Rodolfo Walsh (1927-1977), écrivain argentin.
Le « récit enquête » s’est imposé auprès du public depuis une vingtaine d’années et suscite également l’intérêt des spécialistes en sciences humaines et sociales. Correspondant aujourd’hui à une vaste production artistique internationale, fictionnelle et non fictionnelle, ce mode narratif peut être ainsi décrit : un récit qui adopte la forme de l’enquête, souvent fait à la première personne du singulier, qui incorpore des documents, des archives, des données historiques, et d’autres matériaux inscrivant le référentiel, parfois sous leur forme matérielle brute, parmi lesquels certains engagent des documents, mais d’autres proposent une fiction d’incorporation de documents, ou de documents fictionnels. Considéré comme un retour du réel dans le monde de la représentation, le phénomène comprend des productions de la culture de masses comme les reality shows, mais aussi des expressions avancées de l’art contemporain, tout comme des genres « mineurs » tels que le documentaire, le témoignage ou l’autobiographie. Lorsqu’il porte sur des événements de l’histoire récente, en particulier la Seconde Guerre mondiale et l’extermination des juifs, il a pu donner lieu à des polémiques : se projette alors sur le récit l’exigence de présenter les sources en accord avec les acquis récents des sciences humaines et sociales, sans y introduire des éléments de fiction pouvant créer un doute à propos de leur caractère véridique. Le courant entretient des liens avec ce qui a été décrit dans le domaine des arts comme un tournant « documentaire », « archivistique »1 ou « ethnographique »2. Ajoutons que le recours à l’enquête positionne souvent le récit entre fiction et non fiction, brouillant les frontières entre les deux – malgré l’orientation proposée par le contexte éditorial, dont certains éléments définissent clairement le texte comme fiction ou comme document historique.
Le « récit enquête » relève d’une catégorie de textes que j’appellerai « récits hybrides », qui, tout en étant large et imprécise, permet d’englober cette vaste production, et, éventuellement, ouvre la possibilité de penser la typologie qu’elle recouvre. Des chercheurs qui se sont aussi penchés sur la question ont proposé d’autres termes : « littérature factuelle » (G. Genette, J.-L. Jeannelle)3, « œuvres-document » (J. Bessière)4, « récit documentaire » (L. Ruffel)5, « factographies » (M.-J. Zenetti)6, « roman sans fiction » (J. Cercas, J. Volpi)7, « réalitéfiction » (J. Ludmer)8, « réalisme documentaire » (ou « tournant documentaire », pour Nash), « docufiction » (expression employée le plus souvent dans les media), « non fiction » (terme utilisé de façon générique, qui renvoie à la tradition nord-américaine et notamment à Truman Capote)9, « littérature d’investigation » (F. Coste)10, « enquête » (L. Demanze 2019)11.
Utilisés pour décrire le « récit enquête », ces termes me semblent désigner des sous-catégories de ce que j’appelle le « récit hybride », car, dans chaque cas, les traits saillants diffèrent, notamment en ce qui concerne le mode narratif adopté et le traitement des éléments référentiels (archives, textes, photographies, récit historique…). Le privilège accordé au terme de « récit hybride » répond à un objectif descriptif : les modes narratifs sur lesquels se construisent ces textes viennent de traditions discursives (littéraires et autres) distinctes et variées, que le lecteur peut, en général reconnaître, et dont il arrive à identifier au moins une partie. Le caractère hétérogène du mode narratif n’échappe donc pas aux récepteurs ; il constitue même une des raisons du succès de ces récits12, parmi lesquels certains produisent un « effet d’enquête », un « effet document » ou un « effet d’historiographie ». On s’intéressera ici au « récit enquête » dans sa spécificité, tout en considérant qu’il relève de cet ensemble plus vaste de productions artistiques qui cherche à créer un effet de réel, dans ce cas, au moyen d’un mode narratif spécifique : l’enquête.
L’enquête est-elle un genre ?
L’enquête, on ne l’a que trop rappelé, ne concerne pas exclusivement un mode de production artistique, ni une discipline, bien qu’en France les débats aient souligné sa composante historiographique13 : elle s’inscrit aussi dans la tradition de l’investigation policière et journalistique, historique, juridique, familiale, généalogique et scientifique. Les récits faisant appel à ce mode narratif se projettent ainsi contre des traditions d’écriture différentes, trop nombreuses pour être toutes considérées ici. Néanmoins, de nombreuses lectures enthousiastes de « récits enquête » reposent sur le préjugé que son adoption implique, et présuppose, une idéologie progressiste, démocratique, ainsi qu’une adhésion à la véracité historique, parce que les textes empruntent souvent des procédés caractéristiques de l’enquête historiographique moderne. Emmanuel Bouju dans La Transcription de l’histoire dans le roman européen avait déjà proposé l’idée qu’à l’historiographie s’exposant comme écriture et explorant des territoires a priori réservés au champ littéraire, répond la façon dont la littérature historique contemporaine mime la scène historiographique, donnant à voir la résurrection du passé comme une enquête mobilisant la collecte de témoignages, les archives et la critique des sources14. Un mimétisme qui peut relever de la fiction, ou produire l’effet de se trouver face à un texte non fictionnel.
Car si l’enquête est une méthode, elle est aussi un discours composé de procédés verbaux et narratifs, qui doit être analysé comme tel. Aujourd’hui, le choix du mode de l’enquête semble garantir un certain succès (éditorial et public), la structure attirant par elle-même les lecteurs et la critique. Un enthousiasme inédit qui, comme le rappellent une série de chercheurs parmi lesquels Agnès Delage15 et Marie-Jeanne Zenetti16, vient en partie du fait que le « récit enquête » apparait comme une nouveauté originale et, peut-on ajouter, comme une garantie de vérité : comme si le « roman sans fiction », c’est-à-dire un roman qui se présente comme un roman sans fiction (puisqu’aujourd’hui la formalisation de ses traits permet une mimesis du genre) apportait une vérité historique ignorée, non rendue par l’histoire, que l’histoire ne parvient pas à dire, ou n’arrive pas à transmettre au grand public.
On peut revenir, en ce sens, à la lecture faite par Annette Wieviorka de l’œuvre de Javier Cercas. Pour l’historienne, la fiction d’archive réunit trois conditions : la quête de vérité historique, l’engagement politique démocratique, et l’éthique de l’écriture de l’enquête comme forme de justice littéraire17. Curieusement, pour Patrick Boucheron, le « roman sans fiction », est celui qui ne doit renoncer à rien, et parvient à totaliser la diction historique18, bien qu’il ne problématise pas ce « rien » auquel la fiction peut se permettre de ne pas renoncer alors que la discipline historique est obligée de le faire. Certains historiens semblent donc présupposer que l’adoption du mode narratif de l’enquête, en particulier lorsqu’elle adopte des protocoles d’écriture de leur discipline, repose sur ses acquis scientifiques, oubliant que ce type de récit peut être également mis au service d’une falsification, alors que d’autres ne perçoivent que les éventuels dangers d’une fictionnalisation d’événements historiques. Signalons encore que les débats que ce mode narratif a provoqué en France impliquent aussi la question du positionnement institutionnel de la recherche scientifique, en raison de l’inscription de certains de ces historiens dans des réseaux prestigieux – avant ou après ces débats, car la participation à ces polémiques a positionné certains sur le devant de la scène19. On ne peut que constater que la « forme narrative enquête » demeure teintée d’aventure romanesque, et suscite l’envie de devenir le protagoniste d’une investigation qui nous engage en tant qu’acteurs.
Bien que n’ayant pas été inventé récemment, ce mode narratif a pris de l’essor au XXe et au XXIe siècles, au point d’être considéré comme une forme emblématique de notre époque20. Récemment Pascal Engel a mis en valeur le rapport de l’enquête au savoir dans la tradition philosophique, soulignant la confusion, au sein des théories pragmatistes, entre enquête et savoir, qui éclaire la réception dont le « récit-enquête » est aujourd’hui l’objet21. L’historien Dominique Kalifa a proposé une éclairante analyse du paradigme de l’enquête, dont il étudie le développement au XIXe siècle, qui déclenche une poussée investigatrice et modèle les discours, les imaginaires et les pratiques, s’apparentant à un véritable paradigme épistémologique qu’il appelle, à la suite de Carlo Ginzburg, « paradigme inquisitorial »22. Dans cette lignée, Luc Boltanski avait souligné les enjeux de la mise en place de l’enquête au XIXe siècle, au croisement du récit policier et d’espionnage, de la théorie du complot, et de la mise en place de la psychiatrie et la sociologie23.
Au XXe siècle, c’est en partie dans le cadre du récit des situations de l’extrême que s’est développé le « récit-enquête », héritant de deux traditions principales : celle du témoignage telle qu’elle se définit en Europe à partir du début du XXe siècle, et celle de la littérature testimoniale latinoaméricaine24. Tous deux constituent une réponse à la conception dominante de la fiction dans les années 1960-1970, qui l’associait à la fantaisie ou à l’évasion et l’opposait à la littérature engagée, testimoniale ou documentaire. Incarnant alors la fiction, le roman apparaissait comme un genre inoffensif, anachronique et bourgeois, une tentation de classe que l’écrivain militant devait dépasser25. Alors que dans les pays où l’époque est marquée par la violence d’État ou la violence sociale (en Amérique Latine en particulier), le sentiment d’un épuisement de la fiction dans ses capacités à « renvoyer au réel » amenait de nombreux écrivains et artistes engagés à abandonner le terrain de l’art et à « prendre les armes »26, dans des pays comme la France il détermina un tournant vers les « écritures du quotidien »27. Néanmoins, la position par rapport à la fiction restait ambiguë chez les écrivains militants latino-américains : l’épique révolutionnaire la rejetait, mais pour beaucoup d’entre eux le roman restait un objet de désir (Rodolfo Walsh, par exemple, sur lequel je reviendrai)28. Tout comme on peut dire que dans les écritures du quotidien, l’objectif est d’inscrire la fiction là où notre tradition littéraire ne l’avait pas encore introduite, à partir d’un mode narratif qui rejette la tradition romanesque européenne du XIXe siècle.
Cette conception dominante de la fiction, qui ne permettait pas de penser qu’elle pouvait constituer une forme de vérité ou contenir un savoir, a été remise en question par l’ensemble connu sous le nom de « théories de la fiction », développées à partir des années 1990. Avec la publication de Fiction et diction de Gérard Genette, le statut de la fiction a pu été reconsidéré, sa dimension anthropologique signalée ; les vérités et les formes de savoir qu’elle propose ont été mises en évidence29. Aujourd’hui, nous considérons comme un acquis culturel le dépassement de l’opposition entre fiction romanesque et évasion, qui amena à une nouvelle perception des « textes hybrides » et, donc, du « récit enquête ». Nous pouvons dorénavant « lire entre deux chaises », c’est-à-dire entre fiction et non fiction30, et approcher ainsi le « récit enquête » comme un mode narratif autonome, qui a donné lieu à une nouvelle forme de réception : le lecteur n’est pas tenu de décider à quelle catégorie il appartient et ne considère pas le récit pour autant comme véhiculant une vérité (ou contre-vérité) historique.
Pour une généalogie de l’enquête
À partir de ces postulats, nous pouvons reconstruire une généalogie du « récit enquête » dans la production littéraire récente. Deux précisions, néanmoins, semblent indispensables. D’une part, ce travail se concentre sur le XXe et XXIe siècles, il est évident toutefois que les « récits hybrides » et le « récit enquête » relèvent d’une plus longue tradition ; d’autre part, les traditions française et latinoaméricaine diffèrent quant à leurs généalogies, tout en présentant des points de contact et des interactions, asymétriques pour la plupart (bien qu’au début de XXIe siècle, cette tendance paraît en partie s’inverser).
Un certain nombre de travaux récents ont proposé des généalogies de l’enquête dans la littérature française. Comme le signale à juste titre Nathalite Piégay dans « Nouveaux usages de l’enquête », au XXe siècle on peut considérer deux modèles dominants, l’enquête surréaliste et l’enquête naturaliste. Le premier est « un mode d’investigation de la vie sociale et psychique, un procédé inventé pour documenter la vie psychique, une modalité d’existence et d’expression du Bureau de recherches surréalistes en tant que groupe, une façon de repousser les limites de la réalité »31. Le deuxième modèle correspond, selon Laurent Demanze, à l’observation, la documentation et l’expérimentation, au moyen de la lecture et du terrain : l’enquête naturaliste fait le procès du réel et le met à l’épreuve, en révélant sa nature tout en restant orientée vers l’imagination. L’enquête contemporaine s’opposerait néanmoins à celle du naturalisme, parce qu’elle remet en cause le réalisme et les prérogatives du roman, revendiquant son insertion dans la lignée de In cold Blood de Truman Capote.
Demanze propose l’idée qu’il existe aujourd’hui trois types d’enquêtes littéraires : les biographiques (dont l’exemple paradigmatique est Dora Bruder de Modiano, 1997) ; les explorations géographiques (dans la lignée de Georges Pérec) ; les recueils polyphoniques, parmi lesquels se comptent La Misère du Monde de Pierre Bourdieu (1993), les œuvres de Svletana Alexievitch, mais aussi ce que Marie-Jeanne Zenetti appelle les factographies32, qui se définissent par rapport au témoignage et s’inscrivent dans le paradigme indiciaire défini par Carlo Ginzburg.
Les recueils polyphoniques montrent un intérêt pour le monde social en délaissant le terrain de la fiction. Un des enjeux essentiels de ce type de récit serait l’adoption par l’auteur de la figure du greffier, présenté comme étant muni d’un pouvoir critique puissant, en particulier envers les médias qui véhiculent une image de la réalité qui ne correspond pas à l’expérience vécue. Pour Demanze, ils restent cependant attachés au récit, en opposant la démonstration à la monstration, définissant ainsi un clivage entre exposer et enquêter. La fonction de l’enquête littéraire serait de relier et de faire communauté, dans un mouvement infini de suspension, opposant ainsi une forme de résistance critique aux discours des médias et de l’État33.
Pour le cas européen, une autre généalogie avait été proposée dans l’ouvrage déjà mentionné de Luc Boltanski, appropriée et relue par les spécialistes de littérature comme Demanze, même si leurs perspectives diffèrent souvent. Son importance vient en partie du regard qu’il porte sur la littérature de non-fiction et sur l’enquête, et du fait qu’il souligne l’absence d’un parti pris éthique de ces modes narratifs ; il affirme aussi les liens puissants entre paranoïa et enquête, puisque tous deux entretiennent un rapport similaire au savoir sur la réalité. Boltanski s’intéresse de la sorte au récit policier, dont il distingue deux modèles : le londonien du détective cérébral et aristocratique (Sherlock Holmes), et le roman parisien du fonctionnaire de police (Maigret). Tous deux mettent en cause la solidité même de la réalité, jouant sur la tension entre le réel et la réalité. L’enquête apparaît comme une mise à l’épreuve de la réalité construite par un État-Nation garant de la stabilité, de la sécurité des formes sociales qu’il décrit et tente ainsi de contrôler, ce qui amène Boltanski à dire que dans les États totalitaires il n’y aurait pas de roman policier.
À partir des propositions de Demanze et de Boltanski, Nathalie Piégay propose de considérer que l’enquête, dans les champs médiatique, littéraire ou artistique, traduit un soupçon sur la réalité. Il y aurait des formes fortes de l’enquête (correspondant à une investigation inquiète de la réalité), et des formes faibles (le pur récit à suspens). Les premières mettent en scène des impostures ou des mystifications, relevant souvent du fait divers (comme dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère), mais aussi parfois de l’histoire (L’Imposteur de Javier Cercas). L’enquête apparaît ainsi comme un récit qui ne restitue pas l’histoire mais qui critique « les signes et les traces (en particulier médiatiques) qu’elle a produits, afin de “reconstituer” la scène et de permettre à ses acteurs de la reprendre différemment – de se la réapproprier, en évacuant l’image figée par la réalité médiatique et politique »34.
Considérons maintenant le « récit enquête » dans la tradition latinoaméricaine ; on peut faire remonter le « récit hybride » aux chroniques de la découverte de l’Amérique, un genre narratif qui se constitua entre la production d’un référent inconnu et l’inscription de structures narratives européennes venant de récits fictionnels (les romans de chevalerie par exemple), référentiels (relevant de la tradition du récit géographique ou historique) et religieux (la Bible, etc.). Quant au « récit enquête », il a acquis une visibilité et une signification particulières, en raison de cette tradition, mais aussi parce qu’au XIXe siècle les premiers récits romanesques produits dans le cadre de la mise en place des États-Nations modernes sud-américains restent liés à la fonction politique, et maintiennent la tension entre fiction et non-fiction. L’attention particulière que leur accorda la critique moderne latinoaméricaine, élaborant des théories de la fiction qui les prennent en compte, dans la deuxième moitié du XXe siècle, contribua à mettre en évidence ses spécificités, avant qu’il ne fasse son entrée dans la littérature mondiale à partir des années 1960, moment où commence la diffusion internationale de la littérature hispanoaméricaine35.
L’intérêt de la critique moderne, argentine en particulier36, pour le « récit enquête » vient en partie de l’impact croissant qu’a eue l’œuvre de l’écrivain argentin Rodolfo Walsh (1927-1977), et du virement esthétique introduit par Operación Masacre (1957)37, un récit où enquête policière, journalistique et politique se combinent pour essayer d’obtenir un effet concret sur le réel. Éditeur, journaliste, traducteur et auteur de textes policiers, Walsh était peu engagé au niveau politique au début de sa carrière, mais appuya, cependant, le coup d’État qui mit fin au gouvernement de Perón en 1955, connu sous le nom de « Revolución libertadora » (Révolution libératrice).
Tel que Walsh le signale à son ami Donald Yates dans une lettre du 5 juin 1957, ce premier régime péroniste (1946-1955) ne pouvait être considéré stricto sensu comme une dictature38 ; élu président lors d’élections démocratiques en 1946, puis réélu en 1952, Perón avait néanmoins mis en place un régime autoritaire, populiste et démagogique, auquel de vastes secteurs de travailleurs s’identifiaient, mais qui fut rejeté par les élites, les intellectuels et les classes moyennes. Le coup d’État de 1955, orchestré par le général Pedro Eugenio Aramburu (1903-1970) et l’amiral Isaac Rojas (1906-1993), fut le premier à appliquer la torture et la répression de façon systématiques ; les péronistes devinrent la cible principale, mais parmi les victimes on trouve aussi des militants de gauche, ainsi que des « citoyens de seconde classe » tels que les voleurs, les marginaux, et les sans-abris – une persécution attestée par Walsh dans ses articles journalistiques des années 1960 qui peuvent être considérés comme un des lieux de naissance d’un discours sur les droits humains en Argentine, qui se développera après la dernière dictature (1976-1983)39. Avec le coup d’État de 1955, les travailleurs perdirent ce qu’ils avaient gagné en termes de bénéfices sociaux, Perón s’exila en Espagne, le péronisme fut proscrit.
L’événement qui provoqua une rupture dans la conception littéraire et politique de Walsh découle du soulèvement tenté le 9 juin 1956 par un groupe de militaires péronistes contre le gouvernement militaire : cette nuit-là douze civils sont fusillés dans un terrain vague de José León Suárez, quartier de la Banlieue de Buenos Aires situé au nord du Partido General San Martín – l’ordre ayant été donnée par le chef de la police, Rodolfo Rodríguez Moreno. Organisé par les généraux Juan José Valle (1904-1956) et Raúl Tanco (1905-1977), ce soulèvement marque une tentative de restaurer le régime démocratique ; cependant, le gouvernement, ayant pris connaissance des plans des insurgés, organisa une contre-offensive efficace et radicale : le 10 juin la loi Martiale est instaurée, les rebelles passés par les armes ; le 12 juin, Valle accepte de se rendre à condition que les péronistes cessent d’être persécutés et que sa vie soit respectée. Il est néanmoins exécuté sans procès. Le 14 juin, le général Tanco et d’autres leaders du mouvement se réfugient à l’ambassade d’Haïti, avant de partir en exil. Le bilan de la « Révolution de Valle » est de 18 militaires et 13 civils exécutés.
Alors qu’il était resté relativement indifférent au soulèvement, Walsh apprend six mois plus tard qu’une des victimes de la fusillade de José León Suárez est toujours en vie. Il s’avère finalement que sept d’entre elles ont survécu. Au départ, il est interpelé par le fait qu’aucun de ces hommes ne semblait avoir pris part au soulèvement : il s’agissait de victimes innocentes, et le gouvernement avait « commis une erreur ». Walsh rencontre alors un des fusillés, Juan Carlos Livraga, et décide de mener l’enquête afin de prouver que le gouvernement a ordonné de tuer ces hommes sans procès, et qu’ils avaient été arrêtés avant que la loi martiale ne soit instaurée.
Cette enquête marque le début de l’engagement politique de Walsh, qui va évoluer peu à peu vers la militance armée dans les années 1970, moment où il rejoint l’organisation « Fuerzas Armadas Peronistas » (Forces armées péroniste), qui fusionnera avec Montoneros40. En 1976, Rodolfo Walsh fonde l’ANCLA (Agence Clandestine de Nouvelles) et « Cadena informativa » (Chaîne d’Information), afin de diffuser les informations occultées par la dernière dictature militaire (1976-1983). Le 24 mars 1977, jour du premier anniversaire du coup d’État, Walsh écrit et envoie par la poste la « Carta abierta a las Juntas Militares » (Lettre ouverte à la Junte Militaire) dans laquelle il dénonce la violente répression déchaînée par les militaires. Le lendemain, il est interpellé par des agents au coin de la rue San Juan et Entre Ríos, blessé, et transporté au centre de détention clandestin ESMA (École de mécanique de l’armée), où il est mort41.
L’enquête que Walsh entreprend en 1957 ne l’amène pas uniquement vers la militance : elle marque les débuts d’une exploration esthétique qui aboutit à une forme de non-fiction. Les différentes étapes de son enquête paraissent sous la forme d’articles de journaux, mais Operación masacre constitue une œuvre d’un type différent, en partie en raison de la décision d’en faire un livre. Walsh rédige un prologue où il raconte l’enquête en affirmant sa nature journalistique, et organise les articles en trois parties : « El pueblo » (Le peuple), « Los hechos » (Les événements), « La evidencia » (Les preuves)42. La parution du livre en 1957 ne marque cependant pas la fin du processus, puisque Walsh publiera trois autres versions, en 1964, 1969 et 1972, dans des contextes personnels et politiques tout à fait autres, qui en font des œuvres différentes43.
Au départ, Walsh enquête pour établir les faits ; son intention est de contredire la version officielle du gouvernement militaire concernant le massacre, et d’obtenir justice pour les victimes, en montrant, au moyen d’une enquête de terrain (entretiens avec les victimes et témoins, visite des lieux, etc.) et d’une enquête documentaire (examen des déclarations officielles du gouvernement et autres pièces), que la version des médias officiels ne correspond pas à la réalité des faits. Walsh essaie de réunir des témoignages et des preuves ; il laisse parler les victimes et leurs familles, employant une rhétorique qui fait appel à l’expérience des lecteurs de journaux.
Dans le livre, en revanche, l’enquêteur-narrateur prend de l’ampleur et joue le rôle d’intermédiaire entre le lecteur, les victimes et les témoins. Il révèle également les documents sur lesquels s’appuient ses conclusions, tout comme son caractère construit : le « je » du récit ne correspond pas au « je » de l’enquêteur, l’investigation ayant été menée par Walsh et Enriqueta Muñiz, une jeune journaliste et écrivaine44. Récemment publié, son récit montre l’importance de leur association pour l’enquête, mais incline l’enquête vers le roman et le romanesque, comme si les personnages et les événements devaient remplir des cases narratives préétablies, alors que Walsh produit un récit où fiction et non fiction se maintiennent en une tension permanente45.
Opération massacre ne raconte donc pas uniquement l’histoire d’un crime perpétré par l’État, il fait aussi le récit de l’enquête. Or, en tant que livre, son statut reste controversé. La plupart des critiques considère qu’il y a un cœur narratif (l’enquête) qui reste stable, et que seul le paratexte est modifié dans le passage du journal au livre, et dans les quatre premières éditions. On peut cependant considérer l’enquête et les deux premiers articles comme des œuvres différentes du livre, tout comme on peut affirmer que les quatre versions de Opération massacre sont des ouvrages distincts : l’identité du texte est resignifiée par les changements introduits lors de chaque édition, au niveau formel, paratextuel et textuel, mais aussi parce que chaque édition se fixe un objectif différent et paraît dans un contexte distinct, ce qui modifie même la réception de ce qui reste stable.
La campagne journalistique et le livre ont pour but d’établir la vérité, et de démontrer que l’implication des fusillés dans le soulèvement n’était pas certaine ; il cherche pour l’essentiel à prouver que l’ordre de les arrêter et de les fusiller avait été donné avant que la loi martiale ne soit instaurée : il était donc illégal de les fusiller sans procès. Walsh semble croire que son écriture peut le prouver. En revanche, en 1964, il précise dans l’épilogue qu’il rajoute (supprimé ensuite en 1969) ce que le livre a effectivement accompli et ce qu’il a échoué à réaliser. Sa réussite est d’ordre narratif : Walsh a pu reconstruire ce qui est arrivé cette nuit-là et transformer les rumeurs en témoignages. Son échec tient à ce que l’exposition des faits n’a pas amené le gouvernement militaire à admettre que la fusillade était illégale et à punir ses responsables : il n’a pas pu forcer le gouvernement à reconnaître que la loi et les valeurs démocratiques avaient été violées.
Dans ce qu’il considère comme un échec nous pouvons percevoir les limites de l’argumentation de Walsh, qui manque de signaler le fait que le gouvernement a mis en place, après le coup d’État, un discours très cohérent, prétendant défendre la liberté et les droits constitutionnels des citoyens, ainsi que la justice, bien qu’il soit contredit par une réalité d’injustices, de torture et de répression – des contradictions discursives exposées dans la troisième partie du livre (« La evidencia »). Walsh semble avoir perdu confiance dans le pouvoir d’intervention de l’écrit. La critique considère ce geste comme un détachement de la littérature, nous pouvons toutefois faire l’hypothèse que cet échec est dû aussi au manque de reconnaissance de ses écrits par les pairs : il n’y a pas d’écrivains qui puissent reconnaître son expérimentation littéraire, pas de réseaux éditoriaux de diffusion qui lui permette de circuler, malgré le succès de vente de la première version, qui traduit l’existence d’un public désireux d’entrer en contact avec un autre discours que celui du gouvernement (et qui n’est pas forcément composé de militants et adhérents péronistes).
Walsh fut ainsi amené progressivement à mettre en place un mode narratif dont l’objectif était d’en finir avec les questions de frontières, en intervenant dans le réel, pour le modifier. Faisant de l’écriture un acte et misant sur sa capacité à transformer les conditions de ce qu’ils dénoncent, ses textes ne reposent pas sur une négation de la fiction, ou sur une impossibilité de penser la fiction dans son autonomie – comme on pourrait le croire depuis les théories qui ont fait du tracé et la maintenance des frontières entre fiction et non-fiction l’enjeu essentiel de leurs réflexions. Ils ne peuvent être évalués à partir des paramètres traditionnels correspondant à la fiction ou au document, et proposent une lecture qui ne demande pas de décider auquel des deux types de récit ils appartiennent. Ainsi la question « s’agit-il d’une fiction ou d’un document ? » peut être remplacée par une autre : pourquoi soumettre les textes à cette question ? Que cherche la critique quand elle le fait ? Et, pour finir : pourquoi faudrait-il décider ?
C’est en effet le caractère formaliste des théories de la fiction qui, en France, obtura la possibilité de penser qu’il existe un type de texte brouillant la frontière entre fiction et non fiction, sans pour autant aboutir à une négation de la réalité historique. Rajoutons que, paradoxalement, la tentative de Walsh se nourrit en partie de la littérature de Jorge Luis Borges (1899-1986), quand bien même les deux écrivains sont aux antipodes en termes d’idéologie politique : Borges était antipéroniste, il a soutenu le coup d’État de 1955, et en largement bénéficié puisque le nouveau gouvernement le nomma directeur de la Bibliothèque Nationale Argentine et le consacra comme une sorte d’écrivain officiel. Il s’agit d’un enjeu majeur de l’histoire littéraire argentine : l’opposition au niveau politique alors qu’on partage des principes esthétiques, ce qui détermine une impossibilité de lecture.
Le « récit enquête du lecteur »
L’œuvre de Rodolfo Walsh a marqué la littérature hispanoaméricaine, modifiant le concept même de littérature, mais elle reste peu lue en dehors de l’Amérique Latine46. En France, l’historien Ivan Jablonka le positionne parmi les corpus contemporains, et le cite en tant qu’antécédent de la non fiction novel américaine. Il s’agit d’une association qui reste courante, même si le texte de Walsh précède le mouvement47, la critique latinoaméricaine elle-même l’a proposée à partir des années 1980 afin de situer la production de Walsh dans le contexte international et de la revaloriser48. Or, cette lecture traduit la difficulté d’appréhender la mise en place narrative d’une conception de l’enquête à mi-chemin entre le récit policier et le journalisme, aboutissant à une « enquête politico-littéraire »49, c’est-à-dire à un genre nouveau qui, malgré les réticences exprimées par Walsh lors de sa réédition de 1964, a agi sur le réel : Operación masacre transforma un épisode historique mineur de l’histoire argentine en Histoire. Plus tard, en projetant le texte en symbole emblématique des crimes d’État, l’assassinat de l’écrivain par des agents de la répression sous la dernière dictature renforça ce statut50.
Malgré l’absence de circulation de son œuvre en dehors de la sphère hispanophone, il est possible d’affirmer que l’esthétique de l’enquête de Rodolfo Walsh a fait l’objet d’une diffusion indirecte. En effet, le projet de Walsh et les formes d’enquête qu’il proposa se frayèrent un chemin à travers des écrivains qui connurent un grand succès international au début des années 2000, parmi lesquels se trouve Roberto Bolaño (1953-2003), qui globalisa ses modes narratifs, tout en orientant le récit vers d’autres fonctionnalités51. Si l’établissement d’une telle généalogie demande une démonstration plus minutieuse, car elle fait l’impasse sur de nombreux auteurs sur lesquels le « récit enquête » a laissé son empreinte et qui ont à leur tour laissé leur marque sur ce mode narratif, elle permet néanmoins de montrer qu’à l’ère de la littérature globalisée, la circulation internationale d’écrivains et d’œuvres latinoaméricains qui adoptent le mode narratif de l’enquête a pu jouer un rôle dans la canonisation d’auteurs globalisés tels que Svetlana Alexievitch, ou Javier Cercas (dans son cas, cette tradition est particulièrement perceptible dans Soldados de Salamina52).
À partir d’une perspective qui accorde une place à la tradition littéraire et théorique latinoaméricaine, nous pouvons affirmer qu’en termes de structure narrative, le « récit enquête » présente deux formes distinctes dans la littérature contemporaine, qui cohabitent et parfois se combinent. D’un côté, on trouve des textes qui présentent une enquête menée par un personnage ou par le narrateur, qui peut impliquer différentes stratégies narratives, mais se présente souvent comme un récit à la première personne du singulier, avec des touches autobiographiques ou autofictionnelles. Cette tendance peut être considérée comme « le récit enquête du je », car, même lorsque l’enquête ne concerne pas le « narrateur-je », l’objet est la reconstruction de l’histoire d’un sujet-objet (car il peut s’agir d’un cas collectif, comme dans le cas de Walsh), ce qui revient souvent à proposer une histoire autour de lui, de sorte que cette histoire acquière une dimension collective (et devienne celle d’une famille, d’un groupe social, d’un genre). Le « je » peut donc être le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation, ou incarner uniquement le premier cas.
D’un autre côté, le « récit enquête » peut proposer une structure narrative qui expose l’enquête dans le récit, alors que la reconstruction est laissée entre les mains du lecteur. Ce fut une des stratégies narratives privilégiées par Jorge Luis Borges dans ses récits brefs des années 1930 et 1940, diffusée grâce au vaste succès de sa littérature. Dans ses trames, le lecteur est celui qui mène l’enquête – le lecteur est le détective, disait-il, ajoutant que le lecteur est plus intelligent que le détective et que le narrateur53. Borges développa cette conception dans une série de comptes rendus et d’essais des années 1930 et 1940, étroitement liés à ses fictions de l’époque, tels que « La forma de la espada », « La muerte y la brújula » ou le même « El jardín de senderos que se bifurcan »54, bien qu’on en trouve le principe dès 1933 dans « Hombre de la esquina rosada »55. Des nouvelles qui mettent en scène un « narrateur-je », présentant parfois des traits qui renvoient à l’auteur lui-même, dont l’épaisseur varie : dans « Hombre de la esquina rosada » sa présence se réduit au titre, aux interpellations du narrateur dont le discours est reporté, au nom « Borges » qui apparaît à la fin, et aux traits qu’on peut déduire des implications du narrateur second56. On pourrait appeler cette tendance du récit le « récit enquête du tu », car c’est l’autre, le lecteur qui doit résoudre l’enquête du récit57.
Ces deux tendances du « récit enquête » ont donné lieu à des traditions littéraires différentes ; certains auteurs ont tenté de les combiner, reprenant par là un geste caractéristique de Borges, repris par Walsh à partir d’Opération massacre : la combinaison générique exhibée dans le récit comme technique narrative58. Ainsi, Roberto Bolaño, dans Estrella distante59, qui, dès sa note préliminaire, évoque le modèle borgésien60, propose un récit qui se présente à la fois comme un roman (c’est ainsi que fut faite sa promotion) et comme un témoignage visant la reconstruction du parcours de Carlos Wieder, poète, militaire et tortionnaire sous la dictature de Pinochet, dont l’objectif est d’établir une vérité derrière la légende. Renvoyant l’origine du récit au dernier chapitre de La Literatura nazi en América, « Carlos Ramírez Hoffmann. Santiago de Chile, 1950-Lloret de Mar, España 1998 »61, présenté comme un roman, la note préliminaire affirme que le récit lui a été raconté par son compatriote Arturo B. (référence à Arturo Belano, personnage construit dans sa littérature à partir de certains traits biographiques de l’auteur, considéré comme une forme de alter-ego de l’auteur), alors que le narrateur de La Literatura nazi est interpelé sous le nom de « Bolaño ».
Au cours des trois premiers chapitres de Estrella distante le narrateur (dont le nom n’est donc pas donné), un jeune étudiant en Lettres, propose son témoignage, racontant ce qu’il sait de première main sur Carlos Wieder, qu’il a connu en 1971 ou 1972, alors qu’il se faisait appeler Carlos Ruiz-Tagle, dans l’atelier de poésie de Juan Stein ; il présente aussi les différents personnages – Bibiano O’Ryan, Marta Posadas, Veronica et Angélica Garmendia, Diego Soto. Là où sa connaissance directe se termine, il introduit des rumeurs et des spéculations autour du personnage ; comme il le dit lui-même à propos du destin des Garmendia : « A partir de aquí mi relato se nutrirá básicamente de conjeturas » (À partir d’ici mon récit sera nourri essentiellement de conjectures), ce qui ne l’empêche pas de rajouter aussitôt après : « Tuvo que ser así » (Cela a dû se passer comme ça)62.
Le narrateur établit par ce biais un système d’alternance entre l’affirmation de ce qu’il ne sait pas et d’assertion de la certitude de la reconstruction/construction proposée. Le mouvement complémentaire consistant à nier l’importance des détails, précisions, et données pouvant corroborer sa version des faits, comme on le voit dans la phrase : « Las circunstancias de mi detención son banales, cuando no grotescas… » (Les circonstances de ma détention sont banales, peut-être même grotesques…)63. Benjamin Loy signale que l’incertitude vient en partie d’un aspect qui peut se perdre dans les traductions, les oscillations au niveau de la langue entre un vocabulaire et des expressions chiliennes et d’autres propres à l’Espagne, qui inscrivent dans le récit la temporalité et les lieux de résidence du narrateur (Chili, 1971/1972, Espagne/Barcelone, autour de 1994)64.
La tension entre affirmation du savoir et négation de celui-ci se poursuit dans les chapitres suivants ; le quatrième et le cinquième racontent le destin des deux animateurs des ateliers de poésie, Juan Stein et Diego Soto sur des modes opposés : légendes et incertitudes entourent le premier alors que celui du deuxième est connu et digne. Le sixième revient à Carlos Wieder, et tente de reconstruire (sur le même mode narratif qui consiste à affirmer le doute et la certitude simultanément) l’exposition de ses photos dont l’effrayant contenu n’est qu’insinué : des corps et des parties de corps montrant des personnes vivantes torturées (parmi lesquelles, les sœurs Garmendia).
Avec le chapitre sept, on revient aux nouvelles contradictoires, incertaines, confuses du parcours de Wieder ; il se termine par l’évocation du procès qui lui est fait autour de 1994 in absentia pour le kidnapping et l’assassinat des sœurs Garmendia. La trace de Carlos Wieder semble perdue. Les trois derniers chapitres mettent en scène l’enquête de Abel Romero, ancien policier chilien, qui, avec l’aide du narrateur, cherche à retrouver Carlos Wieder : identifié par le narrateur dans une revue littéraire d’avant-garde, son adresse obtenue par Romero, ils se rendent, au dernier chapitre, à Lloret del Mar (Catalogne), où le narrateur le reconnaît et Romero va le voir, sans préciser dans quel but.
Plusieurs enquêtes sont ainsi mises en scène dans Estrella distante. Si la première partie du roman correspond au témoignage du narrateur, celui-ci n’est composé qu’en partie de ce qu’il a vu et vécu – même s’il commence par déclarer, à propos de Wieder, « No puedo decir que lo conociera bien » (Je ne peux pas dire que je le connaissais bien)65 –, et pour une large mesure de ce que ses amis et autres témoins lui ont raconté. Le narrateur témoigne, mais c’est son ami Bibiano qui mène l’enquête, lui et Marta Posadas déduisent que Ruiz-Tagle n’est autre que Carlos Wieder, et c’est aussi lui qui identifie par exemple les femmes dont il écrit le nom dans le ciel, ses victimes. Mais le narrateur a un rôle privilégié du fait qu’il est capable de reconnaître Wieder physiquement à la fin, ainsi que son « œuvre » : les poèmes écrits dans le ciel avec son avion, qu’il observe alors qu’il est en prison après le coup d’État de Pinochet ; ses écrits dans des revues européennes marginales et d’avant-garde vingt ans après.
Il peut donc l’identifier sous divers masques – y compris derrière une caméra –, le récit affirmant par ce biais le lien intense et intime entre dictature et avant-gardes artistiques, qui a caractérisé davantage certaines avant-gardes historiques européennes que l’art latinoaméricain de la période des dictatures des année 1970 (un aspect sur lequel nous ne pouvons pas nous arrêter). Néanmoins, le texte – comme une zone de la tradition littéraire du sous-continent – trace une continuité entre le nazisme et ces dictatures66. Témoignage cependant ne vaut pas enquête ; cette dernière est menée par Romero, alors que le narrateur en mène une selon les principes borgésiens : il enquête au niveau textuel, sans se déplacer, en lisant67.
Le modèle borgésien combine donc des modes de l’enquête différents, celui du raisonnement abstrait basé sur le récit et celui du déplacement physique caractéristique du policier noir américain68. Mais, comme on a vu, Borges proposa aussi l’idée qu’un récit n’a pas besoin d’un personnage qui mène l’enquête : le lecteur peut le faire69. Ainsi, dans Estrella distante, le narrateur est le point où convergent les enquêtes des autres, jusqu’au moment où lui-même intervient par la lecture. Néanmoins, une partie de l’enquête est laissée entre les mains du lecteur, l’évaluation des versions et légendes, et en particulier la fin du récit : le lecteur se demande si Romero a tué Carlos Wieder, puisque le texte ne donne aucune information certaine sur la question. Le narrateur pose la question, mais l’ancien policier devenu détective ne répond pas. L’identité du commanditaire de Romero reste également sans résolution, et le lecteur ne peut s’empêcher d’imaginer qu’il s’agit d’un personnage lié à une des victimes de Carlos Wieder présentes dans le récit (les sœurs Garmendia ?). De plus, puisque le narrateur adopte certains traits autofictionnels, ainsi que d’autres qui renvoient à Arturo Belano, tout en se démarquant de lui et le présentant comme un co-auteur, la question de son identité n’est pas résolue non plus.
Nous avons donc un narrateur qui présente des éléments d’une enquête, un ami et un détective privé qui mènent chacun une enquête (qui est simultanément la même que celle du narrateur et autre), assistés par le narrateur, et un lecteur qui se voit contraint de mener aussi l’enquête, en examinant le récit – à travers la lecture, selon le modèle proposé par Borges. Mais Estrella distante propose aussi un récit dans lequel l’enquête a pour objectif d’aboutir à une vérité, sans que l’impossibilité de le faire n’entraine un doute en ce qui concerne les événements tragiques de l’histoire du Chili : la fascination que peut produire le personnage de Carlos Wieder est reportée sur le narrateur, libérant ainsi l’évaluation du lecteur, qui peut trouver le personnage fascinant tout en condamnant ses actions de façon certaine.
Les scrupules du narrateur, qui semble ne pas souhaiter que Romero tue Wieder, permettent également au lecteur d’étouffer les scrupules qu’il pourrait ressentir face à la satisfaction que provoque l’idée qu’il l’a effectivement mis à mort. Car la fin du roman se situe autour de 1993 ou 1994, une période d’impunité pour les responsables de la répression de la dictature chilienne, où tout espoir d’obtenir justice sociale pour les victimes semble perdu. Tuer Wieder apparaît ainsi comme le seul choix possible, mais accentue l’appartenance du récit au genre fictionnel : les associations de droits humains, les parents des victimes, réclament alors justice en tentant des recours légaux, en dénonçant les responsables de la répression par des moyens variés qui les exposent à la société, mais pas en exerçant une justice personnelle70.
Comme on peut le voir, la tradition du « récit enquête du tu » présente une autre particularité : il prend position contre un État qui n’est pas le garant de la stabilité, de la sécurité des formes sociales qu’il entend à la fois décrire et contrôler – et, en ceci, ces formes narratives diffèrent de celles étudiées par Boltanski. Les États contre lesquels se projettent les enquêtes de Walsh et de Bolaño sont abusifs, sans justice, producteurs de discours soutenant une réalité autre que celle des faits (mais on peut en dire autant des récits de Borges).
En Argentine, l’impact social de la répression illégale et du terrorisme d’État amena Ricardo Piglia à proposer l’hypothèse que l’État moderne, dans son impossibilité à maintenir l’ordre au moyen exclusif de la coercition, en serait venu à produire et à diffuser des croyances, qu’il considère comme des fictions socialisées71. La littérature se serait alors attribué la fonction de disputer cet espace aux « fictions d’État », essayant de rendre visible ce que celles-ci occultent : leur objectif serait de conserver le secret – mais ce secret se diffuse dans la société au moyen de rumeurs et autres voies72.
C’est la rumeur concernant le fait qu’un des fusillés de León Suárez est en vie qui mène Walsh à mener l’enquête : dans le même café où il se trouvait la nuit du soulèvement, un ami non-politisé (Enrique Dillon) lui dit « Hay un fusilado que vive » (Il y a un des fusillés qui est en vie)73. Walsh considère la chose improbable, mais demande à s’entretenir avec le survivant. Que cette phrase si frappante ait été inventée par Walsh, ou dite par son ami74, on peut la rapprocher de sa pratique de la littérature au moment des événements : la rumeur introduit l’histoire comme s’il s’agissait de celle d’un fantôme, d’un revenant sorti de sa tombe, qui va le hanter. Sans compter que le récit renvoie ici à une des structures narratives traditionnelles de la littérature fantastique du XIXe siècle : un ami raconte une histoire qui contient un élément étrange ou surnaturel.
La situation convoque donc le genre fantastique – et c’est précisément en 1956 que Walsh édite sa célèbre Antología del cuento extraño (Anthologie du conte étrange) chez Hachette. Cependant, l’énigme ne relève pas ici de la nature du personnage (fantôme ?), mais de l’événement et du destin ultérieur des victimes ; pour la résoudre il va donc faire appel au policier et à ses structures narratives, que Walsh pratiquait dans la tradition politisée de Borges. D’autres aspects de la phrase sont à prendre en compte : le fait qu’elle s’oppose au secret (du soulèvement, de l’État), et que la rumeur parvenant à Walsh ne dit pas qu’un groupe de civils a été fusillé illégalement, mais que l’un d’entre eux est toujours en vie – ce qui prouve que la fusillade n’avait rien d’un secret. Ainsi, la rumeur présente implicitement les événements de José León Suárez comme un fait, et souligne la surprenante histoire individuelle.
Néanmoins, l’hypothèse de Piglia, qu’il ne faut pas confondre avec le panfictionnalisme75, ne semble pas correspondre au positionnement de l’enquête dans les cas analysés. L’enjeu contemporain essentiel du « récit enquête » ne relève pas exclusivement des modes narratifs adoptés et de la fictionnalisation de l’enquête, mais de la façon dont les récits qui utilisent ce recours, et où s’inscrivent des effets documentaires ou référentiels, sont lus. Car, si la présence de l’enquête est souvent considérée comme garantissant le caractère véridique de la zone du récit relevant de l’histoire, toute lecture est datée dans le temps et implique les limites de lisibilité d’une communauté. Ainsi, le contexte historique évoqué dans Estrella distante, ne pose pas de doute au lecteur en ce qui concerne l’identification des crimes et des victimes, malgré le ton distancé et ironique du narrateur.
Cela étant, comme on l’a dit, vis-à-vis de Wieder, on perçoit une certaine ambivalence. Si, lorsque Romero lui demande de l’aider à le trouver, en affirmant qu’il faut un poète pour identifier un poète, le narrateur répond que pour lui ce n’est pas un poète mais un criminel, quand ils se rendent à Lloret où Wieder vit sous le nom de Defoe, il affirme : « Pobre Defoe » (Pauvre Defoe). Et Romero répond : « A mí esa gente no me da pena » (Moi, ces gens ne me font pas pitié). Plus loin, il dit même : « No quiero que haya sangre… » (Je ne veux pas d’effusion de sang)76. La rencontre finale avec Wieder le plonge en un cauchemar, qu’on ne sait si attribuer à sa peur de le revoir ou à l’idée de sa prochaine mise à mort par Romero.
Le narrateur, néanmoins, ne semble ni approuver sa conduite ni admirer son œuvre ; le rapprochement entre Wieder et lui vient du fait que, comme il le dit : « Carlos Wieder y yo habíamos viajado en el mismo barco, sólo que él había contribuido a hundirlo y yo había hecho poco o nada para evitarlo » (Carlos Wieder et moi nous avions voyagé dans le même bateau, mais lui avait contribué à le couler, et moi j’avais peu fait, ou je n’avais rien fait, pour l’empêcher)77. Les rôles sont clairement définis et distincts, quelle que soit la proximité qui peut exister entre eux – même sur le plan d’un vécu tragique de leur situation, comme le montrent la fin du chapitre 7, où le narrateur affirme à propos de Wieder : « Chile lo olvida » (Le Chili l’oublie), alors que le huitième commence en disant, à propos de Romero et de lui-même : « Chile también nos ha olvidado » (Le Chili nous a aussi oubliés)78. On peut même dire que l’objectif de la forme enquête est de pouvoir établir cette distinction, et de prouver son caractère insurmontable.
Fonctions de la fiction
La « fiction enquête », qui connaît aujourd’hui un succès important auprès des historiens, des spécialistes de littérature et du grand public, reste un mode précis d’exercice de la fiction, qui, au départ, emprunte ses ressources narratives, ses figures et ses personnages, autant à l’enquête historiographique qu’au journalisme, au récit policier et au documentaire romancé. Son identification comme procédé narratif détermine, de plus, l’exportation de ses ressources vers d’autres genres – y compris vers les écritures professionnelles en sciences humaines et sociales. Les effets de lecture, les usages et fonctions de la fiction quand ils sont nouveaux provoquent des sentiments divers (surprise, rejet, polémiques), mais tout effet de lecture finit par se conventionnaliser, s’associant ainsi à des valeurs spécifiques.
Demeure la difficulté à lire « l’effet enquête » ou « l’effet document » comme un procédé littéraire qui peut véhiculer des idéologies variées, et même opposées, en particulier lorsque les textes qui les adoptent portent sur des événements relevant de l’histoire récente79. Lorsque l’enquête adopte le mode de l’historiographie, ou lorsqu’elle est lue comme telle, l’idéologie qui lui est attribuée est celle de l’historiographie moderne et progressiste. Une autre conclusion que notre analyse autorise est qu’il existe une demande sociale d’accès aux acquis de la discipline historique sans passer par les circuits spécialisés et les travaux des spécialistes ; d’où l’intérêt du public pour les fictions qui reviennent sur des épisodes historiques marquants à partir du mode narratif de l’enquête. Nous constatons ainsi dans la réception du « récit enquête » comme dans certains débats auxquels il a donné lieu, le retour d’un débat traditionnel dans les études littéraires sur le rapport entre formes et idéologie, dont une des expressions célèbres eut lieu lors de la polémique entre Bertolt Brecht et Georg Lukacs en 193880.
Approcher la question à partir de la perspective des études littéraires permet de saisir les enjeux contemporains en termes d’usages du récit, et de cerner les clivages idéologiques que propose le « récit enquête », dont le succès international correspond à un moment historique de redéfinition de la place des études littéraires dans la topographie des sciences humaines et sociales, et de récréation de la catégorie de « Littérature ». La prise en compte de différentes traditions littéraires et critiques, en particulier à propos d’auteurs et d’œuvres globalisés, permet de saisir la complexité du panorama actuel des « récits enquête », qui se situe au croisement des spécificités nationales et d’une circulation dans un espace globalisé du livre. Les cas de Rodolfo Walsh et Roberto Bolaño, opposés dans le sens où l’un est peu connu en dehors de l’Amérique Latine et l’autre jouit d’une célébrité mondiale, montrent un partage de conceptions du récit enquête, et même une récupération du premier par le deuxième. Sans doute, comme on l’a montré, tous deux possèdent une référence commune : Borges, et ses explorations de modes narratifs basées sur la combinaison de genres. Dans cette tradition, le pur récit de suspens acquiert une dimension politique, et vise la possibilité de s’affranchir de la paranoïa suscitée par la cacophonie de rumeurs et versions, venant de l’État et ayant d’autres sources. Ce n’est pas le réel qui est en jeu, car les récits assument qu’on ne peut avoir de certitude sur les événements, mais il y a des choses qu’on peut savoir, le crime et l’injustice sociale en font partie. Le reste n’est que spéculation narrative et, donc, de la littérature.
Notes
1
Mark Nash, « Reality in the Age of Aesthetics », Frieze, no 114, 2008.
2
Hal Foster, « L’artiste comme ethnographe ou la “fin de l’histoire” signifie-t-elle le retour de l’anthropologie ? », Face à l’histoire, 1933-1996, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1999, p. 498-505.
3
Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991. Le concept et le terme apparaissent déjà chez les constructivistes russes, en particulier en rapport avec L.E.F. Voir Gérard Conio, Le Constructivisme russe, to. II, Le constructivisme littéraire, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987 ; Jean-Louis Jeannelle, « Les littératures factuelles », Fabula.org [en ligne].
4
Jean Bessière, « L’œuvre document et la communication de l’ignorance », in Jean-François Chevrier, Philippe Roussin (dir.), « Des faits et des gestes. Le parti-pris du document 2 », Communications, no 79, 2006, p. 319-335.
5
Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, no 166, 2012, p. 13-25.
6
Marie-Jeanne Zenetti, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014.
7
Javier Cercas, Anatomía de un instante, Barcelona, Montandon, 2009 ; Jorge Volpi, Una novela criminal, Alfaguara, 2018.
8
Josefina Ludmer, Aquí América Latina. Una especulación, Buenos Aires, Eterna Cadencia, 2010.
9
Truman Capote, In Cold Bood, Random House, 1966.
10
Florent Coste, « Propositions pour une littérature d’investigation », Journal des anthropologues, no 148-149, 2017, p. 43-62.
11
Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éditions Corti/Les Essais, 2019.
12
Pour une considération du « récit-enquête » dans le cadre de l’histoire littéraire, voir Laurent Coste, « Littérature, enquête et empirisme à l’ère néolibérale », En attendant Nadeau, 6 août 2019 [en ligne].
13
Des polémiques ont éclaté autour des romans Les Bienveillantes de Jonathan Littel (Paris, Gallimard, 2006), Jan Karski de Yannick Haenel (Paris, Gallimard, 2009) et HhHH de Laurent Binet (Paris, Grasset, 2010), qui font l’objet d’une analyse dans : Anaïs Fléchet, Élie Haddad (dir.), « L’écriture de l’histoire : sciences sociales et récit », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 65, no 2, 2018. Ce numéro reprend une table ronde organisée en juin 2017 par la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine. Il présente une intéressante comparaison entre deux dossiers des Annales : « Littérature et Histoire », en 1994, et « Savoirs de la littérature », en 2010.
14
Emmanuel Bouju, La Transcription de l’histoire. Essai sur le roman européen, Rennes, PUR, 2006.
15
« Cercas historien », Les écritures des archives : texte littéraire, discipline littéraire et archives, Fabula.org [en ligne].
16
« Les angles morts de l’enquête », En attendant Nadeau, 16 juillet 2019 [en ligne].
17
Annette Wieviorka, « Javier Cercas, la quête de vérité », L’Histoire, no 427, septembre 2016 [en ligne].
18
Patrick Boucheron, dans son article de la revue des Annales, avait déjà souligné l’insuffisance de l’écriture académique à donner l’histoire en partage, qui peut nourrir, chez certains historiens, le souci d’une écriture plus accessible ou simplement plus belle. Voir : P. Boucheron, « Toute littérature est assaut contre la frontière. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 65e année, no 2, 2010, p. 441-467.
19
Pour un bilan de ces débats, voir le numéro coordonné par Anaïs Fléchet, Élie Haddad (dir.), « L’écriture de l’histoire : sciences sociales et récit », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 65, no 2, 2018.
20
Par exemple par Lionel Ruffel (« Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, no 166, 2012, p. 13-25) et Laurent Demanze (Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éditions Corti/Les Essais, 2019).
21
Pascal Engel, « Savoir et enquêter », En attendant Nadeau, 23 juillet 2019 [en ligne].
22
Dominique Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », Romantisme, 3/2010, no 149, 2010, p. 3-23 [en ligne].
23
Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.
24
Victoria García, « Testimonio literario latinoamericano: prefiguraciones históricas del género en el discurso revolucionario de los años sesenta », Acta Poetica, vol. 35, no 1, 2014, p. 63-92.
25
Miguel Barnet, « La novela testimonio: socio-literatura », Union, no 1, 1969, p. 99-122. Signalons que la conviction que la dénonciation traduite dans l’art devient inoffensive reposait sur l’idée que le roman est le genre d’une classe sociale, la bourgeoisie (en accord avec les théories de Georg Lukacs). Voir : Georg Lukacs, La Théorie du roman, Paris, Gallimard, 2012.
26
Le témoignage latinoaméricain est alors postulé comme une littérature d’intervention, révolutionnaire, qui s’oppose autant à la fiction qu’aux états totalitaires, et situe dans la lettre la vérité et la justice niées par l’état. Voir Miguel Dalmaroni, La palabra justa. Literatura, crítica y memoria en la Argentina 1960-2002, Mar del Plata/Santiago de Chile, Melusina, 2004.
27
Michael Sheringham, Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford, Oxford University Press, 2006.
28
Victoria García, « Testimonio literario latinoamericano: una reconsideración histórica del género », Exlibris. Revista del departamento de letras, no 1, 2012 [en ligne] ; Victoria García, « Testimonio y ficción : problemas teóricos y soluciones literarias en la narrativa argentina contemporánea », Actas de LASA 2017. Diálogos de saberes (en ligne).
29
Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991. Pour la conception anthropologique de la fiction, voir : Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999. Le rapport entre vérité et fiction a été posé depuis la sociologie et la philosophie dans un dossier de la revue L’Homme, coordonné par Nathalie Heinich et François Flahault : « Vérités de la fiction » (no 175-176, 2005). D’autres apports essentiels sont : Olivier Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échecs, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction, Paris, Le Seuil, 2017.
30
J’emprunte l’expression à Philippe Lejeune, qui, en revanche, affirme qu’il est impossible de lire entre deux (« Le journal comme antifiction », Poétique, no 149, 2007, p. 3-14).
31
Nathalie Piégay, « Nouveaux usages de l’enquête », Critique, no 870, 2019, p. 982.
32
Pour Marie-Jeanne Zenetti, les factographies se définissent par la captation, la recomposition et l’interrogation qu’elles imposent au réel, et reposeraient donc sur la fragmentation, sur le refus d’une totalisation et la suspension du jugement.
33
Il semble qu’une partie des spécialistes de littérature française contemporaine cherche par ce type d’hypothèse à justifier leur propre tâche en tant que corps spécialisé, à un moment historique où les sciences humaines, et en particulier les études littéraires, ont été fragilisés par une série de réformes, ont perdu leur prestige, et ont été amenés à se justifier en termes d’utilité (sociale). Il apparaît ainsi que la mise en avant de fonctions positives de la production littéraire participe de cette justification.
34
Nathalie Piégay, « Nouveaux usages de l’enquête », Critique, no 870, 2019, p. 993-994.
35
Josefina Ludmer, El cuerpo del delito. Un manual, Buenos Aires, Perfil, 1999 ; Annick Louis, « États de fictions, Fictions d’États », in Françoise Lavocat, Anne Duprat (dir.), Fiction et culture, Poétiques comparatistes, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 213-227.
36
Concernant le concept de « critique moderne » ou « critique modernisatrice », voir : Annick Louis, « A momentary lapse of history. Borges y la crítica moderna argentina bajo la última dictadura y en la postdictadura (1976-1986) », Letras, no 81, 2020 [en ligne].
37
Rodolfo Walsh, Operación Masacre. Un proceso que no ha sido clausurado, Buenos Aires, Ediciones Sigla, 1957.
38
Rodolfo Walsh, Ese hombre y otros papeles, Buenos Aires, Ediciones de la Flor, 2010, p. 31-41.
39
Entre 1968 et 1969 Walsh signale l’application systématique de la torture dans une série d’articles journalistiques, réunis dans El violento oficio de escribir. Obra periodística (1953-1977), Buenos Aires, 2010, p. 302-324.
40
« Montoneros » (1970-1979) fut une organisation de guerrilla argentine composée de militants péronistes de gauche, qui adopta la lutte armée. Son objectif était de déstabiliser le gouvernement militaire imposé entre 1966 et 1973. Après le retour au pouvoir de Perón en 1973, l’organisation se battit pour instaurer un socialisme national, mais en raison de ses actions violentes, elle fut déclarée illégale le 8 septembre 1975 ; ses militants furent poursuivis et assassinés sous la dernière dictature militaire
41
Le 27 octobre 2011, Alfredo Astiz, le « Tigre » Acosta et autres membres du « Grupo de Tareas » 3.3.2., rattaché à la ESMA (des agents de la répression) furent condamnés à la prison à vie, un des chefs d’accusation étant l’assassinat de Walsh.
42
Pour une version française, voir : Rodolfo Walsh, Opération Massacre, Paris, Christian Bourgois, 2010.
43
La première édition, déjà citée, paraît chez Sigla, en 1957, sous le titre de : Operación Masacre. Un proceso que no ha sido clausurado (Opération massacre. Un procès qui n’est pas clôt) ; la deuxième, est publiée sous le titre de Operación Masacre. Y el expediente Livraga con la prueba judicial que conmovió al país (Opération massacre. Le dossier Livraga avec la preuve qui a bouleversé le pays), Buenos Aires, Continental Service, 1964 ; les deux sont signées R. J. Walsh. À partir de la troisième (Operación masacre, Buenos Aires, Jorge Alvarez, 1969), on trouve le nom Rodolfo Walsh ; la quatrième est publiée par De la Flor à Buenos Aires en 1972. Les variantes ont été éditées par Roberto Ferro dans : Rodolfo Walsh, Operación masacre seguido de la campaña periodística. Buenos Aires, Ediciones de la Flor, 2010.
44
Née à Madrid en 1934 et morte en 2013, Enriqueta Muñiz était arrivée en Argentine en 1950, après avoir fui l’Espagne franquiste avec sa famille.
45
Voir Enriqueta Muñiz, Historia de una investigación. Operación masacre de Rodolfo Walsh : una revolución de periodismo (y amor), CABA, Planeta, 2019.
46
Voici les ouvrages de Rodolfo Walsh qui ont été traduits en français, par ordre chronologique : Les Métiers terrestres, Paris, La Découverte, 1990 (trad. de l’espagnol par Hélène Visotsky) ; postface de Rogelio Garcia Lupo, réédité en 2012 : Les Métiers terrestres et autres nouvelles, Montréal/Paris, Lux, impr., 2012 (traduit de l’espagnol par Dominique Lepreux et Hélène Visotsky) ; Opération massacre, Paris, Christian Bourgois, 2010 (traduit de l’espagnol par Odile Begué).
47
Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2014, p. 231.
48
Ana María Amar Sánchez, El relato de los hechos. Rodolfo Walsh : Testimonio y escritura, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 1992.
49
Nils C. Ahl, « Opération massacre (Operación masacre) de Rodolfo Walsh », Le Monde, 25 novembre 2010.
50
Sur la question, voir : Annick Louis, « ¿Por qué escribir un libro? Las versiones de Operación masacre », Ex-libris, no 5, 2016, p. 394-409.
51
Sur les conceptions borgésiennes de la fiction de Borges pendant les années 1930 à 1950, voir : Annick Louis, Borges face au fascisme, t. 1, Les causes du présent. Montreuil, Aux lieux d’être, 2006 ; Borges face au fascisme, t. 2, Les fictions du contemporain. Montreuil, Aux lieux d’être, 2007.
52
Sur le cas de Svetlana Alexievitch et Bob Dylan, et leurs effets sur les conceptions du littéraire, voir Alexandre Gefen, Claude Perez, « Extension du domaine de la littérature », Elfe XX-XXI, no 8, 2019 [en ligne]. Sur Cercas, et la façon dont ces structures narratives sont détournées en faveur d’une idéologie qui s’écarte de l’Histoire, voir : Agnès Delage, « Javier Cercas historien. Pour une approche critique de la fiction d’archive contemporaine », Littérature, Discipline littéraire et Archives, Fabula.org, avril 2019 ; et Hans Lauge Hansen, « Victimas y victimarios. Trauma social y representación de víctimas y victimarios en la novela española de memoria », Passés Futurs, no 3, 2018 [en ligne].
53
Jorge Luis Borges, « Excellent intentions de Richard Hull » (El Hogar, 15 avril 1938), Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1993, p. 1145.
54
« La forma de la espada », La Nación 26/07/1942, p. 1, 2e sec., illustré par Alejandro Sirio ; « La muerte y la brújula », Sur 12(92), 05/1942, p. 27-39; « El jardín de senderos que se bifurcan », El jardín de senderos que se bifurcan, Buenos Aires, Sur, 1941, p. 107-124. Tous ces récits sont inclus dans Ficciones, Buenos Aires, Sur, 1944. En français dans Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1993.
55
« Hombres de las orillas », Revista Multicolor de los Sábados, Crítica, 1, no 6, 16/09/1933, p. 7. Sous le titre « Hombre de la esquina rosada » dans Historia Universal de la Infamia, à partir de l’édition de 1935. En français : Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1993.
56
Annick Louis, Jorge Luis Borges : œuvre et manœuvres, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 411-415.
57
Les expressions « récit enquête du je » et « récit enquête du tu » s’inspirent des catégories proposées par Tzvetan Todorov pour le fantastique, bien que je ne partage pas son analyse sur le genre (Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, 1970).
58
Los Anales de Buenos Aires 2(20-22), oct-décembre 1947, p. 49-52 ; Otras inquisiciones, Buenos Aires, Sur, 1952. Pour une version française : Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1993, p. 735-738.
59
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996. On peut penser aussi à Austerlitz de W. G. Sebald (München, Hanser, 2001), et, auparavant, en France, des textes classiques de Patrick Modiano comme Dora Bruder, (Paris, Gallimard, 1997).
60
Dans cette notre prélimiaire narrateur soutient : « Mi función se redujo a preparar bebidas, consultar algunos libros, y discutir, con él y con el fantasma más vivo de Pierre Menard, la validez de muchos párrafos repetidos » (Ma fonction s’est limitée à préparer des boissons, consulter quelques livres, et discuter, avec lui et avec le fantôme plus que vivant de Pierre Menard, la validité de plusieurs paragraphes répétés.)
61
Roberto Bolaño, La literatura nazi en América, Barcelona, Seix Barral, 1996, p. 193-219.
62
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, p. 29.
63
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, p. 34.
64
« Glotopolíticas literarias entre resistencia y mercado: Bolaño en traducción, la traducción en Bolaño », in Gustavo Guerrero, Jorge J. Locane, Benjamin Loy, Gesine Müller (dir.), World Editors, Dynamics of Global Publishing and the Latin American Case between the Archive and the Digital Age, De Gruyter, 2020, p. 245-264.
65
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996.
66
L’Holocauste en tant que référent dans la littérature hispanoaméricaine apparaît dans de nombreux romans, comme je le signale dans « Imaginer le réel. À propos de Lenta biografía de Sergio Chejfec (1990) et W ou le souvenir d’enfance de Georges Pérec (1975) » (in Isabelle Bleton, Florence Godeau (dir.), Constructions comparées de la mémoire post-traumatique, Paris, Hermann, 2018, p. 205-219).
67
Comme on sait, Borges poussa cette figure à l’extrême dans les Chroniques de Bustos Domecq, écrites en collaboration avec Adolfo Bioy Casares à partir de 1942, où, le personnage résout les crimes depuis sa prison, se basant uniquement sur le récit qui lui est fait.
68
Ricardo Piglia, Crítica y ficción, Madrid, Anagrama, 1986.
69
« Roger Caillois : Le roman policier », Sur 91, 4/1942, p. 56-57 ; « H. Haycraft: Murder for Pleasure », Sur 107, 9/1943, p. 66–67.
70
Le moment de publication du roman correspond, en effet, au surgissement des mouvement connus sous le nom de « escraches » en Argentine, Espagne, Paraguay, Uruguay et le Vénézuela, et sous le nom de « funa » au Chili. Il s’agit d’un mode de protestation basé sur une action directe, pour faire connaître la demande de justice, et dénoncer l’impunité des génocides, souvent animé par les associations réunissant les parents des victimes.
71
Ricardo Piglia, Crítica y ficción, Barcelona, Debolsillo, 2013.
72
Sur la rumeur dans des sociétés marquées par la violence d’État, voir : Margarita Zires, « La dimensión cultural del rumor, Comunicación y Sociedad », Comunicación y Sociedad, no 24, 1994, p. 155-176 ; Jean Kapferer, Rumores: el medio de difusión más antiguo del mundo, Buenos Aires, Emecé 1989 ; Michel Louis Rouquette, Los rumores, Buenos Aires, El Ateneo 1977 ; Pascal Froissart, « Penser les médias sans notion de masse » 2001 [en ligne] ; Stephen Ellis, « Rumour and power in Togo, Africa », Journal of the International African Institute, vol. 63, no 4, 1993, p. 462-476 ; Maurice Enguéléguélé, « La rumeur de la disparition des sexes au Cameroun. Contribution à l’étude des modes d’expression politique alternatifs dans les “conjonctures fluides” », CURAPP – La politique ailleurs, Paris, PUF, 1998.
73
Rodolfo Walsh, Operación masacre seguido de la campaña periodística, Buenos Aires, Ediciones de la Flor, 2010, p. 20.
74
Le compte rendu de Enriqueta Muñiz montre bien que Walsh est l’auteur de cette phrase qui frappe l’imagination, et rajoute : « Por supuesto, Walsh no podía admitir la existencia de un caso tan novelesco en el probrísimo plano de la vida cotidiana. » (Bien sûr, Walsh ne pouvait admettre l’existence d’un cas si romanesque dans le très pauvre plan de la vie quotidienne). Enriqueta Muñiz, Historia de una investigación. Operación masacre de Rodolfo Walsh : una revolución de periodismo (y amor), CABA, Planeta, 2019, p. 74-75.
75
Sur la question, voir : Mary-Laure Ryan, « Postmodernism and the doctrine of panfictionality », Narrative, no 2, 1997, p. 165-187 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction, Paris, Le Seuil, 2016.
76
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, p. 149.
77
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, p. 131.
78
Roberto Bolaño, Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, p. 120, 121.
79
Un exemple récent est la polémique qui opposa Robert Paxon à Éric Vuillard lors de la publication de L’Ordre du jour (Paris, Actes Sud, 2017) ; l’historien américain mis en question l’historicité de certains postulats du roman, alors que Conquistadors du même Vuillard (Paris, Éditions Léo Scheer, 2009), roman portant sur la conquête du Pérou par Francisco Pizarro qui repose sur le même mode de traitement de l’histoire, n’avait pas donné lieu à de telles polémiques en France, et a plutôt été acclamé comme un roman restituant les émotions de l’histoire (grâce à un style saturé et entraînant). Pour les débats, voir : Robert Paxton, « The Reich in Medias Res », The New York Review of Books, 6 décembre 2018.
80
Sur la question, voir : Georg Lukacs, Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975 ; Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000 et Journal de Travail. 1938-1955, Paris, L’Arche, 1976.