Concilier dans la « jungle »

Une lecture politique de la « justice alternative » en Amazonie brésilienne

À la fin des années 1980, le Brésil sort de deux décennies de dictature (1964 – 1986) qui ouvrent la voie à une re-démocratisation des institutions étatiques, et notamment du pouvoir judiciaire. Le nouvel impératif d’« accès à la justice pour tous » conditionne alors la construction d’une énième réforme nationale dont le point culminant sera le décret-loi de 1995. Avec lui, tous les tribunaux du pays devront désormais créer en leur sein un « tribunal civil spécial » (en portugais, « juizado especial cívil ») où seront traitées, de manière « efficace »1 et « informelle »2, les « petites causes ». Le but est simple : démocratiser l’institution judiciaire tout en limitant l’engorgement des tribunaux – principe de déjudiciarisation des litiges. C’est dans ce contexte et au sein de ces nouveaux tribunaux spéciaux que la conciliation et la médiation3, procédures alternatives au procès, apparaîtront comme de véritables « solutions-miracles ». En réponse à cette nouvelle réforme nationale de l’activité judiciaire, les magistrats du tribunal de justice de l’Amapá, petit État fédéral de l’extrême Nord brésilien, à la frontière avec la Guyane française, mettent en place un tribunal spécial mobile qui sera alors revendiqué comme une innovation judiciaire locale4.

C’est ainsi que depuis le milieu des années 1990, tous les deux mois, les ribeirinhos5, populations dites « traditionnelles » vivant sur les rives du fleuve Amazone, reçoivent par bateau la venue de juges vêtus de tee-shirt et sandales qui, aidés de conciliateurs/médiateurs de justice, interviennent gratuitement dans la gestion des conflits les plus quotidiens. Mais alors que la conciliation et la médiation y sont présentées comme des formes « neutres » et « impartiales » de résolution des litiges dont l’unique but serait d’aider les parties à trouver ensemble une solution à leur problème, les observations menées montrent au contraire à quel point le traitement d’une simple demande de divorce peut revêtir un sens politique, dans ce contexte multiculturel.

Se basant sur les observations d’une enquête ethnographique réalisée en 2015, cet article propose de revenir sur une séance de conciliation qui s’est déroulée dans l’archipel du Bailique, entre deux époux ribeirinhos demandant le divorce, et d’en analyser les principes les plus structurants.

Dos Santos - Carte 1 Brésil
Dos Santos - carte 2 Brésil

Carte de l’Etat de l’Amapa (Brésil) et localisation de l’archipel du Bailique (entouré d’un cercle rouge), à l’embouchure du l’Amazone.

 

Contourner une demande de divorce : scène quotidienne de conciliation sur le bateau-tribunal

La scène observée, qui s’étend sur une matinée et prend place dans une communauté de ribeirinhos située à quatorze heures de navigation du centre-ville le plus proche, nous fait entrer dans l’intimité d’un couple venu demander le divorce sur le bateau-tribunal. Après avoir présenté la conciliation comme un moyen gratuit et rapide – contrairement au procès – de résoudre les litiges entre les deux époux, la conciliatrice de justice6 fait débuter la séance. 

Dos Santos - bateau

Sur les eaux opaques du fleuve Amazone, dominée par l’ombre du « bateau de la justice », flotte une barque à moteur du pouvoir judiciaire de l’Amapa. Au loin, sur les rives du fleuve, on verra bientôt des ribeirinhos sortir de leurs palafittes et se prêter au jeu de la justice.

Alternant entretiens privés et entretiens communs avec les époux, cette dernière commence par identifier le problème menant à la demande de divorce : l’époux aurait eu des relations extraconjugales l’ayant amené à expérimenter de nouvelles pratiques sexuelles qu’il souhaite désormais pratiquer avec son épouse, laquelle refuse, qualifiant cette pratique de « sale » (en portugais, « sujo »), « immorale » (« imoral ») et « obscène » (« obsceno ») – le sexe anal. Cependant, pour la conciliatrice, ce motif ne serait « pas assez important », voire même « futile », pour entamer une procédure de divorce. Deux raisons justifient ainsi selon elle le recours à la conciliation et la nécessité de son succès pour maintenir l’union civile du couple : les époux pourraient vouloir annuler la demande de divorce ou se remarier quelque temps après son officialisation ; ensuite, son rôle, en tant que conciliatrice, consiste plutôt à essayer de « changer cette culture ribeirinha aux mœurs légères » et de « leur apprendre ce qu’est un couple ainsi que la valeur d’une union maritale stable »7.

Loin d’être propre à la conciliatrice, cette représentation de la situation renvoie à une vision répandue parmi les fonctionnaires de la « justice itinérante », qui, entre autres services, promeuvent l’union civile auprès des populations locales, notamment en organisant soigneusement, et avec l’appui des représentants religieux locaux, des cérémonies de mariages groupés appelés « mariages communautaires »8. Par ailleurs, soulignant le fait que le programme de la « justice itinérante » avait officialisé le mariage civil des époux en question quelques mois auparavant, la conciliatrice explique ainsi qu’il est fréquent, chez les ribeirinhos, d’officialiser une union maritale lors d’un voyage puis de recevoir, lors d’un voyage ultérieur, une demande de divorce pour le même couple précédemment marié. L’évitement du divorce et du « procès » relève donc d’enjeux dépassant celui de la simple réconciliation du couple : il en va de la réputation et de la crédibilité de la politique publique mise en œuvre par le tribunal. 

En quelques heures, la demande de divorce initiale aura donc donné lieu à une séance de conciliation aboutissant à la négociation d’un accord à l’amiable, formalisé par la délivrance d’un document écrit et signé, à valeur juridique. Les époux resteront finalement ensemble, à condition d’« efforts réciproques » que la conciliatrice justifie ainsi :

« Une relation maritale va au-delà des pratiques sexuelles et le sexe n’est qu’une petite partie dans la vie d’un couple marié, même si ça permet de se sentir plus proches et plus intimes. Dans un mariage, vous devez apprendre à vivre ensemble, et c’est de cette façon que vous pourrez rester un couple.

- [À l’épouse] L’homme brésilien est ainsi fait ! Très actif sexuellement, il veut connaître de nouvelles choses… Il n’y a rien d’immoral dans cette pratique à deux. Tu es sa femme : ce qui est bon pour lui et bon pour toi. Est-ce que ça ne serait pas mieux d’essayer et de voir si tu aimes cela ? Comment peux-tu savoir que tu ne vas pas aimer si tu n’as encore jamais essayé ? En plus de cela, tu évites tout risque de grossesse non désirée avec cette pratique.

- [À l’époux] Tu ne peux pas exiger ces choses et être si insistant. Tu dois respecter ta femme et comprendre que quand elle dit non, quand elle refuse vraiment, il ne faut plus insister, il faut être tolérant. Tu dois apprendre à comprendre ta femme »9.

La conciliation : un nouvel instrument de gouvernement des liens sociaux

Aux « marges » de l’État brésilien10, dans ce qui est considéré par les fonctionnaires des centres-villes comme les périphéries lointaines et reculées de la région amazonienne, la « justice alternative » mise en œuvre – rapide, informelle et essentiellement orale – semble prendre la forme d’un instrument de gouvernement passant par la mise en ordre et la gestion des liens sociaux. 

Dans ce sens, le conciliateur de justice, loin d’être cette figure neutre et impartiale que nous décrivent les manuels de formation à ces pratiques judiciaires « alternatives », n’est donc ici qu’un agent/acteur de l’État. En tant que tel, son intérêt tend au succès du dispositif qu’il met en œuvre. Son rôle est celui d’un intermédiaire ambigu qui se situe à la fois entre proximité et autorité, entre égalité hiérarchique par rapport aux parties et centralité dans le dispositif. Cette ambiguïté est la source de son pouvoir. C’est en la cultivant qu’il construit sa légitimité et qu’il peut s’immiscer jusque dans l’intimité d’un couple. Conscient d’enjeux institutionnels et politiques qu’il a intégrés voire intériorisés, le conciliateur compose ainsi, entre le privé et le public, entre l’intime et le politique.

L’oralité et la débureaucratisation des pratiques judiciaires (pratiques officiellement mises en place pour rendre l’institution plus accessible et d’avantage adaptée aux différents contextes socio-culturels) augmentent, en réalité, la marge de manœuvre quotidienne des street-level bureaucrats11 et garantissent l’efficacité et l’acceptation d’un dispositif profondément politique. On le voit ici avec le projet d’intégrer et de normaliser, par l’exercice de la justice et le règlement des conflits, des populations culturellement différenciées du modèle culturel dominant qui est porté par les fonctionnaires urbains. Ce modèle culturel dominant, articulé autour d’idéaux sociaux dont sont emprunts les fonctionnaires de justice et notamment le conciliateur/médiateur, ne renvoie pas seulement au modèle du couple hétérosexuel stable et marié, qui n’en est, en réalité, qu’un exemple parmi d’autres. Il renvoie, plus largement, à une quantité de configurations sociales normatives qui composent l’actuel idéal social brésilien : de la famille nucléaire peu nombreuse à l’enfant scolarisé. 

Si cette courte étude de cas gagnerait à être enrichie par une diversification des exemples et un retour plus long sur le terrain, elle permet cependant de dégager explicitement la ligne de travail proposée ici à propos de la « conciliation », comprise dans des formes contemporaines de « justice alternative ». Érigée en politique publique du pouvoir judiciaire et mise en œuvre dans des contextes de régulation normative et culturelle, cette dernière peut ainsi être lue comme une forme de gouvernement et de normalisation de groupes culturellement différenciés du modèle dominant (celui des conciliateurs-fonctionnaires employés et formés par le pouvoir judiciaire).

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1

Au sein de ces nouveaux services, l’efficacité est définie à l’aune des principes de rapidité des procédures et de réduction maximale des dépenses (incluant, par exemple, de réduire le personnel et les formalités à leur minimum).

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2

Le principe d’informalité renvoie à une justice pratiquée de manière débureaucratisée, avec un recours minimal à l’écrit et à la procédure. Le juge, désormais aidé des conciliateurs et médiateurs de justice, devra y exercer son métier sans ses apparats habituels et en privilégiant l’oralité.

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3

L’enquête de terrain a révélé qu’aucune distinction réellement valable n’était admise entre ces deux procédures parmi le personnel de justice, l’une ou l’autre des notions étant évoquées et pratiquées de manière quasi indifférenciée.

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4

On lui donnera le nom de « justice itinérante » et une décennie plus tard, en 2004, elle deviendra une politique nationale valant pour tous les tribunaux du Brésil, où, par bus ou par bateau, l’institution judiciaire est désormais sommée de se déplacer jusqu’aux citoyens habitant les périphéries ou les zones sensibles, telles que les favelas de Rio ou de São Paulo.

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5

Littéralement, « les habitants des rives du fleuve ». Reconnaissables par leur habitat typique (les palafittes), ces populations hétérogènes sont classées au Brésil dans la catégorie des « peuples traditionnels de la forêt » parce qu’ils vivaient jusqu’alors majoritairement de chasse, de pêche et d’extractivisme, se trouvant notamment souvent dans une situation de distance et de relatif isolement vis-à-vis des centres-villes et des modes de vie urbains classiques.

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6

Une femme d’une trentaine d’années, originaire de la ville de Macapá et entrée au tribunal sur concours de fonctionnaire, dans la catégorie « personnel technique du pouvoir judiciaire », après des études en lettres et en communication.

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7

Extrait traduit d’un entretien mené en décembre 2015 avec la conciliatrice, après la séance de conciliation.

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8

Au sein d’une seule et même cérémonie de ce type, organisée par le tribunal, plus de cent couples peuvent ainsi être mariés en même temps, et cela ne demande qu’une à deux heures de temps.

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9

Extrait du discours de la conciliatrice lors de la séance de conciliation observée, décembre 2015.

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10

Veena Das, Deborah Poole, Anthropology in the Margins of the State, School of American Research Press, Advanced Seminar Series, Santa Fe, 2004.

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11

Michael Lipsky, Street-level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services [1980], Russel Sage Foundation, New York, 2010.