Nous prolongeons les deux premiers articles de notre Atelier par un entretien avec Tiphaine Samoyault, directrice d'études à l’EHESS et spécialiste de Roland Barthes, auquel elle a consacré une importante biographie. Tiphaine Samoyault revient ici – à partir de deux documents d’archives selon le principe de cet atelier – sur la place tout à la fois centrale, singulière et sans doute méconnue aujourd’hui de Barthes dans les temps fondateurs de l’École.
Entretien avec Tiphaine Samoyault conduit par Pierre Antoine Fabre et Patrick Fridenson le 27 février 2025.
Tiphaine Samoyault : Je vous parlerai donc des documents que vous m’avez adressés, qui seraient à compléter par d’autres, notamment le « Projet du programme scientifique de l’EHESS » de 1975, qui se trouve aux Archives nationales dans le fonds de la présidence Jacques Le Goff et dont certains disent que Barthes en aurait assuré la rédaction1.
Je commencerai par des remarques un peu générales sur le rapport de Roland Barthes à ses principaux interlocuteurs à ce moment-là, à la VIe Section de l’EPHE. Car ces documents témoignent d’abord de la grande proximité de Barthes avec les historiens des Annales, justifiant une collaboration étroite jusque dans les tâches un peu ingrates du métier, l’administration. Le lien remonte aux articles de Barthes dans les Annales, sur le vêtement, sur l’alimentation et surtout le grand texte « Histoire et littérature. À propos de Racine2 », qui scelle cette collaboration interdisciplinaire avec les historiens, et fait aussi que Braudel est l’artisan principal de son élection à un poste de directeur d’études en 1962, après qu’il y a été recruté comme chef de travaux en 1960. Ces mêmes années, il rend parfois compte dans les Annales des publications de ses collègues et surtout, il y publie en 1961 une « Note sur la fondation du Centre d’études des communications de masse (le CECMAS) », qui est à ma connaissance le premier exemple d’écriture administrative chez Barthes3. Le texte est publié sans signature mais on dispose de témoignages sur la naissance du CECMAS autour du philosophe-sociologue Georges Friedmann4 qui attestent de la présence fondatrice de Barthes ; et surtout on y reconnaît la patte de l’auteur, le « tourniquet » de langages, le « si l’on peut dire » ainsi que la récurrence de l’adjectif « fatalement ».
Dans les années 1960, Barthes se présente comme un chercheur en sciences sociales au moins autant que comme un critique littéraire ou comme un intellectuel intervenant dans des tribunes. La stabilité économique et sociale que lui donne un poste fixe de directeur d’études lui permet en même temps de déployer une œuvre personnelle qui lui assure une importante notoriété au tournant des années 1960-1970 et lorsque Jacques Le Goff prend la présidence de la VIe Section en 1972, Barthes est sans doute une des personnalités les plus en vue de l’institution.
Jacques Le Goff, on le sait, veut consacrer son mandat à la réforme de la Section afin de la conduire vers l’autonomie. La création de l’EHESS est dans les tuyaux. Il souhaite profiter de la présence de Barthes : moins de sa notoriété que de l’illustration brillante qu’il donne de l’interdisciplinarité des sciences sociales5. Au départ de Fernand Braudel, il lui demande donc de rejoindre le bureau, pour une tâche qui n’est pas simplement administrative, mais aussi politique puisqu’il s’agit vraiment de penser un avenir pour la Section. Comme il le raconte dans un article qu’il publiera après la mort de Barthes dans Communications, Jacques Le Goff ne pensait pas que Barthes aurait le temps pour les tâches d’intendance quotidienne et il lui promet de l’en décharger et de ne le solliciter que pour les moments de réflexion. Mais à sa grande surprise, Barthes ne craint pas de s’acquitter de dossiers ennuyeux et de travaux modestes : « Il s’occupa notamment avec un autre membre du bureau de recevoir tous les étudiants dont l’inscription pour la préparation d’une thèse de troisième cycle semblait, d’après leur dossier, soulever quelques problèmes6. » Pendant les deux années où il s’est impliqué pleinement dans ce travail, il a rendu plus rares ses séjours à l’étranger, a été présent à toutes les réunions du vendredi, manifestant toujours un souci de simplifier les statuts et de rendre lisibles les orientations pluridisciplinaires fortes.
Deux documents :
1) « L’École et la réforme du IIIe cycle : problème général (rapport présenté par R. Barthes, membre du bureau », 12 octobre 1972, 4 pages dactylographiées.
2) « Rencontre de Royaumont, 19-20 mai 1973. Compte rendu de Roland Barthes », 19 pages dactylographiées.
Vous m’avez donc proposé de travailler à partir de deux documents qui sont effectivement signés de Roland Barthes. Mais il s’agit d’une signature-relais, en quelque sorte, puisque ces documents administratifs rendent compte d’un travail collectif. Ils sont des documents précieux pour l’histoire de l’École mais aussi pour attester de l’énergie, de l’intelligence apportées à la vie collective dont témoigne Barthes. Pourtant, cette écriture administrative est loin d’obéir aux règles de l’exercice. Elle porte très fortement la marque de l’idiolecte de son auteur. Il y a des formules, dans ces deux rapports, tout droit venues du style spécifique de Barthes. Sur le sujet de la réforme du troisième cycle, il ressort de son court bilan que si l’École doit accepter franchement la préparation de ce diplôme, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à la pression de l’événement, elle doit le faire de façon en quelque sorte « surveillée », en préservant sans cesse avec fermeté et inventivité sa fonction spécifique. Cet adjectif « surveillé » fait partie de l’idiolecte, mais le langage de la « pluralisation » est encore plus révélateur. Le rapport de Royaumont témoigne de la même marque personnelle, qui prend une dimension supplémentaire, puisque Barthes, transcrivant et résumant librement les verbatim qui lui ont été fournis par les différents secrétaires de séances (Alleton, Brémond, Burguière, Petitot), place dans d’autres bouches des éléments qui n’appartiennent qu’à lui ; il attribue par exemple à Alain Touraine la phrase selon laquelle il faut assumer une sorte de « papillonnage », de « dérive » que seule l’École peut oser et rendre féconde, et c’est évidemment du pur Barthes dans le texte, sauf si Touraine faisait à ce moment-là un plagiat de Barthes… ce qui est toujours possible, je n’y étais pas ! Mais je veux souligner la manière dont quelqu’un comme Barthes, tout en obéissant tout à fait aux règles et aux prérequis d’un rapport administratif, c’est-à-dire en jouant le jeu, en essayant d’aider le collectif, en adoptant précisément cette écriture, parvient à faire émerger son propre style de manière très forte, ce qui donne un certain plaisir de lecture et n’enferme pas le texte dans une langue de bois administrative.
Le premier rapport date d’octobre 1972. Il est présenté par Roland Barthes alors membre du Bureau de Jacques Le Goff, et il se veut une synthèse des discussions qui ont eu lieu à l’occasion de ce projet de réforme du troisième cycle alors conduit par les ministères d’Olivier Guichard puis de Joseph Fontanet, mais qui ne sera mis en application qu’en 1974. Ce projet veut harmoniser les formations et les diplômes des différentes disciplines, en alignant tout sur le doctorat de troisième cycle en sciences. Mais cela suppose une première contrainte inadaptée aux SHS : en sciences, l’étudiant est encadré à l’intérieur d’une équipe de recherche, et mettre en œuvre ce cadre dans les autres disciplines nécessiterait des moyens humains considérables. Une autre contrainte suscite des résistances : celle de l’année intermédiaire, marquée par la délivrance d’un diplôme d’études approfondies (DEA) nécessaire pour la poursuite de la formation. Il est intéressant d’entendre l’écho entre les discussions qui ont eu lieu au moment de la mastérisation de l’EHESS (2005) et celles qui ont lieu au moment de la réforme du troisième cycle. Le DEA implique, et c’est un changement crucial, l’imposition aux collègues de cours contraints, qui rompent en partie avec la formation à la recherche par la recherche. En s’alignant sur les diplômes universitaires, la VIe Section, puis l’EHESS, perdraient leur vocation spécifique, seraient contraintes de se « disciplinariser » et de se normaliser. Voici comment le résume le rapport Barthes (je souligne la formulation barthésienne) : « Cette liberté humaine se double d’une liberté qu’il faut bien appeler idéologique : le travail scientifique qui se fait à l’intérieur de l’École est libéré de tout risque d’ingérence étatique – ingérence qui peut se produire ailleurs par le relais des programmes d’enseignement, des structures d’examen et par le poids même de la scolarité, générateur de sélection sociale. » Pourtant, le rapport manifeste un double bind, une injonction contradictoire : on ne veut pas de la réforme, mais on est probablement obligés d’y aller quand même, sous peine de disparaître ou de voir diminuer ses crédits, donc on rappelle les arguments pour lesquels on n’en voulait pas. Et on va finalement préconiser un certain nombre de dispositions qui nous permettront d’y aller sans perdre notre âme (ici une « scolarité légère, comportant une certaine mobilité »). C’est une structure qui – je le dis parce que je suis dans l’Université depuis plus de trente ans et que j’ai pu observer sa récurrence sur le temps long – pour chaque réforme produit la même rhétorique, et ici en particulier : veiller à ne pas caler les sciences humaines sur les sciences dures. Là, quelque chose me semble relever vraiment d’une réflexion très barthésienne. Si le troisième cycle Lettres et sciences humaines est calqué sur le modèle du troisième cycle Sciences, cette imitation est déjà une erreur. Il ne s’agit pas seulement de défendre, par esprit de corps, les droits des « humanités » ou des SHS, mais de défendre une diversité de modèles. Il y a des sciences : il n’y a plus la science avec un grand S, mais une « pluralisation des concepts épistémologiques fondamentaux ». Le rapport appelle bien de ses vœux en conclusion une « réflexion théorique sur la diversité, la pluralité des sciences, leurs connexions ». C’est le programme que Barthes énoncera trois ans plus tard dans sa leçon inaugurale du Collège de France7. Il est donc frappant que tout en portant un discours collectif, le texte fasse entendre un programme qui est certes un programme d’époque, parce que Barthes s’inscrit dans un programme épistémologique et discursif qui est celui de son époque, mais dans lequel on reconnaît bien aussi son langage.
Le second document est sans doute encore plus intéressant. Il s’agit d’un très long compte rendu, de 19 pages, d’une rencontre tenue à l’ancienne abbaye de Royaumont les 19 et 20 mai 1973, entre directeurs d’études, maître assistants, chefs de travaux de la VIe Section et qui réunit une cinquantaine de personnes. Celle-ci tente de rassembler différentes disciplines – que Barthes appelle différents « langages » – pour essayer des recoupements, voire préparer une politique scientifique commune. Le Goff, dans son texte sur « Barthes administrateur », exprime sa déception à l’égard de cette rencontre. La fin du rapport laisse aussi entendre aussi les raisons d’une déception de Barthes, sur laquelle je reviendrai. Mais il reste une trace vraiment intéressante de la manière dont l’École pouvait fonctionner « en collectif ». Et le rapport rend bien compte de cet esprit collectif dans la mesure où il attribue presque toujours telle ou telle idée à deux personnes au moins, en dehors de certains propos de Touraine, toutefois ventriloqué par Barthes. Donc les discussions s’ouvrent sur la question de la recherche, de ce qu’est un chercheur, et chacun, depuis son lieu, essaie de définir le mot « recherche ». Ainsi chercher, c’est « ordonner une matière », chercher, c’est « s’étonner », chercher, c’est « essayer de faire surgir un niveau inédit d’intelligibilité ». Pour Barthes, ou Touraine, la recherche elle-même est l’objet de la recherche. Puis des questions de « langage » et d’« écriture » sont posées, et là, les oppositions sont beaucoup plus radicales. Un certain nombre de participants, notamment les historiens des Annales de cette époque, par exemple André Burguière ou Denis Richet, s’agacent des références faites à ces questions de langage, de discours et d’écriture. Pour le mathématicien Barbut et l’historien Richet, les sciences humaines, et singulièrement l’histoire se définissent par une tension entre les « expressions » et les réalités « infra-expressionnelles ». Il ne faut pas occulter les secondes au profit des premières, demandent Burguière et Richet. Là, il y a un dissensus que Barthes reconnaît lui-même en tant que rédacteur du rapport (« certains voient un risque dans la pluralité des langages, la polysémie des vocabulaires, impliquées dans la pratique inter-disciplinaire » / « Certains des participants ont reçu comme un abus, source d’agacement, les références faites par quelques orateurs aux problèmes de “langage”, de “discours” et d’“écriture” »). D’autres grands thèmes sont abordés : celui de l’écoute et des publics, et puis – cela occupe une grande part des discussions – l’interdisciplinarité. Et ce qui m’a frappée, c’est que les réflexions sont ici très proches de celles que l’on peut faire aujourd’hui dans notre vie collective à l’EHESS : un refus de l’impérialisme des disciplines, tout comme de leur clôture, et puis l’idée que le problème de l’interdisciplinarité, c’est que chaque discipline traîne une idée périmée des autres (« les sociologues, par exemple, recourent trop souvent aux formes historicistes de la science historique », selon un propos attribué à Alain Touraine). Ces discussions sur l’interdisciplinarité débouchent enfin sur le sujet de l’enseignement de la recherche. Pour certains, Barthes encore, mais aussi Robert Castel, Jean-Claude Gardin, l’enseignement de la recherche doit développer chez l’étudiant la capacité d’interroger les pratiques intellectuelles institutionnalisées, et plus précisément l’opposition de la science et de l’idéologie. Là encore, on reconnaît le discours du temps.
Ma dernière remarque porte sur la nécessité mise en avant par plusieurs participants d’ouvrir l’École à l’extérieur en assumant sa marginalité. La recherche ne devrait pas rester à l’intérieur du savoir mais se déployer en direction des structures décentrées et « faire parler le monde du silence (jeunes, vieux, fous) de façon à faire apparaître la relation sociale de l’exclu à la société » : cette phrase est saisissante moins parce qu’elle met en branle le discours de l’analyse institutionnelle vulgarisé par Deleuze et Guattari à l’époque, mais parce qu’elle manifeste le point aveugle de toute cette circonstance institutionnelle. Je m’explique. Sur la cinquantaine de participants à la rencontre de Royaumont, il n’y a que deux femmes : Viviane Alleton et Annette Empéraire. Et lorsqu’il s’agit de s’ouvrir à d’autres publics, de faire du rôle de l’École celui d’une ouverture aux exclus, les femmes restent absentes. Ainsi la première exclusion, l’exclusion manifestement la plus massive, n’est pas perçue comme telle à ce moment-là : elle reste invisible. On s’interroge sur les vieux, les jeunes et les fous mais nullement sur les femmes.
Voilà mes réactions à ces deux documents. Mais je peux naturellement m’efforcer de répondre à d’autres questions.
Pierre-Antoine Fabre : Nous allons certainement revenir sur plusieurs points. Avant de donner la parole à Patrick Fridenson, je dois préciser un point important par rapport à ce que tu appelais l’esprit « collectif ». C’est le fait que le texte manquant de 1975 que tu évoques, c’est-à-dire le « programme scientifique » de mai 1975, entre le décret de création de l’EHESS, en janvier, et le début de ses enseignements, en novembre, est un texte que nous avons discuté dans le cadre de cet Atelier avec Roger Chartier et avec Jacques Revel. Le texte était considéré par le premier comme presque entièrement de l’écriture de Le Goff, et par le second comme portant à certains endroits la patte de Barthes. Mais à aucun moment le nom de Barthes n’a été donné comme un nom d’auteur dominant pour ce texte (sans nom d’auteur), et c’est même la raison pour laquelle on ne l’a pas inclus comme pièce d’archive pour cet entretien avec toi. Parce que pour nous, le corpus des textes les plus immédiatement attribués ou attribuables à Barthes, c’étaient les deux que nous avons proposés. C’est intéressant parce que l’attribution du texte de 1975 est en effet flottante, dans l’état actuel de l’archive. Mais tu as eu tout à fait raison de le faire revenir parce qu’en effet, il fait complètement série avec les deux autres textes.
Patrick Fridenson : Il est également possible qu’il y ait eu deux versions successives parce que dans nos entretiens récents, nous avons, par exemple, commenté un texte de Braudel dont il y avait des versions antérieures à celle qui nous a retenus… La plongée dans les archives ouvre le jeu des versions… Vous avez peut-être eu la chance d’avoir une version antérieure à ce texte non signé.
Tiphaine Samoyault : Comme je vous le disais en commençant, certains attribuent ce texte à Barthes. C’est notamment le cas d’Hessam Noghrehchi dans sa thèse sur Barthes, l’histoire, les historiens, qui en fait le « testament » de Barthes pour l’EHESS qu’il allait quitter. Il lit ce document non, comme vous, à partir du fonds Louis Velay qui se trouve aux Archives de l’EHESS, mais à partir du Fonds de la présidence Jacques Le Goff des Archives Nationales où il faudrait vérifier que le même document ne comporte pas une mention manuscrite attribuant à Barthes la paternité du programme. Ce qui est certain, c’est que le « Projet d’orientation scientifique sur cinq ans », présenté à Jean-Pierre Soisson en 1974 et qui peut être lu comme préparant le « Projet de programme scientifique » de mai 1975, porte la marque des préoccupations barthésiennes et de sa langue (« notre conclusion ne sera pas rhétorique, mais si l’on permet ce mot, dialectique : nous pensons en effet que le Programme Scientifique, établi d’une façon ferme et réfléchie, doit comprendre statutairement une partie hors-programme » : les italiques, l’épanorthose8, la notion de « hors-programme », tout cela est assez typique). Donc je serais plutôt de l’avis de Jacques Revel qui reconnaît aussi la « patte » de Barthes dans le document de 1975. Mais à sa relecture, j’ai constaté aussi que beaucoup de formulations lui étaient étrangères, et les paragraphes concernant les axes et les projets ne peuvent à coup sûr être de lui. Il s’agit certainement d’un texte qui « colle » ensemble plusieurs documents : des passages du « projet d’orientation » de 1974 auquel on sait que Barthes a mis la main, et d’autres comptes rendus de projets élaborés ultérieurement, à une époque où Barthes commence à prendre ses distances avec l’École – il démissionne officiellement de son poste de secrétaire du bureau en mai 1975. Mais il faudrait vraiment confronter la version qui se trouve dans le Fonds Velay avec la version du Fonds de la présidence Jacques Le Goff aux AN.
Pierre-Antoine Fabre : Je voudrais venir à un autre point, qui ne nous éloignera pas de l’imbrication de ces différents textes « fondateurs ». Tu as immédiatement indiqué, dans ton intervention, que le cœur du problème, ou de la solution, c’était la relation entre Barthes et les historiens. Or ce qui était très frappant dans la conversation que nous avons eue avec deux historiens, Roger Chartier et Jacques Revel, c’est qu’ils s’étonnaient beaucoup de l’absence ou à tout le moins de la marginalité de l’histoire dans les deux textes, de Braudel en 1958, puis de ou autour de Le Goff en 1975. Avec toutes sortes de supputations sur les mobiles de ce retrait, en particulier par rapport à un texte, celui de 1975, qui était manifestement accordé à une fonction politique, en mettant en avant la possibilité pour l’École d’être experte sur les grands terrains de la sociologie et de l’économie politique française contemporaine. Mais avec une exception, en 1975, qui concernait… les Annales, précisément. Et l’histoire des Annales, comme si finalement les Annales recueillaient l’ancrage historien de l’École... Cela irait dans le sens d’une « auctorialité » barthésienne !
Tiphaine Samopyault : Oui, encore une fois, ce texte est probablement un collage de plusieurs voix. Le premier paragraphe évoquant l’histoire de l’École est très probablement de Barthes. On y retrouve le « si l’on peut dire » caractéristique, ainsi que l’idée de « figure » : « l’École ne s’oppose pas, elle pose sa différence. » D’autres paragraphes (notamment celui de la fin de la page 5 sur « l’allure scientifique de l’École ») portent la marque du style de Barthes, avec la figure de l’épanorthose ou correction (des formules comme « ou plutôt »). Mais, comme je le disais, d’autres passages ne sont pas du tout de son fait. J’ai lu dans votre entretien avec Roger Chartier que celui-ci attribuait le projet entièrement à Le Goff. Il est aussi possible qu’il y ait eu contamination des « styles administratifs » de Barthes et de Le Goff au cours des longs mois de travail ensemble. Toujours dans son article sur « Barthes administrateur », Le Goff souligne la façon dont, lors des réunions au ministère, Barthes pouvait créer des effets de surprise tout à fait bénéfiques par le style de ses interventions : « parfois ils le regardaient silencieusement et un ange passait. Plus souvent, il trouva le mot, l’expression qui débloqua la situation et créa – poétiquement – un progrès, un accord9. » D’une manière générale, Barthes « nous donnait le bonheur de dramatiser la paperasse », écrit encore Le Goff dans ce texte hommage.
La marginalisation de l’histoire et des historiens est très frappante dans le compte rendu de Royaumont, mais beaucoup moins dans le « projet de programme scientifique de l’EHESS » de 1975, qui affirme que la centralité de l’Histoire est un des traits distinctifs de l’institution, écoutez plutôt : « elle pose sa différence, non par esprit de singularité mais parce que cette différence lui vient de l’Histoire elle-même. » Et, plus bas : « Par son origine, l’École dans la plupart de ses disciplines, a pu maintenir un contact étroit avec l’Histoire ; et l’Histoire, mobilisée au siècle dernier comme source de l’identité nationale, est devenue aujourd’hui par le travail même de nos historiens une école d’altérité : elle apprend à voir l’autre dans le même, elle contribue à ébranler ce qu’on pourrait appeler l’égocentrisme des sciences humaines. » On ne peut pas mieux dire que cette différence est attribuée à la discipline historique : c’est comme un retour de bâton des conclusions de la rencontre de Royaumont qui pose que l’histoire ne doit pas être « une science impérialiste » et qui l’évacue des débats.
Patrick Fridenson : Je vais, pour ce qui me concerne, revenir sur le texte de 1972. Nous sommes revenus dans notre entretien avec Jacques Revel sur une structure de formation que la VIe Section avait construite, antérieure au DEA, qui s’appelait l’EPRASS, ou enseignement préparatoire à la recherche en sciences sociales10. On trouve une trace de cette structure à l’intérieur de ce qui a été à l’origine le CECMAS11, autour de 1967. L’EPRASS a eu un effet d’entraînement extrêmement fort parce qu’elle a rendu l’École d’alors attractive pour toutes sortes de jeunes femmes et de jeunes hommes qui sont allés suivre ces formations, qui avaient une fonction tout à fait analogue à celle que Barthes décrit, et on reste extraordinairement surpris qu’il n’en dise rien. Et ceci d’autant plus que c’était aussi signifier une mise en mouvement de la VIe Section dès avant 1968. Avez-vous des éléments qui permettent de faire des hypothèses sur ce silence ?
Tiphaine Samoyault : Barthes ayant été à l’origine de la création du CECMAS en a forcément suivi les initiatives et les développements à l’époque. Mais l’hypothèse que je ferais, c’est qu’une fois au bureau de l’Institution aux côtés de Jacques Le Goff, il n’avance pas avec sa propre expérience mais doit prendre en compte l’ensemble des voix qui se font entendre. Le rapport de 1972 essaie de se faire l’écho d’une discussion collective et de trouver une position commune, dans un débat assez houleux, avec des prises de parti très différentes, dont certaines franchement hostiles au troisième cycle avec la contrainte très forte liée à la scolarité de DEA : un système de cours, de formation, qui jouerait le jeu de l’Université et qui priverait l’EHESS de sa spécificité. Mais c’est vrai qu’il est étrange que le rapport ne mentionne par l’EPRASS comme modèle de formation alternative réussie, qui pourrait servir de modèle au DEA de la réforme du troisième cycle. En parlant de la crainte du « moule unique » du DEA, il semble que ces propositions alternatives, loin de pouvoir fournir des modèles, soient menacées par le projet de réforme. Je trouve que le document est très attentif à ne fâcher personne : ni, en interne, ceux qui sont hostiles à la réforme, ni au niveau du ministère, ceux qui veulent la mettre en place.
Patrick Fridenson : Je peux faire moi-même une seule hypothèse, en vous écoutant, c’est que dans la variété des disciplines que vous avez fortement relevée, ou des « langages », comme vous l’avez aussi repris, certaines disciplines qui n’étaient pas de ce dispositif n’ont pas souhaité que ce soit mentionné.
Tiphaine Samoyault : J’ai l’impression que c’est l’hypothèse la plus probable.
Patrick Fridenson : Il y a un autre trait à souligner dans le rapport de 1972. On y apprend – ce dont je n’étais personnellement pas sûr, les archives sont précieuses là aussi – que notre future École a délivré le doctorat de troisième cycle dès 1958, ce qui n’apparaissait guère dans la « littérature » sur l’histoire de l’École. À Royaumont, on évoque surtout le Diplôme de l’École, lequel n’a qu’une valeur toute relative à l’époque, et encore plus relative aujourd’hui. La délivrance du doctorat est présentée très légèrement. Cela dit bien l’esprit de l’époque. La réforme du DEA entre en vigueur en 1974. Le doctorat de troisième cycle lui-même est réformé à cette occasion. En 1972, donc, ces textes sont déjà en discussion. Et, ce qui rejoint le rapport de Barthes, c’est que ces textes, tels qu’ils sont en 1974 et tels qu’ils sont discutés à partir d’au moins 1972, sont exactement ce que Barthes en dit. C’est-à-dire des écrits très uniformisateurs, très tâtillons, visant un contrôle ministériel étroit. C’est d’ailleurs moins un alignement sur les sciences que l’influence des juristes et des économistes qui dominent le cabinet du ministre de l’époque, Jean-Claude Casanova et les directeurs de l’enseignement supérieur en général. Mais ce qui rend les choses malgré tout surprenantes, au-delà de ce que vous avez dit sur la rhétorique habituelle des universitaires à propos des réformes, c’est que nos collègues voient aussi peu le sens de la proposition d’une formation. Quelles sont vos réflexions sur ce point ?
Tiphaine Samoyault : Le rapport indique bien qu’on ne peut pas se priver de jeunes chercheurs et donc, de leur formation en amont. Il le dit même très clairement. Le troisième cycle assure à l’École un contact vivant renouvelé d’année en année avec des étudiants qui sont à ses yeux des chercheurs virtuels. Parmi ces étudiants que l’École peut accueillir, les plus doués sont appelés à devenir plus tard membres de la Section. Mais le rapport se fait légèrement élitiste lorsqu’il parle de « cadres moyens » de la recherche, bien que ce soit pour déplorer l’uniformisation des formations. Du côté de l’École, la liberté et la créativité ; du côté de l’Université, « un modèle facultaire étroit ».
Patrick Fridenson : D’accord, mais comme je l’ai rappelé, le DEA est institué en 1974. L’École va en être très rapidement bénéficiaire, sauf en économie où le projet est rejeté, dans des termes proprement insultants. Mais Sciences Po obtient dans le même mouvement le doctorat d’État, que l’École n’obtiendra pas ; elle n’obtiendra l’HDR que beaucoup plus tard, en 1985. Donc avez-vous quelque mention de l’ombre de Sciences Po sur l’École à cette époque ?
Tiphaine Samoyault : Pas du tout, mais je ne suis pas spécialiste des institutions de cette époque. Je n’en ai qu’une connaissance très partielle. J’ai moi-même une question en retour sur le doctorat dit « nouveau régime ». Si l’École n’a pas accès au doctorat d’État, le doctorat nouveau régime, dont la mise en place est immédiatement postérieure à la réforme du troisième cycle, est tout de même un avantage pour l’institution, n’est-ce pas ?
Patrick Fridenson : Le doctorat nouveau régime est créé par la loi Savary sur l’enseignement supérieur du 26 janvier 1984 et l’arrêté d’application aux grands établissements (dont l’École), aux écoles d’ingénieurs et à HEC est pris le 27 juin 1985.
Pierre-Antoine Fabre : Il serait intéressant quand même – les archives administratives de l’École devraient pouvoir y aider – de savoir, dans les années 1980, le nombre d’étudiants venus à l’école pour faire un DEA ou pour un doctorat nouveau régime, DEA obtenu ailleurs.
Patrick Fridenson : Oui, c’est à savoir ! Mais je me demande s’il n’y a pas une question à se poser sur le DEA tel qu’il apparaît dans le rapport Barthes de 1972. L’expérience que j’en ai personnellement pour le domaine de l’histoire économique a été celle d’une grande souplesse, plus proche de l’EPRASS, pour revenir à lui, que d’un DEA fait de contraintes. Mais par rapport au problème que soulevait Pierre-Antoine, il ne faut pas perdre de vue des concurrences très fortes – entre Paris I, Paris IV, Nanterre et l’École dans le champ de l’histoire – qui incitaient à attirer les futurs doctorants dès le DEA. On sait d’ailleurs aussi que, dès cette époque, un certain nombre d’étudiants quittent l’Université après leur DEA. En revanche, je suis perplexe sur l’argument, signalé par Barthes, d’un renforcement des inégalités économiques du fait de la Réforme du troisième cycle : c’est évoquer un DEA scolairement contraignant qui est plutôt un épouvantail qu’une réalité. Il n’y a qu’à se souvenir de l’accueil des étudiants-salariés, à Vincennes puis à Saint-Denis.
Tiphaine Samoyault : Oui, il me semble qu’ici l’argument est un peu mécanique. Je crois que la perspective d’un enseignement contraignant, organisé sur la base de maquettes identiques pour tous les établissements, rebutait la plupart des chercheurs de l’École et que tous les arguments étaient mobilisés pour en montrer les inconvénients. L’argument selon lequel faire une thèse d’État serait moins coûteux en termes économique et psychologique que de faire un doctorat de troisième cycle est du même acabit.
Pierre-Antoine Fabre : Je voudrais revenir sur un autre aspect de nos documents. Ce qui est finalement paradoxal, c’est le fait que Barthes – et de ce point de vue, il est très à sa place dans ce chapitre sur « L’École avant l’École » –, soit un acteur de l’encore future École jusqu’en 1975, jusqu’à sa transformation en École des hautes études en sciences sociales. De ce point de vue-là, tu as un petit passage dans ta biographie de Barthes qui m’a laissé perplexe. Tu écris que lorsque Le Goff sollicite Barthes pour faire partie d’un petit groupe de cinq personnes chargées de penser un avenir pour la VIe Section, à la suite du départ en retraite de Fernand Braudel, c’est en toute conscience, mais sans penser que Barthes aurait le temps de la charge d’une intendance quotidienne12. Et dans l’hommage qu’il rend aux qualités de Barthes administrateur, tu as cité l’article tout à l’heure, Jacques Le Goff fait part au contraire, comme tu l’as rappelé, du scrupule que celui-ci a manifesté en s’acquittant des dossiers les plus fastidieux ou les plus modestes.
Tiphaine Samoyault : Oui, Le Goff manifeste sa surprise et sa reconnaissance, car il est touché qu’un intellectuel d’une telle envergure et à ce moment-là d’un tel rayonnement, prenne soin de tâches parfois rebutantes et sans éclat, auxquelles beaucoup de collègues répugnent et face auxquelles ils se défilent au nom de la Recherche. Le temps passé aux réunions, à la rédaction de ces rapports parfois copieux, est un temps qui n’est pas passé à autre chose. Il faut d’ailleurs reconnaître que si Le Goff avait trouvé ce dévouement naturel, il n’aurait pas pris la peine d’écrire cet hommage – « Barthes administrateur » – qui, au fond, témoigne de son admiration pour un aspect de la personnalité de Barthes bien moins connu que d’autres.
Pierre-Antoine Fabre : Mais comment comprendre qu’après avoir participé à la création de l’EHESS, il démissionne du bureau ? Qu’est-ce qui se joue là ?
Tiphaine Samoyault : Tout simplement parce qu’il est requis par son élection prochaine au Collège de France. Les tractations commencent dès le printemps 1974, grâce à Le Goff justement, qui prépare le terrain auprès des historiens du Collège, Georges Duby et Emmanuel Le Roy Ladurie. Au printemps 1975, c’est le début de la campagne proprement dite, particulièrement chronophage. C’est la raison de sa démission du bureau en mai. L’élection aura lieu en novembre et sera officialisée en mars 1976.
Pierre-Antoine Fabre : Je pose la question parce, que tout à l’heure, tu faisais état d’une certaine déception que tu percevais à la fin du compte-rendu Royaumont.
Tiphaine Samoyault : Oui, il y a le sentiment, à la fin du rapport, que la pluralité qui cherchait à se dire était restée finalement occultée ; il y a aussi le rejet partiel d’une attention aux écritures et aux langages. En concédant cette conclusion critique, Barthes met finalement au jour sa propre différence. Et cette différence m’intéresse rétrospectivement aujourd’hui : dans les rencontres de Royaumont en 1972 – ne préjugeons pas de celles qui devraient avoir lieu du 17 au 19 mai 2026 ! – pas de collègues du CNRS, pas d’ingénieurs, pas de doctorantes ou de doctorants, presque pas de femmes… J’ai parfois le sentiment, venant d’ailleurs, que nous ne sommes pas tout à fait sortis de cette École-là, qui définit un certain entre-soi et c’est peut-être cette déception que je projette sur la fin du rapport de Barthes… Reste que Barthes est présent, qu’il participe aux débats par des interventions nombreuses et qu’il rédige le compte rendu. D’autres participants manifestent leur différence en se taisant de bout en bout. Le compte rendu thématique et prospectif, s’il fait entendre des tensions, est aussi marqué par des silences : Bourdieu, Furet, Le Roy Ladurie semblent ne jamais prendre la parole par exemple. Leurs noms n’apparaissent jamais dans le CR alors qu’ils font bien partie de la liste des participants versée en annexe. Il semble que Le Goff, présent lui aussi bien entendu, ait choisi de laisser parler ses collègues et, en tant que président, de ne pas intervenir.
Patrick Fridenson : Je reprends la question posée par Pierre-Antoine. Barthes élu au Collège dit-il adieu à l’École ?
Tiphaine Samoyault : Oui, complètement13, même si dans son premier séminaire, le 12 janvier 1977, il dit enchaîner sur l’année précédente et déclare à son public : « “Donc je disais” : en assumant ce mot ici, je voudrais indiquer que pour moi il n’y a pas de discontinuité entre l’École et le Collège (drôles d’abréviations !)14. » Il essaie du reste de transposer son enseignement à l’École au Collège de France. Mais il n’y parvient pas et il évoque avec nostalgie les séminaires de la VIe Section au regard du séminaire « cirque » du Collège. Rien ne remplacera jamais pour lui la liberté connue dans ses premières années à la VIe Section et dont il rend compte dans un fragment inédit du Roland Barthes par Roland Barthes intitulé précisément « L’École » et qu’il rédige en juillet 1974, soit deux mois après avoir démissionné du bureau : « Comment peut-on être heureux dans une institution (qui est un petit morceau d’État) ? Je l’ai été (et le suis) à l’École des hautes études. Cette école (du moins jusqu’ici) a été la ruse de l’Histoire, la maille du filet, un produit aberrant de la liberté ; j’ai toujours eu l’impression d’appartenir, non à une institution, à un appareil (fût-il de recherche), mais plutôt à une société d’esprits libres (étudiants et enseignants mêlés), à ce qu’en eût appelé au XVIIIe siècle une académie (de savoir et de langage)15. » C’est cette liberté qu’il voit menacée par l’ingérence du ministère, des programmes et des réformes : « ce qui est en somme le champ libre d’un savoir-vivre intellectuel périra si, dans la société elle-même, l’État ne parvient pas à se pluraliser. »
Pierre-Antoine Fabre : J’avais encore une autre question, du côté de la critique textuelle. Dans le rapport sur le troisième cycle, Barthes annonce, dans l’avant-dernier paragraphe, les activités spécifiques de l’école, séminaires, centres, publications. Les activités spécifiques de l’école doivent être non seulement défendues, mais accentuées, développées, dynamisées, mobilisées. Cette question, signale-t-il, est en rapport avec « l’inventaire général prévu ». Je me suis perdu en conjectures sur cet « inventaire », parce que dans la rencontre de Royaumont, il y a aussi un inventaire, il y en a même deux, dont l’un, très intéressant et qui reste encore à faire, concerne « les débouchés qui s’offrent aux étudiants de l’École » (p. 16), tandis que l’autre porte sur un « inventaire des malaises, plus que des solutions » (p. 14) : en particulier le caractère hétérogène des auditoires. Je suis resté flottant sur cette reprise du même mot d’« inventaire » dans des contextes assez différents et par rapport à quel « inventaire général » ?
Patrick Fridenson : Je flotte tout autant. Mais la question de Pierre-Antoine est pertinente en ce sens que les termes de Barthes sont tous des termes choisis : est-ce, dans le texte de 1972, la reprise d’un terme ministériel ? Ou alors est-ce le même terme et qui ferait alors partie de l’« idiolecte » ?
Tiphaine Samoyault : Voyez la page 4 du rapport de 1972 : l’inventaire « général » restera un problème « général » à aborder. La répétition de l’adjectif indique bien que « l’inventaire général » est un syntagme figé, extérieur dans le discours. Cet inventaire est-il demandé au niveau de la direction de l’École ou au niveau du Ministère ? Il est possible que ce soit une recension de toute l’offre de formation et des modalités d’enseignement en vue d’appliquer la réforme du troisième cycle et la mise en place du DEA. Pour moi, l’emploi de ce mot ici n’est pas lié à celui du texte de 1973. Il y a là deux types d’inventaires qui s’opposent, le premier enjoint, le second souhaité – tout cela à l’image de ces différents textes, à la limite de ces deux déterminations. Pour revenir au texte de 1973, ce qui m’a vraiment intéressée dans ce texte, c’est la manière dont le conflit est raconté avec une certaine bienveillance. C’est un texte qui choisit de faire exister le collectif. Il y a mésentente, plus que différend. La mésentente existe plus entre des disciplines qu’entre des individus, semble-t-il. Mais je trouve assez extraordinaire la manière dont est mise en scène, sans scène justement, sans excessive théâtralité du conflit, cette mésentente. On a l’impression d’y être !
Pierre-Antoine Fabre : Oui, tu as raison sur le différend. Il y a aussi le point de vue a-disciplinaire, que portent plusieurs (Devereux, Annette Emperaire, Rabenoro, Richet) et qui n’est pas le frottement des arêtes disciplinaires sur lequel Jacques Revel insistera beaucoup plus tard, sous sa propre présidence. Raymond Aron a une formule tout à fait conciliatrice : la tâche de l’École n’est pas l’institutionnalisation de l’interdisciplinaire, mais sa problématisation. C’est une phrase consensuelle. Il y a presque un consensus institutionnel de la mésentente. C’est une parole assez apaisée, en 1973, par rapport à d’autres mises en scène de la parole de cette époque qui le sont beaucoup moins.
Patrick Fridenson : Oui, oui, tout à fait. Et qu’on retrouvera à Montrouge, à Marseille, en 1986-1987, sous la présidence de Marc Augé, si ma mémoire ne me fait pas défaut, où nous sommes allés en masse16. Et cela représentait du temps, et un budget considérable. C’est donc une institution qui a, pour le dire ainsi, besoin de se rassembler, même si c’est pour constater des mésententes. En 1986-1987, il n’y avait pas d’ordre du jour. Chacun venait avec des propositions sur ce que pouvait devenir soit l’École dans son ensemble, soit un domaine d’activité de l’École. Et il est très clair que même si Marc Augé n’était pas encore à l’École à ce moment-là, il a calqué Montrouge et Marseille sur Royaumont 1973.
Tiphaine Samoyault : Y a-t-il eu un rapport pour le rassemblement Montrouge-Marseille ?
Patrick Fridenson : Pas de rapport au sens de celui que nous avons pour Royaumont. Mais il y a une collection de textes en libre accès à l’Humathèque du Campus Condorcet.
Notes
1
Voir dans ce même Atelier « Une histoire : l’Ecole des hautes études en sciences sociales », les entretiens avec Roger Chartier et Jacques Revel.
2
Il s’agit de « Histoire et sociologie du vêtement, quelques observations méthodologiques », Annales, juillet-septembre 1957, dans Roland Barthes, Œuvres complètes, t. I, Éric Marty éd., Paris, Le Seuil, 2002, p. 892-906 ; « Pour une sociologie du vêtement, Annales ESC, mars-avril, 1960, ibid., p. 1019-1024 ; « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », Annales ESC, septembre-octobre 1961, ibid., p. 1104-1115. L’article « Histoire et Littérature : à propos de Racine », Annales ESC, mai-juin 1960, constituera ensuite le troisième et dernier chapitre de Sur Racine, sous le titre « Histoire ou littérature ? » (Paris, Le Seuil, 1962 ; Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 175-194. La thèse d’Hessam Noghrehchi sur Barthes, l'histoire et les historiens fait un point très intéressant sur le rapport de Barthes aux Annales : il avait consulté les archives de l’EHESS et notamment ce rapport des rencontres de Royaumont qui nous occupe, ainsi que plusieurs fonds qui se trouvent aux Archives nationales (thèse de littérature comparée sous la dir. de Tiphaine Samoyault, soutenue à l’Université Sorbonne nouvelle en novembre 2017).
3
« Note sur la fondation du Centre d’études des communications de masse (le CECMAS) », Annales ESC, septembre-octobre 1961, in Roland Barthes, Œuvres complètes, t. I, Éric Marty éd., Paris, Le Seuil, 2002, p. 1102-1103.
4
Le CECMAS, Centre d’études des communications de masse à l’EPHE, a été créé par Georges Friedmann en 1959, en compagnie d’Edgar Morin, de Roland Barthes, de Paul Lazarsfeld et Violette Morin. Outre la « Note » publiée dans les Annales, voir Violette Morin, « À Georges Friedmann », Communications, n° 28, 1978, p. 1-4.
5
Comme l’écrit Cécile Dumont dans un article majeur pour comprendre les évolutions disciplinaires et institutionnelles de la VIe section de l’EPEHE avant qu’elle ne devienne EHESS : « Tout en étant le DE le plus proche des espaces littéraires, Barthes ne propose pas au départ de séminaire consacré à la littérature. Jusqu’à la fin des années 1960, on ne fait d’ailleurs pas appel à lui spécialement pour des mémoires ou des thèses portant spécifiquement sur la littérature. » Lucile Dumont, « De la sociologie aux théories littéraires. Ancrages disciplinaires de la littérature à la VIe section de l’EPHE (1956-1975) », Biens symboliques, n° 3, 2018. https://journals.openedition.org/bssg/287
6
Jacques Le Goff, « Barthes administrateur », Communications, n° 36, 1982, p. 43-48, p. 46.
7
Roland Barthes, Leçon [1977], in Roland Barthes, Œuvres complètes, t. I, Éric Marty éd., Paris, Le Seuil, 2002, p. 429-446.
8
Figure rhétorique d’autocorrection d’une affirmation, introduite par des formules comme « ou plutôt ».
9
Jacques Le Goff, « Barthes administrateur », Communications, n° 36, 1982, p. 47.
10
L’EPRASS, « créé par l’entourage de Braudel à la VIe section de l’EPHE. Le but était de former des chercheurs dans quatre disciplines, au choix : sociologie, anthropologie, linguistique ou psychologie […] On entrait quasiment sur concours et on se retrouvait à quinze durant deux ans avec un enseignement très pointu de formation à la recherche. L’EPRASS délivrait un DEA — diplôme d’études approfondies —, un des tout premiers en sciences humaines » (Claude Macherel, in Suzanne Chappaz-Wirthner et Grégoire Mayor, « Présentation du dossier “Échos et reflets alpestres : regards ethnologiques sur le Valais” », ethnographiques.org, 18 juin 2009). Sur l’EPRASS, voir aussi Activités du Centre d'Études des Communications de Masse en 1967-1968, Communications, n° 12, 1968.
11
« Note sur la fondation du Centre d’études des communications de masse (le CECMAS) », Annales ESC, septembre-octobre 1961, in Roland Barthes, Œuvres complètes, t. I, Éric Marty éd., Paris, Le Seuil, 2002, p. 1102-1103, note 3.
12
Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2014, p. 605.
13
Il faut sans doute préciser ici que la coutume de la réélection à l’École au titre de cumulant, d’un directeur d’études élu au Collège de France n’existait pas encore, pas plus que le titre de directeur d’études cumulant (DEC) lui-même, qui ne sera introduit que plus tard. En vérité, la VIe section de l’EPHE n’était constituée pour l’essentiel que de cumulants attachés par ailleurs à d’autres chaires.
14
Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Claude Coste éd., Paris, Le Seuil/ IMEC, 2002, p. 187.
15
Roland Barthes, Le Lexique de l’auteur, séminaire à l’École pratique des hautes études, 1973-1974, suivi de Fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, Anne Herschberg Pierrot éd., Paris, Le Seuil, 2010, p. 276-277.
16
Ou à Toulouse, sur l’anthropologie du contemporain, à la toute fin du mandat de Marc Augé en 1994.