De la Grande Guerre au Rwanda

Je ne suis entré que « de biais » dans la question des violences de masse contemporaines. Et c’est assez récemment, à partir de ma rencontre avec le génocide des Tutsi rwandais, que j’ai été amené à m’en saisir de manière frontale. Ce glissement progressif, imposé par les circonstances plutôt que déterminé par une stratégie précise, fera l’objet des lignes qui suivent.

Mon premier objet de recherche, il y a de cela quatre décennies désormais, peut sembler en effet sans rapport aucun avec ce qu’il est convenu d’appeler les « violences de masse », qui désignent le ciblage de populations désarmées et sans défense par des acteurs en armes, de statut éventuellement divers (soldats réguliers ou irréguliers, miliciens, terroristes, etc.)

Ce sont les soldats de la Grande Guerre qui constituèrent en effet mon sujet initial, et plus particulièrement leur expérience de combat et les représentations qu’ils ont pu nourrir de cette même expérience lors de leur participation à la guerre1. Chacun conviendra sans doute que le combat en 1914-1918, dans toutes les armées belligérantes, a constitué une expérience de violence extrême, la première du XXe siècle à une telle échelle. Pour autant, il s’agit d’une violence de champ de bataille, symétrique et réciproque, engageant des combattants appartenant à des armées régulières, tandis que les populations civiles sont restées globalement protégées par la fixité des fronts.

Mais une telle vision n’est-elle pas trompeuse, au moins pour une part ? À y regarder de plus près en effet, comment ne pas se rendre compte que dans le cadre de la guerre industrielle de 1914-1918 et de la « bataille continue » qui est la conséquence de la fixation du front dans les tranchées étendues sur des centaines de kilomètres, la violence de champ de bataille lors de la Grande Guerre n’est pas aussi éloignée d’une violence de masse qu’on serait tenté de le penser ? Ainsi, lorsqu’une troupe d’infanterie se voyait prise sous le feu des canons – une arme qui a occasionné 70 % environ des blessures en 1914-1918 – celle-ci avait beau être « en armes », elle n’avait en fait aucun moyen de défense en dehors du refuge dans de précaires abris creusés dans le sol. Rappelons qu’avant les grandes offensives, la durée de ces bombardements pouvait ainsi s’étendre sur une semaine entière, de nuit et de jour, comme ce fut le cas sur les positions allemandes lors des journées qui ont précédé la bataille de la Somme de l’été 1916 : ces martèlements à l’encontre d’hommes impuissants face à un tel déchaînement de terreur constitue, j’en suis persuadé, une forme d’atteinte qu’il n’est peut-être pas illégitime de rapprocher des violences de masse visant les populations civiles. C’est en ce sens que l’étude du monde combattant de la Grande Guerre constituait sans doute une porte d’entrée – quoiqu’un peu dérobée – vers d’autres violences de guerre du XXe siècle.

En outre, cet immense conflit, véritable « portail » de notre temps, ne peut être résumé au déploiement d’une violence purement militaire dans le cadre d’un affrontement symétrique. À partir des années 1990 en effet, l’historiographie de la guerre a mis l’accent de manière croissante sur les multiples atteintes aux populations civiles.

L’auteur de ces lignes a participé à leur redécouverte. Il s’agit ici, pour l’essentiel, des violences de l’invasion allemande de 1914 qui, au début du conflit, avaient focalisé l’attention au sein des pays alliés et fourni une justification majeure à la guerre elle-même, avant d’être efficacement refoulées dans le contexte pacifiste de la fin des années 1920 et des années 1930. Or, en reprenant à nouveaux frais ce dossier oublié, l’historiographie a établi sans aucun doute possible que l’armée allemande, traversée par une angoisse des francs-tireurs issue des souvenirs de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, avait mis à mort au cours de l’été et de l’automne 1914, dans des conditions atroces, 5 à 6 000 civils belges et français (y compris des femmes et des enfants en grand nombre), injustement accusés de s’en être pris aux soldats allemands2. Pour ma part, c’est le viol massif des femmes lors de « l’invasion 14 » qui a retenu mon attention ; viols parfaitement documentés par des enquêtes belges, françaises et britanniques, d’une rigueur irréprochable en ce domaine : je retrouverai cette question beaucoup plus tard, face au dévoilement des viols perpétrés par les génocidaires rwandais, mais aussi, rappelons-le, face à ceux commis par des soldats français de l’opération Turquoise et qui, depuis longtemps, font l’objet d’accusations parfaitement crédibles de plusieurs victimes rwandaises3.

Nyamata

La Grande Guerre

En revanche, l’un des génocides majeurs du XXe siècle – celui des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915-1916, surdéterminé par un contexte de guerre sans lequel une extermination de cette ampleur n’était pas concevable – n’avait pas retenu mon attention lors de mes premiers travaux sur la Grande Guerre. Cette immense opération d’ingénierie sociale conduite par le pouvoir Jeune Turc ne m’a pas conduit vers des génocides ultérieurs ; c’est l’inverse qui est vrai. Et en fait, tout en élargissant progressivement mes intérêts d’historien à l’ensemble de l’activité guerrière du « temps présent »4  – caractérisé par la coprésence du chercheur et des acteurs sociaux qu’il interroge –  il me faut reconnaître qu’à l’exception de cette question des viols de guerre en 1914-1918 (qui ne traitait d’ailleurs qu’indirectement du viol, pour se focaliser surtout sur la question des enfants à naître telle qu’elle fut débattue dans le cadre de la culture de guerre française5), je me suis longtemps refusé à prendre comme objet de recherche les violences de masse qui accompagnent systématiquement le fait guerrier contemporain, et qui en constituent même une des caractéristiques centrales. Je ne saurais en expliciter exactement les raisons. Mon goût pour les mondes militaires et combattants, au détriment des expériences civiles, l’explique peut-être pour une part ; à l’inverse, mon dégoût pour ce sujet « détestable » que sont les atrocités contre les populations désarmées constitue sans doute une seconde explication. « Prise du sujet », disions-nous ? Précisément, il y a parfois des sujets qu’on ne se résout pas aisément à « prendre ».

Jusqu’au jour où ce sont eux qui vous « prennent », et il s’agira ici de ma rencontre avec le génocide des Tutsi rwandais, qui occasionna la mort d’un million de personnes en trois mois, entre avril et juillet 1994. Une rencontre qui s’est produite en avril 2008, en pleine période d’ouverture des commémorations annuelles au Rwanda, il y a désormais quinze ans. Alors que je n’avais tout simplement pas vu ce génocide en train de s’accomplir, alors que je l’avais encore moins compris et que je ne l’avais ni vu ni compris pour des raisons dont je me suis expliqué et qui tiennent pour l’essentiel au racisme inconscient dont nul ne saurait se considérer comme tout à fait affranchi, ce séjour fut d’abord une rencontre avec des survivants du génocide. Tous, hommes ou femmes, étaient plus jeunes que moi ; certains avaient l’âge de mes propres étudiants du moment. Pour tous, le génocide n’était pas un passé, mais bien plutôt un présent. Les « crises traumatiques » de tant de rescapés dans la cérémonie commémorative du 7 avril au soir dans le stade Amahoro de Kigali a achevé de m’en convaincre. À cette rencontre avec ceux qui avaient survécu (ils étaient 300 000 environ en 1994) s’est ajoutée, ou superposée, la visite de certains lieux commémoratifs : le mémorial de Gisozi et ses dizaines de milliers de corps6 ; les églises de Nyamata et de Ntarama, lieux d’immenses massacres au cours desquels le sacré avait été amplement convoqué lors du déploiement des pratiques de mise à mort.

Cette rencontre, comme là encore je m’en suis expliqué souvent, a bouleversé mes intérêts antérieurs en démonétisant, à mes propres yeux, ce qui en avait fait jusqu’ici l’intérêt. C’est en ce sens que je ne me suis pas saisi de cet objet nouveau (l’étymologie d’objectum, qui signifie « jeté devant », « jeté en travers », trouve ici un sens particulier…), mais bien plutôt l’inverse. C’est l’objet lui-même qui a « objecté », et qui m’a saisi.

J’ai ensuite tenté de me diriger vers trois domaines de recherche qui confèrent à ce génocide son originalité irréductible à mes yeux.

Il s’agit tout d’abord de la violence de voisinage, absolument massive au Rwanda en 1994, et sans laquelle l’immense massacre d’un million de personnes n’aurait pu s’accomplir avec tant de rapidité, de créativité meurtrière, de déploiements de cruauté aussi. Cette dimension de « vicinalité » du massacre étant d’autant plus intrigante que si la recherche atteste, et de plus en plus, sa présence dans d’autres configurations génocides7, celle-ci n’en reste pas moins relativement périphérique alors qu’elle est centrale au Rwanda en 1994. Or, le massacre des voisins ne s’y est pas déployé sur la base d’une hostilité préalable au sein des voisinages ; bien souvent au contraire, la proximité était grande, les liens étroits. Pire : le génocide est venu traverser les familles mixtes, parfois jusqu’à la mise à mort de leurs enfants par des mères hutu ayant épousé des Tutsi dont elles avaient eu des enfants8. Ce type d’hapax, m’a-t-il semblé, justifiait de consentir un effort particulier en termes de recherche d’intelligibilité.

Le second dossier à ouvrir m’a paru être la dimension sacrale de cette violence de masse. Par ordre d’importance, les églises ont constitué en effet le second lieu de massacre en 1994. Des prêtres9, et parfois des religieuses, en ont été des agents de premier plan. En outre, les tueries perpétrées par des acteurs massivement catholiques sur d’autres catholiques (parfois leur co-paroissiens), ont mobilisé des pratiques religieuses comme les prières prononcées avant ou pendant le massacre, mais déployé également un iconoclasme visant en particulier les statues de la Vierge, des saints, du Christ lui-même parfois, au nom d’une proximité physique jugée trop marquée entre ces représentations du divin dans les églises et les caractéristiques somatiques supposées des Tutsi assassinés. Ces profanations du sacré, perpétrées par des croyants dans la grande majorité des cas, ont nécessairement valeur sacrale elles aussi. Pour autant, je ne sache pas que l’anthropologie religieuse ou l’histoire du christianisme dispose des outils réflexifs nécessaires à l’éclairage de ce second hapax du génocide. C’est en ce sens qu’une histoire religieuse de la tuerie de masse m’a paru – et continue de me paraître – absolument nécessaire.

Murambi

Murambi, 2012.

Le troisième champ de recherche est d’un tout autre ordre, et je ne m’y suis engagé qu’à contrecœur : il s’agissait – et il s’agit toujours, dans une certaine mesure – de la question du rôle joué par la France dans le génocide de 1994. La France « qui a rendu possible un génocide prévisible », comme l’a dit en une formule lapidaire mais parfaitement exacte le rapport Muse publié en avril 202110. Que l’on me comprenne bien : il ne s’agissait pas, pour autant, d’accepter de devenir ce que l’on appelle un « militant ». J’ai en tout cas tout mis en œuvre pour éviter de l’être, et tenté de mon mieux de maintenir étanche le statut du chercheur et d’affirmer le primat du travail de recherche sur toute forme d’engagement, en considérant que ce dernier constituait en lui-même une intervention civique d’une importance déterminante : je reste d’ailleurs persuadé que c’est la recherche qui, en dernière instance, sur ce sujet comme sur d’autres, aura toujours le dernier mot11. Ainsi la tâche principale paraissait-elle être avant tout d’« habiliter », en quelque sorte, le génocide des Tutsi rwandais auprès d’un public français dont la tranquille ignorance sur le sujet – y compris dans les milieux les plus cultivés, et même dans les cercles informés en sciences sociales – reste véritablement stupéfiante.

Inversement, j’ai tenté longtemps de me tenir à bonne distance du volet le plus immédiatement politisé de l’après-coup du génocide de 1994 : la responsabilité qui incombait à la France en raison de son soutien à un gouvernement génocidaire dont elle ne pouvait ignorer les agissements et les projets d’extermination dès la fin de l’année 1990. C’est ainsi que je ne me suis pas mêlé aux milieux militants, très actifs sur ce dernier sujet12, espérant ainsi maintenir une frontière entre leur propre travail et le mien. Parfois attaqué pour mon abstention sur cette question, ma réponse était la suivante : la « question française », pour sensible qu’elle fût, ne pouvait-elle pas se trouver vite et aisément « résolue » par la réunion d’une commission d’enquête indépendante bénéficiant d’un accès complet aux archives ? En revanche, les questions posées par le génocide lui-même, par sa dynamique, par sa logique profonde et ses pratiques, ne continueraient-elles pas d’occuper les chercheurs pendant des décennies ? Pour ma part, c’est bien au génocide proprement dit que je souhaitais me consacrer, non au rôle qu’avait pu jouer la France dans sa perpétration. Ainsi pensais-je être en mesure de maintenir un agenda pour l’essentiel non politique. Tout en cherchant, aujourd’hui encore, à le maintenir, tout au moins en partie, force est de constater que cette ligne de conduite n’aura pas résisté longtemps.

Très tôt, en fait, elle s’est vue subvertie. C’est ainsi que la rédaction d’un tout premier article13 sur la question rwandaise, déjà évoqué, m’a forcé dès l’origine à brûler mes vaisseaux en examinant ce qu’un rapport rwandais de la fin 2008 – dit Rapport « Mucyo », du nom du président de la commission qui le rédigea – si sévère fût-il à l’encontre de la France, pouvait avoir d’exact sur le rôle de celle-ci avant et pendant le génocide.

J’ai fait aussi le choix d’accepter de descendre dans le prétoire. Depuis 2014, j’ai ainsi été amené à témoigner à cinq reprises dans les procès conduits en France contre des génocidaires rwandais réfugiés dans notre pays14, où ils avaient bénéficié au préalable d’une longue impunité à laquelle avait mis fin le travail du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et les enquêtes du Pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » du Tribunal de grande instance de Paris, créé en 2012.

Depuis les procès très médiatisés de la fin des années 1980 et des années 1990 en France (Klaus Barbie en 1987, Paul Touvier en 1989 et 1994, Maurice Papon en 1998), la problématique complexe de la question des chercheurs dans l’arène judiciaire est désormais bien connue des historiens15. Au cours des années récentes, le déploiement de la justice internationale est venu ajouter une nouvelle strate d’expériences, grâce à l’immersion de chercheurs dans un système de common law (et non de civil law comme en France), suscitant du même coup de nouveaux retours réflexifs16. Mais c’est une chose que d’examiner, théoriquement et de manière livresque, le rôle des chercheurs au tribunal ; c’en est une autre que d’y être concrètement confronté.

Avant de faire personnellement l’expérience du témoignage en cour d’assises, je pensais tout savoir sur cette question de l’« historien dans le prétoire », sur la difficulté de sa position spécifique dans une arène judiciaire. J’en étais persuadé : la place d’un historien n’était pas au tribunal17. Mais avec l’ouverture des procès de génocidaires rwandais réfugiés en France, rien ne s’est passé comme prévu, une fois de plus. Dès lors qu’une convocation d’huissier de justice vous parvient, il n’est guère possible de ne pas ressentir, avec une force étonnante, ce que la citoyenneté française peut signifier et, pour une fois, sur le versant des devoirs et non sur celui des droits.

Dans un tel lieu, l’écoute est très attentive, la tension extrême. La configuration de la scène judiciaire joue ici son rôle : le président du tribunal, ses assesseurs et les jurés sont placés face au témoin en position de surplomb : une situation rigoureusement inverse de celle à laquelle un enseignant est habitué… ; l’accusation sur la droite ; l’accusé légèrement en arrière, à gauche, dans une cage de verre ; sa défense devant lui ; les avocats des parties civiles dans son dos… Le témoin ne peut que se sentir « encerclé », lui qui doit rester debout, seul, sans notes, et sans la moindre maîtrise du temps : la confrontation paraît décidément très inégale. Elle est également très longue, et épuisante18.

Oui, une convocation en cour d’assises dans un procès de ce type est bien de nature à favoriser l’émergence d’un regard nouveau sur la question de la place de l’historien dans le prétoire. Précisément, dans ce cas, et contrairement à ce que j’avais pu penser théoriquement, il n’est pas concevable de chercher à se dérober en pratique. Parce qu’il s’agissait du Rwanda et du génocide des Tutsi, si gravement méconnu ; parce qu’il s’agissait des premiers procès de génocidaires en France, vingt ans après les faits ; parce que ces procès étaient l’aboutissement d’un remarquable travail du pôle « crimes contre l’humanité » – travail qu’il fallait évidemment soutenir ; parce qu’enfin un négationnisme plus ou moins rampant, plus ou moins assumé, se déployait en toute liberté en France, l’arène judiciaire apparaissant d’évidence comme un des lieux où l’on pouvait, ou l’on devait le combattre. On le doit toujours.

À partir de 2019, cet engagement sur le sujet du Rwanda a basculé plus nettement que jamais dans cette partie du dossier dont j’avais espéré me tenir à distance – et basculé au point d’occuper la plus grande place : la question de la responsabilité française dans le génocide. Fin mars 2021, la publication du rapport Duclert ouvrit une brèche décisive dans le mur du déni français19, ouvrant la voie, après sa réception favorable par le pouvoir rwandais, puis la publication du rapport Muse à Kigali, au discours historique prononcé par le Président de la République lors de sa visite du 27 mai au Rwanda. Ces deux mois séparant la publication du rapport Duclert de la visite présidentielle m’ont conduit, reconnaissons-le ici, en pleine militance. Dans un contexte d’extrême tension politique entre ceux qui défendaient le rapport – dont j’étais, malgré mon exclusion de la commission Duclert par la présidence de la République – et ceux qui l’attaquaient avec vigueur (à commencer par les anciens responsables de la politique française de l’époque, conduite par François Mitterrand), je me suis prêté dans les médias à une forme d’interventionnisme inusité.

Au cours des nombreuses occasions de m’exprimer qui m’ont été offertes, je dois reconnaître que j’ai déployé une violence de langage dont jamais je ne me serai cru capable et que je ne suis pas sûr, après-coup, d’approuver tout à fait. C’est ainsi que j’ai promis aux « poubelles de l’histoire » l’entourage de François Mitterrand, qui en parfaite entente avec le président de l’époque, avait préempté le dossier rwandais ; ce même entourage que j’ai qualifié également, et à plusieurs reprises, de groupe d’« assassins de papier ». Pour la première fois, j’ai été immergé dans une bataille politique dans laquelle j’avais un rôle à tenir, une bataille dont on pouvait sentir qu’elle pouvait être gagnée sans en avoir pour autant, jusqu’au dernier moment, la certitude ; à l’arrière-plan, se déroulaient des réunions de coordination avec des militants et des journalistes d’investigation, ces derniers engagés souvent depuis de longues années sur le sujet et ayant effectué un remarquable travail de dévoilement. Pendant deux mois, j’ai mené ce combat et j’ai senti, sans aucun doute possible, en écoutant le président de la République à Kigali le 27 mai 2021, que la victoire était à nous. Par lettre, je lui ai dit ensuite mon sentiment de gratitude – une lettre que je me devais au moins à moi-même. Jamais auparavant je n’avais expérimenté ce bonheur particulier que recèle une victoire politique à laquelle on a directement œuvré.

Disons pour conclure sur ce point que même si rien ne s’est passé comme prévu depuis cette rencontre avec le génocide des Tutsi rwandais – cet objet qui s’est saisi de moi, comme je l’ai dit déjà, bien plus que je ne suis parvenu à me saisir véritablement de lui – et même si sont tombées les unes après les autres les défenses que j’avais voulu ériger afin d’éviter toute confusion entre recherche et engagement politique, disons néanmoins que je ne regrette rien. Je ne sais trop comment d’autres chercheurs en sciences sociales, d’autres historiens plus particulièrement, ont résolu (ou non) le type de dilemme qui s’est posé à moi à propos du Rwanda. Pour ma part en tout cas, je n’ai rien à ajouter à ce propos lancé un jour par Pierre Chaunu : « Je ne conçois pas que l’on puisse traverser une vie sans être, une fois, vraiment pris à la gorge par une cause20. » Il me semble que c’est bien de cela qu’il aura été question ici.

Restent les difficultés. Elles se sont révélées, en fait, insurmontables. À l’âge où j’ai rencontré le génocide des Tutsi rwandais, devenir un chercheur – ce que j’appelle un chercheur – dans ce champ nouveau était tout simplement impossible. En effet, deux prérequis me faisaient absolument défaut : la possibilité d’effectuer de très longs terrains sur place d’une part ; une maîtrise minimale du kinyarwanda sans laquelle aucun accès n’est possible aux acteurs sociaux comme aux archives, d’autre part. Et donc, la difficulté principale, irréductible, impossible à résoudre, était bien d’affronter un objet de recherche perçu comme essentiel sans pouvoir le faire comme un chercheur authentique.

La seule possibilité était donc d’accepter de se limiter à un rôle de passeur. Passeur vers la cité de cet « objet » qu’est le génocide des Tutsi rwandais ; et passeur vers les jeunes chercheurs – chercheurs authentiques, eux, mais qui ont néanmoins besoin d’une direction. C’est ce que j’essaie de faire encore aujourd’hui.

Pour en venir à présent aux conclusions essentielles, je voudrais souligner que cet objet hors d’atteinte qu’est le génocide des Tutsi rwandais (en tout cas hors d’atteinte en son « œil ») m’a donné beaucoup à penser sur un aspect au moins des mécanismes de la violence de masse : je veux parler de la distinction à opérer entre violence et cruauté. Les deux sont assez généralement confondues. Tout au contraire, je crois nécessaire de les distinguer nettement, comme l’a si bien montré Véronique Nahoum-Grappe à propos de la guerre qui a présidé à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, entre 1992 et 199521.

Les pratiques de cruauté, en effet, méritent d’apparaître comme un « au delà » de la violence. Elles sont une violence devenue sa propre fin, en ce sens qu’il faut produire de la douleur (et même un maximum de douleur) non seulement chez la victime, mais aussi et nécessairement chez ses proches, et même dans sa communauté, au sens restreint comme au sens large du terme.

Douleur corporelle surtout, mais aussi psychique, et également symbolique, car la cruauté est profanatrice, elle cherche à atteindre (et atteint effectivement) le sacré de la victime, y compris dans l’après-coup comme le montrent les profanations de tombes et la destruction des cimetières. Cette douleur infligée vise la victime elle-même, mais plus précisément ce qu’il y a de plus profond chez elle (de plus profond en chacun de nous, au vrai), et que nous nommons la filiation. D’où la récurrence des atteintes sexuelles, du ciblage des enfants, voire des fœtus ; d’où l’importance symbolique du viol devant les parents ou les enfants. D’où également la « création » de corps biologiquement impossibles, grâce à l’entame et la découpe des corps (si fréquente au Rwanda…) et la mise en scène de ces vivisections par le biais de ces « manipulations22 » corporelles.

D’où l’importance aussi de la disparition des corps et de ce qui les entourait, comme les maisons (lesquelles, au Rwanda, ont dû elles-aussi disparaître). Les victimes ne sont pas seulement retranchées de l’existence ; par l’effacement de toute trace de leur passage sur terre, elles n’ont jamais existé. Se niche enfin un élément étroitement lié à cette douleur infligée, un élément à mon sens essentiel, parfaitement visible au Rwanda là encore : la jouissance des bourreaux, qui déploient ces autres marqueurs de la cruauté que sont la moquerie, le rire, l’insulte. Autant de pratiques qui constituent un facteur supplémentaire d’incompréhension chez les survivants.

Commemoration

Commémoration du génocide contre les Tutsi au stade Amahoro de Kigali, 2014.

D’où l’écart phénoménologique entre violences de guerre, violences génocides, et pratiques de cruauté. Il ne s’agit pas d’un degré de gravité entre les gestes. Il s’agit d’une différence de sens, du point de vue des acteurs sociaux eux-mêmes, bourreaux et victimes, car ces dernières, lorsqu’elles ont survécu, perçoivent très bien qu’elles ont été au centre d’un déploiement de gestuelles qui ne visaient pas seulement à les tuer, mais bien à s’adresser à elles.

Tout le problème, au plan épistémologique, étant que cette question de la cruauté se voit souvent rejetée à la périphérie de l’étude de l’activité guerrière, sous la forme d’une sorte d’« excès » un peu incompréhensible, de dépassement à réprimer, à soigner peut-être. Alors que je suis d’avis au contraire – et ma rencontre avec le génocide des Tutsi rwandais m’en a décidément convaincu – de la placer en position centrale.

À mes yeux, les pratiques de cruauté telles qu’elles se sont déployées notamment au Rwanda disent quelque chose de fondamental sur ce qui se joue en profondeur dans les violences de masse. À ce titre, elles méritent d’être vue comme un langage (le premier à l’avoir dit et magistralement démontré pour le XVIe siècle et les troubles de religion est sans doute Denis Crouzet23). Un langage à décrypter, dont il faut établir à chaque fois la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire. Mais cet effort en vaut la peine en termes d’effets d’intelligibilité. Pour ma part, le Rwanda m’a persuadé que les pratiques de cruauté constituaient une voie d’accès privilégiée vers les systèmes de représentations d’acteurs sociaux engagés dans des tueries, quelles qu’elles soient.

Concluons en soulignant que ce qui m’aura tellement frappé, dans ce génocide, est l’énergie investie par les tueurs dans leur œuvre d’élimination, leur effrayante créativité meurtrière aussi, qui distingue tellement ces mois d’avril-juillet 1994 d’autres configurations de massacre. À l’inverse de tueurs peu motivés pour tuer (imaginés par certains à des fins inconsciemment propitiatoires et sotériologiques, peut-être), les tueurs du Rwanda en 1994 se sont montrés des acteurs sociaux profondément investis dans leurs propres tueries. C’est en cela, peut-être, que je crois pouvoir dire que dans le champ immense des violences de masse de notre contemporain, le génocide des Tutsi rwandais constitue un horizon de recherche inépuisable.

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1

Nous renvoyons ici à notre premier ouvrage, tiré du doctorat : Stéphane Audoin-Rouzeau, 1914-1918. Les combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986.

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2

John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914. A History of Denial, New Haven et Londres, Yale University Press, 2001 (traduction française : John Horne et Alan Kramer, Les Atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Paris, Tallandier, 2011).

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3

« La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne », Esprit, mai 2010, p. 122-134.

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4

Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècles), Paris, Seuil, 2008.

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5

Stéphane Audoin-Rouzeau, L'Enfant de l'ennemi, Paris, Aubier, 1995. Le grand débat de l’année 1915, à cet égard, oppose ceux qui sont persuadés que ces enfants nés du viol resteront porteurs de la sauvagerie allemande à ceux qui restent confiants dans une éducation française capable d’effacer les stigmates d’un tel héritage biologique.

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7

Jan T. Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002.

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8

Sur ce sujet : Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014. Violaine Baraduc, Violences d’un autre genre. Ethnographier les mémoires criminelles des prisonnières génocidaires du Rwanda, Thèse, Paris, EHESS, 2022.

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9

Timothée Brunet-Lefèvre, Le Père Seromba, destructeur de l’église de Nyange. Rwanda, 1994, Paris, Editions Hoosh, 2021.

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11

La sortie du « rapport Duclert » en mars 2021, puis ses suites politiques importantes, semblent m’avoir donné raison sur ce point. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, Vincent Duclert (dir.), La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021, Paris, Armand Colin, 2021.

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12

C’est le cas de l’association Survie, créée en 1984 pour lutter contre la « Françafrique », et qui s’est montrée particulièrement active sur le dossier rwandais.

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13

« La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne », Esprit, mai 2010, p. 122-134.

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14

Ces cinq procès sont les suivants : en 2014, celui de Pascal Simbikangwa, condamné à 25 ans de prison (une condamnation confirmée en appel en 2016). En 2016: celui de l’ancien maire de Kabarondo, Tito Barahira, et du maire en fonction en 1994, Octavien Ngenzi, tous deux condamnés à la réclusion à perpétuité (condamnation confirmée en appel en 2018). Celui d’Ildephonse Hategekimana/Philippe Manier en 2023.

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15

Jean-Noël Jeanneney, Le Passé dans le prétoire. L’historien, le juge et le journaliste, Paris, Seuil, 1998. Henry Rousso, La Hantise du passé. Entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998. Olivier Dumoulin, Le Rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.

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16

Isabelle Delpla et Magali Besson, Peines de guerre. La justice pénale internationale et l’Ex-Yougoslavie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.

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17

Au sujet des procès Touvier et Papon, Henry Rousso écrit : « L’expertise des historiens […] est sollicitée, et même instrumentalisée, à des fins qui n’ont pas grand-chose à voir, de mon point de vue, avec la démarche historienne. » (Henry Rousso, La Hantise du passé. Entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998, p. 91.) Plus loin, il écrit : « Dès lors que c’était leur position symbolique d’universitaire qui était requise, dès lors que leur expertise devait se cantonner à de grandes généralités, c’était prendre le risque de rabaisser leur savoir au rang de simple opinion, respectable certes, mais sans portée réelle sur le dossier examiné. » (Henry Rousso, La Hantise du passé. Entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998, p.108.)

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18

« Chercheurs dans le prétoire. Retour sur le procès Simbikangwa (2014). Un dialogue magistrat-historien », Grief, 2016, n°3, p. 175-182.

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19

Commission de recherche sur les archives françaises, op.cit. Pour une analyse rapide et « à chaud », voir notre article : Stéphane Audoin-Rouzeau, « Rapports français et Muse : le pouvoir français face à la crise rwandaise », Telos, 5 juillet 2021. Pour une analyse approfondie : François Robinet, « Rwanda 1994 : un rapport pour l’histoire ? », Études, juillet-août 2021, n°7-8, p. 7-18.

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20

Pierre Chaunu, « Le fils de la morte », in Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 93.

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21

Véronique Nahoum-Grappe, « Anthropologie de la violence extrême : le crime de profanation », Revue internationale des sciences sociales, 2002/4, n°174, p. 601-609 ; « L’usage politique de la cruauté », in Séminaire de Françoise Héritier (dir.), De la Violence I, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 273-323.

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22

Maria Victoria Uribe, Anthropologie de l’inhumanité, Paris, Calmann-Lévy, 2004.

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23

Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Paris, Champ Vallon, 1990.