Le comparatisme selon Bourdieu

Cet article est la version numérique de la notice « Comparatisme » de Johan Heilbron extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).

Dans Le Métier de sociologue, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron défendent l’idée selon laquelle la sociologie a « pour spécificité de ne pouvoir constituer son objet que par la démarche comparative » [Bourdieu 1968 : 74]. Pour s’arracher à la « considération idiographique de cas qui n’enferment pas en eux-mêmes leur raison, le sociologue doit multiplier les hypothèses d’analogies possibles jusqu’à construire la famille de cas qui rend raison du cas considéré » [Bourdieu 1968 : 74]. La comparaison, guidée par des hypothèses d’analogie, constitue « non seulement l’instrument privilégié de la coupure avec les données préconstruites, qui prétendent être traitées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, mais aussi le principe de la construction hypothétique de relations entre les relations » [Bourdieu 1968 : 75].

Cette conception du comparatisme, que l’on peut appeler relationnelle ou structurale, implique que la comparaison ne doit pas porter sur des entités isolées, comme des groupes sociaux particuliers ou des institutions spécifiques, mais uniquement sur des ensembles de relations au sein desquelles ces groupes ou institutions existent et fonctionnent. Au lieu de succomber à la tentation des comparaisons sommaires, il faut « redoubler de prudence méthodologique » et poser explicitement « la question des conditions et des limites de la comparabilité » [Bourdieu 1967 : 21‑22]. En faisant des comparaisons hâtives entre des indicateurs bureaucratiques simples, comme le taux de scolarisation des femmes dans différents pays, ou entre des traits culturels présumés des cultures nationales et des peuples, on traite les éléments indépendamment des relations à l’intérieur desquelles ils prennent sens. Les comparaisons habituellement pratiquées dans la recherche internationale restent ainsi souvent « fictives et fallacieuses parce qu’elles supposent la mise entre parenthèses de l’objet véritable de la comparaison, c’est-à-dire des systèmes de relations dans lesquels sont pris les faits comparés » [Bourdieu 1969 : 32]. Ce faisant, on se condamne à « comparer l’incomparable et à omettre de comparer des éléments qui, incomparables lorsqu’on les appréhende en eux-mêmes et pour eux-mêmes, constituent les termes véritables de la comparaison » [Bourdieu 1970 : 258 ; Bourdieu 1967].

Dans le domaine de la sociologie de l’éducation, Bourdieu et Passeron déplorent ainsi que les colloques internationaux ne produisent guère que des comparaisons à base d’indicateurs superficiels, voire factices, au lieu de promouvoir ce qui est exigé scientifiquement, c’est-à-dire une réflexion rigoureuse sur les indicateurs utilisés, la comparabilité des institutions sociales, et les conditions réelles de recherches comparatives [Bourdieu 1967].

Leur prise de position repose sur des considérations théoriques, mais aussi sur l’expérience des nombreux projets internationaux dans lesquels le Centre de sociologie européenne est impliqué au cours des années 1960. Bourdieu est devenu en 1961 le secrétaire général de ce centre fondé par Raymond Aron en 1959, et il est le responsable principal du programme de recherche, y compris des projets internationaux.

 

Bourdieu reprend plus particulièrement ses réflexions sur la recherche comparative dans le cadre de sa théorie des champs. Comme outil analytique, le concept de champ n’est pas limité aux espaces nationaux ; il faut, au contraire, s’interroger sur les limites géographiques de chaque champ [Bourdieu 2013 ; Sapiro 2013]. Le mode de pensée relationnel s’accomplit en fait dans et par la méthode comparative. Il permet, en effet, de « penser relationnellement un cas particulier constitué en cas particulier possible, en prenant appui sur les homologies structurales entre des champs différents (le champ du pouvoir universitaire et le champ du pouvoir religieux, à travers l’homologie des relations professeur/intellectuel et évêque/théologien) ou entre des états différents du même champ (le champ religieux au Moyen Âge et aujourd’hui) » [Bourdieu 2014 : 294].

La réflexion de Bourdieu sur les comparaisons internationales, qui représentent une forme particulièrement importante du comparatisme, se nourrit de ses séjours de plus en plus fréquents dans des pays où il enseigne et collabore avec des chercheurs étrangers. Se méfiant des grandes conférences internationales et des colloques de type « auberge espagnole », organisé autour d’un concept fourre-tout (« la royauté », « les élites », etc.) et d’un consensus nominaliste, il insiste fréquemment sur les obstacles à surmonter pour réaliser des comparaisons rigoureuses.

La comparaison internationale n’est possible que « de système à système » et la recherche des « équivalences directes entre traits pris à l’état isolé, qu’ils soient à première vue différents mais “fonctionnellement” ou techniquement équivalents (comme le Pernod et le shôchu ou le saké) ou nominalement identiques (comme la pratique du golf en France et au Japon) risque de conduire à identifier indûment des propriétés structuralement différentes ou à distinguer à tort des propriétés structuralement identiques » [Bourdieu 1995a : 19‑20].

Lorsque, au cours des années 1980 et 1990, Bourdieu se penche plus systématiquement sur les processus d’internationalisation et de mondialisation, il repense le statut des champs nationaux à la lumière à la fois des processus de circulation internationale et des modalités de l’encastrement des champs nationaux dans des espaces transnationaux, européens ou mondiaux [Bourdieu 1985 ; 1990 ; 1991 ; 1992 ; 1992 ; 1995b ; 1995c ; 1995d ; 1998 ; 2002 ; 2000 : 273‑280]. Il s’interroge ainsi sur les limites des modèles proposés à partir du cas français et constate que, « en beaucoup de pays, et peut-être même en France aujourd’hui », des chercheurs qui entreprendraient par exemple une étude sur les Grandes Écoles et « se cantonn[eraient] dans les limites du marché scolaire national » « se condamner[aient] à manquer l’essentiel », c’est-à-dire la constitution d’un « champ mondial de formation des dirigeants » qui produit des effets sur la formation et le fonctionnement des élites nationales [Bourdieu 1992 : 282‑283]. Si la critique des comparaisons entre sociétés nationales comme des espaces clos [Espagne 1994] donne lieu à des approches transnationales, celles par exemple qui se disent « connectées » ou « croisées » [Werner et Zimmermann 2003], elle incite aussi à un renouvellement d’études comparatives [Bourdieu 1995d ; Charle 1995 ; 2001a ; 2001b].

S’il n’y a pas, selon Bourdieu, de méthode « plus utile » que la méthode des comparaisons internationales, il observe qu’elle reste particulièrement difficile à mettre en œuvre en pratique. Et cela, pour des raisons qui sont « essentiellement sociales ». Les obstacles qui sont « le plus souvent invoqués, comme, a parte subjecti, les divergences entre les traditions intellectuelles nationales, bien faites pour retarder l’unification du champ scientifique et rendre difficile la construction de problématiques communes ou, a parte objecti, les discordances entre les traditions institutionnelles qui font que des institutions phénoménalement différentes peuvent être réellement semblables et des institutions phénoménalement identiques (je pense par exemple aux Écoles normales de Budapest, de Paris et de Pise) réellement différentes, ne sont rien auprès des obstacles que la distance géographique et sociale et la logique de la concurrence, génératrice d’isolement égoïste, opposent à l’organisation sociale du travail collectif de comparaison » [Bourdieu 1992 : 281].

Convaincu qu’une des conditions majeures d’une véritable coopération scientifique internationale est un style scientifique commun, il souligne que celui-ci se reconnaît à une « certaine manière de poser les questions et de construire les objets, et des affinités électives, souvent converties en relations d’amitié. Les obstacles sociaux sont en effet si importants que seuls de forts liens affectifs, nécessaires notamment pour rendre possibles le franc-parler et la liberté critique dans l’échange scientifique, et aussi pour fonder un intérêt véritable, et actif, dans les travaux des autres, peuvent permettre de les surmonter pratiquement » [Bourdieu 1992 : 281‑282].

► Pour aller plus loin, autres notices du

Dictionnaire international Bourdieu à consulter :

 

Affinités électives, Analogie, Centre de sociologie européenne,

Chamboredon, Champ, Circulation, Construction de l’objet,

Éducation, Fonction, Homologie(s), Institution(s),

Internationalisation, Invitation à la sociologie réflexive

Méthode, Méthodologie, Métier de sociologue (Le),

Passeron, Raisons pratiques, Relationnelle (Approche), Structure(s), Système

Dictionnaire international Pierre Bourdieu

Bourdieu P., J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, 1968, Le Métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Paris, La Haye, Mouton, éd. corrigée, 1973.

 

Bourdieu P. et A. Darbel, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit.

 

Bourdieu P. et J.-C. Passeron, 1970, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit.

 

Bourdieu P. et J.-C. Passeron, 1967, « La comparabilité des systèmes d’enseignement », in R. Castel et J.-C. Passeron (éd.), Éducation, démocratie et développement, Paris/La Haye, Mouton, « Cahiers du Centre de Sociologie Européenne », n° 4, p. 21‑58.

 

Bourdieu P., 1985, « Existe-t‑il une littérature belge ? Limites d’un champ et frontières politiques », Études de lettres, n° 4, p. 3‑6.

 

Bourdieu P., 1990, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Cahier d’histoire des littératures romanes, n° 1‑2, p. 1‑10.

 

Bourdieu P., 1991, « Epilogue : on the possibility of a field of world sociology », in P. Bourdieu et J. Coleman (éd.), Social Theory for a changing society, Boulder, Westview Press & Russell Sage Foundation, p. 373‑387.

 

Bourdieu P., 1992, « Conclusions : quelques remarques sur les conditions et les résultats d’une entreprise collective et internationale de recherche comparative », in M. de Saint-Martin et M. Gheorghiu (dir.), Les Institutions de formation des cadres dirigeants. Étude comparée, Paris, Éd. MSH/CSE, p. 281- 283.

 

Bourdieu, 1995a, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, rééd. « Points », 1996.

 

Bourdieu P., 1995b,« Foreword », in Y. Dezalay et D. Sugarman, Professional competition and professional power. Lawyers, accountants and the social construction of markets, Londres/New York, Routledge, p. XI-XIII.  

 

Bourdieu P., 1995c, « Foreword », in Y. Dezalay et B. G. Garth, Dealing in virtue, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, p. 7‑8.

 

Bourdieu P., C. Charle, H. Kaelble et J. Kocka, 1995d, « Deux séminaires (Paris-Göttingen) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 106‑107, p. 101‑107.

 

Bourdieu P. et L. Wacquant, 1998, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121‑122, p. 109‑118.

 

Bourdieu P., 2000, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, rééd. « Points », 2014. 

 

Bourdieu P. et G. Grass, 2002, « La tradition d’“ouvrir sa gueule” », Le Monde, 3 déc.

 

Bourdieu P., 2013, « Séminaires sur le concept de champ, 1972‑1975 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 200, p. 4‑37.

 

Bourdieu P. et L. Wacquant, 2014, Invitation a la sociologie réflexive, Paris, Seuil.

Charle C., 1995, « Intellectuels, Bildungsbürgertum, et professions au XIXe siècle. Essai de bilan historiographique comparé (France, Allemagne) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 106‑107, p. 85‑95.

 

Charle C., 2001a, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, « Points » (1996).

 

Charle C., 2001b, La Crise des sociétés impériales. France, Allemagne, Grande-Bretagne, 1900‑1940, Paris, Seuil.

Espagne M., 1994, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèses, n° 17, p. 112‑121.

Sapiro G., 2013, « Le champ est-il national ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 200, p. 70‑85.

Werner M. et B. Zimmermann, 2003, « Penser l’histoire croisée. Entre empirie et réflexivité », Annales HSS, vol. 58, n° 1, p. 7‑36.