Repenser la démocratie : échanges et controverses

Connaissance et démocratie

Je voudrais dire pour commencer le plaisir que j’ai à travailler avec Albert Ogien et Sandra Laugier depuis longtemps. Une intention nous rassemble, évidente : l’effort pour réaliser une forme d’articulation entre sociologie et philosophie, persuadés que c'est de cela que dépend aujourd’hui pour une large part le renouvellement de la pensée politique dont le besoin est généralement ressenti autour de nous.

 

 

Socialisme et sociologie

Cyril Lemieux et moi-même, dans notre dernier livre, avons toutefois noué les deux disciplines autrement, sur d’autres bases, ce que qui aboutit peut-être aussi à d’autres conclusions. Il y a des points sur lesquels votre livre rencontre notre diagnostic de départ ; et d’autres sur lesquels se marque un écart. Je vais partir de votre entreprise, telle que je l’ai comprise. En commençant par noter – puisqu’on a donné pour titre à la soirée ‘socialisme et démocratie’ – que votre livre parle peu du socialisme, beaucoup plus de la démocratie.

De la démocratie à travers ce qui la récuse c’est-à-dire à travers les forces qui agissent aujourd’hui en sens contraire. « Anti-démocratie » est littéralement une apologie, une défense de la démocratie. Défense contre des forces de deux ordres : des forces qu’on peut qualifier de nationalistes, voire de fascisantes d’un côté, que le livre aborde sous les deux motifs dominants de la souveraineté et de l’identité ; et des forces de nature élitistes ou élitaires, disons néo-libérales élitaires, qui usent de la catégorie disqualifiante de « populisme » pour, en réalité, rétablir ou renforcer un gouvernement des élites, cela afin de poursuivre une politique libérale, ou plus exactement néolibérale. Signalons que s’il convient plutôt de parler de néolibéralisme, c’est que les forces en présence, sur ce versant de notre situation, se définissent par le fait que le libéralisme a besoin, pour se réaliser pleinement, d’aller au-delà de lui-même, c’est à dire au-delà du libéralisme politique des droits subjectifs, et doit dépasser la figure classique du sujet libéral pour se réaliser (à travers des stratégies que Foucault avait du reste très bien pressenties sans ses cours sur la naissance de la biopolitique).

Donc on a un schéma de ce type à trois termes : démocratie opposée à nationalisme et néolibéralisme. Et ce schéma fonctionne au détriment de la démocratie, comme une anti-démocratie, à l’aide d’un opérateur : le populisme. Le populisme est une accusation dont use le néolibéralisme pour disqualifier la démocratie ou le camp de la démocratie – ce qu’on peut définir comme le démocratisme. C’est la catégorie dont j’userai dans ce qui suit, car je crois qu’elle définit assez exactement votre position. Dans cette défense, il vous fallait donc montrer aussi que le populisme est une catégorie servant à englober faussement deux éléments contradictoires, à fondre dans une fausse synthèse nationalisme et démocratisme, et du coup à nier la spécificité du démocratisme. D’où un jeu de renvoi, l’alimentation, le renforcement réciproque qu’on constate entre nationalisme et néolibéralisme. Plus le nationalisme croît, plus le néolibéralisme se trouve justifié dans son accusation de populisme, et plus la démocratie ou le démocratisme devient invisible, affaibli, étouffé par la catégorie polémique qui a été employée.

Mais votre livre ne s’en tient pas à ce premier constat, négatif en somme. Il propose un second diagnostic : c’est que le démocratisme n’est pas invisible en vérité, il ne peut pas l’être en dépit de toutes les forces qui oeuvrent à sa disqualification. C’est alors l’« effervescence politique » qui captive votre regard, du côté des mouvements pour la liberté et pour l’égalité, dont les affirmations sont sensibles de toutes parts. Vous les situez en plusieurs points. Le plan de référence que vous leur assignez, et auquel par conséquent vous vous adossez, est la « société civile », en ce qu’elle est le siège du « populaire », et non du populisme. Ces mouvements marquent l’émergence et le renforcement constant, en dépit de tout ce qui les met en cause, de tendances à la démocratisation dans la prise en charge des affaires communes. Je cite le passage qui me paraît à cet égard le plus significatif :

Chacun sent qu’il existe une relation directe entre une revendication de liberté, d’égalité et de justice, et le fait qu’elle soit exprimée publiquement par un groupe de personnes qui se trouvent manifestement en situation de dominés, ou de minoritaires. Autrement dit, l’accusation ‘populisme’ ne s’applique pas à ceux qui défendent une cause dotée d’une légitimité difficilement contestable1.

Ce passage laisse transparaître un présupposé fondamental de votre démarche. On voit que le point de départ du démocratisme, c’est la démocratie des droits, laquelle a son ressort fondamental dans le droit ou les revendications de droit des dominés et des minoritaires. En ce point, dans une société démocratique, ou animée par le démocratisme, se concentre la « légitimité difficilement contestable ». J’avoue avoir buté sur cette formule : « difficilement contestable », ai-je compris, du point de vue d’une opinion commune réputée saine. Pourtant, l’ancrage de cette opinion, la description de la norme sur laquelle elle se règle, manque à l’appel. Retenons alors simplement que, de votre point de vue, la légitimité des revendications, dans des sociétés comme les nôtres, repose en dernière analyse sur la revendication de ceux auxquels les droits sont refusés, niés ; revendications qui doivent être entendues, parce qu’elles sont en situation dominée, recouvertes par la majorité telle qu’elle s’inscrit dans la légalité des institutions. D’où ce second passage, que je cite parce qu’il est complémentaire du premier, et qui radicalise le propos en obligeant alors à distinguer deux sens du mot démocratie :

La démocratie comme forme de vie et force de démocratisation est une ressource de plus en plus mobilisée pour transformer les manières de faire de la politique. Ce désir de transformation et de perfectionnement de la démocratie est, en retour, constamment combattu par la démocratie comme institution2.

Le véritable démocratisme, par conséquent, s’affirme dans une tension qui confine à l’opposition avec la démocratie figée dans l’ordre des institutions. Opposition nécessaire, toujours plus nécessaire à mesure qu’avance la démocratisation. J’ai dit démocratisme pour qualifier la tendance politique est l’apologie : parler de démocratisationisme, si lourd et imprononçable soit le mot, serait plus exact. C’est cela qui déborde sans cesse les barrières que lui oppose l’alliance objective, ou le jeu de renvoi nationalisme/ néo-libéralisme, muni de son opérateur idéologique principal qu’est la fausse catégorie de populisme.

Je partage le premier pan du diagnostic : je crois tout à fait juste, et éclairante la reconstitution triadique du problème politique, partagé en trois tendances qui structurent notre expérience. C’est le tort en général du débat d’opinion de se tenir à un clivage politique à deux termes, c’est la bonne complexité analytique introduite par un point de vue de sciences sociales que de saisir une dynamique conflictuelle à trois termes, avec les configurations variables et les retournements qu’elle autorise. La politique moderne ne peut être analysée correctement qu’à l’aide d’un diagramme de ce type. Cyril Lemieux et moi avons tenté nous aussi de décrire ainsi la situation générale. Simplement, nous n’avons pas défini les trois pôles exactement de la même manière. Commençons par le point d’accord. Globalement, le diagnostic peut être partagé en ce qu’il pointe une consolidation mutuelle entre deux courants idéologiques constitutifs de la modernité, et en ce qu’il pointe la nécessité et l’urgence d’en renforcer un troisième, porteur d’une authentique impulsion démocratique. Qui plus est, on peut aussi s’accorder sur le fait que ce troisième pôle n’est pas si amoindri qu’on le dit, puisqu’il ne peut pas en réalité s’effondrer, et qu’on le constate empiriquement. Sa disparition est impossible, parce qu’il constitue une tendance de fond de notre condition politique, de notre histoire politique.

La différence se lit toutefois dès qu’on veut le décrire plus précisément. Ce troisième courant nous l’appelons directement – et pas secondairement – socialisme. Nous le lions nous aussi à la démocratie, mais tout autrement que ne le fait le démocratisme ou le démocratisationisme. Et le signe majeur de cette différence réside dans le lien que nous cherchons à mettre en lumière entre connaissance (ou encore savoir, disons même intellectualité) et démocratie. Ce lien ne se comprend vraiment dans ce qu’il implique que si on place le socialisme au principe de la démocratie et de la démocratisation. Autrement dit, c’est une forme démocratique très spécifique que le point de vue socialiste est appelé à faire apparaître, et c’est ce qui me semble échapper à votre description. Mais cela suppose que l’on consente à un geste difficile : que l’on ne mette pas, ou que l’on se retienne de faire hâtivement de la démocratie des droits subjectifs, même minoritaires, le principe du socialisme. Là réside la grande difficulté – et l’hypothèse qu’on peut formuler, c’est que la véritable réticence sur laquelle vous insistez n’est pas la bonne. Vous parlez de « réticence à la démocratie », ressort caché qui motive la formation la catégorie polémique de populisme. Vous entendez par là une réticence à ce que la politique soit l’affaire de tous. Mais qui est « tous » ? C’est lorsqu’on pose cette question que la focale se déplace vraiment. Le « tous » d’une société démocratique, c’est d’abord un « tous » qui entreprend de se connaître, de se connaître pour se régler lui-même. Ce qu’on serait plutôt conduit à suspecter, dans le sillage de notre analyse et non pas de la vôtre, c’est alors une réticence, ou une résistance au socialisme, d’où découle une conception erronée de la démocratie. Une conception, précisément, dont on n’a pas de peine à percevoir qu’elle est en fait lourde de préjugés libéraux, quand bien même elle se déclare opposée au néolibéralisme.

Inversement, pour lever cette résistance, une voie s’impose à nos yeux : c’est de retisser le vrai lien qui existe entre connaissance et démocratie. Ce lien, pour faire vite, passe nécessairement par la réhabilitation sociale du mode de pensée sociologique. Entendons, il suppose de replacer au centre de nos formes de pensée et d’interprétation de la réalité la nouveauté et l’apport de ce mode de pensée, de lui conférer une centralité qui lui est aujourd’hui contestée dans le fonctionnement de nos sociétés, et plus particulièrement dans la façon de configurer les problèmes politiques. Si l’on s’engage dans cette voie, je le signale au passage, un autre rapport s’établit à ce qu’on entend alors par institution. De sorte que je suis en désaccord complet avec la seconde citation que j’ai lue. Les institutions de la démocratie comptent pour moi, non pas pour des raisons absolues, mais pour des raisons relatives à la centralité des sciences sociales dans notre conscience collective et dans notre capacité à penser et à élaborer les normes communes. Autrement dit, elles comptent pour autant que la démocratie est celle d’une société qui se pense elle-même et qui entreprend de se connaître sociologiquement. Inversement, une société qui se connaît sociologiquement ne peut pas ne pas être toujours plus démocratique, c’est-à-dire rendre ses normes toujours plus et toujours mieux justifiables aux yeux de tous et par tous. Les institutions produites par une telle société, éclairée par les sciences sociales, sont comprises comme des dispositifs, non pas seulement d’actions légales, mais d’articulation sensée, justifiable, de l’action collective. Perçues de cette manière, le rapport que nous avons à elles en ressort transformé.

Votre vision et celle que j’essaie de décrire se croisent au moins en un point. La situation présente se situe sur cette ligne qui voit s’enchaîner trois courants idéologiques majeurs. Et la modernité s’auto-interprète à l’aide de savoirs, de disciplines plus ou moins en affinité avec ces courants idéologiques majeurs : socialisme, nationalisme, et libéralisme. Mais il faut bien voir ce qui déclenche la mise en mouvement de ce trièdre, qui est à la fois politique et intellectuel. D’un tel mouvement, il n’y a pas de sens à vouloir sortir, dans la mesure où il n’y a pas de sens à vouloir ou à espérer qu’un courant l’emporte en effaçant les positions exprimées dans chacun des deux autres, qui ne peuvent pas ne pas se marquer en différents lieux et à différents moments de l’évolution sociale, à mesure que les problèmes politiques surgissent et requièrent leur prise en charge. Mais, à l’intérieur de ce trièdre, il est pleinement sensé de vouloir marquer une hégémonie idéologique. La politique moderne mérite à cet égard d’être abordée sur un mode qu’on peut dire gramscien (ce mode qui, du reste, si on le comprend ainsi, est tout à fait conforme à l’appréhension sociologique du débat politique) : il s’agit d’introduire une hégémonie dans un dispositif idéologique dans lequel on est de toute façon plongé.

Or il faut aussi remarquer que ce qui déclenche ce dispositif, ce qui explique sociologiquement sa formation, ce n’est rien d’autre que la poussée libérale. Nous en dépendons en ce que nous sommes modernes et en ce que le libéralisme est un aspect inéliminable – j’allais presque dire premier – de la différenciation sociale, des progrès de la structuration de nos sociétés. Par lui se marque un mouvement qui est simultanément de désencastrement de l’économie et d’individualisation. Par là, il faut entendre un mouvement qui est aussi bien et corrélativement une différenciation des activités, une différenciation des acteurs, et une différenciation de la façon dont les acteurs perçoivent leur activité comme relevant d’eux-mêmes, individuellement. Aucun de ces trois aspects ne peut être négligé. On comprend par là le phénomène majeur, imputable à la poussée libérale et inséparable, c’est vrai, d’une véritablement démocratisation, sociologiquement analysable : c’est que les acteurs se désancrent des sous-groupes compris comme des corps collectifs réglant l’existence des individus, sans que ces individus n’aient prise sur ces règles pour les interroger, questionner leur sens, et pour, en les interrogeant, envisager leur transformation.

La démocratisation commence là. Elle procède du libre examen, et a en cela partie liée, dans son principe, avec ce qu’on appelle la critique, ou les dispositions critiques des acteurs. Et son amorce est indissociable de la poussée libérale, éminemment moderne, où des classes sociales se forment avec une certaine conscience d’elles-mêmes, et où les anciens états, les corporations, les familles et les formations statutaires sont remises en question dans leur puissance normative et leur absolue légitimité. Mais cette poussée n’est pas sans risques ni sans dommages collatéraux : individualisante, elle comporte une dimension de dissolution des rapports réglés, que la modernité affronte comme son défi propre. Elle correspond à la dynamique de différenciation, qui suscite une série de réactions venant de la société globale, réactions qui sont autant de signes de sa recomposition selon d’autres principes de légitimation des normes que ceux qui ont été mis en cause sous les coups de la critique. Cette réaction est d’autant plus forte et plus impérieuse que le libéralisme s’affirme comme credo où la société elle-même est reconstituée comme une « société de marché », fondée exclusivement sur l’accord interindividuel des intérêts privés.

Les deux réactions à la poussée libérale sont le conservatisme et le socialisme. On a alors deux manières de répondre à la socialisation requise à travers l’individualisation libérale, et au-delà d’elle. La force du socialisme, par rapport au nationalisme conservateur, c’est d’être la réaction éminemment moderne, pro-moderne et pas anti-moderne, en ce sens qu’elle consiste à chercher les nouvelles règles dans la démocratisation elle-même, mais en la redéfinissant comme condition d’une totalisation nouvelle de la société par approfondissement et réflexion sur la différenciation et sur les règles nouvelles qu’elle fait émerger. C’est là que son lien interne à la sociologie transparaît : car cette différenciation sociale, pour qu’on puisse en dégager les règles immanentes dont elle est susceptible – les nouveaux rapports de justice qu’elle porte en elle et qui ne sont pas réductibles à la satisfaction des intérêts individuels en présence à l’accord des intérêts individuels en présence – il faut entreprendre de la connaître. La force originaire du socialisme, c’est donc bien de lier intérieurement la politique et la connaissance, ou du moins une certaine connaissance. C’est d’engager le libre examen dans une certaine direction : la recherche des rapports de justice dont les modernes sont capables, dans la mesure où leurs sociétés se différencient et acquièrent par-là une nouvelle configuration. Ce lien entre différenciation et connaissance enclenche nécessairement la création, l’apparition de cette forme de savoir qu’est la sociologie, ou les sciences sociales.

Dans votre livre, il me semble que vous adhérez plus ou moins à cette idée : mais cette adhésion ne s’explicite pas et ne dégage pas toutes ses conséquences, parce que vous restez trop dépendants d’un schéma libéral pour décrire la démocratisation : les droits subjectifs, le point de vue individuel des sujets lésés par la différenciation inaboutie, insuffisamment réflexive. En prenant ce point d’appui, il me semble qu’on ne parvient pas redonner au socialisme son centre de gravité. Du reste, on se coule dans une conception de la démocratie qui domine en philosophie politique, en deçà de la rupture que les sciences sociales y produisent. Cela se manifeste de plusieurs manières.

Tout d’abord, répétons-le, l’articulation entre connaissance et politique ne peut pas être restituée dans toute sa signification. Pour aborder cette question, vous vous placez dans l’orbite du pragmatisme – de la rationalité pragmatique et de la formation spontanée de communautés d’enquêteurs sur les écueils du libéralisme – que vous opposez à une théorie abstraite et dogmatique de la connaissance. Pour moi, cette opposition est elle-même trop abstraite. Le pragmatisme a évidemment une grande portée en sociologie, en particulier lorsqu’elle se développe comme aujourd’hui en sociologie de l’action. Mais précisément, c’est une méthode pour savoir. En l’occurrence, sa contribution concerne la sociologie des pratiques démocratiques, et elle ne doit pas être prise pour la résolution du rapport entre connaissance et politique dont les sociétés ont besoin pour se développer sur un mode socialiste. C’est confondre la méthode pragmatique en sociologie et la philosophie politique pragmatiste. Les théories de la démocratie participative que vous prolongez passent allègrement de la première à la seconde. Or je doute que les théories de la démocratie participative puissent rejoindre le point qu’il faut rejoindre pour défendre la singularité d’une politique socialiste, avec le genre d’intellectualité particulière qu’elle suppose et qu’elle promeut.

Le geste sociologique constitutif du socialisme, sa rationalité propre, est inséparable de l’adoption d’un point de vue holiste, d’une perspective de totalisation, en tant qu’il est une réaction au libéralisme. C’est ce qui fait de cette rationalité un geste cognitif difficile. Connaître, dans ce cas, est complétement redéfini à l’aune de cette exigence, à partir des lois propres à la structure d’un groupe – d’une société toujours composée elle-même de sous-groupes et pas seulement d’individus. Si les sciences sociales diffèrent de la philosophie politique, sur ce point, c’est qu’elles raisonnent à partir d’individus socialisés et donc à partir de logiques de groupes, de rapports de classes si on veut introduire un vocabulaire marxiste. Connaître en socialiste, connaître pour que le socialisme devienne hégémonique, c’est donner à ce type de connaissance la possibilité de se conduire, aménager les dispositifs institutionnels dans lesquels elle puisse progresser et s’actualiser toujours plus.

On dira qu’on engendre alors une technocratie, un gouvernement de savants, coupé du savoir ordinaire des acteurs. C’est faux. C’est tout autre chose de dire qu’une société démocratique véritable fait valoir l’exigence d’une compréhension scientifique des rapports sociaux, et garantit toujours plus et mieux sa place et la diffusion de ses enquêtes dans l’ensemble de la société, et de mettre des experts au pouvoir. Car les savants, dans ce cas, ne sont justement pas les politiques.

Je voudrais être clair sur ce point, car il se pourrait que tout notre désaccord se ramène à cela. La logique d’expert est combattue dans votre livre avec vigueur, et avec beaucoup de justesse. Mais ce que vous lui substituez c’est ce qu’on pourrait appeler un démocratisme du jugement. Vous y revenez à maintes reprises, en affirmant que faire céder la réticence à la démocratie, c’est admettre que tout citoyen est en lui-même, en tant que citoyen, suffisamment qualifié pour participer à l’élaboration de la loi.

Je crois que cette thèse est fausse. Ce n’est pas le citoyen en tant qu’il est citoyen qui est qualifié. En tant qu’il est citoyen, il est fondé à critiquer l’injustice de la loi par tous les moyens dont il dispose et en se référant à l’esprit de sa constitution, en l’occurrence aux droits de l’Homme et donc aux principes d’égalité et de liberté. C’est ainsi que je comprends la formule qui m’avait arrêtée dans le premier passage que j’ai cité : « la légitimité difficilement contestable » que « chacun sent ». Que chacun le sente à ce que tous le comprennent, c’est-à-dire comprennent ce qu’une injustice représente au plan de la société globale, la conséquence n’est pas bonne. Certes, cela n’invalide en rien l’émergence de la critique. Si vous voulez dire que tout citoyen, en tant qu’il est citoyen, est fondé à faire entendre sa critique, vous avez raison. Tel est le sens politique de son geste. C’est la fonction « tribun ordinaire » du citoyen moderne, tout à fait essentielle. C’est en effet un pilier de la démocratie, comme c’est un pilier du socialisme : le tribun ordinaire participant à la critique. Mais de là ne découle pas sa contribution à la politique au niveau de la délibération, et du circuit de connaissance auquel est soumise la délibération lorsqu’on se place précisément dans une vision socialiste de la société moderne, et si l’on veut que cette vision marque vraiment son opposition au libéralisme comme au nationalisme.

Jaurès Tribun

« Croquis pour servir à l'histoire de l'éloquence », Huile sur toile,1910, Albert Eloy-Vincent.

Cette contribution passe par des médiations de plusieurs ordres, où l’on retrouve justement le rapport essentiel entre connaissance et politique, comme un rapport entre producteurs spécialisés qui sont eux-mêmes le produit de la différenciation sociale. À partir du moment – le socialisme met en lumière cette nécessité – où les sociétés engendrent une conscience d’elles-mêmes de type sociologique, des dispositifs se construisent qui relient sans les confondre opinion, connaissance des processus sociaux, et institutions politiques. La pierre angulaire de cette construction se trouve à coup sûr dans les dispositifs éducatifs dont une telle société est capable de se doter. Le socialisme, et la démocratie qui en découle, commencent donc par une réforme du système scolaire et le branchement de ces systèmes éducatifs sur la formation de savoirs spécialisés donnant prise à la réflexion et à l’analyse des règles communes. Le socialisme, à la différence du conservatisme et du libéralisme, place l’éducation et la formation d’une intellectualité favorisant l’émergence d’une connaissance sociologique au principe de sa politique. Les politiques existent, certes, ils sont d’ailleurs toujours exposés légitimement à la critique du tribun ordinaire, du citoyen de l’État. Mais, quoi qu’ils fassent, ils sont soumis – et c’est ça le propre, ou le discrimen premier d’une politique socialiste – à l’exigence première de favoriser une certaine forme d’éducation, orientée vers la réflexion sur la légitimité et la justification des normes, dans l’ensemble des sphères d’action où les acteurs se trouvent engagés. C’est cela qu’on peut appeler la démocratie sociale, en ce qu’elle est distincte de la démocratisation des droits subjectifs de type libéral.

Enfin dernier écart par rapport à ce que vous dîtes dans le livre : la façon dont vous traitez du nationalisme, et le problème lié à la catégorie polémique de populisme.

La réaction nationaliste, je suis d’accord, est peut-être le plus grand péril qui nous guette actuellement. Le retour du fascisme, d’un fascisme avec la bonne conscience de garantir par ailleurs, c’est-à-dire pour ceux qu’il aura sélectionné, tous les bienfaits du libéralisme (ou plutôt du néo-libéralisme, compatible avec le fascisme parce qu’il a largué les amarres de l’humanisme libéral égalitaire de type classique), peut être vu à bon droit comme un danger très présent en Europe et dans le monde. Mais ce que ce diagnostic, tout justifié qu’il soit, laisse dans l’ombre, c’est la possibilité de construire le bon argument holiste, à l’encontre de sa captation nationaliste. Ce qui suppose d’abord de s’attacher aux classes inclinant au nationalisme, comme du reste elles inclinent au socialisme, c’est-à-dire des classes porteuses de la réaction, ce qui ne veut en aucun cas dire qu’elles sont des classes réactionnaires. Cela, sans perdre de vue qu’elles sont des classes avant d’être des individus – ou pour que des individus puissent se constituer en elles, réfléchir à leurs droits, et les revendiquer dans une société globale sur laquelle ils ont forcément une perspective particulière. Bref, l’enjeu, comme je l’ai déjà dit, est de s’attaquer, non à la résistance à la démocratie, mais à la résistance au socialisme.

Si l’on se borne à opposer la démocratie des droits au nationalisme, on n’avance pas d’un pouce. On ne dénoue pas l’alliance objective des opposés apparents du nationalisme et du libéralisme. Le nationalisme est une réaction au même titre que le socialisme, avons-nous dit dans notre livre. Cela a une conséquence. L’urgence sociologique, c’est une sociologie de la résistance au socialisme qui fait basculer la réaction d’un seul côté, par une conception dévoyée de ce qu’est réellement une société nationale, dans un monde globalisé qui n’est ni sans État ni sans nation.

Réponse de Sandra Laugier et Albert Ogien : le savant et l’ordinaire

Agenda du politique Tepsis

La raison pour laquelle nous avons proposé d’intituler ce débat : « Repenser la démocratie et le socialisme » tient à ce que, dans la conversation que nous poursuivons depuis longtemps avec Bruno Karsenti sur la place que les sciences sociales tiennent dans l’espace public, les analyses contenues dans les deux livres que nous venons de publier – Socialisme et sociologie d’une part, et Antidémocratie de l’autre – constituent une étape importante. Les deux ouvrages partagent un même constat : le projet d’instituer une société qui favorise l’émancipation ne peut plus être défendu par les organisations politiques traditionnelles, et doit être totalement reconstruit. Mais, si les analyses de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux visent pour cela une reformulation de l’idée de socialisme, celles que nous proposons reposent sur l’observation des pratiques de démocratie que des groupes de citoyen.ne.s mettent en œuvre à l’écart des instances officielles de la représentation. La lecture passionnante que Karsenti fait de notre travail permet d’identifier quelques-uns des éléments qui séparent les critiques que nous proposons, les uns et les autres, de la situation politique actuelle.

Dans cette réponse aux critiques que Bruno Karsenti nous adresse, nous reprenons trois points qui alimentent notre débat : le rapport entre démocratie et libéralisme ; la distinction entre socialisme et démocratie ; et enfin la reconnaissance de la capacité politique des citoyen.ne.s ordinaires.

Démocratie et libéralisme

Le premier reproche que Karsenti fait à nos analyses est de reposer sur une conception libérale de la démocratie, ce qui nous ferait privilégier l’individualisation et perdre de vue la totalité de l’ordre social. Selon lui, notre trop grande dépendance à un schéma libéral nous empêcherait de « décrire la démocratisation ». Cet argument repose toutefois sur deux idées que nos ouvrages, non seulement Antidémocratie que nous venons de publier mais aussi Le Principe démocratie3 qui est l’exposé le plus systématique de notre position, ont voulu démonter. La première consiste à considérer toute revendication de démocratie comme l’expression du « point de vue individuel des sujets lésés par la différenciation inaboutie », et donc comme « insuffisamment réflexive » ; la seconde procède de l’adoption d’une conception du libéralisme très largement déduite d’une scolastique qui donne la priorité à la liberté individuelle (ce qui laisse de côté tout un versant de la pensée libérale et notamment la défense des droits). Cette lecture sélective réduit le libéralisme à une idéologie de l’effort et du mérite personnel dont la visée se résume à un objectif : l’atomisation de la société par la concurrence et par l’individualisation inhérente à la distribution des droits subjectifs. Une telle définition ne convient guère au travail que nous menons depuis une dizaine d’années sur les nouvelles formes de l’action politique.

Le Principe démocratie
Antidémocratie

Notre conception de la démocratie et de la démocratisation s’est en réalité élaborée sur un tout autre registre que celui dans lequel Karsenti et Lemieux se situent. Nous nous plaçons en effet, comme bien d’autres qui revendiquent des formes – parfois différentes – de pragmatisme, du point de vue de l’expérience concrète de la démocratie telle qu’elle se vit au quotidien dans des régimes qui ont mis en place, de longue date, les mécanismes du gouvernement représentatif. Pour nous, cette expérience (qui est celle dans laquelle les ressortissant.e.s des États modernes sont plongé.e.s) se constitue dans le va-et-vient entre ce que nous nommons la démocratie comme régime (les institutions et la loi commune) et la démocratie comme forme de vie (aspiration à une vie collective déprise de toute domination et défense du pluralisme des manières d’être). Comme nous l’avons montré dans Le Principe démocratie, c’est cette incessante dialectique, qui lie les demandes des gouvernés aux décisions des gouvernants, qui fait vivre l’espace public démocratique.

Dans cet espace, revendiquer un droit nouveau n’est jamais un exercice individuel car ce droit s’arrache toujours pour un groupe d’individus qui lutte pour l’obtenir et, généralement au nom d’un principe revendiqué de façon universelle (égalité, liberté, justice, dignité). Il en va également ainsi avec la demande de « démocratie réelle », ou de pleine réalisation de la démocratie, qui a été au cœur de l’effervescence politique qui a saisi, à partir de 2011, de nombreuses sociétés de par le monde – qu’elles fassent partie du périmètre identifié des démocraties occidentales ou pas. Les slogans, les indignations, le « dégagisme » y étaient les mêmes. Exiger la démocratie ou la réalisation de ses promesses non tenues, dénoncer la domination de la finance sur la vie, vouloir une forme de représentation qui ne soit plus dévoyée, appeler à la révocation d’élus corrompus, réclamer l’abandon des politiques d’austérité et un traitement digne pour les migrants, aspirer à un plus grand contrôle des citoyen.ne.s sur la définition et l’application des politiques publiques : on ne voit rien là qui s’apparente à des « droits subjectifs » dont l’obtention conduirait à la dissolution de la société dans l’individualisme.

Stéphane Hessel, Indignez-vous !
Manifestation Bastille 2011
Indigné.e.s

Indigné.e.s, 2011.

Comme nous, Karsenti voit dans ce bouillonnement l’émergence de ce qu’il nomme des « tendances à la démocratisation ». Mais il rechigne à admettre que ces actions ont un caractère réellement politique, au sens où leur apparente indétermination fait qu’elles peuvent tout aussi bien s’inscrire dans la perspective du nationalisme ou dans celle du libéralisme. Et pour Karsenti, ce n’est qu’en se situant délibérément dans la perspective « socialiste » que ces initiatives pourraient prétendre à contribuer véritablement à quelque démocratisation. Où se tient la différence ? Dans l’importance donnée à la démocratisation.

Le socialisme comme mode de connaissance

Karsenti définit le socialisme comme

une réaction éminemment moderne, pro-moderne et pas anti-moderne, [au nationalisme conservateur] en ce sens qu’elle consiste à chercher les nouvelles règles dans la démocratisation elle-même, mais en la redéfinissant comme condition d’une totalisation nouvelle de la société par approfondissement et réflexion sur la différenciation et sur les règles nouvelles qu’elle fait émerger.

En un mot, le socialisme est une démarche dont l’objet est de connaître cette différenciation sociale pour fonder une société juste. Pour lui,

ce lien entre différenciation et connaissance enclenche nécessairement la création, l’apparition de cette forme de savoir qu’est la sociologie, ou les sciences sociales.

Cette conception du socialisme nous semble assez mystérieuse. Le socialisme de Karsenti et Lemieux se présente en effet comme une activité de connaissance qu’une société soumise à un processus de différenciation (le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique aurait dit Durkheim) produit sur elle-même afin de remplir un besoin de totalisation (dont les auteurs font l’hypothèse hardie que, faute de cette connaissance, il ne serait pas satisfait – ce qui risque de soulever la perplexité de nombre d’anthropologues et de sociologues). Une telle définition repose sur une théorie de la modernité dans laquelle les sociétés se soumettent inévitablement à l’obligation « réflexive » de devoir se connaître elles-mêmes pour pouvoir consister et se reproduire de façon légitime. Elle évite soigneusement le fait que, dans le discours ordinaire, la notion de socialisme renvoie tout bêtement à une doctrine politique qui prône la transformation de l’ordre de domination instauré par le capitalisme. Elle évite aussi toute référence à ces organisations politiques (partis et syndicats) qui se sont structurées autour de cette doctrine afin de défendre, dans les Parlements ou dans les rues, les franges de la population les plus exploitées et les plus opprimées, et d’organiser la conquête du pouvoir d’État pour mettre fin à cette oppression, qu’elles dénoncent au nom de l’égalité des droits. Pourquoi utiliser le mot socialisme alors ? Le trouble gagne encore un peu plus lorsqu’on constate que rien, dans cette définition, ne vient spécifier ni la nature de la totalisation que réalise le socialisme (est-elle purement intellectuelle ou a-t-elle un caractère pratique, et pourquoi pas autoritaire), ni la structure interne de la société ainsi reconfigurée (la hiérarchie des classes sociales est-elle modifiée et en quel sens ?), ni les modalités d’action qu’il s’agit de mettre en œuvre pour y parvenir (révolution ou réformisme ?). En absence de ces précisions, le socialisme, absorbé dans la réflexivité, se trouve vidé de l’ambition « politique » portée par un projet de changement social.

La thèse de Karsenti et Lemieux est donc que le socialisme est une affaire d’« intellectualité » : celle qui permet de fonder l’organisation de la société sur la connaissance des effets de la différenciation sociale. Et cette intellectualité est directement liée à l’existence d’un savoir sociologique. C’est là une construction pour le moins délicate, dans la mesure où elle renvoie plus à une hypothèse de recherche (l’émergence d’une discipline scientifique rendue possible par l’état du contexte social dans lequel elle s’élabore, et réciproquement d’une proposition politique ancrée dans une construction intellectuelle) qu’à l’usage partagé et réel du mot socialisme. Comme nous l’avons remarqué dans Antidémocratie, il ne sert à rien, malgré l’envie qu’on peut en avoir, de légiférer, surtout en intellectuels, sur un usage commun qui se développe sans nous. « Socialisme » conserve son acception partisane et sa valeur d’engagement qui lui valent, sans doute, la vindicte qu’il subit depuis l’avènement de l’idéologie néo-libérale – que Karsenti et Lemieux ont le grand mérite de vouloir contredire – mais qui lui permettent toujours d’exprimer un espoir de transformation sociale concrète. On ne peut que s’étonner de découvrir chez eux que le trait distinctif du socialisme est de mettre « la connaissance sociologique au principe de sa politique » plutôt que (par exemple) de combattre les inégalités, l’injustice ou les discriminations d’une distribution des richesses et des pouvoirs qui profite à une minorité de la population et met la majorité à l’écart des bienfaits du progrès. Bien sûr, on pourra imaginer que le but de la connaissance sociologique est bien d’engager dans une telle politique. Mais quelle conception de la démocratie dans cette idée que seule la compétence sociologique permet de penser le politique ?

Sans entrer encore dans ce débat, qui est fondamental dans notre divergence, on peut s’arrêter à la conclusion qui en est tirée : la centralité de la réforme du système scolaire comme garante de la possibilité d’une démocratie. Karsenti rappelle que Lemieux et lui-même associent eux-aussi le socialisme à la démocratie, mais tout autrement que ne le fait le démocratisme [qui serait notre option]. Et le signe majeur de cette différence réside dans le lien que nous cherchons à mettre en lumière entre connaissance (ou encore savoir, disons même intellectualité) et démocratie. Ce lien ne se comprend vraiment dans ce qu’il implique que si on place le socialisme au principe de la démocratie et de la démocratisation. Autrement dit, c’est une forme démocratique très spécifique que le point de vue socialiste est appelé à faire apparaître, et c’est ce qui me semble échapper à votre description ». Mais quel est cet élément qui nous aurait échappé ?

Il faut suivre encore un peu le raisonnement de Karsenti :

À partir du moment où les sociétés engendrent une conscience d’elles-mêmes de type sociologique, des dispositifs se construisent qui relient sans les confondre opinion, connaissance des processus sociaux, et institutions politiques.

À la base de cette construction, « les dispositifs éducatifs dont une telle société est capable de se doter ». Le socialisme, « et la démocratie qui en découle », commence par une réforme du système scolaire qui brancherait les systèmes éducatifs « sur la formation de savoirs spécialisés donnant prise à la réflexion ». Le principe du socialisme est ainsi « l’éducation et la formation d’une intellectualité favorisant l’émergence d’une connaissance sociologique ». Bref, l’acquisition de la connaissance sociologique est le préalable indispensable à toute éducation démocratique.

Karsenti voit bien le reproche que cette idée encourt :

On dira qu’on engendre alors une technocratie, un gouvernement de savants, coupé du savoir ordinaire des acteurs. C’est faux. C’est tout autre chose de dire qu’une société démocratique véritable fait valoir l’exigence d’une compréhension scientifique des rapports sociaux, et garantit toujours plus et mieux sa place et la diffusion de ses enquêtes dans l’ensemble de la société, et de mettre des experts aux pouvoirs. Car les savants, dans ce cas, ne sont justement pas les politiques.

Une telle affirmation doit affronter deux objections : les gouvernés ont-ils besoin de cette connaissance-là pour démocratiser la démocratie ? ; et quelles sont les personnes qui, une fois cette connaissance produite, auront la charge de la mettre en application et de « garantir la diffusion de ses enquêtes dans l’ensemble de la société », et sous quelles modalités ?

En réalité, nous ne croyons pas qu’on puisse encore demander à l’école d’apporter la réponse à la question politique que pose la démocratie : celle d’un régime dans lequel le principe du suffrage universel établit une égalité formelle, et donc de capacité politique, entre tous et toutes. Il ne nous semble pas qu’on puisse imaginer de soumettre à une autorisation préalable ou à une condition de connaissance le droit des membres d’une société démocratique à entrer en politique. Dit autrement, il semble improbable que des autorités (même les pires) instaurent un permis de voter et d’accéder à la parole publique qui réserverait ces droits aux plus qualifiés des citoyen.ne.s, même si l’on définit cette expertise par la seule compétence sociologique intégrée dans un système scolaire branché sur la « réflexivité » ; et pas, par exemple, sur la découverte de la puissance démocratique des textes littéraires, telle que la prône par exemple Martha Nussbaum dans Les Émotions démocratiques4. Pour elle, une démocratie demande à ses citoyen.nes participation, ouverture et indépendance d’esprit, qualités qui ne peuvent être obtenues que par l’acquisition de dispositions critiques et empathiques qui sont, pour elle, développées et cultivées par les arts et les humanités – pas particulièrement par la sociologie. Il ne s’agit pas pour nous de contester la valeur d’éducation démocratique d’une discipline contre une autre, simplement de questionner le privilège épistémique donné à la sociologie, même entendue comme réflexivité. Sans parler de l’éducation que peut apporter l’expérience, la sortie au grand air, comme le disait Dewey.

On voit mal en tout cas comment une nouvelle réforme du système scolaire pourrait apporter une solution à ce lancinant problème du rapport entre experts et élites (de savoir et de pouvoir) ou avant-gardes politiques et citoyen.ne.s ordinaires. Ces questions triviales renvoient, pour rester sur le registre de Karsenti, à une très ancienne querelle de méthode : quel est le type d’enseignement qui conduit à la production de ce citoyen actif, conscient et vigilant qui permettrait la réalisation des promesses d’émancipation attachées au concept de démocratie ? L’éducation civique élitiste de l’école de la République, l’enseignement libre à la Dewey, Decroly ou Freinet, voire l’éducation perfectionniste des expressions et sentiments à la Emerson-Nussbaum ? Karsenti semble se placer dans l’orbite du premier type d’enseignement, fondée sur cette connaissance « scientifique » des mécanismes sociaux dont se déduirait un modèle de société. Nous nous plaçons plus volontiers dans la lignée des deux autres, articulés autour de l’enquête et de l’expérimentation d’un collectif de citoyen.ne.s qui s’occupe de résoudre, par ses propres moyens, un problème d’intérêt général qui le.s concerne. Karsenti voit, à juste titre, la marque de Dewey dans cette préférence. Et il motive sa critique contre cette perspective en posant que

la contribution [du pragmatisme] concerne la sociologie des pratiques démocratiques, et elle ne doit pas être prise pour la résolution du rapport entre connaissance et politique dont les sociétés ont besoin pour se développer sur un mode socialiste.

Mais comment être assuré que ce que Karsenti appelle « sociologie des pratiques démocratiques » conduise au politique ? Et qui peut prétendre délivrer un savoir définitif sur ces pratiques démocratiques, qui sont infiniment nombreuses et diverses et dont nous avons tout à apprendre ? Ce que nous contestons, justement, c’est ce regard en surplomb sur les « pratiques démocratiques », comme si n’importe quel expert pouvait en produire la « sociologie ».

D’où la critique la plus fondamentale de Karsenti, qui porte sur ce qu’il appelle « les théories de la démocratie participative » dont nos travaux seraient le « prolongement » et qui passent « allègrement » de la description des pratiques à la noble « résolution du rapport entre connaissance et politique dont les sociétés ont besoin pour se développer sur un mode socialiste ». De fait, nous ne prétendons pas savoir de quoi « les sociétés ont besoin » et c’est certainement une différence méthodologique qui résume les autres. Ensuite nous ne défendons pas de « théories de la démocratie participative ». Karsenti doute à juste titre que de telles théories « puissent rejoindre le point qu’il faut rejoindre pour défendre la singularité d’une politique socialiste, avec le genre d’intellectualité particulière qu’elle suppose et qu’elle promeut ». Mais qui dit qu’il faudrait rejoindre ce point pour défendre ce que nous sommes tous bien d’accord pour défendre ?

La capacité politique des citoyen.ne.s

Encore une fois, il y va d’une définition, radicale ou non, de la démocratie. La question démocratique est, pour nous, celle de l’extension du droit d’intervention des groupes de citoyen.ne.s organisés dans les affaires et les décisions qui les concernent. Ce que nous nommons des « pratiques politiques autonomes » (celles qui émanent de ce qu’on appelle de façon trop complaisante la « société civile ») et dont nous rendons compte dans nos livres – qu’il s’agisse de désobéissance civile, de pratiques démocratiques sur les places, de mouvements de citoyen.ne.s émergeant hors des partis – nous conduit à penser qu’il n’est pas besoin de « connaître en socialiste », ou d’atteindre un type d’intellectualité, pour démocratiser la société ; mais simplement de s’organiser pour agir dans le sens d’une radicalisation de la démocratie. Et les motifs qui sont au fondement de ces pratiques (en matière d’environnement, d’éducation, de santé, d’économie, d’institutions, de sciences, d’agriculture, d’énergie, et autres sujets d’engagement pris en charge aujourd’hui par des collectifs de citoyen.ne.s), voient leur légitimité assurée par le degré d’expertise que ces groupes parviennent à atteindre et faire valoir. Oui, il s’agit bien d’éducation aussi, et de connaissance. Cette « connaissance » n’est pas « socialiste » à proprement parler, mais elle s’apparente très largement à la définition que Karsenti en donne.

De ce point de vue, ce qui est pertinent dans le débat public actuel n’est pas tant la « démocratie participative », expression redondante selon nous et plutôt creuse, mais la question même de la contribution à la production du savoir, qui est directement en lien avec ce rapport entre connaissance et politique qui intéresse Karsenti et qu’il recherche dans l’ancrage du socialisme dans la sociologie. C’est sur ce point que la référence aux analyses de Dewey au sujet de ce qu’il nomme la « constitution du Public » est primordiale. Elles admettent en effet que tous les membres d’une société se trouvent à égalité de responsabilité et de compétence dans le travail collectif qui consiste à s’occuper des questions d’intérêt public qui se posent à eux.elles (ou à des groupes spécifiques) et qu’ils se trouvent dans l’obligation de résoudre. La singularité des thèses de Dewey tient d’une part à ce qu’elles ne considèrent pas l’égalité comme un attribut des individus – ce qui réclamerait de savoir comment ils pourraient en disposer –, mais la donnent pour une propriété de l’action collective telle qu’elle se déploie dans l’espace public démocratique ; et d’autre part, à ce qu’elles ne conçoivent pas l’émancipation comme un état qui se conquiert dans les pratiques de la politique, fût-elle socialiste.

Pour Dewey, si l’autonomie individuelle se construit dans la prime éducation, elle se poursuit tout au long de l’existence, dans la mesure où la vie en société réclame, de la part de chacun.e et de façon permanente, la mise en œuvre de cette démarche expérimentale qui consiste à résoudre collectivement les questions d’intérêt général – qu’elles soient politiques ou pas – qui émergent dans le flux ordinaire de l’existence. Bref nos conceptions sont inséparables d’une idée dont on sait qu’elle est chère à Karsenti : celle de la démocratie comme « enquête », ce qui requiert un engagement pratique et épistémique de la part de ceux et celles qui y participent. Pour Dewey, c’est la « logique » propre de l’enquête qui constitue l’« intelligence collective » d’où émane la solution informée au problème qui l’a suscitée.

C’est cette idée que nous opposons, dans Antidémocratie, à toutes les formes grossières ou plus subtiles ou justifiées, de négligence des capacités politiques des citoyen.ne.s. Dewey ne porte pas de jugement sur les qualités intrinsèques des individus. Il se contente de les appréhender comme des membres d’une société appelés à s’engager dans une recherche collective en respectant les règles ordinaires d’une discussion informée. Dans Le Public et ses problèmes5, Dewey admet que le fait de s’associer ne produit pas de lui-même une communauté. Pour faire société, dit-il, il faut « un intérêt commun », c’est-à-dire « une préoccupation de la part de chacun pour l’action conjointe et pour la contribution de chacun des membres qui s’y livrent » ; et une méthode « qui se développe sur la base des relations réciproques entre des faits observables et leurs résultats ». Et cette méthode, Dewey la nomme démocratie. Le mot ne renvoie donc ni à un régime politique ni à une vague notion de participation. Il sert à qualifier la nature même de la procédure expérimentale. Dewey reconnaît certes que les problèmes qui se posent dans les sociétés technologiquement et politiquement développées sont de plus en plus complexes et que les décisions qu’il convient d’y prendre réclament un savoir scientifique. On peut alors découvrir avec soulagement chez lui les conceptions défendues par Karsenti et Lemieux :

Quand les hommes savent comment les mécanismes sociaux fonctionnent et comment leurs conséquences sont forgées, ils s’efforcent immédiatement d’assurer les conséquences désirables et d’éviter celles qui sont indésirables.

Son argument vise toutefois à faire valoir les avantages du recours à la méthode de la démocratie et à rappeler que les citoyen.ne.s ordinaires sont toujours parties prenantes de l’administration des affaires publiques.

Et pendant qu’on s’interroge encore doctement sur les capacités des citoyen.ne.s à juger de ce qui est bon pour eux et elles en politique, les choses avancent sur d’autres fronts, comme par exemple celui de leur implication dans lélaboration de la connaissance scientifique. La question de la participation citoyenne à la science est controversée parce quelle conteste une frontière symbolique, en remettant en cause cette hiérarchie établie entre profanes et savant.e.s qui attribue à ces dernièr.e.s le monopole légitime de la production du savoir scientifique – alors que l’idée même de démocratie tend à rendre la distance entre professionnels de la politique et citoyen.ne.s ordinaires moins rigide. Dans les deux cas cependant, la contestation de la frontière repose sur une revendication : présenter la connaissance ET la politique comme des biens publics.

L’argument démocratique est un aussi un argument épistémique. Dans notre travail, nous ne faisons que témoigner des découvertes des épistémologies dites « du point de vue », auxquelles les épistémologies féministes ou décoloniales ont ouvert la voie : le fait d’être affecté est constitué en compétence qu’il est possible de faire valoir pour exiger le droit de peser sur ces décisions. Le développement de lintervention des citoyen.ne.s ordinaires, dans la science comme en politique, traduit l’évolution du concept de public, qui désigne non plus une masse ignorante dont il faudrait calmer les peurs, mais des collectifs capables d’apprécier les enjeux et de se constituer en intelligence collective. La sommes des pratiques autonomes mises en œuvre, dans la science comme en politique, consacre limportance et la pertinence du savoir distribué au sein de la société, et donne des leçons de démocratie dont nous suggérons quil est temps de s’inspirer.

Vouloir introduire l’éducation dans la démocratie nécessite de prendre la mesure des dynamiques sociales réellement en cours en matière d’implication des profanes dans la production du savoir. Ce qui est une autre manière de concevoir le nouage de la connaissance au politique qui est au cœur de la réflexion de Karsenti et Lemieux.

Démocratie savante et démocratie ordinaire

La confrontation entre démocratie et socialisme tire aujourd’hui sa pertinence du fait bien réel que la revendication vivante de démocratie entre en concurrence directe avec ce qui relevait, jusqu’à une époque récente, d’un « projet socialiste ». Cette concurrence, Karsenti la situe au niveau de la politique. C’est ce qu’on peut penser en l’entendant justifier cette affirmation :

connaître pour que le socialisme devienne hégémonique, c’est donner à ce type de connaissance la possibilité de se conduire, aménager les dispositifs institutionnels dans lesquels elle puisse progresser et s’actualiser toujours plus.

La lutte pour l’hégémonie n’a de sens que dans l’arène du pouvoir. Nous nous situons plus volontiers dans l’espace du politique. C’est pourquoi nous reprenons, dans Antidémocratie, une proposition déjà avancée dans Le Principe démocratie et qui nous semble fondamentale : tout membre d’une société d’État possède, du seul fait d’en être citoyen.ne, une capacité politique suffisamment pertinente pour justifier de lui accorder la responsabilité partagée de décisions qui engagent l’avenir et le destin de la collectivité dans laquelle sa vie quotidienne se déroule. Cette proposition est iconoclaste aux yeux de beaucoup ; et Karsenti déclare qu’elle tout bonnement fausse. Quelles sont ses raisons ?

Karsenti part d’un postulat : les politiques sont

toujours exposés légitimement à la critique du tribun ordinaire, du citoyen de l’État. Mais, quoi qu’ils fassent, ils sont soumis – et c’est ça le propre, ou le discrimen premier d’une politique socialiste – à l’exigence première de favoriser une certaine forme d’éducation, orientée vers la réflexion sur la légitimité et la justification des normes, dans l’ensemble des sphères d’action où les acteurs se trouvent engagés.

En conséquence, le citoyen

est fondé à critiquer l’injustice de la loi par tous les moyens dont il dispose et en se référant à l’esprit de sa constitution, en l’occurrence aux droits de l’homme et donc aux principes d’égalité et de liberté […] Si vous voulez dire que tout citoyen, en tant qu’il est citoyen, est fondé à faire entendre sa critique, vous avez raison. C’est la fonction ‘tribun ordinaire’ du citoyen moderne, tout à fait essentielle […] Mais de là ne découle pas sa contribution à la politique au niveau de la délibération, et du circuit de connaissance auquel est soumise la délibération lorsqu’on se place précisément dans une vision socialiste de la société moderne, et si l’on veut que cette vision marque vraiment son opposition au libéralisme comme au nationalisme.

Pour Karsenti, nous substituerions un « démocratisme du jugement » à la logique de la connaissance en défendant l’idée selon laquelle la politique est l’affaire de tous. Mais ce « tous » renvoie, pour lui, à ceux et celles qui peuvent exercer la compétence de « connaître » afin de fixer les règles d’une société juste. Karsenti en conclut logiquement

qu’une société qui se connaît sociologiquement ne peut pas ne pas être toujours plus démocratique, c’est-à-dire rendre ses normes toujours plus et toujours mieux justifiables aux yeux de tous et par tous.

En un mot, ce sont les experts qui sont ici les garants de la démocratie et

ce qu’on serait plutôt conduit à suspecter, dans le sillage de notre analyse et non pas de la vôtre, c’est alors une réticence, ou une résistance au socialisme, d’où découle une conception erronée de la démocratie.

Les analyses que nous présentons dans Antidémocratie partent d’un tout autre constat : le système de gouvernement représentatif fondé sur le suffrage universel a perdu une grande part de sa légitimité, au sens où ce que ce système avait de miraculeux – c’est-à-dire le fait que ceux et celles qui remportaient les élections pouvaient dire : « vous avez voté pour nous, alors vous devez accepter ce que nous faisons en votre nom ! » – s’est un peu effrité. Avec bien d’autres, nous observons que le consentement aveugle des gouvernés est de moins en moins accordé aux gouvernants ; et que la remise en cause du résultat des élections est de plus en plus rapide et de plus en plus fréquente. Cette ingratitude du « peuple souverain » peut être envisagée de deux manières : soit comme une preuve d’infantilisme ou d’irrationalité de la part d’une population inconséquente ; soit comme une extension de la vigilance des citoyen.ne.s et de leur volonté de revendiquer de la part de ceux et celles qui les représentent de correspondre à ce qu’ils attendent qu’ils ou elles soient (ce qui ne se confond pas nécessairement avec le respect des promesses faites durant une campagne électorale – le jugement des citoyen.ne.s a parfois des finesses qui échappent aux politiques !).

Notre enquête rend compte des multiples formes d’expression politique de l’ensemble des ressortissant.e.s d’un État (élections, délibérations, revendications), et pas uniquement celles que produit une élite ou une avant-garde qui indiquerait ce que « se connaître sociologiquement » veut dire. Le développement de ces « pratiques politiques autonomes » des citoyen.ne.s hérisse un bon nombre de commentateurs et d’analystes qui sont persuadés qu’un degré excessif de vigilance de la part des citoyen.ne.s est insupportable et qu’il faut y mettre bon ordre afin de « laisser un gouvernement gouverner ». D’autres en concluent que l’accroissement de la défiance vis-à-vis des gouvernants reflète les impasses, les pathologies, l’épuisement ou la ‘crise’ de la démocratie. Les analyses d’Antidémocratie montrent qu’il n’y a pas lieu de croire ces prophéties. C’est qu’elles s’intéressent non pas au désenchantement, à l’indifférence ou au dégoût que les gens expriment pour la politique, mais à leur engagement en faveur de la réalisation des promesses non tenues de la démocratie, en avançant une double revendication : permettre à la voix de chacun et chacune de se faire pleinement entendre dans la détermination du présent et du futur de la collectivité dont ils et elles font partie ; et obtenir le pouvoir d’exercer un contrôle sur l’action et le comportement des « élites » qui les dirigent en les évaluant à l’aide de critères de justice, d’égalité, de liberté, de dignité et d’honnêteté.

Ces pratiques ne visent pas nécessairement à transformer la façon de vivre en démocratie (changer de gouvernement, améliorer les institutions de la représentation, modifier l’exercice du pouvoir) mais plus généralement à se donner les moyens de vivre la démocratie dans la vie quotidienne. C’est cette thèse que nous étayons encore dans Antidémocratie, en analysant cette fois les raisons que les élites de pouvoir, mais semble-t-il de plus en plus les théoriciens du politique, avancent pour justifier le refus d’admettre que les citoyen.ne.s parviendraient à prendre collectivement des décisions respectueuses de l’égalité, de la justice et de la dignité de tou.te.s. Le livre examine les manières dont cette réticence – qui n’est pas l’apanage des ennemis déclarés de la démocratie – s’actualise chaque fois qu’on hésite à accorder une liberté nouvelle aux individus, qu’on craint l’expression de leur jugement, qu’on limite leur intervention dans la vie publique ou qu’on récuse les définitions qu’ils donnent de phénomènes politiques comme la souveraineté, la citoyenneté, la probité des élus ou la démocratie.

Le site du politique ne se trouve plus exclusivement dans le champ clos de la politique défini par la conquête du pouvoir dans un cadre national, avec le jeu des partis, la compétition électorale, les engagements programmatiques, les ambitions personnelles comme moyens d’y parvenir. Il ne nous semble pas non plus qu’il se trouve particulièrement dans la réflexion ou la « connaissance socialiste ». C’est qu’un déplacement s’est produit sous le coup de l’émergence de formes d’action politique organisées par des groupes de citoyen.ne.s parfaitement au fait de la chose publique et qui ont choisi d’agir collectivement en politique hors des institutions officielles de la représentation. Ces groupes démontrent chaque jour une maîtrise des dossiers qui est plus grande que celle des experts et des gouvernants et sans doute des théoriciens du politique.

Notre travail établit donc que la contestation des pouvoirs en place n’est plus, comme le répète à l’envi la pensée antidémocratique, le fait exclusif d’un « peuple » de râleurs, de « pitoyables » et d’« incompétents » dont les conduites passionnelles mettent la démocratie en péril en les entraînant à voter pour des partis nationalistes, suprémacistes ou xénophobes. Sans nier l’existence de cette frange de l’électorat, et sans rendre le monde de l’activisme citoyen plus rose qu’il ne l’est, nous continuons à défendre l’idée selon laquelle les pratiques politiques autonomes mises en œuvre par les citoyen.ne.s actualisent l’esprit de la démocratie à partir d’un savoir politique au moins aussi approprié que celui des élites qui prétendent au monopole de la compétence.

Un des points de convergence important entre nos analyses et celles de Karsenti tient au fait que nous jugeons ensemble que la question cruciale dans la situation politique actuelle est celle du lien entre connaissance et démocratie. Mais nous en avons une conception différente. Pour lui comme pour nous, tisser ce lien

suppose de replacer au centre de nos formes de pensée et d’interprétation de la réalité la nouveauté et l’apport du mode de pensée [sociologique], de lui conférer une centralité qui lui est aujourd’hui contestée dans le fonctionnement de nos sociétés, et plus particulièrement dans la façon de configurer les problèmes politiques.

Toute la question est cependant de savoir quel est le contenu de cette pensée et à qui est conféré le droit de la déployer : ceux et celles qui possèdent la formation et le statut qui leur permettent de s’en prévaloir ; ou ceux et celles qui envisagent le fonctionnement de leur société à partir de leur conception ordinaire du politique et de la démocratie. On retrouve là un vieux débat interne aux sciences sociales : celui qui oppose tenants de la connaissance scientifique et de la connaissance de sens commun. En fait, ce débat est sans issue. Il faut choisir son camp. Le nôtre est celui de l’ordinaire (ici celui du savoir pratique des citoyen.ne.s) ; celui de Karsenti, le savant (ici celui de la compétence des chercheurs et des dirigeants qui suivraient leurs conseils avisés).

Telles sont les deux manières de tisser le lien entre connaissance et démocratie qui s’affrontent aujourd’hui dans l’espace public démocratique. Et, parmi toutes les questions que cet affrontement oblige à réfléchir, il y a celle de savoir où se trouve aujourd’hui la différence entre un projet politique qui se revendique du socialisme et celui qui porte simplement une exigence de démocratie.

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1

Sandra Laugier, Albert Ogien, Antidémocratie, Paris, La Découverte, 2017, p. 34.

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2

Sandra Laugier, Albert Ogien, Antidémocratie, Paris, La Découverte, 2017, p. 29.

Retour vers la note de texte 2988

3

Sandra Laugier, Albert Ogien, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.

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4

Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle?, Paris, Flammarion, 2011.

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5

John Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010.