L’enfer du pardon. La pratique du « plaider coupable » dans les prisons au Rwanda

Au lendemain du génocide au Rwanda, plus de 120 000 personnes soupçonnées d’avoir pris part aux massacres de Tutsis sont détenues dans les prisons et les cachots disséminés sur tout le territoire. Face à cette surpopulation carcérale, les autorités, cherchant à vider les prisons, ont instauré à partir du mois de septembre 1996 la pratique du « plaider coupable ». Inspirée du plea-bargain utilisé aux États-Unis, cette procédure introduit la possibilité d’un compromis de type « gagnant-gagnant » : les coupables peuvent bénéficier d’une importante remise de peine en échange d’aveux « complets », comprenant une description « détaillée » des actes commis (lieu, date, nom des coauteurs et complices…) et une présentation d’excuses aux victimes. Cette transaction doit inciter un maximum de détenus à s’auto-accuser afin d’accélérer à la fois les instructions judiciaires et les procès relatifs au génocide.

Utilisée en Afrique du Sud, la pratique du « plaider coupable », assimilée à la politique du « bâton et de la carotte » par l’archevêque anglican Desmond Tutu1, a permis aux responsables de l’Apartheid de bénéficier, en échange de la « vérité », d’une amnistie personnelle et conditionnelle. Au Rwanda, la loi a établi trois catégories d’infractions correspondant à des niveaux de responsabilité individuelle et à un système de sanctions gradué. Le caractère incitatif de cette procédure, laborieusement mise en œuvre, n’a permis de ne dénombrer, en 1997, que quelques centaines d’aveux. Totalement inédit au Rwanda, ce mode de reconnaissance des responsabilités individuelles a tout d’abord suscité la méfiance des détenus, persuadés qu’il s’agissait d’une manipulation politique. La promesse de relaxe n’étant pas suffisante, les autorités ont adopté une nouvelle stratégie : s’appuyant sur la force propre du langage religieux et sur la coopération de détenus peu ordinaires, des prédicateurs zélés, agissant en médiateurs, utilisent des citations bibliques pour frapper les esprits, susciter les aveux, et proposent un pardon « clés en main » qui laisse peu de place à la discussion.

Basé sur une enquête ethnographique dans deux prisons du Rwanda, cet article analyse la mise en place, par le gouvernement, de ce processus. Sur le plan méthodologique, l’observation empirique des pratiques et de l’encadrement religieux en prison se révèle complexe2. Elle tient dans l’appréhension du climat d’effervescence religieuse qui imprègne le milieu carcéral. Les activités religieuses permettent en effet de « tuer le temps », face à l’oisiveté quotidienne, et constituent, dans ce cadre propice aux remises en cause d’ordre existentiel, « un réconfort vital », « une prière de survie », ou encore « une étoile dans les ténèbres »3. La vie religieuse contribue également à créer du lien social et établir de nouvelles solidarités. Les activités s’organisent ainsi autour d’acteurs endogènes à la prison – à l’initiative de prêtres, pasteurs, religieux-ses détenus et de laïcs investis dans le passé à l’échelle de la paroisse – et des liens qui unissent souvent les fidèles depuis une période antérieure au génocide de 1994. Les prisonniers reçoivent par ailleurs, la visite plus ou moins régulière de représentants des différentes religions et mouvements confessionnels.

Création du « Comité gacaca » à Rilima

En mai 1998, au pénitencier de Rilima, situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de la capitale, une vingtaine de détenus constituent un groupe baptisé « La Lumière ». Aussi appelé « Comité gacaca prison »4, il se fixe un objectif d’inspiration religieuse : aider les prisonniers à « recevoir » la parole de Dieu afin de sortir des « ténèbres du génocide ». Le groupe est composé de catholiques et de protestants, dont certains ont avoué leur participation au génocide tandis que d’autres se déclarent innocents ; tous souscrivent pourtant à la procédure d’aveu et au thème de la repentance. Bien que peu nombreux, ces prisonniers ont une influence qui dépassent largement le groupe restreint qu’ils constituent. Encouragés et soutenus par les autorités de la prison dont la capacité d’accueil est largement dépassée – elle compte plus de 8 000 détenus au lieu de 2 000 –, ils s’organisent entre eux pour « sensibiliser » et inciter leurs codétenus à avouer et à confesser publiquement leurs torts au nom de principes moraux et de commandements bibliques mais aussi dans leur propre intérêt. Ceux qui adhèrent à la démarche sont en effet séparés des autres prisonniers pour vivre dans leur propre bloc. Ils évitent ainsi l’influence nocive, voire les menaces des prisonniers récalcitrants aux aveux et bénéficient de conditions de détention améliorées.

Les séances dites gacaca se déroulent à l’intérieur de la prison5. Les détenus s’organisent en fonction de leur secteur géographique d’origine pour revenir sur le déroulement du génocide selon les dates, les lieux et les personnes. Un dossier d’une dizaine de fiches est élaboré ; elles sont revues par le Comité gacaca prison, puis portées à la connaissance des prisonniers impliqués6. Ces derniers ont en principe le temps suffisant pour s’expliquer devant le Comité, souscrire ou s’opposer aux allégations, plaider coupable ou non. Ce dossier est finalement transmis au parquet de la République via la direction de la prison. Le Comité en question apparaît très organisé, il dispose de son service d’ordre. Le président, un père de famille en détention depuis 1994, entretient des relations étroites avec les autorités pénitentiaires et reçoit des visites de personnalités nationales, notamment le directeur de la police, le procureur général de la Cour et un ministre. Ce détenu apparaît comme une sorte de gourou bénéficiant d’un crédit auprès des autorités et d’une partie des détenus. Il prend en quelque sorte le relais du clergé catholique – en dehors du cadre institutionnel – et renoue avec la pratique pénitentielle publique7. Une ONG non-confessionnelle, Penal Reform International, estime que la présence de groupes de détenus religieux, principalement d’origine protestante, contribue à augmenter le nombre d’aveux et de confessions. Elle les qualifie de « groupes de choc »8 en raison de leur capacité à convaincre les détenus réticents. Ils chantent et dansent, la Bible à la main, diffusant un message clair : « Dieu pardonnera à ceux qui avouent leurs péchés ». 

S’appuyant sur la coopération de détenus, l’appareil d’État est progressivement parvenu à impulser le mécanisme juridico-politique du « plaider coupable ». Cinq ans après la création du Comité gacaca à la prison de Rilima, au cours du second trimestre 2003, quelque 4 000 détenus ont en effet bénéficié d’une libération provisoire à la suite d’aveux et d’une demande de pardon, soit près d’un détenu sur deux. Il s’agit essentiellement de paysans non-francophones qui ont généralement avancé l’argument de la soumission à l’autorité pour expliquer leur comportement.

La pratique du « plaider coupable » suscite cependant des résistances. Au pénitencier de Miyove, les femmes déclinent leur responsabilité dans le génocide, considérant qu’elles ne peuvent être tenues responsables des « péchés » de leurs maris et frères. Quant aux détenus de la prison centrale de Kigali (PCK), ils restent sur la réserve. Contrairement au pénitencier de Rilima, la PCK rassemble un nombre important d’accusés appartenant à l’élite de l’ancien régime. Le parquet de Kigali bénéficie par ailleurs de peu de crédit auprès des détenus, il tarde à vérifier les dossiers et à mener les enquêtes.

Plus globalement, les résistances ou les refus d’avouer et de se repentir pourraient se résumer autour des mobiles suivants :

 

  • Des éléments d’ordre politique, l’impossibilité de faire un minimum confiance aux autorités actuelles ; le refus de capituler ;
  • La dimension sociale, le crime a généralement été commis collectivement or les personnes originaires d’une même cellule (la plus petite entité administrative) ont souvent des liens de parenté, la procédure d’aveu suppose que le repenti dénonce ses complices ;
  • L’aspect économique, la peur de devoir restituer ou réparer des dégâts matériels, le contexte de crise et le fait ne pas être solvable ;
  • L’épreuve psychologique que représente la reconnaissance de son crime, la honte qu’il soit exposé publiquement ; des mécanismes plus profonds de défense comme le clivage et le déni.

Des raisons religieuses, la perte de confiance en Dieu et/ou en l’institution, le sens du « péché », le fait de se sentir condamné à vie, le crime les taraude et la culpabilité les paralyse. 

1996-2006 : plus de 140 000 aveux

À l’approche de la mise en place des juridictions gacaca au niveau national, les autorités ont mis en place de vastes campagnes de « sensibilisation » aux aveux. Des détenus déjà impliqués dans les gacaca en prison ont été transférés de pénitenciers en pénitenciers pour apporter leur témoignage sur la procédure d’aveu ; des ONG nationales et internationales, comme Avocats sans frontières et RCN Justice et Démocratie, ont apporté leur soutien au Parquet.

Les résultats de ces campagnes sont manifestes, au moins d’un point de vue quantitatif. Au moment de remplir le formulaire d’aveu, et le jour de leur homologation devant les juridictions gacaca, les repentis avouent et demandent généralement pardon à Dieu, à l’État et à la famille des victimes. Ils se conforment ainsi non pas au texte de la loi, qui ne mentionne qu’une « procédure d’aveu, de plaidoyer de culpabilité, de repentir et d’excuses », mais au recommandations faites, dans la pratique, par les autorités et lors des séances de « sensibilisation ». L’aveu devient ainsi un élément essentiel pour la réussite des juridictions gacaca qui traite de crimes qui ont généralement été commis sans autres témoins que les criminels eux-mêmes, les Tutsis ayant été obligés de se cacher pour survivre. Quant aux audiences gacaca, elles débutent par l’audition des repentis, dont les demandes de pardon prennent un caractère quasiment routinier9.

Quel crédit accorder à ce mode d’établissement des faits ? Le caractère inévitablement intéressé et partiel des aveux suscite de vives critiques de la part des rescapés. Ibuka, le collectif d’associations des victimes du génocide, ainsi que différentes ONG internationales, expriment des réserves sur une source d’information notoirement peu fiable, caractérisée par des omissions, des aveux partiels et/ou des mensonges. Il est aussi question d’un « marché aux aveux » : un système qui permet à un détenu de faire endosser ses crimes par autrui, en négociant auprès d’un autre détenu moins fortuné ou de sa famille. Dans d’autres cas, cet aveu pour autrui peut découler de menaces et de chantage. Des rumeurs circulent en effet sur les conditions d’extorsion des aveux : des détenus déclarent avoir été soumis à des pressions psychologiques et des bastonnades afin de les forcer à s’incriminer ou à incriminer d’autres personnes.

L’ancien directeur de la police puis ministre de la Justice, Jean de Dieu Mucyo est considéré comme l’un des principaux artisans de cette procédure d’aveu. Procureur général de la République au moment de l’entretien, il revient sur les intérêts du pouvoir politique de s’appuyer sur le religieux :

« Je savais qu’on n’aurait pas toute la vérité, il s’agissait d’un premier pas : un petit rien permet parfois de remonter la chaîne de commandements, c’est un cercle vicieux quand on commence à parler. […] Pour le législateur, l’aveu et le pardon sont mêlés de la même manière que pour le paysan rwandais, le divin et l’humain sont toujours liés en matière de justice ».

En l’espace de dix ans, de 1996 à 2006, 146 000 aveux de participation au génocide auraient été enregistrés selon les autorités, environ pour moitié dans les prisons et pour moitié sur les collines10. Sans une imbrication de décisions politiques, de mesures juridiques et d’interventions religieuses, les résultats n’auraient vraisemblablement pas été aussi rapides et importants quantitativement.

La frontière reste difficile à établir entre ce qui relève de la loi ou de la foi. Les détenus adhèrent-ils aux principes énoncés uniquement pour bénéficier des avantages de la loi ou par conviction religieuse pour soulager leur conscience et obtenir le salut ? Dans certains cas, probablement un peu des deux, ou alors, tout simplement pour « se tirer d’affaire » et sortir de prison, d’autant plus que la pratique du pardon est communément associée à la suppression du châtiment. La volonté de « purifier son cœur », et plus encore la « peur de l’au-delà » – c’est-à-dire du jugement divin – reviennent comme des leitmotive au cours des entretiens avec les détenus. Certains leaders religieux les utilisent comme un moyen de pression11. On assiste alors à une double injonction : d’un point de vue politique, « il faut » demander pardon au nom de la réconciliation nationale ; d’un point de vue religieux, « il faut » demander pardon pour obtenir la miséricorde divine. Les intérêts d’ici-bas sont ainsi subordonnés à ceux de l’au-delà. Des prêtres en situation de responsabilité au niveau de l’épiscopat catholique ne cachent pas leurs réserves, voire leur hostilité, envers l’amalgame entretenu entre l’aveu et ce type de confession publique. 

Le pardon peut-il se faire le médiateur d’une reprise du lien social dans ces conditions ? En l’occurrence, les autorités parviennent à une instrumentalisation de la perspective religieuse. L’aveu et la demande de pardon devient un objet de marchandage, voire de chantage : en échange de l’établissement d’une vérité factuelle et d’une demande de pardon, les « repentis » en question espèrent obtenir une réduction de peine et le pardon des victimes. Une manière de signifier : « On est quitte ». Au cours de l’enquête, dans le même espace-temps et de lieu, j’ai pu observer et décrire une autre manière d’appréhender la question de l’aveu et la demande de pardon12. Certaines associations confessionnelles déploient en effet une théologie et des dispositifs invitant les détenus à s’inscrire dans une démarche de conversion religieuse, à titre individuel et volontaire.

Rwanda, L'impardonable.

Le repentir dans cette perspective suppose le respect de différentes étapes dont l’aveu, important mais pas suffisant13. La volonté d’amender sa vie et de modifier ses relations avec autrui apparaît comme un élément essentiel. Il s’agit de le manifester par des gestes concrets et un comportement nouveau. 

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1

Desmond Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon. Comment se réconcilier après l’apartheid ?, Paris, Albin Michel, 2000, p. 38.

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2

Je me suis rendu à cinq reprises au Rwanda entre 2003 et 2013, muni d’une autorisation de visites en prison fournie par le ministère de la Sécurité intérieure. Cet article concerne la période comprise entre 1996 et 2006 et s’appuie sur les rapports de plusieurs organisations : RCN justice et démocratie, Penal Reform International, Avocats sans frontières, Human Rights Watch, Amnesty International et la Commission justice et paix au Rwanda.

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3

Extraits d’entretien, juillet 2003.

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4

En référence à la coutume conciliatrice, il faut distinguer les juridictions nationales gacaca (2001-2012), les Comités gacaca en prison (1998) et le synode gacaca chrétien (1999-2001). Les juridictions nationales gacaca sont des tribunaux populaires répartis dans tout le pays et dont les juges ont été élus au niveau local.

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5

  Huit ans après le génocide, le film d’Anne Aghion relate les gacaca à la prison de Rilima, « Gacaca, revivre ensemble au Rwanda ? », France, États-Unis, documentaire, 2002, 55 minutes.

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6

Sur cette procédure, voir le rapport de la Commission épiscopale Justice et paix du Rwanda, La situation socio-juridique et pastorale dans les prisons centrales, une enquête d’Enos Nshimyimana et de Jean-Claude Ngendandumwe, Kigali, octobre 2000, p. 53.

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7

Daniel Hurvy, « Entre répression et expression, l’aveu », Revue française de psychanalyse, vol. 65, n°1, 2001, p. 211-228.

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8

Penal Reform International, Recherche sur les juridictions gacaca et leur préparation, Kigali, Rapport d’étape n°1, juillet-déc. 2001, p. 29.

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9

Les Travaux d’intérêt général illustrent l’ampleur du phénomène : « Les personnes éligibles aux Travaux d’intérêt général sont celles qui sont passées aux aveux et qui ont demandé pardon à leurs victimes. Le pays compte actuellement 106 918 ‘tigistes’ répartis dans différents camps [de rééducation civique] », Dépêche de l’agence de presse Hirondelle, Arusha, 22 mars 2010.

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10

International Justice Tribune, « La facture sociale des aveux », Lettre d’information, 8 mai 2006.

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11

En Afrique du Sud, plusieurs interactions montrent que l’échange de pardon entre victimes et bourreaux reflète les rapports de force au sein de la société. D’après Laetitia Bucaille, Le pardon et la rancœur. Algérie/France, Afrique du Sud : peut-on enterrer la guerre ?, Paris, Payot, 2010.

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12

Benoît Guillou, Le Pardon est-il durable ? Une enquête au Rwanda, Paris, François Bourin, 2014.

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13

Paul Valadier, « Pratique catholique de la confession auriculaire : enjeux et problèmes », in R. Dulong (dir.), L’Aveu. Histoire, sociologie, philosophie, Paris, PUF, 2001.