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Philosophie et politique publique (avec Marx, Nozick et Cohen)
Professeur de valeurs et de politique publique

(Blavatnik School of Government, Université d’Oxford )

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Jonathan Wolff est titulaire de la chaire Alfred Landecker de valeurs et de politique publique à la Blavatnik School of Government et membre du conseil d’administration du Wolfson College, à Oxford. Auparavant, il fut professeur de philosophie et doyen des arts et des sciences humaines à University College London (UCL), où il a enseigné à partir de 1987. Il est titulaire d’un BA et d’un MPhil en philosophie de UCL. Ses travaux portent principalement sur l’égalité, les désavantages et les rapports entre la philosophie politique et les politiques publiques.

Il a été invité à l’EHESS pour présenter une communication intitulée « The Ethics of Anti-Poverty Policies » dans le cadre du Séminaire de philosophie politique normative du CESPRA.

Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau, directeur de recherche au CNRS (CESPRA), au Centre audiovisuel de l’EHESS, 96 boulevard Raspail, à Paris, le 14 février 2017, et révisé par Jo Wolff et Luc Foisneau en novembre 2022.

Luc Foisneau – Pourriez-vous me dire comment vous en êtes venu à faire de la philosophie ? Et comment vous avez rencontré le philosophe G.A. Cohen ?

 

Jo Wolff – Quand j’ai quitté l’école en 1977, à dix-huit ans, j’en avais assez d’étudier et j’ai décidé de commencer à travailler pour gagner ma vie, j’ai donc pris un emploi dans le service juridique d’une compagnie d’assurance. Mais l’entreprise, qui tenait à ce que j’obtienne une qualification en droit, m’envoyait à l’université un jour par semaine, ce qui, en fin de compte, me plaisait bien plus que le travail. J’ai donc décidé d’aller à l’université. Je vivais à Londres et je voulais y rester. Je n’avais pas beaucoup de gens autour de moi pour me conseiller, j’ai donc fait des choix assez hasardeux, mais j’ai eu la chance incroyable, en 1980, de me retrouver comme étudiant de premier cycle au département de philosophie de University College London (UCL), où j’ai suivi l’enseignement de philosophes comme Richard Wollheim, Hide Ishiguro, W.D. Hart, Malcolm Budd et, surtout, pour moi, G.A. (Jerry) Cohen. Je n’avais pas vraiment l’intention de suivre des cours de philosophie politique, pensant pouvoir m’y initier moi-même, mais Cohen venait de publier Karl Marx’s Theory of History : A Defence [La théorie de l’histoire de Marx : une apologie] (Princeton, 1978), et il était considéré, dans le monde, comme l’un des principaux interprètes de Marx. J’ai pensé que c’était une chance trop belle pour la laisser passer, et j’ai donc pris « philosophie politique » option « Marx ».

Avec les encouragements de Jerry, je suis resté à UCL pour un MPhil, qui est un diplôme de recherche de deux ans, équivalent du Master de recherche en France, sans aucun plan précis pour la suite. Mais au début de l’année 1985, après environ un an de travail, Jerry est parti à Oxford y occuper sa chaire1 et, bien qu’il ait continué de m’aider, je me suis retrouvé sans directeur de thèse à UCL pour mon doctorat sur l’exploitation. De plus, je ne pouvais plus obtenir d’autres bourses d’études au Royaume-Uni pour financer mes études. J’ai donc fait une demande de doctorat aux États-Unis ; on m’a offert une place à Harvard et, sans lien avec celle-ci, une bourse d’études. Mais à peu près au même moment, UCL a ouvert un poste au concours pour remplacer Jerry et voulait quelqu’un qui pût enseigner à la fois Marx et la philosophie analytique. Peu de personnes à l’époque correspondaient à ce profil de poste, et j’ai eu la chance incroyable d’être choisi, avant même d’avoir terminé mon MPhil. Le département a gentiment accepté que j’aille passer un an aux États-Unis étudier avec Rawls et Scanlon. Malheureusement pour moi, Rawls et Scanlon étaient tous deux en congé sabbatique pendant l’année ; j’ai eu pour professeurs Hilary Putnam et Burton Dreben, qui avaient tous les deux pour dada la méthodologie philosophique – ce fut probablement une chance pour moi. La singularité de mon approche philosophique provient donc, au moins en partie, de cette formation inhabituelle. J’ai quitté le programme doctoral de Harvard au bout d’un an, et je n’ai jamais fini mon doctorat. Mon chef de département m’a dit que faire un doctorat servait à trouver un emploi, mais comme j’avais déjà un emploi, à quoi bon faire un doctorat ? J’ai commencé à enseigner à UCL en 1987 et j’y suis resté près de trente ans. Mon dernier poste à Londres fut celui de doyen des arts et des sciences humaines.

Luc Foisneau – Mais vous n’enseignez plus à Londres. Vous travaillez maintenant dans une école de science politique à Oxford, relativement nouvelle. Comment pourriez-vous la décrire, et, plus généralement, quelle est la fonction d’une école de science politique (ou une « école de gouvernement » comme on dit en anglais) ?

 

Jo Wolff – Je travaille à la Blavatnik School of Government de l’Université d’Oxford. C’est une institution vraiment remarquable. J’enseigne dans une formation qui délivre des masters de politique publique. Nous avons ici 120 étudiants de 70 pays différents. Je ne sais pas s’il existe ailleurs au monde un autre programme aussi international. J’ai des étudiants mongols, des étudiants ukrainiens, tadjiks, salvadoriens et de bien d’autres pays. Ce qui est vraiment rafraîchissant pour moi, c’est que j’apprends d’eux, car le monde n’est pas le même partout. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés en Europe ne sont pas ceux qui se posent en Amérique latine, en Afrique ou en Asie de l’Est. Les choses que nous considérons comme allant de soi, par exemple la liberté religieuse, même si nous nous en préoccupons à l’occasion, sont vraiment très différentes de la manière dont la religion est promue ou réprimée dans de nombreux autres pays. Lorsque j’enseignais la philosophie politique auparavant, je partais toujours du principe que tout le monde vivait dans un pays démocratique. Je ne peux plus en dire autant. J’ai donc acquis un sens aigu des problèmes qui se posent dans le monde en voyant des étudiants, très brillants, très impliqués, travailler ensemble, qui ont un sens philosophique et une bonne compréhension des enjeux de l’économie et de la politique. Je pense vraiment que la Blavatnik school, pas seulement elle bien sûr, mais aussi d’autres écoles de sciences politiques, sont les institutions où nous pouvons espérer former les leaders de demain.

Luc Foisneau – Même si je sais qu’il est difficile de répondre à cette question, et que beaucoup ont déjà essayé de le faire, je ne résiste pas à l’envie de vous demander ce qui fait selon vous une bonne politique publique ?

 

Jo Wolff – Il en existe des signes positifs et négatifs. Dans un livre que j’ai coécrit avec Avner de-Shalit intitulé Disadvantage [Désavantage] (Oxford, 2007), Avner et moi avons utilisé quelques notions que d’autres personnes ont trouvé utiles. L’une d’entre elles est le « désavantage corrosif » : si quelque chose va mal dans votre vie, cela aura d’autres effets négatifs. Ainsi, si vous êtes un toxicomane, il est très probable que d’autres choses vont mal tourner pour vous. Vous risquez de perdre votre maison. Si vous êtes sans abri, vous ne pouvez pas trouver d’emploi, si vous ne pouvez pas trouver d’emploi, vous aurez un faible revenu, il vous sera probablement très difficile de vous faire des relations, et beaucoup d’autres choses iront mal. Le désavantage corrosif est la corrélation négative que nous avons relevée. Mais nous avons également mis en avant un autre concept que nous avons appelé les « fonctionnements fertiles » : si quelque chose va bien pour vous, cela aura d’autres effets positifs. Il est plus difficile d’en trouver des exemples : on parle dans ce registre de l’éducation préscolaire et du fait d’avoir un bon réseau social. L’idée est que si vous recevez d’une bonne éducation pendant votre petite enfance, cela sera très bénéfique à votre développement ultérieur. Un autre exemple est que, dans les pays en voie de développement, l’alphabétisation des femmes a d’excellents effets sur toute la famille, pas seulement sur la mère et les enfants, mais aussi sur les autres membres de la famille, y compris le mari et la famille élargie. C’est pourquoi nous recommandons dans Disadvantage que les gouvernements s’efforcent d’élaborer des politiques qui empêchent la formation de désavantages corrosifs et qui encouragent les fonctionnements fertiles. La question de savoir si les gouvernements ont effectivement agi de la sorte est une autre question, mais des sociologues et des spécialistes de science politique ont repris ces idées, en particulier dans le domaine de l’éducation et du développement, et ils ont trouvé ces concepts utiles. Je pense que l’on ne peut pas nier que, au Royaume-Uni, le gouvernement de coalition dirigé, entre 2010 et 2015, par le conservateur David Cameron et le libéral démocrate Nick Clegg ait affiché sa préoccupation en faveur des plus démunis et des défavorisés et ait exprimé l’ambition de faire des choses pour les aider. Mais beaucoup de ces mesures se sont révélées être plus des effets d’annonces que des actes. Le gouvernement était plus intéressé par les gros titres, par le fait de dire qu’il se souciait du bien, que par une politique basée sur des preuves. C’est en fait l’un des aspects les plus décourageants de la politique actuelle : les politiciens croient plus à l’intuition, aux émotions et aux gros titres qu’aux preuves de l’efficacité de leurs politiques. Et ce que nous avons vu au Royaume-Uni avec les politiques d’austérité, et ce qui pourrait bien se produire après le Brexit, c’est qu’il y ait de moins en moins d’argent pour les services publics. Nous constatons donc qu’au lieu d’être plus aidés, les gens ont de plus en plus de mal à accéder aux services qui existaient il n’y a pas si longtemps encore. Par exemple, les services en matière santé mentale ont presque entièrement disparu dans certaines régions du pays. Nous voyons vraiment se produire le contraire du progrès, et c’est une raison de plus pour que tout le monde exprime ses préoccupations par écrit et proteste d’autres façons, même si ce n’est pas très efficace pour le moment.

Luc Foisneau – On pourrait parfois penser que les philosophes ne sont pas les mieux placés pour aborder, si vous me passez l’expression, les aspects pratiques de la politique. Et certains se posent même la question plus directement : Qu’est-ce que les politiques publiques ont à voir avec la philosophie ? Que leur répondriez-vous ?

 

Jo Wolff – La relation entre philosophie et politique est vraiment fascinante. La plupart des gens qui se lancent en philosophie politique le font à cause de leur sens de la justice, ils pensent que quelque chose ne va pas dans le monde et ils veulent apporter leur contribution. Mais lorsque vous commencez à étudier la philosophie, c’est autre chose. Les théories peuvent être très abstraites, et elles ne semblent pas avoir beaucoup de liens avec la réalité du monde qui nous entoure. Elles ne parlent pas du monde dans lequel nous vivons, elles pourraient parler de n’importe quel monde, à n’importe quelle époque. Vous réussissez comme philosophe politique si vous êtes doué pour la pensée abstraite. Il y a donc un type de disposition qui vous pousse dans la mauvaise direction, qui vous éloigne du monde empirique et vous oriente vers des concepts hautement théoriques. Puis arrive quelqu’un comme Amartya Sen, qui est à la fois économiste et philosophe, et qui montre de manière incroyablement précise comment on peut lier philosophie et politique. Comme beaucoup d’autres, j’ai été inspiré par Sen, et j’ai cherché, de manière plus modeste, à faire quelque chose de comparable.  Je pense qu’il est important de se tourner vers d’autres disciplines pour y trouver de l’aide. Le péché mignon des philosophes est de penser qu’ils peuvent tout faire tout seuls. Ils s’assoient à un bureau. Ils pensent que s’ils lisent assez et réfléchissent assez fort, ils trouveront la solution, et ignorent que des personnes en anthropologie, en géographie, en sociologie et en politique peuvent avoir de bonnes idées philosophiques, ainsi que des éléments de vérification de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas. Donc quand je le peux, j’essaie de trouver de bonnes idées philosophiques dans d’autres domaines et j’essaie de les introduire dans le raisonnement philosophique. J’ai l’impression d’être une sorte d’agence d’import-export au service de la philosophie. J’introduis d’autres idées en philosophie et j’essaie, si possible, de mettre des idées philosophiques au service de politiques publiques.

Luc Foisneau – Pour être plus précis sur la relation entre les politiques publiques et la philosophie, prenons un exemple. Quelle relation y a-t-il, selon vous, entre l’éthique de la lutte contre la pauvreté et l’inégalité ?

 

Jo Wolff – Il faut replacer les choses dans un contexte plus vaste. J’ai toujours été très intéressé par le thème de l’égalité et cela s’est manifesté de différentes manières à différents stades de mon travail. Ainsi, comme je l’ai déjà dit, lorsque j’étais doctorant, je travaillais sur le thème de l’exploitation, qui est un type d’inégalité de classe. Le travail que j’ai fait avec Avner de-Shalit pour le livre Disadvantage impliquait un changement de l’approche habituelle. La plupart des personnes qui s’intéressent à l’égalité souhaitent proposer une théorie de la justice. Ce qu’ils veulent faire, c’est nous dire à quoi ressemblerait un monde d’égalité. C’est une sorte d’exercice utopique dans le monde moderne consistant à expliquer ce que serait une république juste. Et c’est une très bonne chose, je ne veux pas empêcher les gens de se livrer à cet exercice ; pour autant, je pense qu’il y a place pour une autre approche, qui consiste à renverser la perspective. Au lieu de dire à quoi ressemblerait un monde idéal, il s’agit de regarder notre monde en face, voir ce qui en lui ne va pas et se demander comment l’améliorer. En réfléchissant à la question du désavantage, nous avons pensé que, quel que soit votre avis sur ce que pourrait être une théorie idéale de la justice, vous êtes probablement d’accord sur le fait qu’il y a des gens dans ce monde dont la vie va très mal, et que notre priorité devrait être de contribuer à ce que des mesures soient prises pour améliorer leur vie. Dans le livre Disadvantage, nous nous sommes demandé ce qui fait que la vie de quelqu’un va mal, et quelles mesures seraient susceptibles de la faire aller mieux, si tant est que ce soit possible. Mon travail sur la pauvreté s’inscrit dans la même perspective, avec une légère différence toutefois, car il nous incite à accorder davantage de place à une réflexion sur le concept d’égalité. Dans la littérature actuelle, et dans les débats auxquels j’ai participé, il y a deux façons différentes de penser l’égalité et l’inégalité. L’une en termes de distribution – le monde des 1 % les plus riches et des 1 % des 1 % –, qui suppose que l’on réfléchisse à l’égalité des revenus et à la manière assez stupéfiante dont l’inégalité s’est accrue à certaines périodes de l’histoire, et de nous jours, dans certains pays. Il s’agit là de la question de la justice de la distribution. Mais il y a aussi une autre façon de considérer l’inégalité, qui m’intéresse davantage, et c’est la question de savoir en quoi consiste une société d’égaux. Quelle expérience cela serait-il de vivre avec d’autres personnes que personne ne mépriserait et qui ne regarderaient elles-mêmes personne de haut ? En quoi consistent des relations d’égalité ? Il existe deux approches différentes, l’une appelée égalité distributive, l’autre égalité sociale ou relationnelle. La chose intéressante, d’un point de vue théorique, avec la pauvreté, c’est qu’elle se rapporte à ces deux approches. La notion de pauvreté absolue concerne les personnes dont les ressources sont si limitées qu’elles peuvent à peine se maintenir en bonne santé. La notion de pauvreté relative désigne le fait de ne pas avoir assez de ressources pour « s’intégrer », c’est-à-dire de ne pas pouvoir faire ce que font les autres membres de la société ou d’être socialement exclu, ce qui est plus proche d’une notion sociale que d’une notion distributive. Ainsi, lorsque vous réfléchissez à la pauvreté, il faut tenir compte aussi bien des aspects distributifs que des aspects sociaux de l’égalité.

Luc Foisneau – Une chose qui pourrait sembler étrange à nos lecteurs est que, bien que vous sembliez très engagé dans la lutte contre la pauvreté, et dans la critique des politiques qui augmenteraient la pauvreté, vous avez publié votre premier livre en 1991 chez Polity Press2 sur Robert Nozick qui a écrit une théorie pour justifier les inégalités dans une société capitaliste3. Comment expliquez-vous ce paradoxe apparent ?

 

Jo Wolff – Comme je l’ai dit plus haut, j’ai commencé à travailler à UCL en 1987. Bien qu’ayant rédigé une maîtrise sur l’exploitation, je n’avais pas de doctorat, et ma première idée avait été de mettre par écrit les principales idées de cette thèse. Mais mon séjour à Harvard m’a fait remettre en question la méthodologie très abstraite que j’avais utilisée jusqu’alors ; je l’ai laissée de côté, persuadé que je devais faire quelque chose de différent. J’ai essayé d’écrire sur Hobbes, mais j’ai réalisé que je n’avais pas la formation nécessaire pour apporter une contribution significative à la littérature secondaire. Mon travail d’écriture n’a donc pas avancé pendant ma première année de travail ; j’hésitais beaucoup sur la voie à suivre. Mon collègue, Michael Rosen, avait été sollicité par Polity Press pour un livre sur Nozick. Il ne voulait pas s’en charger, mais m’a demandé si je souhaitais qu’il donne mon nom à l’éditeur. Pendant deux jours, j’ai pensé que c’était une très mauvaise idée, jusqu’à ce que je réalise que cette commande résoudrait mon problème de choix de sujet : il s’agissait d’un projet bien délimité, avec une publication à la clé, faisant appel aux compétences en philosophie politique analytique et abstraite qui faisaient partie de ma formation. J’ai donc accepté. J’ai abordé le livre avec deux idées en tête. Premièrement, reconstruire les arguments de Nozick sous la forme la plus convaincante possible, afin que la mise en évidence de leur caractère erroné soit la plus forte possible ; deuxièmement, écrire dans un style qui rende le livre agréable à lire. De moi-même, je n’aurais pas choisi d’écrire sur Nozick, mais le projet, qui arrivait au bon moment, m’a permis de trouver mon style d’écriture.

Luc Foisneau – Vous avez également participé à de nombreux programmes d’évaluation des politiques publiques dans le cadre de projets concernant la sécurité ferroviaire, la criminalité, le droit pénal, la réglementation des drogues, l’expérimentation animale, la répartition des ressources de santé, le soutien aux personnes handicapées, le développement durable et les soins de santé personnalisés. Sur la base de ces travaux, comment pourriez-vous décrire la contribution du philosophe aux politiques publiques ? Quelle est la spécificité de sa contribution par rapport à celle d’un scientifique, par exemple ?

 

Jo Wolff – Les philosophes moraux et politiques pensent en général qu’ils devraient être consultés sur les questions de politique publique. Mais il est rare qu’ils aient une vision claire de ce que pourrait être leur contribution. Un philosophe peut être expert en éthique de la vertu ou utilitariste, mais il ne viendrait à l’idée d’aucun responsable politique de poser une question du genre : « Que dirait un utilitariste de ce dilemme politique ? » Les responsables politiques craignent que les philosophes soient abstraits et intimidants et les philosophes suspectent les responsables politiques de faire preuve d’anti-intellectualisme et d’incompréhension. Ma tâche a souvent consisté à passer d’une langue à une autre dans la même langue. En effet, très souvent, les décideurs politiques et les philosophes sont engagés dans les mêmes discussions, mais dans des langues différentes et à des niveaux d’abstraction différents. Les décideurs politiques parlent d’équité et de bonheur, les philosophes d’égalitarisme et d’hédonisme. Le raisonnement philosophique rend à mon avis la discussion sur les politiques publiques plus riche, mais n’en change pas la nature. Nous avons passé des décennies à réfléchir aux concepts et à leurs relations, ainsi qu’aux manières de raisonner sur les valeurs. En nous appuyant sur ce que nous avons appris, nous pouvons parfois apporter de la profondeur et de la clarté à un débat qui avait commencé avant notre arrivée et se poursuivra après notre départ. Notre formation nous permet d’apporter une contribution au débat, mais, c’est l’ironie de l’histoire, cette même formation ne nous permet pas de savoir quelle contribution nous sommes capables d’apporter, et nous persuade parfois que nous ne sommes capables d’offrir que des abstractions hautaines.

Luc Foisneau – Vous avez publié un petit livre sur Marx, dont vous dites dans l’introduction que vous l’avez écrit dans le métro. Où en êtes-vous aujourd’hui de votre réflexion sur l’héritage de Marx ?

 

Jo Wolff – J’ai écrit Why Read Marx Today [Pourquoi lire Marx aujourd’hui ?] (Oxford, 2002), il y a plus de vingt ans, en partie à partir d’un article que j’avais rédigé peu de temps après la chute du mur de Berlin pour expliquer l’attrait des idées de Marx, y compris quand elles ne semblent plus intéresser personne. Mon point de vue n’a pas vraiment changé : Marx est peut-être le critique le plus radical que le capitalisme ait jamais connu mais, malheureusement, il ne nous donne presque aucune piste pour penser une alternative au capitalisme. S’il en va ainsi, c’est qu’il se pensait comme un scientifique observant le cours de l’histoire, et non comme un prophète ou un philosophe. Marx, qui avait tort de croire que l’histoire nous mènerait au communisme, nous laisse avec le sentiment que le capitalisme ne conduit pas à l’épanouissement général des êtres humains, sans nous dire pour autant comment améliorer la situation. Une grande partie de l’analyse critique de Marx reste pourtant valable, et ce que j’ai parfois pu prendre pour une forme excessive de cynisme quand il parle des motivations de la classe dirigeante s’est avéré beaucoup plus exact que je ne le pensais, en tout cas au cours des dix ou vingt dernières années.

Luc Foisneau – Vous avez déjà mentionné que vous avez écrit un livre avec Avner de-Shalit intitulé Disadvantage. Cette expérience d’écrire un livre à quatre mains n’est pas si courante chez les philosophes. Comment la caractériseriez-vous ? Quelle différence cela fait-il quant au processus de réflexion sur un sujet comme le désavantage ? Avez-vous trouvé des idées grâce à vos échanges ?

 

Jo Wolff – Il est rare que des philosophes écrivent un livre ensemble, même s’il existe des exemples. Dans le cas dont nous parlons, j’ai donné une conférence et Avner, qui était dans le public, a fait quelques suggestions pour prolonger mes idées, ce qui m’a beaucoup plu. Il a suggéré que nous écrivions un article ensemble, ce que nous avons fait, mais cet article n’a pas été bien accueilli par les lecteurs de la revue à laquelle nous l’avions envoyé, qui ont dit qu’il s’agissait plus d’un livre que d’un article, probablement pour nous faire comprendre poliment qu’il partait dans toutes les directions. Mais nous avons relevé le défi en écrivant le livre. Ce fut une très bonne expérience pour moi. J’ai l’habitude de me lancer dans de grands projets, de perdre confiance et d’abandonner la partie. Mais si vous êtes deux, il suffit qu’un seul des deux continue à croire au projet pour maintenir l’élan. Nous avons très bien travaillé ensemble. Nous nous en sommes tenu à la règle tacite d’accepter à peu près tout ce que l’autre avait écrit, sauf si l’on pensait que c’était tout à fait faux, et, ensuite, de prendre les critiques au sérieux plutôt que de rester sur la défensive, sachant que ces critiques étaient toujours faites dans un esprit constructif et jamais pour le plaisir de faire son intéressant. Le livre est né de quelques années d’échanges de courriels, avec, je crois, deux rencontres d’une semaine pendant lesquelles nous avons travaillé d’arrache-pied sur le manuscrit. Le fait que nous vivions dans des pays différents et que nous ne travaillons pas ensemble la plupart du temps a peut-être aidé.

De notre collaboration, je me souviens que c’était souvent Avner qui suggérait une idée, et que je trouvais le moyen de la formuler, puis de l’approfondir jusqu’au point où nous pouvions voir des liens avec d’autres ouvrages et d’autres parties du livre. Lorsque nous travaillions ensemble, nous faisions des progrès rapides, d’autant plus rapides qu’Avner préparait aussi des plats incroyables pendant que nous travaillions. Je ne sais pas si le sujet était particulièrement propice à un travail en commun, mais il se pourrait que ce soit le cas. Le propre de ce projet est que nous avons étayé nos analyses philosophiques sur des entretiens approfondis. Il me semble que notre approche ressemble à une approche de sciences sociales, où le travail en commun est beaucoup plus courant. En tout cas, la méthode nous a si bien convenu que nous venons de terminer ensemble la première version d’un nouveau livre.

Luc Foisneau – Puisque vous parlez d’un nouveau livre avec Avner de-Shalit, comment avez-vous eu l’idée de ce nouveau sujet ? Pouvez-vous m’en dire plus sur cette nouvelle recherche ?

 

Jo Wolff – Ce projet porte sur l’idée de ville composée de citoyens égaux. Le thème principal est que certaines villes se sentent plus égalitaires que d’autres, sans qu’il s’agisse d’une simple question de répartition de revenu. Nous avons donc développé un type d’approche égalitaire et relationnelle de l’égalité au sein de la ville, pour laquelle nous soutenons qu’une ville d’égaux donne à ses citoyens un sentiment d’appartenance sécurisant. Là encore, nous avons eu recours à des entretiens pour étayer nos recherches. Mais je ne veux pas en dire trop sur ce livre, car il est fort probable que nous devions le réviser au cours de l’année à venir.

Luc Foisneau – Vous êtes sur le point de publier une traduction en français de votre Introduction to Political Philosophy (Oxford, 1996) chez Éliott éditions. Quelle est l’idée centrale qu’une telle introduction veut faire passer à ses lecteurs ?

 

Jo Wolff – J’ai conçu ce livre vers 1992, peu après avoir terminé mon premier livre, sur Robert Nozick, qui était paru en 1991. Je voulais l’écrire parce que j’étais plutôt déçu par les autres textes d’introduction alors disponibles sur le marché, ou du moins par les quelques textes que j’avais lus. En voulant étaler leur savoir universitaire, les auteurs rendaient le sujet plutôt ennuyeux et le lecteur se retrouvait noyé dans l’analyse conceptuelle et une multitude de distinctions. J’ai voulu partager mon enthousiasme pour le sujet, estimant que les ouvrages classiques de philosophie politique font partie, pour le dire de manière un peu prétentieuse, des hauts lieux de notre culture intellectuelle. J’ai donc imaginé une façon de présenter ce que je considérais comme les principales contributions à la philosophie politique par le biais d’une série de questions liées les unes aux autres, en mettant les principaux penseurs en dialogue les uns avec les autres et en puisant dans les sources qui, selon moi, pourraient éclairer le débat. Je suis vraiment ravi que, presque trente ans après la première publication, une édition française soit bientôt disponible. J’ignore bien évidemment si elle trouvera des lecteurs ; ce n’est pas comme si la France manquait de contributions originales en philosophie politique. Nous verrons bien.

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    1

    G.A Cohen a occupé, à Oxford, la « Chichele chair of social and political theory », créée en 1944 et qui avait été occupée avant lui, notamment, par I. Berlin, Charles Taylor et Jeremy Waldron, et qui est actuellement occupée par Amia Srinivasan.

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    2

    Jonathan Wolff, Robert Nozick. Property, Justice and the Minimal State, Stanford, Stanford University Press, 1991.

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    3

    Robert Nozick, Anarchism, State, and Utopia, New York, Basic Books, 1974.

    Pour citer cette publication

    Jonathan Wolff et Luc Foisneau, « Philosophie et politique publique (avec Marx, Nozick et Cohen) » Dans Luc, Foisneau (dir.), « Actualité de la philosophie politique normative », Politika, mis en ligne le 13/02/2023, consulté le 24/07/2023 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/philosophie-politique-publique-marx-nozick-cohen