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Introduction

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L’Asie du Sud-Est comprend environ 655 millions d’habitants ; c’est une région où l’urbanisation est particulièrement dense (47% des habitants vivent dans des zones urbaines) et où les zones péri-urbaines sont en pleine expansion. Du point de vue politique, la région se compose de onze États modernes que les politologues qualifient de « régimes démocratiques imparfaits », de « régimes autoritaires libéraux » ou de « démocraties illibérales » (Bourchier 2014)1. Historiquement, tous ces pays ont été colonisés ou ont subi une influence coloniale mais, une fois leur indépendance acquise, ils n’ont pu échapper à la Guerre froide qui opposait les deux grandes puissances mondiales. Les États d’Asie du Sud-Est ont été encouragés par le bloc de l’Ouest à mener une politique de développement autoritaire (Ford 2013 : 9) qui a entraîné la disparition de la Gauche et, plus largement, des grands mouvements populaires (Hewison et Rodan 1996). Le milieu des années 1980 fut une période de transition marquée par l’intégration plus avancée de plusieurs de ces pays dans les systèmes de production mondiaux au prix d’une surveillance accrue de la part des organismes internationaux. Les pays de l’hémisphère nord eurent tendance à attribuer l’aide internationale au développement aux ONG plutôt qu’aux gouvernements (Edwards et Hulme 1996). Envisageant la société civile, en fonction de ces politiques libérales, comme une entité autonome par rapport au système institutionnel de l’État, ils ont encouragé le rôle de vecteur de démocratisation de ladite société civile (sur tous ces développements historiques, voir Ford 2013 : 7-11). Sur place, les États ont essayé de contenir et de fragmenter ces nouvelles forces sociales par une emprise administrative et sociétale partielle ou totale, mais aussi par la préemption, la bureaucratisation, la cooptation ou l’exclusion sélective (Rodan 2013 : 22-38).

Aujourd’hui, ces régimes adoptent et adaptent l’idée qui veut que les « valeurs asiatiques » (une notion initialement formulée par les gouvernements singapourien et malaisien, en particulier par Mahathir Mohamad, Premier ministre de Malaisie de 1981 à 2003 et de 2018 à 2020) impliquent un lien congruent entre un État fort et la croissance économique. Cependant, les régimes au pouvoir font preuve d’une certaine souplesse quand il s’agit de mettre en œuvre des programmes de développement. C’est ainsi que des politiques plutôt libérales se superposent à l’archétype de l’« État en développement » asiatique. Ces politiques entérinent la privatisation des services publics et leur concentration entre les mains d’individus situés au carrefour des secteurs public et privé. Leurs agents visent une accumulation de capital en imposant à la fois des mécanismes de déréglementation et un contrôle plus strict des processus décisionnels gouvernementaux.

Les années 1970 ont vu émerger divers mouvements de la « société civile » proposant des projets politiques différents de ceux des agences de développement étatiques et privées. Ces mouvements étaient néanmoins limités par l’intervention de l’État dans les politiques de développement et le capitalisme de connivence. Les organisations qui défendaient la classe ouvrière étaient faibles et l’indépendance de celles qui représentaient la classe moyenne était très relative. Après la crise financière de 1997, la montée en puissance des entreprises transnationales hydro-agro-extractivistes et du capitalisme de la chaîne d’approvisionnement (Tsing 2009) a accéléré la tendance à la transnationalisation du militantisme. Une série de mouvements et ONG (Third World Network, Focus on the Global South, Asia Pacific Research Network, etc. : cf Caouette 2006 ; Tadem et al. 2020) sont nés, ciblant ces politiques néo-libérales qui, à l’échelle régionale, ont été perçues comme des formes de gouvernance et des modèles culturels importés, voire imposés, par les pays occidentaux. Depuis les années 2010, ces mouvements participent à la « troisième vague » (della Porta 2008) des mobilisations citoyennes mondiales qui en appellent à la démocratie directe et exigent des mesures anti-austérité pour se défendre contre une polarisation sociale et économique plus marquée.

Face aux politiques illibérales, aux pressions normatives et aux contraintes matérielles, ces groupes sociaux sont amenés à adopter différents types de mobilisation et à moduler leurs stratégies suivant des critiques plus ou moins systémiques. De fait, s’ils parviennent à articuler leurs combats, ils doivent faire face à des processus de désarticulation et d’interruption, et à l’emprise d’idées, de valeurs et de normes qui limitent à la fois leur portée critique et la mobilisation elle-même. Les contributions réunies ici révèlent différents degrés et différentes modalités de politisation de ces mobilisations. Elles en dévoilent la dimension plurielle et mettent en évidence ce qui les facilite ou, au contraire, ce qui les entrave.

Rosalia Sciortino propose un portfolio qui rassemble les dix-huit contributions d’un projet qu’elle a piloté et intitulé « De la peur à la résilience : une histoire visuelle du Covid-19 en Asie du Sud-Est ». Le projet, réalisé par la fondation Sea Junction en partenariat avec Beyond Food, l’Alliance mondiale contre la traite des femmes (GAATW) et le Bangkok Tribune, met en scène différentes formes de mobilisation alors qu’il s’agissait de survivre à l’épidémie de Covid-19. La plupart sont des initiatives peu politisées, nées dans l’urgence et conçues pour réagir à un fait social total, qui affecte la vie des gens jusque dans leur intimité. Il n’empêche, l’analyse de Rosalia Sciortino fait valoir la dimension politique d’une crise qui cristallise les polarisations entre les différents groupes sociaux, accroît les discriminations et révèle les carences des politiques publiques et des services de l’État chargés de la protection sociale. Elle met en miroir des stratégies de coopération, des réflexes de solidarité et de vrais élans d’altruisme. Enfin, elle fait apparaître des zones grises qui voient des acteurs sociaux en proie au doute et à l’incertitude, y compris morale, alors qu’ils tâchent de trouver des solutions en transformant leur peur et leur colère en espoir et en force collective.

Cette recherche de solutions peut favoriser la réflexion de ces acteurs sur les ressources politiques susceptibles d’améliorer leur situation. Le projet mené par Mary Racelis et son groupe de recherche baptisé Engaged Anthropology (à l’université Ateneo de Manille) s’intéresse à plusieurs communautés urbaines pauvres et un collectif de chercheurs philippins qui réfléchissent ensemble, de manière participative, à la meilleure façon de formuler les besoins locaux, de gagner en visibilité et d’obtenir une aide financière et matérielle adaptée de la part du gouvernement.

Cette approche participative est aussi au cœur de la contribution de Gloria Truly Estrelita, coordinatrice d’un projet intitulé « Seri Ingatan 1965 », commencé en février 2021. Il s’agit d’une série de séminaires en ligne qui réunissent plus d’une centaine de participants tous les mois et dont le but est d’exprimer, d’explorer et de reconstruire la mémoire des victimes de la répression anticommuniste de 1965 en Indonésie. Dans ces espaces de parole collectifs, les témoignages de parents et de descendants de victimes d’exaction et de citoyens emprisonnés et stigmatisés acquièrent une force exceptionnelles. La dimension politique a beau être omniprésente, elle est pourtant rarement abordée de front, même si implicitement se pose la question du traitement politique actuel – notamment gouvernemental – réservé à cet événement historique.

La confrontation qui oppose les militants et les autorités est beaucoup plus frontale et durable quand il s’agit d’activistes agissant sur Internet, ce qu’explique Wija Wijayanto au sujet de l’Indonésie. Ces militants diffusent leurs idées et partagent leurs aspirations démocratiques en ligne, corrigent les fake news, et dévoilent les stratégies gouvernementales visant à limiter les droits des citoyens tout en stigmatisant certains segments de la population, toujours en ligne. Face à eux, le gouvernement met en place des cyber-troupes qui travaillent main dans la main avec la police et n’hésitent pas à sanctionner les auteurs de contenus jugés anti-républicains.

Enfin, la confrontation du peuple birman et de la junte militaire telle qu’elle a lieu depuis le coup d’état du 1er février 2021 est une façon de découvrir des moyens de mobilisation spécifiques. Cette confrontation s’est faite progressivement puisqu’elle s’est d’abord manifestée de manière sporadique, tâtonnante, puis par à-coups, avant de prendre une dimension massive qui, face à une répression féroce, suscite à la fois crainte et espoir, certains y voyant une guerre civile potentielle.

Au sein de ces mouvements, le lien entre mobilisations et revendications critiques n’est pas linéaire2. Sans qu’il y ait un continuum de fait, ces mobilisations couvrent un spectre qui va de signaux faibles – dissidence, hétérodoxie et non-conformité – à d’autres : désaccords, doléances, initiatives individuelles d’opposition et de protestation, échanges critiques au sein des groupes sociaux, organisation d’actions militantes, fondation de mouvements, coordination de branches, de réticulations et d’entreprises fédératrices. Au sein de cet arc, certaines mobilisations, dont les performances anti-Covid relevées par R. Sciortino ou les initiatives urbaines d’habitants démunis documentées par M. Racelis, ne sont pas d’emblée articulées à des critiques, mais elles mettent en évidence un désir de survie et de reconnaissance qui passe par des moyens innovants, des dynamiques participatives et des engagements solidaires. Ce double positionnement, contre l’inaction ou le dysfonctionnement des autorités, et le fait que les groupes mobilisés s’appuient sur les ressources publiques et les institutions politiques, se retrouvent dans les mobilisations ethnographiées par T. Estrelita et W. Wijayanto. Tout en critiquant l’action des autorités et en proposant une alternative, ces groupes de militants engagent un dialogue avec certains segments et acteurs du gouvernement et de l’administration pour défendre les libertés civiles, le pluralisme ou la mémoire d’un peuple. Les exemples documentés par le groupe de recherche collective du Myanmar révèlent une mobilisation importante, qui repose sur des stratégies telles que la dissimulation (actions de nuit, avec vêtements de camouflage et réseaux clandestins) ou, au contraire une hyper-visibilité (insurrection armée frontale).

Les contributions rassemblées ici ont un point commun : elles ne peuvent analyser les mobilisations politiques en Asie du Sud-Est qu’en s’éloignant du strictement politique. Le fait est qu’il s’agit d’une région où le politique n’est pas complétement séparé des autres dimensions du champ social, notamment de la religion et de l’espace domestique. Il est donc plus pertinent d’analyser ces mobilisations collectives au sein d’un ensemble de systèmes de régulation sociale micro-localisés qui échappent aux institutions. À bien des égards, ces systèmes sont ce que l’on pourrait appeler des « régimes locaux de maintien de la cohabitation » qui comprennent des systèmes pratiques de bio-socio-symbiose entre espèces vivantes, des normes éthiques et religieuses spécifiques, des réseaux d’autorité coutumière et des canaux de transaction non commerciaux. L’analyse de ces régimes permet de comprendre les dynamiques para-institutionnelles, la diversité des registres normatifs et le clivage récurrent entre normes/pratiques ou obligations collectives/échappatoires individuelles. Elle permet ainsi de relier l’analyse des dynamiques politiques aux phénomènes sociaux.

Enfin, ce dépassement du politique permet de cerner les écarts entre idées et valeurs qui émergent, par exemple, quand les récits dominants véhiculés par les programmes de développement de l’État, les agences privées et les médias sont repris par les populations et cadrent les normes auxquelles elles se réfèrent.

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    Il existe aussi une jeune démocratie (le Timor oriental) et une monarchie absolue (Brunei Darussalam). Certes, l’Asie du Sud-Est est faite d’une majorité de régimes autoritaires et d’une poignée de gouvernements démocratiques, mais ce serait oublier la vitalité des scènes politiques locales dont chacune a son rythme et connaît les progrès et les revers de la démocratie et ses corollaires : le flux et le reflux des droits fondamentaux et des libertés.

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    Tania Murray Li rappelle ainsi : « En s’appuyant sur les idées de Gramsci, Stuart Hall (1996 : 142-143) joue sur les deux sens du mot “articulation” pour préciser les pratiques qui permettent de transformer une critique balbutiante en politique effective : l’articulation comme explicitation, et l’articulation comme création d’une connexion. Il explique que le second aspect – créer une connexion – est loin d’être garanti car chaque conjonction concentre de nombreuses formations de pouvoir, si bien que les groupes sociaux y voient chacun un sens très différent. » (Li 2019 : 34).

    Bourchier, David, Illiberal democracy in Indonesia: The Ideology of the Family State, Londres, Routledge, 2014.

    Caouette, Dominique, Thinking and Nurturing Transnational Activism in Southeast Asia. Connecting Local Struggles With Global Advocacy, Institut de recherche et débat sur la gouvernance, Paris, mai 2006.

    Della Porta, Donatella, Eventful Protest, Global Conflicts, Aahrus, Institut universitaire européen, présentation de la session pleinière du colloque de la Nordic sociological Association, 2008.

    Edwards, Michael et David Hulme, « Too close for comfort? The Impact of Official Aid on nongovernmental organizations », World Development, vol. 24, n° 6, juin 1996, p. 961-973.

    Ford, Michele (dir.), Social activism in Southeast Asia, Londres et New York, Routledge, 2013.

    Hall, Stuart, « Gramsci’s Relevance for the Study of Race and Ethnicity », in David Morley et Kuan-Hsing Chen (dir.), Stuart Hall: Critical dialogues in cultural studies, Londres et New York, Routledge, 1996, p. 411-440.

    Hewison, Kevin et Garry Rodan, « The Ebb and Flow of Civil Society and the Decline of the Left in Southeast Asia », in Garry Rodan (dir.), Political Oppositions in Industrialising Asia, Londres, Routledge, 1996, p. 40-71.

    Li, Tania Murray, « Politics, Interrupted », Anthropological Theory, vol. 19, n° 1, 2019, p. 29-53.

    Rodan, Garry, « Southeast Asian Activism and Limits to Independent Political Space », in Michele Ford (dir.), Social Activism in Southeast Asia, Londres et New York, Routledge, 2013, p. 22-38.

    Tadem, Eduardo C. et al., « Deepening Solidarities beyond Borders among Southeast Asian peoples. A Vision for a Peoples’ alternative regional integration », document de travail UP CIDS, avril 2020.

    Tsing, Anna Lowenhaupt, « Supply Chains and the Human Condition », Rethinking Marxism, vol. 21, n° 2, 2009, p. 148-76.

    Pour citer cette publication

    Gabriel Facal, « Introduction » Dans Gabriel, Facal (dir.), « Les mobilisations sociales en Asie du Sud-Est (2000-2022) : de la résilience à la résistance », Politika, mis en ligne le 09/05/2022, consulté le 26/10/2022 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/introduction