrés, cependant certains (en particulier ceux originaires de la ville de Mexico) avaient des antécédents d'activisme commun et commencèrent à nous mettre en garde sur leurs conflits préexistants. Ces avertissements se sont convertis en récits qui évoquaient le fait que « quelqu'un disposant d’informations secrètes nous a dit que Antigone X est impliquée dans le « Narco » (cartel de la drogue) ». Très vite, nous avons découvert qu’une grande méfiance imprégnait les interactions de nombreux proches de disparus, et ce depuis longtemps ; la plupart des récits qui nous étaient contés provenaient de représentants de l'Etat, qui révélaient ces informations « en privé et en secret ».
Une autre source de conflit importante était liée au syndrome de la victime8, c’est-à-dire aux victimes qui pensaient que leur douleur était plus importante que la douleur des autres et ne s'inquiétaient donc pas du sort des autres disparus. Le leader devenait alors la personne qui savait surmonter son sentiment et reconnaître qu'il n'y avait pas une seule Antigone, mais plusieurs, et agir en conséquence. Un autre point de conflit était de décider qui parmi eux prendrait la parole dans l’espace public ; cette position garantit en effet plus d'influence dans les réunions avec les autorités de l'Etat, et représente donc un moyen de faire gagner en visibilité le sort de leurs familles, ainsi que le mouvement auquel ils appartiennent.
Les enjeux de la représentation dans l’espace public montrèrent en effet rapidement leur importance, puisque dans les seuls quatre premiers mois du projet, nous avons accordé plus de 123 interviews aux médias. Nous avons également veillé à ce qu'au moins un membre de l’équipe de gouvernance participe à chacune des réunions qui eurent lieu avec les organisations non-gouvernementales (ONG), avec le gouvernement, ou de nature académique. Étant donné que l'organe de gouvernance était censé fonctionner sur le mode collégial, il a été décidé qu'avant la publication de toute information, un accord devrait être atteint via un vote majoritaire (nous avons utilisé un groupe fermé sur Facebook pour laisser une trace écrite des votes et des discussions, tandis que sur les téléphones les applications cryptées WhatsApp et Zoom étaient utilisées pour rester en contact pour les questions plus urgentes).
L’un des sujets de discussion récurrent était lié au fait que la technologie mobilisée ne permettrait peut-être pas l’identification rapide des personnes disparues. Malgré un immense travail, les résultats ne seraient peut-être perceptibles avant une dizaine d’années. La base de données ADN était destinée à permettre un accès indépendant à ces données et, par conséquent, représentait une manière de sauvegarder l'avenir, et de protéger les nombreuses autres victimes qui avaient trop peur ou qui n'avaient pas les ressources pour chercher elles-mêmes leurs proches9. Le jour même où nous avons terminé la conception de la base citoyenne de données, le nouvel organisme de gouvernance du Ciencia Forense Ciudadana décida de soutenir l'exhumation de ce que les experts en médecine légale du Bureau du Procureur de la région du Nuevo Leon affirmaient être les restes de Brenda Damaris Solís. Une semaine après notre réunion, et après des années de négociations avec les autorités menées par l'organisation Fuerzas Unidas por Nuestros Desaparecidos Nuevo León (FUNDENL), la première exhumation menée par un groupe de citoyens eut ainsi lieu dans le cimetière municipal de Santa Catarina, au Nuevo León. L'objectif était de faire du cas de Brenda Damaris Solis, un prototype de ce que les initiatives citoyennes pouvaient réaliser, en collaboration avec les équipes médico-légales du Mexique et du Pérou, pour retrouver l'identité des personnes disparues, et ce faisant leur dignité.
Futilité, Justice et fausses promesses
Depuis la création du Ciencia Forense Ciudadana, les organisations nationales de victimes et les équipes médico-légales invitées à participer au projet nous ont donné de nombreux conseils sur la façon de traiter des affaires de nature traumatique et sur les « piliers culturels » d’une participation à la défense des droits de l'Homme et à la science médico-légale. Nous nous sommes vite rendus compte que la façon dont la « vérité » et la « justice » étaient présentées par les experts médico-légaux, les responsables gouvernementaux et les ONG au Mexique, laissait peu de place aux alternatives ou aux expérimentations.
Notre première opposition amicale est née d'une discussion avec une équipe de spécialistes internationaux en médecine légale qui travaillait sur des cas très médiatisés, au Mexique, depuis 2001. Ils nous ont affirmé qu'une base de données médico-légale d’ADN ne serait d'aucune utilité sans la reconnaissance des autorités de l’État. Le message était clair : la justice ne serait menée à bien que devant les tribunaux, et la construction d'une base de données humanitaire ne proposerait que de fausses promesses aux proches des disparus10.
Mais ces représentations de la justice partent du principe qu'au Mexique, il existe un état de droit. Pourtant, selon les statistiques disponibles, 98% des crimes restent impunis dans ce pays11. Par ailleurs, on suppose que des moyens institutionnels et médico-légaux existent pour effectivement mettre en prison les auteurs de crimes, et enfin, on estime que les centaines de recherches et le travail mené par les familles des disparus doivent se conformer aux cadres juridiques actuels – dont beaucoup semblent pourtant conçus pour ne pas fonctionner.
Malgré les efforts déployés pour établir un dialogue entre les équipes médico-légales indépendantes et notre projet, le premier coup porté à notre ethos citoyen eut lieu le 4 décembre 2014, avec une déclaration commune à travers laquelle l'équipe péruvienne d'anthropologie médico-légale (EPAF en espagnol) et l’équipe mexicaine d'anthropologie médico-légale (EMAF en espagnol), qui avaient auparavant aidé à l'exhumation de Brenda Damaris, avaient décidé de prendre leurs distances avec notre projet.
Les spéculations sur l'implication de l'EPAF et de l’EMAF dans les initiatives de recherche de personnes disparues sont inquiétantes, en particulier dans un contexte hautement sensible comme celui du Mexique. Nous comprenons qu'un travail coordonné peut mener au renforcement des capacités d’action, mais la propagation de la désinformation peut générer des attentes qui ne seront peut-être pas satisfaites, en particulier parmi les proches des victimes de disparitions forcées ou involontaires12.
Beaucoup de familles prirent cette annonce comme une offense directe faite à leurs propres efforts pour trouver leurs proches. Cependant, cette annonce ne représentait qu'une première réaction ; elle signalait en fait une relation qui deviendrait, plus tard et progressivement, de plus en plus compliquée entre les ONG établies, les équipes médico-légales instituées et les membres du projet Ciencia Forense Ciudadana. Les mois suivants furent en effet marqués par une forte et inhabituelle opposition à notre base de données, au sein de laquelle l’idée paternaliste qu’il ne s’agissait là que de « fausses promesses » était toujours présente.
Un autre exemple révélateur de la relation problématique du projet Ciencia Forense Ciudadana avec les praticiens de la médecine légale est survenu durant le travail de terrain de notre équipe dans les morgues et les laboratoires médico-légaux du Mexique, lorsqu’un expert médico-légal qui travaillait à la morgue de Mexico, s’exclama : « ils sont là et ici, les vrais experts... c'est pour ça que la science médico-légale dirigée par les citoyens, n'a absolument aucun sens »13.
Franco Mora, anthropologue médico-légal membre de l'EPAF, qui avait initialement participé à l'exhumation des restes de Brenda Damaris, devint ainsi l'un des nombreux experts à défendre l’instauration de frontières entre experts et proches des disparus :
Si c'était si facile, tout le monde prendrait ses pelles et commencerait à creuser des trous dans tout le Mexique, en détruisant toute trace du contexte14.
Ironiquement, quelques semaines après la déclaration de Mora, ce fut exactement ce qui se déroula dans la Sierra de Guerrero, les gens prirent leurs pelles et se mirent à creuser, sous les yeux de centaines de journalistes nationaux et internationaux.
Refrain : (Récits des parents des disparus écrits dans le Registre National Citoyen des Personnes Disparues)
Registre RNCPD : 00128; REF : 001283657784; Nationalité : Mexicaine.
Connaissance du contexte de la disparition : (OUI). Des hommes armés l'ont intercepté. Il voyageait avec sa femme dans une voiture Corsa verte et ils ont été menacés avec des armes à feu. Deux d’entre eux sont montés dans leur voiture et deux autres sont restés dans une camionnette grise, avec des fusils. Ensemble, ils se sont dirigés vers chez eux, sont entrés dans la maison, ils les ont attachés et leur ont bandé les yeux en les laissant immobilisés dans leur salle de bain, tandis qu’ils saccageaient la maison, en prenant les documents, l'argent et les bijoux. Plus tard, ils ont été sortis de la maison tous les deux. Lui a été emmené dans la voiture. Elle a été laissée à l'extérieur de la maison, sans chaussures, à moitié attachée et les yeux bandés. Ils lui ont dit de commencer à se préparer parce qu'ils allaient demander une rançon, et qu'elle ne devrait pas « parler de trop » (ne pas en parler à la police). Ils portaient des masques qui couvraient leurs visages. La rançon a été payée, et ils ont dit qu'ils rendraient son mari, mais ils ne l'ont jamais fait ...
Registre RNCPD : 00300; REF : 003000078654; Nationalité : Mexicaine.
Connaissance du contexte de la disparition : (OUI). Tout ça parce que les fils de [...], un ancien commandant de la police municipale d'investigation a commencé à persécuter et à constamment menacer de tuer ma fille. Cette « canaille » suivait ma fille partout où elle allait. Elle était toujours surveillée par ces gens. En plus, l'ancien commandant m'a dit qu'il ne me donnerait pas ma fille, que lui et son fils, la donneraient, même en morceaux, au chef de « Guerreros Unidos » (un cartel de la drogue opérant dans l'État de Guerrero).
Parler au pouvoir avec vérité : le registre des personnes disparues géré par les citoyens
L'objectif de notre projet était non seulement de montrer que de simples citoyens pouvaient agir au même niveau que les experts scientifiques, mais aussi de repenser la façon dont une technologie dirigée par les citoyens pouvait être vue et perçue face à la crise humanitaire au Mexique. C'est ainsi que, avec les seize Antigone qui décidèrent de lancer la Ciencia Forense Ciudadana, nous avons conçu un registre national citoyen de personnes disparues (RNCPD), qui pourrait être rempli en 15 minutes.
L'une des choses les plus importantes que nous avons appris au cours de notre travail de terrain au Mexique est que le recours à l'ADN médico-légal a un statut ambivalent. En effet, les proches de victimes désirent faire appel à la génétique et à l’expertise médico-légale, mais ils craignent également ce recours, car pour beaucoup d’entre eux celui-ci signifie une reconnaissance implicite du fait que leurs parents peuvent être morts. C'est pourquoi le projet dispose de deux bases de données : l’une pour enregistrer une disparition et l'autre pour demander une analyse ADN.
La deuxième prise de conscience importante fut celle du rôle du concept plutôt répandu de re-victimisation et la façon dont il entrait en relation avec les diverses pratiques et technologies. Antigone-Bergerac donna un exemple clair de re-victimisation après avoir passé plusieurs heures à remplir le formulaire Ante Mortem produit par le Bureau du Procureur général (PGR) de Mexico. Ces formulaires sont une version imprimée de la base de données AM-PM (Ante-Mortem et Post Mortem) du Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR), ce qui, dans le cas d'Antigone-Bergerac (avec 5 proches disparus, dont sa fille unique) signifiait qu’elle devait remplir plus de 150 pages de formulaire pour répondre aux besoins techniques du PGR et du CICR. Le fait que la base de données AM-PM ait été décrite comme une technologie de re-victimisation par tous les participants de nos réunions ne nous a pas surpris.
Quelques mois après sa création, les statistiques descriptives produites par le registre national citoyen de personnes disparues devinrent un outil efficace pour contester les vérités produites par l'État, en offrant des données indépendantes du gouvernement sur la disparition de personnes dans différentes parties du pays. Le 26 septembre 2014, trois semaines après le mécanisme de gouvernance citoyenne du projet Ciencia Forense Ciudadana ait été établi, eut lieu la disparition et l’exécution présumée de 43 étudiants de l’université rurale d’Ayatzinapa, dans la municipalité d'Iguala, dans l’État du Guerrero. Presque immédiatement, Antigona-Boudicca (sans consulter l'organe de gouvernance) offrit 500 kits de collecte d'ADN aux parents à Ayotzinapa. La disparition des 43 étudiants donna lieu à une série de mobilisations sociales sans précédent au Mexique, au milieu d'un contexte d'abandon continu de l'État, ce qui réveilla la colère sociale. Un sentiment généralisé d'inquiétude et une volonté de protestation ont soudainement fait leur apparition dans le pays, mobilisant des millions de personnes qui ont manifesté publiquement dans les rues.
À Iguala, où ces événements terribles étaient survenus, des acteurs non gouvernementaux tels que les membres de la petite église catholique de Gerardo María Mayela et ceux de l'Unión de Pueblos Originarios del Estado de Guerrero (Union des peuples autochtones de l’État de Guerrero, UPOEG) ainsi que des forces de la police communautaire, se sont rencontrés et associés afin de localiser les fosses communes clandestines dans la chaîne de montagnes de Guerrero, au lieu de simplement protester dans les rues et marcher.
Miguel Angel Jiménez, organisant des recherches pour localiser des fosses communes clandestines, entouré de journalistes et de proches des disparus à Iguala, Guerrero - Novembre 2014.
Peu de temps après, Miguel Ángel Jiménez Blanco, leader de l'UPOEG, rencontra Antígona-Boudicca et ils décidèrent de travailler ensemble. Dans les premiers temps, les membres de l'Union des peuples autochtones de l’État de Guerrero commencèrent par fouiller la chaîne de montagnes sans aucune garantie de sécurité et avec relativement peu de soutien local. Au cours de leur recherche des 43 étudiants disparus, ils trouvèrent des douzaines de fragments d'os, des vêtements déchirés et beaucoup d'autres indices qui montrèrent au Mexique, et au monde entier, l'ampleur des massacres perpétrés dans l'État de Guerrero15.
Qu'une personne déterre elle-même ceux qui pourraient potentiellement être ses proches, peut apparaître comme le dernier recours du désespoir, suscité par l’abandon des autorités, mais il s’agit aussi d’une demande de reconnaissance, tout à fait stratégique. C'est ainsi que les tombes clandestines se transforment en espaces d’où surgissent de nouvelles formes de devoir civique vis-à-vis des morts et de responsabilité entre les vivants et les morts16.
Conscientes de la nécessité de posséder des informations indépendamment du gouvernement, de nombreuses familles étaient enthousiastes à l'idée d’obtenir leurs propres tests d’ADN, alors qu’elles réalisaient des recherches indépendantes pour retrouver les corps des disparus. Ensemble, Miguel, Boudicca et Antígona-Jonas ont ainsi inscrit plus de 450 familles dans le registre national mexicain de personnes disparues, géré par des citoyens . La tâche était titanesque, puisque beaucoup des proches rencontrés à Iguala ne savaient ni lire ni écrire. Peu de temps après, le groupe de personnes qui avaient participé à la découverte des fosses communes en compagnie de Miguel Angel choisirent de se dénommer « Les Autres Disparus ».
Les données indépendantes du registre national de personnes disparues nous permettent de brosser un tableau très différent de celui produit par l'État mexicain et qu’il continue d’entériner aujourd’hui. Un exemple du potentiel de transformation généré par le registre citoyen est apparu lors d'une réunion qui s’est tenue au ministère des Affaires Etrangères du Mexique. Les chiffres utilisés dans le rapport officiel sur les disparitions forcées, présenté par les autorités mexicaines à l'ONU, ne recensent que 269 cas dans tout le pays17. En comparaison, le bilan des citoyens disparus à Iguala dressé par Antigone-Boudicca et « Les autres disparus » pour le seul État de Guerrero, s’élève à près de 335 cas de disparitions forcées. Cela signifie que le registre identifie dans un seul État du pays, sur les 32 États conformant la République mexicaine, 20% de cas de disparitions supplémentaires à ceux que le gouvernement fédéral reconnaît dans tout le pays (depuis les années 1970). Ceci constitue un exemple de ce que signifie « dire la vérité au pouvoir »18. Il émerge de la possibilité même que des citoyens puissent gérer leurs propres registres et leurs bases de données de façon indépendante, en utilisant des technologies médico-légales « de manière appropriée » (c’est-à-dire de façon simple et adaptable).
Malgré les doutes et l'opposition des ONG, des équipes médico-légales internationales et même de certains membres de l'organe de gouvernance du Ciencia Forense Ciudadana, la base de données a continué de croître. En moins de dix mois, plus de 769 cas de personnes disparues ont été recensés dans la base de données, seulement 300 cas de moins que la base de données construite par le ministère de l'Intérieur en 7 ans. Cette base de données a certes consommé plus de ressources que prévu, mais elle a été construite par la force de la solidarité19. Indépendamment de la capacité du réseau citoyen à recueillir de l'information, et de l’approche directe des technologies par les citoyens, ce projet de science citoyenne n'a pas été très bien reçu par la profession médico-légale, car selon ces spécialistes, à long terme, il ne s'agissait pas d'une technologie « efficace » ou « viable », dans la mesure où les données collectées (y compris celles de l'ADN) ne pourraient pas être portées devant les tribunaux et ne pourraient pas être utilisées pour réaliser une identification reconnue par l'Etat.
Or le discours humanitaire médico-légal dominant circule depuis le lieu où il a été élaboré – l'Argentine20– vers de nouveaux contextes, tels que celui du Mexique, où l'Etat est intimement lié au crime organisé, ce qui fait que le modèle initial se transforme de facto en réalité schizophrène. En effet, son objectif est de faire en sorte que l'État enquête, sanctionne et répare les exactions et les crimes commis, dont certains peuvent avoir été commis par les mêmes personnes censées enquêter sur ces crimes21.
Chorus (un dialogue impossible)
EPAF-EMAF : « Les initiatives citoyennes ignorantes – en acte ou par omission – peuvent entraver ou même empêcher – l'objectif même qu'en principe elles visent à atteindre»22.
ANTIGONE : « C’eut été pour moi une souffrance ; ceci n’en représente aucune. S’il te semble que je commets une folie, il se peut que je sois traitée de folle par un fou »23.
Biopolitique participative : ADN, mort et danger
Pendant la majeure partie de nos vies, nous sommes les gardiens incontestés de l'ADN contenu dans le trillion de cellules qui constituent notre corps. Néanmoins – pour des raisons très intéressantes – une fois que nous mourons, ou une fois que notre ADN est enregistré par des scientifiques et des experts biomédicaux il devient une substance étrange et étrangère à nous-même. Par conséquent, il n'est pas surprenant que de nombreux proches de disparus ignoraient comment défendre leur droit à créer une bio-banque d’ADN. Heureusement, le cadre juridique conçu pour protéger l'ADN des «populations mexicaines » stipulait que « le génome humain et les connaissances qui en découlent sont un patrimoine de l'humanité. Le génome individuel appartient à chaque individu24» – ceci dans le but de protéger « la propriété exclusive de l'Etat sur la génomique de la population »25. C’est ainsi que, la loi qui devait instaurer au Mexique la « souveraineté génomique », convenait magnifiquement à nos intentions.
En décembre 2014, au début du projet, l'analyse médico-légale de l'ADN ne représentait qu'une lointaine possibilité. Nous n'avions aucune idée de ce qui arriverait. Malgré tous nos efforts pour obtenir les kits de prélèvement d'échantillons ADN sur le territoire mexicain, nous avons échoué à plusieurs reprises. Les kits de collecte ont été bloqués à la frontière entre le Mexique et les États-Unis.
Un membre du Ciencia Forense Ciudadana explique à un autre proche de disparus comment recueillir son échantillon ADN, Guerrero, 30 août 2015.
La question du recueil de l'ADN inquiétait beaucoup de nos interlocuteurs. Ces préoccupations furent encore plus fortes après la rencontre des membres du projet Ciencia Forense Ciudadana avec les chercheurs de fosses clandestines, et les relations établies avec la police communautaire. Durant le premier mois de la crise d'Iguala, en réponse aux efforts concertés du Ciencia Forense Ciudadana et de l'Union des peuples autochtones de l’État de Guerrero, on assista à l'émergence de nouveaux groupes sociaux tels que « Les Autres Disparus ». Cependant, les conflits n’étaient pas absents. Le bureau du Procureur Général a proposé une analyse ADN, ainsi qu’un soutien financier et juridique à des centaines de familles. Ils ont également envoyé une équipe d'anthropologues médico-légaux et de psychologues à l'église locale, afin de sauver la face devant une attention médiatique internationale sans précédent26 – mais la condition était que les familles qui acceptaient cette aide ne devaient pas collaborer au projet de sciences citoyennes.
À la fin du premier mois d'activités à Iguala, nous avons reçu une invitation du Procureur Général pour rencontrer le responsable le plus haut placé en charge de la question des disparus. L’objectif de la réunion était de mettre au clair le fait que les experts médico-légaux indépendants et gouvernementaux étaient les seuls experts reconnus, et que l'intervention de toute autre personne « contaminerait » le processus, en raison du manque d'expérience ou de l’instabilité émotionnelle des personnes impliquées. Par conséquent, la participation d'autres citoyens, en particulier les proches des disparus, était non seulement interdite, mais contre-productive et, en fin de compte, illégale. Toutefois, à la fin de la réunion, on nous a proposé de signer un accord de coopération, à la condition qu’Antigone-Boudicca cesse de « créer des problèmes » à Iguala. (Nous avons gentiment refusé, tout en laissant la porte ouverte à de futures collaborations, avant de quitter le bureau).
Le 22 mars, nous avons commencé la collecte d'ADN dans l'épicentre de ce qui était devenu le symbole de la crise des disparitions dans le pays: Iguala, dans l’État de Guerrero. Entourés de policiers lourdement armés, nous avons recueilli les échantillons. Ce fut un moment chargé d'émotion pour les familles. Une mère qui craignait beaucoup de parler à la police de la disparition de son fils s’est évanouie pendant le processus. Au réveil, elle a indiqué qu'un poids lui avait été enlevé de ses épaules27. Les quelques membres de l’organe de gouvernance du projet, qui purent assister à l'événement, ont décrit ce moment comme un moment de libération28. Finalement, aucun des experts médico-légaux ne pouvait prétendre au fait que les proches des disparus contamineraient leur propre ADN.
Durant six heures intenses passées à Iguala, Antigone-Boudicca fut plus provocante que jamais, accordant sans répit des interviews aux agences de presse locales et internationales. À l'intérieur du musée local, transformé en centre de collecte d'ADN, le travail était mené par Antigone-Tonantzin, dirigeante populaire légendaire et fille d'un militant social enlevé par l'armée dans les années 1970. L'équipe de la Ciencia Forense Ciudadana était en charge des médias et du logiciel RNCPD, tandis que les familles attendaient patiemment (à peine protégées d’un soleil de plomb) en compagnie de Miguel Ángel et des membres de l'Union des peuples autochtones de l’État de Guerrero, qui expliquaient aux nouveaux venus les objectifs du projet Ciencia Forense Ciudadana. Cinq mois plus tard, l’assassinat de Miguel Ángel Jiménez, le 15 août 2015, nous rappela que les femmes (et dans une moindre mesure les hommes) protagonistes du drame des disparus vivent dans un danger constant, car il n'est pas rare que des mères meurent en cherchant leurs proches disparus, parfois assassinées par des tueurs à gages ou des policiers complices, ou encore tuées par la maladie et la fatigue.
Consciente de sa santé fragile et de sa vulnérabilité, et en réponse au fait que de nombreuses personnes ayant cherché des disparus dans les années 1970 étaient désormais âgées et risquaient de mourir dans les années à venir, Antigone-Tonantzin a organisé un recueil d'ADN à grande échelle dans sa ville natale dans l’État du Guerrero. La campagne eut lieu le 30 août 2015 à l’occasion de la Journée Internationale des Disparus. Son objectif était non seulement d’établir un lien entre les générations futures et les découvertes possibles de restes humains à travers les mécanismes de la génétique et de la parenté médico-légale, mais aussi de créer un mausolée dans lequel l'ADN des familles serait exposé de façon permanente. Il s’agirait à la fois d’un acte de défi et de commémoration. Pour la première fois, cette communauté rurale où les ressources économiques sont limitées avait accès à sa propre science et à son ADN. C'était selon les mots de la militante « un moment à ne pas oublier ». L'objectif d'Antigone Tonantzin était en effet d'enseigner aux générations futures comment la science pourrait devenir un outil de désobéissance civile29.
Depuis le nord du pays, Antigone-Bergerac avait, pour sa part, commencé à développer des contacts avec des militants radicaux internationaux aux États-Unis, au Honduras et au Guatemala en les incitant à rejoindre le projet Ciencia Forense Ciudadana. Puis il a organisé des réunions avec des mères venues d'Amérique centrale pour protester dans la ville de Mexico, afin de les intégrer dans la base de données ADN. Grâce à ces nouveaux réseaux transnationaux et au nombre croissant de données, Antigone-Bergerac est parvenu à établir un accord avec les responsables de la base de données d'ADN médico-légal de Tamaulipas pour réaliser des comparaisons avec la base Ciencia Forense Ciudadana. Antigone-Boudicca lui a emboîté le pas. Elle a également formé d'autres groupes de proches aux techniques nécessaires à la localisation les fosses clandestines et les a invités à rejoindre le projet Ciencia Forense Ciudadana.
Au cours de la seconde moitié de l’année 2015, le projet a accédé progressivement à son indépendance de l'équipe d’universitaires qui apportait son appui au registre national citoyen des personnes disparues, tandis que les membres de la gouvernance restaient responsables de la distribution des kits de collecte d'ADN dans différentes parties du Mexique. L’autonomisation, déjà annoncée auparavant, a fait resurgir de vieilles questions : « Puisque ce modèle n'a jamais été testé dans un autre pays, comment pouvons-nous savoir s’il fonctionne ? » Depuis le début, notre réponse était toujours la même : ce modèle est expérimental « c’est vous qui répondrez à cette question avec vos actions futures ». Il devient désormais manifeste que le projet Ciencia Forense Ciudadana a ouvert une nouvelle forme de philosophie, si par philosophie nous comprenons (comme l’illustre bien Peter Sloterdijtk30) une amitié épistolaire, qui se produit en différents moments et espaces, grâce à une foule de lecteurs et d'auteurs qui utilisent des applications, les médias sociaux et l'ADN pour exhorter ceux qui ne retrouvent pas leurs proches à laisser leur matériel biologique accessible pour de futures actions.
Organiser, mettre en mouvement et initier des actions collectives, dans un effort qui s’est au final étendu à l’ensemble du Mexique fut une épreuve impressionnante : les membres de la Ciencia Forense Ciudadana ont dû distribuer des centaines de kits de collecte d'ADN – dont beaucoup circulent encore à travers le Mexique –, protéger et alimenter la base de données du registre national citoyen des personnes disparues, protéger les mots de passe, tenir à jour la page Web, en plus d'une longue liste de choses qui devaient être prises en charge au quotidien. A mesure que les financements destinés aux voyages et aux réunions diminuaient, certains membres n’avaient plus les ressources monétaires ou la volonté nécessaire pour s'engager dans le projet. Ainsi, ceux qui étaient les plus actifs étaient ceux qui possédaient le plus de ressources et de capital (culturel, monétaire, etc.) et qui avaient l’habitude d’utiliser les réseaux sociaux et pouvaient participer à travers ces media. Ce furent ceux-là qui restèrent finalement en charge du projet Ciencia Forense Ciudadana. Comme dans toute nouvelle initiative, l'organisation est extrêmement fragile, le projet doit faire face à de nombreux défis et continue d’être mis en question par l'État, ainsi que par les ONG et les équipes médico-légales indépendantes.
Autorité Biopolitique et la Zone de Haute Tension (Epilogue)
La promesse politique d’une citoyenneté scientifique articulée à la création d'une base de données médico-légale incluant des prélèvements d’ADN, gouvernée, administrée et construite par les proches des disparus, repose sur son irréductibilité obstinée, puisque ceux qui la composent sont à la fois des victimes, et des citoyens ordinaires31. Ces citoyens se sont ainsi transformés en experts, motivés par leur chagrin, devenant des gens qui vivent dans ce que Susan Leigh Star qualifie de « zone de haute tension » où domine « la complexité des relations émergeant en lien avec des appartenances multiples et simultanées »32. Administrer le projet Ciencia Forense Ciudadana représente à la fois une responsabilité et un fardeau pour les proches qui le dirigent et le maintiennent à flot, ce qui soulève la question de savoir qui supporte réellement les coûts de cette Ciencia Forense Ciudadana et pour quelles raisons ?
La base de données médico-légale et d’ADN de la Ciencia Forense Ciudadana est bâtie sur la conviction et l’inébranlable détermination des Antigone mexicaines à honorer leurs morts et plus largement tous les disparus. Cette résolution ouvre des espaces pour l’action politique. L’un des exemples le plus probant est lié au fait que l’étape du recueil de l'ADN rend désormais visibles les tragédies personnelles de nombreuses Antigone à la recherche de leurs proches partout au Mexique, devenant ainsi un outil de mobilisation collective. Le fait de rendre disponible une information à laquelle les citoyens ordinaires n'ont généralement pas accès, déplace l’autorité depuis l'Etat et ses experts médico-légaux, vers les mains des « victimes », non seulement à Iguala, dans l’État de Guerrero et au Mexique dans son ensemble, mais aussi au-delà de ses frontières, incluant les organisations populaires de victimes aux États-Unis, au Honduras et au Guatemala.
C'est pourquoi nous considérons, avec Foucault33, que la biologie et l'économie constituent des domaines au sein desquels émergent des discours et des pratiques ouvrant des chemins pour l’affirmation de subjectivités, de modes de gouvernance, d'actions politiques et de citoyenneté alternatives. Cela a été le cas pour le projet Ciencia Forense Ciudadana. Tout au long de son développement, les technologies maitrisées par de simples citoyens ont réussi à faire de la précarité de la vie, de l'incertitude et de l'insécurité constantes, des fondements de pratiques radicales de techno-démocratie.
La fusion entre diverses formes de participations populaires et la science médico-légale préfigure une citoyenneté au sein de laquelle l'ADN des défunts, les disparus et les parents qui les cherchent peuvent être réunis, malgré la distance temporelle et spatiale et en dépit d’un État impuissant. Cette nouvelle citoyenneté peut créer des ponts par-dessus les vides générés par l'absence d’êtres aimés voire la mort de ceux qui les recherchent, mais aussi par-delà un système médico-légal impuissant à faire face à la crise humanitaire que traverse actuellement le Mexique.
Avec le projet Ciencia Forense Ciudadana et les autres mouvements de citoyenneté médico-légale qui ont émergé au Mexique entre 2014 et 2016, une possibilité de restructurer les mécanismes et les techniques de gouvernement pour servir une nouvelle politique de justice s’est faite jour. Comme Antigone, les protagonistes de notre histoire sont des héros tragiques car, en dépit du rappel constant de l'inutilité de leurs efforts, les proches des disparus qui stockent leur ADN à des fins médico-légales, incarnent l'idée essentielle, articulée au féminisme et aux études de la science et de la technologie, que « d'autres mondes sont possibles »34.
Notes
1
Tina Chanter, “Antigone’s Political Legacies: Abjection in Defiance of Mourning”, in S. E. Wilmer, A. Zukauskaite, Interrogating Antigone in Postmodern Philosophy and Criticism, Oxford, Editorial Oxford University Press, 2010. p. 19‑47.
Nancy Kayson Poulson, “In Defense of the Dead: Antígona furiosa, by Griselda Gambaro”, Romance Qarterly, n°59 (1), 2010, p. 48‐54.
Jesse Weiner, “Antígone in Juarez: tragedy, politics, and public women on Mexico’s northern border.”, Classical Receptions Journal, n°7 (2), 2015, p. 276‑309.
2
Judith Butler, Antígone’s Claim: Kinship Between Life and Death, New York, Columbia University Press, 2003.
3
Arely Cruz-Santiago, Forensic Science as Technologies of the Self: Searching for the Disappeared in Mexico, thèse MSc, Durham University, 2013.
4
Bruno Latour, The politics of Nature: How to bring the sciences into democracy, Cambridge Massachusets, Harvard University Press, 2004.
5
Fiche d’information disponible chez: http://cienciaforenseciudadana.org/preguntas-frecuentes/
6
Ernesto Schwartz-Marin, Arely Cruz- Santiago, “Forensic Civism: Articulating Science, DNA and kinship in Mexico and Colombia”, Human Remains and Violence, n° 2 (1), 2016 (b), p. 58‑74.
7
Arely Cruz-Santiago, Forensic Science as Technologies of the Self: Searching for the Disappeared in Mexico, thèse de Maîtrise, Durham University, 2013.
Ernesto Schwartz-Marin, Arely Cruz- Santiago, “Pure Corpses, Dangerous Citizens: transgressing the boundaries between mourners and experts in the search for the disappeared in Mexico”, Social Research: International Quarterly, n° 83(2), 2016 (a), p. 483‑510.
8
José Gil Olmos, « Victimas Caen en el Juego del Gobierno ». Proceso, 2015, (extrait disponible en ligne).
9
Notes de terrain. Réunion chez Ciencia Forense Ciudadana, Septembre 2014.
10
Ernesto Schwartz-Marín, Notes de terrain, 11 septembre 2014.
12
EPAF-EMAF, Équipe péruvienne d'anthropologie médico-légale - Équipe mexicaine d'anthropologie médico-légale. Déclaration commune du 4 de décembre 2014 [en ligne].
13
Arely Cruz-Santiago, Notes de terrain, Mexique, 2015.
14
Manuel Tomasena, “Gobernanza Forense Ciudadana: La Búsqueda más Dolorosa”, [en ligne], Revista Magis, 2014.
15
Chris Kyle. Violence and Insecurity in Guerrero. Building Resilient Communities in Mexico: Civic responses to Crime and Violence, Briefing Paper Series, Woodrow Wilson International Center for Scholars, Mexico Institute, 2015.
16
Ernesto Schwartz-Marin, Arely Cruz-Santiago, “Forensic Civism: Articulating Science, DNA and kinship in Mexico and Colombia”, Human Remains and Violence, n° 2 (1), 2016 (b), p. 58‑74.
Francisco Ferrandiz, “Exhuming the Defeated: Civil War Mass Graves in 21st- Century Spain”, American Anthropologist, vol. 40 (1), 2013, p. 38-54.
17
Notes de terrain de l’équipe de recherche, 28 janvier 2014.
18
Michel Foucault, Security, Territory, Population. Lectures at the College de France 1977‑1978, New York, Palgrave Macmillan, 2007.
19
Notes de terrain, UAM Xochimilco, 30 septembre 2015.
20
Noa Vaisman, “Identity, DNA and the State in Post-Dictatorship Argentina”, in K. Schramm, D. Skinner, R. Rotenburg (Eds.), Identity Politics and the New Genetics: Re/Creating Categories of Difference and Belonging, New York, Berghahn Books, 2012, p. 97‑115.
Lindsay Smith, “The missing, the martyred and the disappeared: Global networks, technical intensification and the end of human rights genetics”, Social Studies of Science, n° 47(3), 2016, p. 398‑416.
21
Arely Cruz-Santiago, Forensic Science as Technologies of the Self: Searching for the Disappeared in Mexico, thèse de Maîtrise, Durham University. 2013.
Ernesto Schwartz-Marin, Arely Cruz- Santiago, “Pure Corpses, Dangerous Citizens: transgressing the boundaries between mourners and experts in the search for the disappeared in Mexico”, Social Research: International Quarterly, nº 83 (2), 2016 (a), p. 483‑510.
Adam Raney, “Families lead search for Mexico's missing”, [en ligne], Al Jazeera America, 2014.
22
EPAF-EMAF, Équipe péruvienne d'anthropologie médico-légale - Équipe mexicaine d'anthropologie médico-légale. Déclaration commune du 4 décembre 2014, [en ligne].
23
Sophocle, Antigone. Citation extraite de la version traduite par René Biberfeld, 2012.
La citation originale était extraite de l’édition anglaise d’Antigone : Sófocles (441 B.C/2015). Antigone. London: Penguin Classics. (NDLT).
24
Loi Général de la Santé, 4 octobre 2011, [en ligne], Diario Oficial de la Federación.
25
Ernesto Schwartz-Marin, Eduardo Restrepo, “Biocoloniality, Governance, and the Protection of ‘Genetic Identities’ in Mexico and Colombia”, Sociology, vol. 47 (5), 2013, p. 993‑1010.
26
Adam Raney, ‘Families lead search for Mexico's missing’, [en ligne], Al Jazeera America, 20 novembre 2014.
27
Ernesto Schwartz-Marin, notes de terrain, 2015.
28
Notes de terrain, conversation avec Antígona-Tonantzin, juin 2015.
29
Communication personnelle, 30 septembre - 1 octobre 2015.
30
“Rules for the Human Zoo: A Response to the Letter on Humanism. Environment and Planning.” Society and Space, vol. 27, 2009, p. 12‑17.
31
Gabriel Gatti, María Martínez, “Les victimes peuvent-elles parler et agir? Deux paradoxes à l’ère des citoyens-victimes”. Pensée plurielle, n° 3 (43), 2016, p 155‑168.
32
Susan Star-Leigh "Power, technology and the phenomenology of conventions: on being allergic to onions" in John Law (ed), A sociology of Monsters: Essays on Power, Technology and Domination, London, Routledge, 1991, p. 51.
33
Michel Foucault, Security, Territory, Population. Lectures at the College de France 1977‑1978, New York, Palgrave Macmillan, 2007.
34
Donna Haraway, “Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective”, Feminist Studies, n° 14 (3), 1988, p. 575‑599.
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