(Université Bordeaux Montaigne - Laboratoire MICA (Médiations, Informations, Communication, Arts))
Cet article se propose d’interroger la constitution d’une « archive coloniale » comme partie intégrante d’un art indien contemporain engagé. Dans l’approche de cette articulation art/ politique, nous nous focalisons sur un cas, celui de l’installation intitulée « History Project », réalisée en 1997-1998 par l’artiste Vivan Sundaram dans le Darbar Hall du Victoria Memorial – vaste bâtiment de marbre blanc érigé par le pouvoir colonial au cœur de Calcutta1 pour célébrer la mémoire de la reine Victoria. Au sein de cette gigantesque installation, Vivan Sundaram considère l’archive comme matière première, mais aussi comme visée de sa production artistique et de son discours politique. Trace et rappel du passé, l’archive est ici déployée, détournée et réemployée : elle peut devenir « jeu » entre le passé et le présent, entre la mémoire et l’histoire. Enfin, cette installation devient à son tour une archive et fait ainsi trace de sa propre histoire et de sa propre mémoire2.
Trois principaux facteurs ont présidé au choix de cette étude de cas :
- l’aura nationale et internationale de l’artiste Vivan Sundaram, grand nom de l’art moderne et contemporain indien qui se définit lui-même comme « artiste activiste »3;
- la place particulière qu’occupe la production « History Project » dans le développement de l’art de l’installation en Inde, en raison de son ampleur et du prestige du lieu qu’elle investissait ;
- enfin les débats et controverses politiques et idéologiques, en particulier sur la question de l’histoire de la modernité indienne, que la présentation de cette installation multimédia a pu susciter.
Depuis les années 1980, l’utilisation de documents – classés et conservés dans un institut, dans une entreprise, sur une plateforme informatique, ou chez un particulier – concernant tant les histoires collectives que les parcours familiaux ou individuels a pris une place de plus en plus importante au sein de la production artistique contemporaine. Utilisée comme méthode de travail, l’archive se trouve inscrite au cœur même de l’œuvre d’art par des créateurs que la critique nomme « artistes archivistes »4. Les pratiques de l’archivage (recueillir, classer, enregistrer, ranger, etc.) peuvent ainsi devenir des gestes artistiques.
Cette veine de « l’archivisme artistique » trouve une résonnance particulière au sein de la mouvance d’un « nouvel art engagé », nommé « activisme artistique » ou encore « artivisme »5, apparu également aux tournants des années 1980. Ces actions artistiques liées à des questions sociales et politiques, renouant avec des pratiques contestataires, en résistance à l’hégémonie quasi planétaire de l’idéologie propre au capitalisme dit « néolibéral » élaborent leurs productions à partir, ou sur la construction de diverses archives : archives de l’aliénation économique, de la domination de genre, de la subalternité des minorités, des violences coloniales, etc.
Au sein de la grande diversité des pratiques artistiques que regroupe l’activisme dans les arts, deux positions peuvent être délimitées. La première consiste à inscrire l’action artistique dans une forme de bonification de la fonctionnalité du message et de l’action politique, et ce afin de rendre ces derniers plus « attractifs ». L’artiste activiste se doit alors d’être en empathie, voir même en accord, avec l’objet du discours politique. Si ce type d’intervention permet à l’artiste de caresser l’espoir d’obtenir quelques changements sociaux et politiques, il contient le risque de l’assujettissement idéologique, de la dérive vers l’art de propagande et de la réduction de l’innovation esthétique.
La seconde position conduit à situer l’action artistique dans le détournement et le dysfonctionnement de l’action politique et de son discours, dans l’annulation de leur dimension pratique et efficiente. Cette dernière position semble avoir été adoptée par un grand nombre d’artistes activistes à travers le monde afin de dénoncer les dangers, les excès, les travers, les hypocrisies de telles ou telles actions politiques ou de tels ou tels principes idéologiques. Elle assure une plus grande autonomie de l’action artistique et semble éviter tout assujettissement au discours politique. En revanche, elle relègue au second plan l’impact de l’action artistique dans le domaine social et politique (en une sorte d’objectivation d’un statu quo politique et social).
Ces deux traditions nourrissent, en se mêlant l’une l’autre, ce que l’on appelle l’activisme artistique contemporain dont l’analyse des productions révèle parfois l’ambiguïté des visées tant politiques qu’esthétiques6. La scène artistique contemporaine indienne, dans un contexte globalisé, ne fait pas exception et les mouvances de « l’archivisme » et de « l’activisme » s’entrecroisent et cohabitent au sein de productions artistiques singulières, comme dans celle de Vivan Sundaram.
Vivan Sundaram : l’artiste, l’activiste et l’archiviste
Né en 1943, l’artiste Vivan Sundaram, neveu de l’artiste peintre Amrita Sher-Gil7, fut formé à la peinture et à l’histoire de l’art à la faculté des Beaux-arts de l’Université Maharaja Sayajirao de Baroda (État du Gujarat), de 1961 à 1965. Puis il partit à Londres et intégra la Slade School of Fine Arts de 1966 à 1968 – année durant laquelle il participa au mouvement étudiant. En 1971, de retour en Inde, compagnon de route du Parti communiste indien (marxiste) CPI(M), il s’engagea auprès de collectifs d’artistes et d’associations étudiantes et développa un art pictural figuratif à contenu politique contestataire, traitant de problèmes sociaux, de la question de l’histoire et de la mémoire, ainsi que de la culture populaire. Il fut très actif lors de l’imposition de l’état d’urgence (1975-1977) par le Premier ministre de l’époque, Indira Gandhi, en dénonçant les abus liés à la restriction des libertés fondamentales.
En 1981, il participa, à l’exposition « Place for People »8, aux côtés des artistes Jogen Chowdhury, Bhupen Khakhar, Nalini Malani, Sudhir Patwardhan, Gulam Mohammed Sheikh, ainsi que de l’historienne et critique d’art Geeta Kapur. Ce fut en partie à partir de cette exposition que se développa un nouveau discours sur le domaine artistique, empruntant ses outils d’analyses aux études postcoloniales et subalternes. Ce nouveau discours proposait une critique du caractère « occidentalo-centré » des canons esthétiques et militait pour une reconnaissance des pratiques artistiques « subalternes », telles que l’art des femmes, des groupes marginaux ou minorités nationales, trop longtemps ignorés par la critique moderniste occidentale.
Ainsi se trouvaient questionnés le colonialisme occidental, l’hégémonie capitaliste et la conception évolutionniste et linéaire de l’art. Geeta Kapur fut l’une des chevilles ouvrières de ce courant de pensée et le journal Vrishchik (Scorpion) lui servit de plate-forme d’expression9. Dans le catalogue de l’exposition, l’article de Geeta Kapur « Partisan views about the Human Figure » saluait la pluralité des figurations développées par les artistes invités et condamnait « le conformisme moderniste du formalisme international » qui proclamait la prédominance du formel sur tout contenu social et politique10.
Vivan Sundaram est considéré comme l’un des premiers artistes indiens à avoir pratiqué, au début des années 1990, l’art de l’installation11. Ce sont les événements économiques et politiques survenus en Inde à cette époque qui constituèrent les principaux stimuli à l’origine de ce changement de médium artistique12. En effet, le début des années 1990 est marqué par deux événements concomitants : le tournant structurel de l’Inde vers une économie de marché (sous la gouvernance du Premier ministre Narasimha Rao), et la destruction de la mosquée de la ville d’Ayodhya, dans l’État de l’Uttar Pradesh, le 6 décembre 199213. Cet événement dramatique, qui se déroula face à une armée indienne impassible, voire complaisante, déclencha une vague d’émeutes entre musulmans et hindous dans le Nord du pays, émeutes qui furent d’une extrême violence dans les faubourgs de Mumbai avec plus de 900 morts. Ces heurts bouleversèrent l’opinion publique et la crainte d’un embrasement général du pays fut réelle.
Vivan Sundaram, « Memorial », 1993-2014, installation multimédia (acier, malles métalliques, carreaux de grès, marbre, verre, bois, béton, céramique, plâtre, clous de fer, néon, photographies, présentoirs), Tate Modern, Londres.
Pour Vivan Sundaram, les événements d’Ayodhya eurent un impact décisif au sein de sa production ; il abandonna la peinture sur toile, qui était alors son médium de prédilection, pour s’adonner à l’installation, plus à même à ses yeux de transmettre avec pertinence (plastique et idéologique) le message politique de ses réalisations artistiques14. Dès l’année suivante, l’artiste présente son installation, « Memorial ». Il y met en scène la mort d’un inconnu lors des heurts communautaires15. Cette installation comprend divers matériaux comme une sculpture en plâtre, des malles métalliques, des photographies de presse, du papier froissé et en partie brûlé, du bois carbonisé. Ces livres et morceaux de bois brûlés, présentés de façon muséale (vitrines et cartels) comme des vestiges archéologiques, se voulaient être autant de témoignages des violences intercommunautaires dont les faubourgs de Mumbai avaient été le cadre. Cette installation devint l’image emblématique de la déchéance de la conception d’une Inde tolérante et secularist, garantissant la paix entre les communautés. L’œuvre se veut une véritable mise en garde des citoyens qui pourraient être abusés. Car selon Vivan Sundaram, le fondamentalisme religieux est instrumentalisé afin de détourner les communautés d’une analyse pertinente des ressorts idéologiques de la mondialisation capitaliste dont les intérêts économiques sont, par principe, transcommunautaires16.
Vivan Sundaram participa à l’organisation des réactions artistiques face à la montée de l’Hindutva (concept politico-religieux revendiquant une Inde intrinsèquement hindoue)17. En témoigne son engagement dans la constitution et les manifestations de l’association Sahmat (Safdar Hashmi Memorial Trust), forum d’artistes et d’intellectuels créé en 1989. À la pointe de la contestation des valeurs du fondamentalisme religieux, Sahmat mobilise des universitaires, des artistes et des acteurs sociaux lors d’évènements où les droits démocratiques sont remis en cause18. L’association est toujours très active sur le front des minorités afin de défendre leur droit, leur sécurité à l’intérieur de l’espace culturel national19.
« Memorial » constitue également un tournant dans la construction d’une démarche archivistique dans l’œuvre de Vivan Sundaram. À partir des années 1990, ses productions utilisent des objets (ou des facsimilés d’objets) à valeur historique, mémorielle, voire archéologique20. « History project » s’inscrit dans cette dimension politique du travail de Vivan Sundaram, qui associe discours postcolonial et subalterne et utilisation d’archives.
« History Project » : un temps, un lieu, une installation
En 1997-1998, Sundaram réalise la plus large installation jamais montée en Inde, « History Project », au Darbar Hall du Victoria Memorial de Calcutta. La pertinence artistique autant que le contenu politique de ce travail résident dans les intersections et les interactions entre trois entités : un temps, un lieu et une installation. Programmée dans le cadre des célébrations du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde, cette installation a une dimension officielle. L’opération fut conjointement financée par le gouvernement central de New Delhi (d’avril 1997 à mars 1998, un Front uni regroupant une coalition opposée au BJP21 est au pouvoir avec Inder Kumar Gujral comme Premier ministre), ainsi que par le gouvernement de l’État du Bengale occidental (État alors encore tenu par le CPI(M), avec Jyoti Basu comme ministre en chef).
Vivan Sundaram décida d’investir un monument emblématique de la ville de Calcutta, le Victoria Memorial, véritable temple à la souveraineté coloniale britannique sur les Indes. Large bâtiment de marbre blanc, situé à l’extrémité méridionale du Maidan de Calcutta (espace vert au cœur de la cité entourant le Fort William, en bordure du fleuve Hoogly), le Victoria Memorial fut érigé par les autorités coloniales à la mémoire de la reine Victoria, décédée en janvier 1901. Lord Curzon, alors vice-roi des Indes, proposa la construction d’un mausolée assorti d’un musée, qui abriterait des objets, des œuvres d’art, des documents liés à la présence britannique en Inde22. Les travaux de construction s’échelonnèrent de janvier 1906, date à laquelle le Prince de Galles, futur George V, posa la première pierre de l’édifice, lors de sa visite en Inde, à décembre 1921. Pendant ces quinze ans de construction, la domination britannique sur l’Inde fut passablement érodée (en particulier par le mouvement Swadeshi23 qui se développa au Bengale de 1905 à 1911). Sir William Emerson, alors à la tête du British Institute of Architects, élabora le plan et supervisa la construction du bâtiment, sur place24.
Le Victoria Memorial est une étonnante construction éclectique, à l’image de l’historicisme architectural propre au XIXe siècle victorien. L’édifice combine des éléments du vocabulaire architectural européen (statues « à l’italienne » sur piédestal, propylées et frontons antiquisants, jeux de colonnes cannelées, etc.) avec des éléments empruntés à l’architecture de l’Inde du nord (en particulier la présence de chhatri, pavillons en forme de dôme surélevés, éléments constitutifs de l’architecture moghole et rajpute), le tout sur une structure de charpente en fonte25. Au cœur du Mémorial se trouve la vaste salle circulaire du Queen’s Hall, avec une coupole culminant à 24 mètres de haut, dont les murs portent des extraits de la Proclamation de 1858, prononcée par Victoria, Reine des Indes26. Le Victoria Memorial, comme le désirait Lord Curzon, cumulait une double fonction (qu’il conserve toujours de nos jours), celle de mémorial et celle de musée du British Raj. Le musée contient près de 3 500 pièces, parmi lesquelles de nombreuses œuvres peintes et sculptées, ayant trait à l’Empire27.
Vivan Sundaram décida, pour son installation, d’investir la partie nord-ouest de l’immense bâtiment, le Darbar Hall. Emprunté à la vie politique de la société impériale moghole des XVIIe et XVIIIe siècles, le terme darbar désigne l’audience publique donnée par les Grands Moghols. Ce nom fut également utilisé pour désigner toutes réunions importantes de dignitaires, en la présence d’un chef d’État28. Alors que la dimension mémorielle résidait au centre du bâtiment, avec le Queen’s Hall, la dimension politique se trouvait dans le Darbar Hall qui devait accueillir, à l’époque impériale, le trône du vice-roi. En investissant cet espace, l’« History Project » se place donc au cœur de la symbolique coloniale.
Le titre originel de l’installation était « Journey towards freedom : Modern Bengal » (Voyage vers la liberté : le Bengale moderne). Vivan Sundaram opta finalement pour un intitulé plus général, « History Project » (Projet d’histoire). Cette hésitation sur l’intitulé est révélatrice de la double dimension, locale autant que globale, que recèle cette installation. Par le titre définitif, l’artiste met l’accent sur un projet artistique se proposant de tracer une sorte de panorama d’un siècle de transition – du milieu du XIXe siècle, au milieu du XXe siècle – d’un pays colonisé vers son émancipation et son indépendance29. L’intitulé original avait pour sa part l’avantage de pointer le contexte culturel local qui présidait à cette chronologie : un regard sur la culture bhadralok (élite bengalie anglicisée30), sur la « Renaissance bengalie »31 des XIXe et XXe siècles. En somme, dans un lieu emblématique de la présence coloniale, en utilisant les œuvres et les archives du musée du Victoria Memorial, Vivan Sundaram interroge le berceau originel de la modernité indienne.
Cette installation (qui comprenait aussi des performances) est immense, à l’unisson du lieu à l’intérieur duquel elle se love, un lieu sédimentant une histoire coloniale monumentale, dans le marbre et la pierre. Elle possède une forte dimension didactique, voire pédagogique, éclectique, introspective qui engendra des controverses sur l’histoire de l’Inde. Il est, en la circonstance, nécessaire d’en faire une rapide description, tant la nature des objets mobilisés, les mises en scènes organisées, les dimensions symboliques et idéologiques sont extrêmement variées et composites.
Vivan Sundaram, « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (partie centrale), Victoria Memorial, Kolkata.
En entrant dans le Darbar Hall, un rail de 120 mètres de long traverse l’immense salle et donne une dynamique et une perspective à l’ensemble de l’installation. Les rails de chemins de fer, de même que les cordages en jute qui barrent la partie supérieure du Darbar Hall (les amarres des bateaux au long court de la Compagnie des Indes orientales britanniques), représentent les prémices de la présence coloniale en Inde. Sur ce rail, Vivan Sundaram a installé un wagon, sur lequel se trouve une structure en métal rouillé, en forme de bateau. Les rails et le wagon ont ici une symbolique multiple. Ils représentent l’Inde colonisée par le train et par les apports technologiques des Britanniques ; ils représentent également les circulations accélérées des populations, imposées par le pouvoir colonial (l’augmentation des flux migratoires afin de constituer un lumpenprolétariat dans la métropole coloniale de Calcutta, ou bien les vagues successives des réfugiés, depuis la Partition de 1947). Ils constituent encore une métaphore du « progrès », associant développement technologique et transformation sociale, morale et politique, tel qu’il fut adopté par les acteurs du mouvement pour l’indépendance. L’aspect rouillé du wagon donne à l’ensemble des symboles utilisés une dimension surannée, voire obsolète.
Sur les traverses en bois du rail sont inscrits (en bengali et en anglais) des événements politiques et sociaux propres au Bengale, depuis la fondation de la ville de Calcutta par Job Charnock en 1690, jusqu’à l’indépendance en 194732. Le rail se termine par un butoir, sur lequel est inscrit le titre du film Komal Gandhar, sa date de projection (1961), ainsi que le nom de son réalisateur bengali. Ce film du célèbre cinéaste Ritwik Ghatak (proche du parti communiste indien) traite de la question de la partition du Bengale suite à l’indépendance et du problème de l’installation des premiers réfugiés du Bengale oriental à Calcutta33. L’hommage est appuyé, la bande son du film est utilisée comme ambiance sonore de l’installation.
Vivan Sundaram, « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (partie centrale), Victoria Memorial, Kolkata.
Juste derrière le butoir, se trouve un énorme chariot métallique, de près de 6 mètres de long, monté sur roue. L’intérieur du chariot est accessible au public. Il s’agit d’un espace totalement obscur, d’où l’on peut entendre la récitation de poèmes sur la grande famine du Bengale de 1943 et sur la partition de 194734.
À l’extrémité du Darbar Hall, dans l’abside hémisphérique légèrement surélevée par quelques marches (espace où devait se trouver, à la période coloniale, le trône du vice-roi et du gouverneur du Bengale), Vivan Sundaram a installé une grande étagère métallique, de près de 10 mètres de long. Sur ses rangées, sont alignées 500 boîtes en métal, chacune contenant des informations (articles, textes, cartes, documents photographiques, etc.) sur des personnalités bengalies ayant combattu pour l’indépendance35. Cette étagère a une vocation interactive et l’artiste invite le spectateur à consulter ces boîtes, comme de véritables archives, mais également à les compléter, le cas échéant, par des rajouts. Dans la partie supérieure de l’abside, la peinture moderne bengalie des années 1920 aux années 1940 fait son entrée au sein de l’installation, avec les reproductions d’œuvres d’artistes de Shantiniketan36, Rabindranath Tagore, Benode Behari Mukherjjee, Ramkinker Baij. Enfin, clôturant la composition de l’abside, à l’intérieur de la coupole hémisphérique, des paroles du mystique bengali Ramakrishna Paramahamsa, en lettres de néon rouge et bleu (en bengali et en anglais) : Many Views, Many Paths.
Des extraits de poésie, toujours en bengali et en anglais, de Rabindranath Tagore37 et de Jibanananda Das38 sont inscrits, à même le dôme du Darbar Hall. En opposition à l’horizontalité des rails de chemins de fer, un rouleau de rhodoïd monte verticalement du sol au sommet de la coupole. Ce rouleau est rattaché, dans sa partie basse, à la rotative d’une presse (provenant des réserves du musée du Victoria Memorial). Il devient alors l’ersatz du papier à imprimer et sur sa surface transparente sont reproduits des feuillets et des couvertures de magazines, de gazettes et d’almanachs produits par la presse de Calcutta, depuis le XIXe siècle – manière d’évoquer l’importance de l’action des maisons d’édition et des presses populaires dans la diffusion de la littérature bengalie, le rôle majeur des réformes religieuses, et bien entendu des propositions d’alternatives sociales et politiques au colonialisme.
Vivan Sundaram, « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (aile gauche), Victoria Memorial, Kolkata.
Dans l’aile gauche du Darbar Hall, Vivan Sundaram a placé une grande vitrine cubique, avec cadre mouluré et doré, enfermant une simple chaise de plastique rouge. Sur les vitres sont projetées des photographies de la reine Victoria sur son trône (reproduction de la statue de bronze à l’entrée du Victoria Memorial). La chaise rouge exprime, de façon ironique, une sorte d’anti trône, l’image d’un pouvoir colonial dérisoire, associée à une image fantomatique de la reine Victoria.
Vivan Sundaram, « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (aile gauche), Victoria Memorial, Kolkata.
À côté de la vitrine, Vivan Sundaram a construit un mur de sacs de jute. Près de 200 sacs sont ainsi disposés à la base des piliers du Darbar Hall. Sur chacun de ces sacs sont inscrites et datées les nombreuses révoltes paysannes de la période coloniale39. Alignés contre ce mur de sacs, des présentoirs et des vitrines exposent des objets, provenant des réserves du musée du Victoria Memorial, ayant trait au travail du jute (outils de la culture du jute, photographies d’exploitations, objets en jute, etc.). La culture du jute, tout comme celle de l’indigo, a construit, en grande partie, la fortune de l’économie coloniale, imposant des cultures intensives et organisant l’exploitation du monde paysan bengali. Parmi ces objets, disposés sur un velours rouge, la présence d’une faucille… et d’un marteau (non entrecroisés) – probable allusion à l’implantation du communisme en milieu rural bengali – est à relever. En circulant entre les vitrines, les présentoirs et les sacs de jute, le spectateur établit des interactions formelles et conceptuelles entre les symboles des soulèvements des populations paysannes et les images d’un pouvoir colonial enserré dans un sarcophage doré. Au cœur du faste impérial du Victoria Memorial, Vivan Sundaram fait surgir la chronologie et les pratiques des mouvements subalternes (ignorées, minimisées ou méprisées par le pouvoir colonial et son histoire).
Vivan Sundaram (et Sudhir Kumar Pal), « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (aile gauche), Victoria Memorial, Kolkata.
Aux abords du mur de sacs, sont disposées des statues, de taille humaine, sans socle, représentant les grands noms de la scène théâtrale du Calcutta de l’époque (parmi lesquels Girish Chandra Ghosh, Tripti Mitra, ou encore Sombhu Mitra). Ces sculptures ont été réalisées, à partir de documents photographiques, par Sudhir Kumar Pal, un artisan sculpteur du quartier de Kumartuli au nord de Calcutta. Sudhir Kumar Pal fait partie de la communauté des sculpteurs traditionnels de Kumartuli, vivant principalement des commandes religieuses lors de festivités hindoues telles que Lakshmi puja (cérémonial en l’honneur de la déesse Lakshmi), Diwali (festivité des lumières) et surtout Kali puja et Durga puja, les deux grandes célébrations hindoues du calendrier bengali. Les statues réalisées pour l’installation « History Project » ont été construites selon la méthode traditionnelle propre à Kumartuli : une armature de bambou, recouverte de paille, puis d’argile de l’Hoogly, enfin une pellicule de plâtre, avant que la sculpture ne soit peinte et habillée. Pour l’occasion les statues des comédiens sont restées volontairement inachevées, sans habit, recouvertes de plâtre et de quelques touches de peinture. Sur la blancheur de leur corps sont inscrits, en bengali, certaines des tirades prononcées par ces comédiens. Une nouvelle fois, Vivan Sundaram ménage les confrontations visuelles, artistiques et conceptuelles entre colonisateur et colonisé, dominant et dominé, en plaçant ces sculptures artisanales aux côtés de la statue de marbre, sur piédestal, de style néoclassique de Lord Curzon (l’opposition est immédiatement perçue par le spectateur).
Un peu plus loin, se trouve la table de travail de l’écrivain bengali Bankimchandra Chattopadhyay que Vivan Sundaram a déplacé des réserves du musée du Victoria Memorial au Darbar Hall. Écrivain et essayiste de la seconde moitié du XIXe siècle, Bankimchandra Chattopadhyay composa – probablement sur cette table – le célèbre chant nationaliste « Vande Mataram » (Mère je m’incline à tes pieds). Derrière ce bureau se dresse une « vraie-fausse » bibliothèque composée d’ouvrages en Bengali. Cette bibliothèque est factice – tel un décor de théâtre – car elle est composée de planches de bois sur laquelle l’artiste a collé une copie de chaque dos de livres, indiquant le titre et le nom de l’auteur. Vivan Sundaram s’est longuement documenté auprès de ses amis bengalis afin de constituer cette bibliothèque, avec un maximum d’exactitude. Il n’est pas bengali et ne parle ni ne lit le bengali (ce que certains vont d’ailleurs lui reprocher dans la production de son installation). Il n’a donc qu’une approche « indirecte » de cette culture, par le biais de traduction en anglais. La création de cette archive factice est peut-être à interpréter comme l’expression de cette accessibilité culturelle distanciée.
Dans l’aile droite du Darbar Hall, est installé un meuble colonial du début XIXe siècle, à tiroirs et placards, utilisé pour archiver des cartes, des dessins, des gravures, des peintures et des photographies. L’ancienneté du meuble n’autorise aucune manipulation de la part du spectateur. C’est pour cette raison que Vivan Sundaram présente, sur le large dessus du meuble, une série de plaques de verre reproduisant les trésors qu’il est censé renfermer : cartes de la ville de Calcutta, photographies du palais du gouverneur, peintures de Kalighat40.
Vivan Sundaram, « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (aile droite), Victoria Memorial, Kolkata.
Derrière ce meuble et tout au long du rail de chemin de fer, sont disposées des caisses en bois pour l’exportation du thé, sur lesquelles nous pouvons lire les informations nécessaires au commerce au long cours de la fin du XIXe au début XXe siècles (dont la marque du producteur et de l’exportateur). Le commerce international du thé (monopole britannique en Inde à l’époque coloniale), tout comme ceux de l’indigo et du jute, participait à l’économie coloniale globale. Vivan Sundaram a transformé ces caisses en sortes de « boîtes à lumière » dans lesquelles sont projetés des photomontages associant images populaires et architecture coloniale.
Vivan Sundaram, « History Project », 1998, installation multimédia, Darbar Hall (aile droite), Victoria Memorial, Kolkata.
Un lit à baldaquin apparait alors, enveloppé d’une moustiquaire. La couche est recouverte de tissus avec décorations de kanta (motifs brodés d’art populaire) et en son centre, blotti entre les cousins, un téléviseur diffuse en boucle des extraits de films bengalis, en particulier ceux de Satyajit Ray, de Ritwik Ghatak ou de Mrinal Sen. Ce lit à baldaquin, avec colonnes de bois sculptées, semble faire écho à celui du film de Ray, Charulata (1964), inspiré du roman de Rabindranath Tagore Nastanirh (Le Nid brisé). Le lit devient l’épicentre du monde de la femme, une sorte de gynécée où la langue se libère et où se structure progressivement un esprit de rébellion41. Un peu plus loin, sur un chevalet, est présenté un photomontage de Vivan Sundaram, à partir de clichés d’archives, retraçant la vie et la carrière de Binodini Dasi (1862-1941), la plus célèbre actrice bengalie de la fin du XIXe siècle. À proximité, dans une vitrine, sont exposés des objets féminins (robes, bijoux, éventails, objets brodés, etc.) ainsi que des photographies, de la fin XIXe début XXe siècle, puisées dans la collection du musée du Victoria Memorial : des portraits de femmes de l’aristocratie bengalie, ou encore des images de couples comme le Maharaja de Tripura prenant la pose avec sa femme sur ses genoux. Autant de photographies de bibi et de babu42 inscrites dans une modernité reconfigurant les valeurs de genre et de couple43.
« History Project » et le débat sur l’historiographie indienne
Cette immense installation fut le résultat d’une collaboration intellectuelle et manuelle qui s’est déployée sur plusieurs mois44. Vivan Sundaram imposa une méthode de travail décompartimentée, où l’artiste, l’intellectuel, l’ouvrier, l’étudiant et l’artisan étaient amenés à travailler ensemble sur un objet usuel, une scénographie, ou une œuvre d’art. En raison de son étendue, de sa richesse et de sa diversité, cette installation soulève nombre de problématiques : la nature de son inscription dans une histoire locale et mondiale de l’installation et de l’activisme en art, la définition d’une muséologie indienne et de ses origines coloniales45. Nous nous limiterons ici à aborder la question de la conception de la modernité artistique indienne véhiculée et défendue par l’installation de Vivan Sundaram.
« History Project » constitue et interroge une mémoire et une archive de l’histoire du Bengale et de façon plus générale de la modernité indienne de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Par cette installation, le passé est lié à la matérialité des objets. Dans l’arborescence de cette installation sont abordées des questions tant économiques et sociales (apport du commerce colonial, de l’industrialisation, soulèvements paysans, émancipation des femmes, lutte anticoloniale) que des questions esthétiques et artistiques (les manifestations d’une modernité artistique bengalie/indienne dans le domaine du théâtre, de la littérature, du cinéma, des arts plastiques, de la presse).
Dans le lieu par excellence de la célébration de l’Empire, en s’appuyant sur les collections et les archives du musée, Vivan Sundaram propose de faire émerger une histoire du combat anticolonial. La critique et historienne de l’art Saloni Mathur considère que, par cette installation temporaire, Vivan Sundaram réalise une sorte de « contre-monument », ou de « contre-mémoire », qui inverse la signification coloniale du Victoria Memorial en y faisant rentrer l’histoire occultée du combat pour l’émancipation nationale46.
Cette notion de « contre-mémoire » ou de « contre-histoire » taraude les études postcoloniales depuis leurs débuts. Déjà, avec Orientalism47 (1978), Edward Saïd nous invitait à déconstruire les représentations de l’Orient formulées par l’Occident, car ces dernières n’étaient rien d’autre qu’un savoir intéressé, destiné à assujettir les peuples du Proche et Moyen-Orient. Les penseurs des Subaltern Studies – Ranajit Ghua, Gyan Prakash, Partha Chatterjee, Gayatri Chakravarty Spivak, Dipesh Chakravarty et Ashish Nandy –, en continuateurs des idées de Saïd, ont prolongé cette réflexion sur les « contre-mémoires ». Nées en Inde, les études subalternes visent à critiquer et à dépasser les deux principaux courants qui structuraient l’historiographie contemporaine indienne jusqu’aux années 1970 : le premier renvoie à une historiographie coloniale, reproduisant les poncifs sur la « mission civilisatrice » des transformations sociales et économiques de l’entreprise coloniale britannique ; le second, qualifié « d’historiographie nationaliste », rédigé par les élites anglicisées indiennes, met l’accent sur les rôles de ces élites dans la lutte contre le colonialisme et légitime l’accaparement du pouvoir par cette bourgeoisie dans l’Inde indépendante. Ces deux historiographies « colonialiste » et « nationaliste » manifestent peu d’intérêt pour les fractions les plus défavorisées de la société indienne, pour les opprimés, les subalternes, les marginalisés. Les études subalternes s’intéressent à ces voix oubliées des dominés et des couches les plus populaires, en s’attachant à mesurer leur rôle dans la transformation politique sociale et culturelle de l’Inde48.
« History Project » s’inscrit dans cette volonté de rendre visible les histoires subalternes et minoritaires. Dans cette installation sont juxtaposées, en permanence, d’un côté les figures canoniques du combat anticolonial, reconnues par une histoire nationale de la libération telle qu’elle a pu être écrite dans les premières décennies de l’indépendance et de l’autre les figures du combat des subalternes, des ouvriers et des paysans (figures marginalisées, voire occultées par cette histoire nationale). À propos de l’importance symbolique et conceptuelle de l’utilisation des sacs de jute dans son installation, Vivan Sundaram a déclaré :
Cette accumulation de sacs de jute, bien plus que les statues de Kumartuli, incarnait, pour beaucoup de visiteurs, l’irruption de la paysannerie dans le Victoria Memorial. Cette irruption constituait, d’après eux (et ils avaient raison), la disruption la plus importante de l’installation « History Project ». Par leur matière, par leurs inscriptions en Bengali, par leur accumulation, on a brisé véritablement la pompe impériale du bâtiment. On avait créé une « rupture artistique » (artistic break) dans le bâtiment du Victoria Memorial. Certains m’ont même conseillé de multiplier le nombre de sacs et de les faire monter jusqu’au sommet des piliers du Dubar [rires]49.
Comme le souligne Saloni Mathur :
Une différence importante dans le travail de Sundaram, qui distingue « History Project » des autres œuvres in situ dans un musée, est qu’il stimule et engage de manière critique non seulement les échos du musée colonial, mais aussi la façon dont l’histoire a été remaniée par l’intervention d’une « histoire épique » du nationalisme indien50.
Si la dénonciation de l’impérialisme colonial parait la plus évidente, générant les scénographies les plus spectaculaires au sein de l’installation (refus d’un héroïsme colonial par des mises en scène ironiques), la dénonciation la plus importante est bien celle de l’usurpation du projet national par la bourgeoise indienne nationaliste. Loin de conforter la vision mythique d’une unité du combat pour l’indépendance, l’installation table sur la présentation de son aspect composite et fragmenté (le fragment est un concept clé dans l’élaboration de l’œuvre)51. En découle une perception tout aussi composite et fragmentée de la modernité artistique bengalie/indienne qui s’est développée, en cette fin du XIXe début du XXe, dans l’orbite du combat anticolonial.
Douze ans après sa présentation, les débats suscités par l’installation sont repris et revêtent de nouvelles dimensions encore lors d’une table ronde organisée par le Centre for Studies in Social Sciences (CSSS) de Calcutta, en mars 2010. Y participent en particulier des historiens qui interrogent la dimension idéologique de l’installation et le regard qu’elle portait sur l’histoire52. Ces discussions furent révélatrices des polémiques liées à l’impact des études postcoloniales et subalternes au sein du discours indien sur l’histoire. Écrire une « histoire subalterne » se fonde sur une stratégie de lecture à rebours des archives, visant non seulement à écarter les visions déformées de l’élite, mais aussi à dégager et à reformuler l’histoire du pouvoir qui leur a donné naissance, à mettre à jour les traces des révoltes paysannes dans les écrits et les œuvres des dominants et ainsi à dévoiler une sorte de « grammaire des insurrections du monde rural »53. Au-delà des reproches qui ont pu être formulés à cette occasion à l’égard de la production de Vivan Sundaram (en particulier sa proximité avec le Parti communiste indien marxiste), deux thématiques, celle du « travail » et du « progrès », ont été particulièrement discutées par les intervenants.
Ainsi, le sociologue du CSSS Anjan Ghosh54 considère que l’« History Project » est parvenu à exprimer le fait que nombre de pays colonisés ont conditionné leur indépendance à l’établissement d’un pacte avec le capital, contre le travail. Dans l’installation, l’émergence des subalternes (incarnés en particulier par les sacs de jute, les statues de Kumartuli, l’évocation de la famine de 1943) permet d’entrevoir une disjonction entre travail et capital55. Tout en saluant le travail de Vivan Sundaram, Anjan Ghosh lui reprochait cependant de s’être limité à une représentation symbolique de l’aliénation et de l’exploitation, à distance de la réalité sociale de l’époque. D’après le sociologue, le fait de témoigner des luttes sociales et politiques de cette période par la présentation des productions des avant-gardes artistiques est un « prétexte », abondamment utilisé par l’intelligentsia de la classe moyenne indienne notamment par les artistes, pour réduire l’exploitation à une dimension symbolique. Cette critique montrait bien la banalisation des méfiances (voire des présupposés) sur l’efficience de l’articulation entre pratiques artistiques et revendications sociales et politiques. Elle cristallisait également une critique – justifiée – à propos des études postcoloniales et subalternes : leur inclinaison à négliger l’analyse des conditions concrètes et matérielles de l’exploitation coloniale, au profit d’une conception strictement épistémologique de l’aliénation.
Le « progrès » est une notion au cœur des réflexions des historiens subalternes56. L’argument principal peut-être présenté de la sorte : l’élite nationaliste qui accapara le pouvoir au moment de l’indépendance mit sur pied un continuum entre le régime colonial et la souveraineté nationale, en inscrivant l’idée de « progrès » comme principale dynamique du développement de l’État. Cet argumentaire se double d’un procès en mimétisme de la bourgeoisie indienne, qui aurait repris les principes économiques, politiques, culturels et moraux des anciens colonisateurs et prolongé en cela la « mission civilisatrice » du colonialisme57. Ainsi, dans la continuité de la politique coloniale, cette notion du « progrès » devait mener à la modernisation économique et sociale, à l’individualisme, à la construction d’un pays reposant sur le droit, dans le cadre d’une logique capitaliste. L’Occident, malgré la décolonisation, continuait de gouverner, ayant formé des élites locales imprégnées du modèle culturel et politique de l’Europe. Implicitement, il était ainsi reproché à Vivan Sundaram de faire partie de cette élite. Son installation trahirait ses choix de classe, en faisant la promotion des actions de la culture des bhadraloks et en présentant les réalisations de l’avant-garde artistique bengalie comme les meilleurs tremplins à l’expression des luttes et des souffrances des classes populaires.
Ces reproches sur les origines sociales de l’artiste, très minoritaires lors de la table ronde, nous semblent de plus mal fondés58. Les critiques à l’égard de l’installation de Vivan Sundaram nous paraissent révélatrices des ambigüités propres au discours politiques des études postcoloniales et subalternes : d’un côté, ces discours permettent d’approcher le croisement, l’interrelation et l’interpénétrabilité des peuples et des cultures, le déplacement des catégories et des sites d’énonciation59 ; de l’autre, ces mêmes discours (au nom de la dénonciation d’un universalisme abstrait) peuvent essentialiser les différences, polariser les spécificités culturelles et nourrir les sectarismes60.
L’installation « History Project » nous présente une conception progressiste et émancipatrice des avant-gardes artistiques et Vivan Sundaram, loin de considérer cette conception comme un mythe, semble la défendre. Par cette installation, l’artiste met effectivement l’accent sur la dimension révolutionnaire de la bourgeoisie indienne anglicisée de la ville de Calcutta, sa forte capacité de proposition et de transformation sociale et politique, ainsi que son cosmopolitisme. Pour autant, l’installation est loin de manifester une quelconque « révérence » aux célébrités d’une histoire officielle. En jouant sur les confrontations entre les projections artistiques de cette élite et l’histoire des soulèvements paysans, Vivan Sundaram met en lumière l’ambigüité même de cette bourgeoisie bhadralok (à la fois majoritairement encline au compromis avec le pouvoir colonial, en tant que collaborateur zélé, et minoritairement insoumise et revendicatrice, fomentant les fondements idéologiques d’une nation indépendante). Avec « History Project », Vivan Sundaram ne se limite pas à opposer, de façon mécanique, des archives et des mémoires (celles des colonisateurs, des nationalistes bengalis et des « subalternes »), mais bien à démontrer que ces archives et ces mémoires peuvent être complémentaires.
Il trace ainsi les contours d’une modernité et d’une nation indienne caractérisées par leur diversité, leur pluralité, comme des édifices précaires (bien loin du Victoria Memorial) en perpétuelle construction. C’est bien dans le domaine de l’ouverture, des transferts et des croisements (entre culture bengalie et culture britannique, entre culture savante et culture populaire, etc.) que s’inscrit la pertinence esthétique et politique de la modernité indienne. Vivan Sundaram revendique pleinement cet héritage, sans occulter l’ensemble des ambigüités qui lui sont inhérentes.
Un an après la présentation de cette installation au Victoria Memorial, suite aux élections d’octobre 1999, le Bharatiya Janata Party, parti nationaliste hindou, a accédé au pouvoir avec Atal Bihari Vajpayee comme Premier ministre. La montée de la droite nationaliste se faisait sentir depuis quelques années en Inde. Vivan Sundaram présente dans son installation « History Project » sa défense militante d’une modernité plurielle et métissée, s’inscrivant en opposition aux projections du nationalisme hindou sur un état ethnique monolithique et sur une culture définie par la doxa d’un fondamentalisme religieux. Depuis 1999, en tant qu’artiste et commissaire d’exposition, il a organisé et a participé à de nombreuses manifestations nationales et internationales dénonçant les dangers de la politique de l’Hindutva menée par la droite nationaliste hindoue61.
Notes
1
Depuis 2001, le nom de la ville de Calcutta a été changé en Kolkata. Proposant un regard croisé entre les périodes coloniale et contemporaine, cet article conserve – par commodité – l’appellation de Calcutta.
2
Vivan Sundaram réalisa une vidéo, Structures of Memory (1999), en collaboration avec le cinéaste bengali Ranjan Palit, qui retrace la construction laborieuse, pendant près de 3 mois, de l’installation History Project dans le Darbar Hall du Victoria Memorial de Calcutta.
3
Entretien avec Vivan Sundaram, 14 février 2019, New Delhi.
4
Hal Foster, « An Archival Impulse », October, vol. 110, 2004, p. 3-22. Christine Macel « L’artiste comme archiviste », in Christine Macel (dir.), Une Histoire. Art, architecture, design des années 1980 à nos jours, Paris, Centre G. Pompidou, 2014, p. 85-102. Journée d’étude « Créer avec l’archive : détournement et manipulation », Université de Rennes 2, 2013.
5
Samira Ouardi, Stéphanie Lemoine, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010.
6
Olivier Marchart, Conflictual Aesthetics. Artistic Activism and the Public Sphere, Berlin, Sternberg Press, 2019. Claire Bishop, Artificial Hells. Participatory Art and the Politics of Spectatorship, Londres, Verso, 2012. Samira Ouardi, Stéphanie Lemoine, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010.
7
Amrita Sher-Gil (1913-1941) est une figure majeure de la peinture moderne indienne. De père indien et de mère hongroise, elle paracheva sa formation à Paris, à l’Académie de la Grande Chaumière. Sensible à la représentation des femmes du milieu rurale, elle a su enrichir sa facture picturale, jouant sur une figuration elliptique et sur des aplats de couleurs, à l’aune du formalisme moderniste occidental et de l’art populaire indien.
Yashodhara Dalmia, Amrita Sher-Gil. A life, Londres, Pengouin Books, 2006.
8
L’exposition se tint à la Jehangir Art Gallery de Bombay du 9 au 15 novembre 1981, puis au Rabindra Bhavan de New Delhi, du 21 novembre au 3 décembre 1981.
10
Geeta Kapur, « Partisan views about the Human Figure », in Place for People. An exhibition of Paintings by Jogen Chowdhury, Bhupen Khakhar, Nalini Malani, Sudhir Patwardhan, Gulam Mohammed Sheikh, Vivan Sundaram, Jehangir Art Gallery, Bombay, 1981, p. 1-9.
11
Vivan Sundaram fait incontestablement partie des artistes plasticiens indiens qui, dans les années 1990, ont contribué à vulgariser le procédé de l’installation dans l’espace muséal des galeries. Jusqu’à cette période, si l’installation n’était pas inexistante en Inde, elle était une pratique très minoritaire sur la scène de l’art contemporain. Relevons en particulier l’installation de Paritosh Sen Accident, en 1972, combinant structures tridimensionnelles et peintures à la Birla Academy of Art & Culture de Calcutta, ainsi que les productions du groupe The Radicals, fondé en 1985 au Kerala autour du sculpteur K. P. Krishnakumar.
12
Vivan Sundaram lui-même considère ces facteurs sociopolitiques comme ayant été déterminants dans son changement de pratique artistique. Mais ces bouleversements ne peuvent, à aux seuls, expliquer ce revirement. Ainsi, depuis 1991, Vivan Sundaram s’était intéressé aux procédés de l’installation, en témoigne sa production A river carries its past de 1992, où l’œuvre, combinant divers objets, se développe tant sur la cimaise qu’au sol.
13
Le 6 décembre 1992, un groupe de fondamentalistes hindous, encadré par des dirigeants du VHP (Vishva Hindu Parishad – Conseil hindou mondial), du RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh – Organisation patriotique nationale) et du BJP (Bharatiya Janata Party – Parti du peuple indien) détruisent intégralement une mosquée du xvie siècle (la Babri Masjid) d’Ayodhya, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh. La ville d’Ayodhya est un lieu saint pour la communauté hindoue, car elle marque le lieu de naissance de Rama, incarnation du Dieu Vishnu. La principale raison de la démolition de la mosquée, proclamée haut et fort par les organisations fondamentalistes hindoues, était qu’elle avait été construite sur le site d’un temple qu’il fallait impérativement restaurer. Cette destruction inaugure une série de violences communautaires entre hindous et musulmans à travers le pays. Celles de Bombay seront particulièrement meurtrières, avec plus de 900 morts. L’affaire d’Ayodhya et les émeutes qui s’en suivirent constituèrent la trame narrative de films à grand succès comme Bombay (1995) de Mani Ratnam, ou Naseem (Brise du matin) (1995) de Saeed Akhtar Mirza.
14
À la suite de ces événements tragiques certains artistes, tout comme Vivan Sundaram, décidèrent de changer radicalement de médium artistique. Ce fut le cas en particulier de Pushpamala N., de Navjot Altaf, d’Anita Dube, et de Rummana Husain.
15
Le point de départ de la réalisation de Sundaram est un cliché paru dans The Times of India, et illustrant un article sur la violence des heurts communautaires de décembre 1992 à Bombay, entre hindous et musulmans. Cette photographie montrait le corps d’un inconnu, sans signe particulier d’appartenance religieuse, étendu sur l’asphalte, victime de la violence intercommunautaire. Vivan Sundaram réalisa une version en plâtre de ce corps et l’exposa dans un cénotaphe de verre éclairé par des néons. Dans l’alignement du cénotaphe, une arche était érigée à l’aide de malles de fer empilées les unes sur les autres avec à leur sommet, l’inscription en lettres lumineuses Fallen mortal (Le mortel déchu).
16
Nicolas Nercam « De la dimension politique de l’art moderne et contemporain en Inde », Implications philosophiques, 2017.
17
Vivan Sundaram. Disjunctures, Munich, Haus der Kunst, 2018.
18
Jessica Moss, Ram Rahman (dir.), The Sahmat Collective. Art and Activism in India since 1989, Chicago, Smart Museum of Art, 2013.
19
Les événements d’Ayodhya ne manquèrent pas de mobiliser les actions de Sahmat. Parallèlement à la réalisation et à la distribution de 200 000 affiches à travers le pays, dénonçant les actions du nationalisme hindou et la passivité du gouvernement, Shamat organisa, le 1er janvier 1993, Anhad Garje, un programme musical expérimental, syncrétique et itinérant où les traditions musicales populaires de la sufi-bhakti, métissage entre tradition musicales musulmanes et musique de dévotion hindoue, recevaient une coloration contemporaine.
20
Cette quête de l’objet historique prit parfois le détour d’une introspection plus personnelle, comme dans l’installation photographique « The Sher-Gil Archive » (1995), ainsi que « Re-Take of Amrita » (2001-2006), où Vivan Sundaram utilise et détourne les photographies familiales prises par son grand père Umrao Singh Sher-Gil (1870-1954) père de la peintre Amrita Sher-Gil. L’accumulation de l’objet mémoriel prendra parfois l’aspect d’un junk bazar, comme dans les installations « Great Indian bazaar » (1997), ou « Trash » (2004-2008). Dans cette dernière installation, l’atelier de Vivan Sundaram est envahi par des maisons miniaturisées, sorte de maquette de slum, réalisées à partir d’objets de récupération.
21
Le Bharatiya Janata Party (BJP) est le bras politique du nationalisme hindou, actuellement au pouvoir en Inde avec le premier ministre Narendra Modi.
22
Giles Tillotson, « A visible Monument : Architectural Policies and the Victoria Memorial Hall », in Philipp Vaughan (dir.), Victoria Memorial Hall, Calcutta. Conceptions, Collections, Conservation, Mumbai, Marg Publication, 1997.
23
Le mouvement Swadeshi (mouvement pour une autosuffisance) fut lancé par les nationalistes bengalis en 1905, à Calcutta (alors capitale du British Raj) afin de s’opposer à la partition du Bengale imposait par le vice-roi de l’époque Lord Curzon. Des manifestations de masse, des défilés, des réunions publiques et des actions de boycott des produits manufacturés importés de Grande Bretagne se multiplièrent alors à Calcutta et dans ses environs, jusqu’en 1911. Le mouvement Swadeshi constitua une étape essentielle dans la radicalisation de l’engagement des élites indiennes vers l’avènement d’une indépendance politique.
24
Le plan centré et la structure générale de l’édifice s’inspirent explicitement de l’Hôtel de ville de Belfast, bâtiment qui servit de référence à de nombreuses constructions officielles à travers l’Empire, comme pour le City Hall de Durban en Afrique du Sud.
25
Philip Davies, Splendours of the Raj. British Architecture in India 1660-1947, Londres, Penguin Books, 1987.
26
Après la révolte des cipayes de 1857, la toute-puissance de la Compagnie des Indes orientales britanniques sur le sous-continent prit fin. Le 1er novembre 1858, la Reine Victoria proclama l’avènement du British Raj ; l’Inde serait dorénavant gouvernée par et au nom du monarque britannique par l’intermédiaire d’un secrétaire d’État (le vice-roi).
27
Parmi les œuvres présentées, citons celles des peintres et des graveurs britanniques de passage à Calcutta, depuis le xviiie siècle : William Hodges, Thomas et William Daniell, Edward Penny, ou Baltazar Solvyns – des portraits, néoclassiques ou naturalistes, des dignitaires britanniques, depuis la Compagnie des Indes orientales : Macaulay, Robert Clive, Warren Hastings, Cornwallis, Wellesley, Dalhousie, ou encore William Hickey – ainsi que des portraits peints ou sculptés de personnalités indiennes, actrices de la « Renaissance bengalie » : Keshab Chandra Sen, Michael Madhusudan Dutt, Rammohan Roy, Rabindranath et Dwarkanath Tagore, ou encore Bankim Chandra Chattopadhyay.
28
Le colonialisme britannique adopta le terme de « darbar » et les vice-rois en tinrent plusieurs. Le plus important des darbars coloniaux fut tenu à Delhi, par le roi George V, en 1911, durant lequel il annonça le transfert de la capitale de Calcutta à Delhi.
29
Entretien avec Vivan Sundaram, 14 février 2019, New Delhi.
30
Le terme bhadralok est le nom donné à la bourgeoisie indienne anglicisée, aux mœurs occidentales, en majorité hindoue de haute caste, qui se constitue à Calcutta dans le courant de la seconde moitié du xixe siècle. Les bhadraloks constituèrent une unité nouvelle dans la structure sociale indienne en rupture avec les anciennes divisions religieuses, linguistiques et géographiques. Cette élite de la population urbaine de Calcutta, économiquement proche des Anglais et intellectuellement sensibilisée à la culture humaniste européenne, joua un rôle de tout premier plan dans la vie politique et culturelle du Bengale et dans celle du sous-continent. On parla alors de la dynamique de la « culture bhadralok ».
31
« Ce xixe siècle bengali fut un temps qualifié de “Renaissance indienne”, formulation aujourd’hui contestée en Inde même par les historiens, plus attentifs aux évolutions sociales profondes qu’aux figures privilégiées par l’histoire intellectuelle. Quelque nom qu’on lui donne, ce mouvement laissait largement de côté les classes populaires et la quasi-majorité musulmane. Au-delà de ses plus brillants acteurs entrés dans l’histoire de la littérature ou dans l’histoire tout court (Rammohan Roy, Iswarchandra Vidyasagar, Michael Madhusudan Dutt, Bankim Chandra Chatterjee... et pour couronner, Rabindranath Tagore), le mouvement toucha toutefois une part toujours élargie des Calcuttiens (sans se confiner du reste à Calcutta), car il fut porté par deux instruments décisifs : l’éducation à l’anglaise et l’imprimerie. » Jean-Luc Racine, « Calcutta, chaudron lyrique », in Calcutta 1905-1971, au cœur des créations et des révoltes du siècle, Paris, Autrement, 1997, p. 18.
32
À la fin du rail, sur la dernière traverse, nous pouvons lire : 1947, the year of India’s independence and the partition of Bengal (1947, année de l’indépendance de l’Inde et de la partition du Bengale).
33
Komal Gandhar (Une note douce sur une échelle nette) fut réalisé en 1961 par le metteur en scène bengali Ritwik Ghatak. Il constitue le second volet d’une trilogie, qui comporte Meghe Dhaka Tara (1960), Komal Gandhar (1961) et Subarnarekha (1962). Komal Gandhar relate les pérégrinations d’une troupe de théâtre itinérante de l’IPTA (Indian People’s Theatre Association), comme pris au piège au moment de la Partition du Bengale.
34
Sur le côté du chariot, une scène en métal permettait la réalisation de performances (récitation de poésie, représentation de scènes de théâtre).
35
Ces boîtes possédaient sur leur tranche le nom et la photographie de chacune des personnes. Elles étaient organisées en fonction de sections (nationalistes, artistes, personnalités du théâtre et du cinéma, écrivains, éditeurs, scientifiques, sportifs, entrepreneurs) et par ordre alphabétique. Geeta Kapur, « Monument as bricolage », in History Project, New Delhi, Tulika Books, 2017, p. 55-122.
36
À une centaine de kilomètres au nord de Calcutta, dans la campagne bengalie, s’ouvre le centre de Shantiniketan. Cet ashram de la famille Tagore, transformé par la suite en université internationale, la Visva-Bharati, par la volonté du poète Rabindranath Tagore, connut à partir des années 1920 un essor artistique remarquable. Loin de la ville coloniale de Calcutta, le site bucolique de Shantiniketan offrait un cadre neuf et stimulant à de nouvelles expériences sociales et artistiques qui cherchaient à renouer avec les modes de vie et les techniques traditionnels.
37
Ainsi, pouvions-nous lire, sur les courbures du dôme, l’extrait suivant, signé Rabindranath Tagore : That is best, every age does not bring its own end / Does not complete its song; / It leaves behind dissatisfied sighs in the wind. Et, de la plume de Jibanananda Das : Digging up history, you can hear piercing / Through heaps of sorrowful mines the succour-like sound / Of hundreds of water springs.
38
Jibanananda Das (1899-1954) fait partie, avec Rabindranath Tagore et Kazi Nazrul Islam, des poètes de langue bengalie les plus populaires.
39
Étaient ainsi évoquées, la rébellion santale de 1855, celle des travailleurs de l’indigo de 1858 (la pièce, Neel Darpan, de Dinabandhu Mitra, en 1859, évoquera ce soulèvement paysans), révolte de Tebhaga de 1946 (le travail graphique de Somnath Hore témoignera des actions paysannes). De plus, ces sacs enserrant les piliers du monument n’étaient pas sans évoquer les bombardements de l’aviation japonaise sur Calcutta, dans les années 1940.
40
Les peintures, ou pats, réalisées dans le quartier de Kalighat, sont considérées comme les premières pratiques d’art populaire urbain de l’ère coloniale à Calcutta. Les pats de Kalighat étaient des peintures réalisées par des artisans itinérants des campagnes bengalies (les patuas), installés aux abords du temple de Kali (dans le sud de Calcutta), à destination des pèlerins du temple. Les impératifs de produire rapidement des images bon marché, en grand nombre, furent à l’origine de l’avènement d’un style enlevé. Les contacts avec la ville coloniale apportèrent des modifications notoires dans le style pictural des pats de Kalighat : changement de format (image unique, abandon du rouleau), changement de support (du tissu au papier), changement technique (de la tempéra, à la gouache, puis à l’aquarelle), innovation stylistique (effets de ronde bosse) et thématique (thème de la satire sociale). Mildred et W. G. Archer, Kalighat paintings, Londres, Her Majesty’s Stationary Office, 1971. David J. McCutchion et Suhrid K. Bhowmik, Patuas and Patuas Art in Bengal, Calcutta, Firma KLM Private Ldt, 1999.
41
Pendant le temps de l’installation, ce lit fut le lieu de Performing a dialogue : une discussion sur la condition féminine, menée par la critique d’art et l’activiste féministe Jasodhara Bagchi et l’universitaire Indira Chowdhury.
42
Le terme « babu » et sa version féminine « bibi » est initialement un terme de respect « Monsieur », « Madame ». À partir de la fin du xixe siècle, le terme désigne « les cols blancs » de l’administration coloniale (terme parfois utilisé de façon péjorative : critique de l’Indien imitant son maître britannique).
43
Sur cette aile droite, l’installation se terminait par la reconstitution d’un chai-adda (salon de thé, caractéristique de la zone de College street à proximité de l’Université de Calcutta, où l’on débat philosophie, littérature et politique), composé de tables et de chaises. Sur le mur, à côté de cet ensemble de tables, se trouvait une photographie, du début du xxe siècle, montrant Gaganendranath Tagore en discussion avec ses compagnons dans un intérieur de la villa de Jorasanko.
44
Ainsi Vivan Sundaram travailla, tout particulièrement, avec des universitaires en histoire et en sciences politiques, des étudiants des beaux-arts, les équipes du musée du Victoria Memorial, les équipes de l’Archeological Survey of India, des ouvriers de la South Eastern Railway, des artisans du quartier de Kumartuli, des commissaires d’exposition.
45
Tapati Guha-Thakurta, Monuments, Objects. Histories. Institutions of Art in Colonial and Postcolonial India, New York, Columbia University Press, 2004.
46
Saloni Mathur, « Against the Edifice Complex », in Vivan Sundaram. History Project, New Delhi, Tulika Books, 2017, p. 147-164.
47
Edward W. Saïd, Orientalism, Londres, Routlege & Kegan Paul, 1978.
48
Certains des membres des Subaltern studies en sont venus à défendre des positions indigénistes ou « indocentristes », en exprimant la volonté de rompre les liens avec l’Occident et d’effacer toute possibilité de communication interculturelle.
49
Entretien avec Vivan Sundaram, 14 février 2019, Delhi.
50
Saloni Mathur, « Against the Edifice Complex », in Vivan Sundaram. History Project, New Delhi, Tulika Books, 2017, p. 152.
51
Partha Chatterjee, The Nation and its Fragments. Colonial and Postcolonial Histories, Princeton, Princeton University Press, 1993.
52
Geeta Kapur, « Monument as bricolage », in History Project, New Delhi, Tulika Books, 2017, p. 55-120 ; Saloni Mathur, « Against the Edifice Complex », ibid., p. 147-164 ; Arindam Dutta, « Staging Absence », ibid., p. 165-192.
53
Nicolas Bancel, Le Postcolonialisme, Paris, PUF, 2019.
54
Voir article de Partha Chatterjee « In Memoriam : Anjan Ghosh », Economic and Political Weekly, vol. 45, no 26-27, 2010, p. 37-39.
55
Cette disjonction entre « travail » et « capital » était déjà soulignée par Jean-Paul Sartre qui, dans la préface de l’ouvrage de Frantz Fanon Les Damnés de la terre, développait l’avenir des décolonisations comme un processus débouchant sur des types d’indépendances : soit l’avènement au pouvoir des élites locales embourgeoisées (intérêts communs et univers mental partagés avec « l’impérialisme colonial ») – soit la victoire des « masses paysannes » (exclues de toutes accointances avec l’ancien pouvoir colonial) qui dirigeraient radicalement la nouvelle nation vers l’émancipation (l’exemple de la Chine de Mao Tsé-toung servant de référence à la pensée de Sartre). Jean-Paul Sartre, « Une victoire », in Frantz Fanon Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.
56
Voir les ouvrages de Ranajit Guha Dominance without Hegemony. History & Power in Colonial Inda, (Harvard University Press, 1998) et History at the limit of World-History (Columbia University Press, 2003).
57
Ranajit Guha considère que la réponse du nation alisme indien à l’histoire impériale fut l’élaboration d’une « historiographie non historique », avec un refus de mentionner des « politiques du peuple ». Ranajit Guha, History at the limit of World-History, New York, Columbia University Press, 2003.
58
La caractère minoritaire de ces reproches est accrédité par Geeta Kapur, ainsi que par l’historien Arindam Dutta, intervenant de la table ronde. Geeta Kapur, « Monument as bricolage », in History Project, New Delhi, Tulika Books, 2017, p. 55-120 ; Arindam Dutta, « Staging Absence », ibid., p. 165-192.
59
Anne Castaing, Liss Guilmamon, Laetitia Zecchini (dir.), La Modernité littéraire indienne. Perspectives postcoloniales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 240.
60
Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, Paris, Stock, 2008.
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Il participa, en particulier, aux expositions : « Secular Practice : Recent Art from India », à la Contemporay Art Gallery de Vancouver, en 2001-2002 ; « Destination Asia: Non-Strict correspondence, Indian and Pakistan Artists » à la Soros Center for Contemporary Art d’Almaty, en 2007 ; « India re-worlded : Seventy years of investigating a Nation », à la Gallery Odyssey, Mumbai, en 2017-2018. Il fut commissaire d’exposition, en collaboration avec le collectif Sahmat, et monta des expositions telles que « Art on the Move », en 2001 à Delhi, « Ways of Resisting », en 2002, au Lalit Kala Galleries et au Rabindra Bhavan de New Delhi, et « Forms of Activism », en 2014, au Lalit Kala Galleries et au Rabindra Bhavan de New Delhi.
Bibliographie
Essais :
- Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, Paris, Stock, 2008.
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- Ranajit Guha, History at the limit of World-History, New York, Columbia University Press, 2003.
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- Samira Ouardi et Stéphanie Lemoine, Artivisme : art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010.
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Articles :
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- Christine Macel, « L’artiste comme archiviste », in Christine Macel (dir.), Une Histoire. Art, architecture, design des années 1980 à nos jours, Paris, Centre G. Pompidou, 2014, p. 85-102.
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- Nicolas Nercam « De la dimension politique de l’art moderne et contemporain en Inde », Implications philosophiques, 2017 [en ligne].
- Jean-Luc Racine, « Calcutta, chaudron lyrique », in Calcutta 1905-1971, au cœur des créations et des révoltes du siècle, Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires n°46 », 1997, p. 18.
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- Giles Tillotson, « A visible Monument : Architectural Policies and the Victoria Memorial Hall », in Philipp Vaughan (dir.), Victoria Memorial Hall, Calcutta : Conceptions, Collections, Conservation, Mumbai, Marg Publication, 1997.
Ouvrages collectifs :
- Anne Castaing, Liss Guilmamon, Laetitia Zecchini (dir.), La modernité littéraire indienne, perspectives postcoloniales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
- Jessica Moss et Ram Rahman (dir.), The Sahmat Collective. Art and Activism in India since 1989, Smart Museum of Art, Université de Chicago, 2013.
- Vivan Sundaram. Disjunctures, Munich, Haus der Kunst, 2018.