Les choix d’objets d’étude se font rarement par hasard et pourtant les raisons en restent le plus souvent obscures, jusqu’à ce que, de nombreuses années plus tard, on commence à saisir pourquoi certains s’imposent comme un impératif tout au long d’une carrière de recherche alors que d’autres s’évanouissent. Impératif, parce que, pour ma part, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai souhaité et même publiquement affirmé que je n’y reviendrai plus. Que j’en avais fini d’explorer cette violence et que, d’une certaine manière, je ne voulais plus partager sa compagnie tout en imposant de surcroît à mes proches d’en subir certaines conséquences. Et pourtant plus de trente ans après, le sujet est toujours là. Alors pourquoi et surtout comment ? Voilà les deux questions que je voudrais aborder dans les lignes qui suivent en évitant les pièges de l’introspection. Le terme Sujet a bien sûr une double connotation, celui du thème de la recherche, tout d’abord, mais aussi celui de la personne qui s’implique nécessairement dans son objet d’étude. Comme dans toutes les recherches, d’ailleurs, mais sans doute aussi, avec quelques particularités qui justement tiennent à la nature de l’objet/sujet. Même si l’on se doit d’aborder les violences de masse comme n’importe quel autre objet de recherche, c’est-à-dire sans leur octroyer un caractère d’exceptionnalité qui risquerait de nous aveugler, il n’en demeure pas moins que la nature de cet objet n’est pas sans conséquence sur le sujet qui les observe. Je vous épargnerai les supposés enjeux personnels tellement évidents qu’ils en perdent beaucoup de pertinence inconsciente, tel qu’être un descendant de victimes de la Shoah : fils de réfugié, d’un côté, d’internée du camp de Drancy, de l’autre, et neveu de déportés, qui à mon avis sont plus des occasions favorisant la rencontre avec l’objet que des déterminants psychologiques. L’enjeu est ailleurs et sans doute plus dans l’étonnement que j’ai très vite ressenti devant le décalage entre les lectures, qui avaient forgé ma connaissance du terrain, et les observations empiriques, qui chaque jour déplaçaient un peu plus mes certitudes théoriques. Comme pour nous tous, je pense, la rencontre avec les « vrais gens » et la nature des liens affectifs qui s’y tissent transforment notre perception et façonnent nos conclusions1.
Dans mon cas, ce sont d’abord les victimes du génocide perpétré de 1975 à 1979 par les Khmers rouges qui m’ont appris à parler autrement de leur vie durant la déportation. Ils et elles évoquaient bien sûr les conditions de leur vie à l’époque : la famine, la déportation, le travail forcé, la peur de cette implacable répression susceptible de s’abattre à n’importe quel moment, les exécutions arbitraires, et la perte des proches. L’angoisse était toujours là, et d’autant plus qu’elle devait être dissimulée pour éviter les foudres des petits cadres khmers rouges toujours à l’affût de punir les moindres faiblesses. Toutefois, l’écoute attentive de leurs récits, que ce soit au cours des consultations psychiatriques ou dans mes recherches au sein de la communauté cambodgienne de Paris, démontrait en creux que tous me parlaient d’abord de leur vie. Celle d’avant, bien sûr, pendant les « pol pot », comme ils disaient, mais aussi celle d’aujourd’hui, de leurs soucis actuels, de l’exil, de la réinstallation en France, des espoirs déçus, de rêves désormais projetés sur les générations à venir. C’était à leurs enfants nés dans les camps de réfugiés d’Asie du Sud-Est ou en France, qu’il incombait de réparer les pertes, les déceptions, les vies brisées de la génération sacrifiée par les Khmers rouges. Il m’a fallu du temps pour comprendre que l’espoir n’avait pas été anéanti par le génocide, il avait simplement été reporté sur les nouvelles générations. À leur façon, toutes et tous témoignaient que la destructivité génocidaire n’avait pas tout anéanti chez eux. Même le silence sur certains aspects ne se résumait pas à un impossible à dire, trop rapidement indexé à la marque spécifique du traumatisme – le trop fameux supposé indicible –, mais relevait bien souvent d’un sursaut d’intimité refusant d’exposer les humiliations.
Pendant toutes ces années, il me semblait donc essentiel de parler de leur Vie, et pas seulement de la mort, des exécutions, des violences sexuelles, des déportations, de la torture et de toutes les horreurs que la destruction génocidaire engendre. Plus exactement, le détour par ces violences abjectes était paradoxalement un moyen pour moi de parler de la vie, plus exactement de la « forme de vie »2 dans laquelle les rescapés déployaient leur existence, et de soutenir cette vie par-delà les effets de la destruction, aussi bien dans mon travail de clinicien auprès de rescapés, que dans mes recherches empiriques. Alors que la plupart des travaux scientifiques sur les génocides, de sciences sociales ou de psychanalyse, étaient centrés sur la destructivité génocidaire pour analyser ses conditions de possibilité, ses effets sur les collectivités et sur les individus, je voulais pour ma part démontrer ce que cette destructivité ne parvenait finalement jamais à atteindre dans l’humain. Je prenais très au sérieux cette remarque de Robert Antelme affirmant qu’on ne peut jamais transformer un homme en autre chose qu’un homme3. Et c’était précisément cela que je voulais documenter. Autrement dit, comment la vie, et pas seulement la survie, résistait à l’emprise de cette destructivité. Il ne s’agissait bien sûr pas d’ignorer cette destructivité et encore moins de la banaliser au nom d’un principe naïf selon lequel la vie survivrait à toutes ces épreuves. Loin s’en faut. Une telle naïveté ne résiste pas une seule seconde devant l’ampleur des drames et des violences auxquels mes recherches me confrontaient. Mais en considérant que la littérature scientifique était déjà d’une incomparable richesse pour analyser cette destructivité génocidaire, et qu’elle me servait de surcroît de base d’appui pour avancer dans ma réflexion, il me semblait possible et surtout légitime de contribuer différemment en déplaçant légèrement la focale : en passant pour une fois de la mort à la vie (et non l’inverse).
Il ne s’agissait pas pour autant de souscrire à l’idée d’une possible résilience de certains individus face à la violence traumatique. La notion de résilience m’a toujours semblé problématique et surtout incapable de démontrer la nature réelle de l’imposture génocidaire qui ne peut finalement jamais complètement atteindre ce qu’elle prétend faire. On peut tuer, massacrer, violer, humilier, esclavagiser comme les génocidaires le font, mais ils ne peuvent jamais atteindre l’essence même de leur ambition, à savoir la destruction totale et définitive4. Celle qui ne laisse aucune trace de vie antérieure ou future. C’est précisément cet échec de la perspective génocidaire que je souhaitais mettre en lumière. Et pour cela, il était nécessaire de se démarquer de la notion de traumatisme.
S’extraire du paradigme traumatique
Le terme de traumatisme psychique a, certes, une pertinence pour aborder ces éléments dans le cadre d’un traitement psychique, mais il perd toute valeur heuristique dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la vie de rescapés. Une fois le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique (PTSD) établi, il n’y a plus grand-chose à dire. La reconnaissance du traumatisme, en confirmant simplement l’existence de l’événement, éclipse la richesse des récits et des expériences de chacun. Le paradigme traumatique se révèle largement insuffisant pour rendre compte de la réalité individuelle et sociale de ces expériences de violence extrême.
Il y a plusieurs raisons à cela, qui tiennent d’une part à la définition clinique du PTSD, et d’autre part à l’histoire sociale de la reconnaissance de ces troubles. Je n’aborderais pas ces questions ici5, je voudrais simplement souligner que le diagnostic de PTSD confirme avant tout l’existence de conséquences psychopathologiques individuelles et singulières pour chaque victime, et ne rend que très peu compte de l’ampleur de la violence infligée à une population, malgré ses usages extensifs contemporains. Cela signifie également que des événements de natures très différentes sont tout aussi susceptibles de provoquer des signes traumatiques identiques. Entre une chute accidentelle d’un escalier, par exemple, et une violence sexuelle extrême subie lors de viols répétés, les signes de PTSD seront probablement identiques sur le plan clinique, alors que l’histoire traumatique sera proportionnellement incomparable d’un événement à l’autre. Il est donc problématique de s’appuyer uniquement sur des signes cliniques individuels de traumatisme, même s’ils sont fondés sur de larges échantillons, pour comprendre la destruction sociale causée par la violence génocidaire.
Dans mes travaux récents sur le génocide perpétré au Myanmar contre les Rohingyas6, l’ampleur des signes traumatiques et l’étendue de la violence sont indiscutables, en particulier dans les suites directes des violences sexuelles (SGBV pour Sexual Gender Based Violence). Néanmoins, les signes traumatiques mis en évidence au niveau individuel ne suffisent pas à démontrer la nature génocidaire des violences perpétrées lors de « l’opération de nettoyage ethnique » de 2017 lancée par l’armée du Myanmar, assistée de supplétifs locaux de la région du Rakhine7. Au cours de cette opération, plus de 65 000 Rohingyas ont été assassinés, les villages brûlés, les femmes et les fillettes furent victimes de viols de masse le plus souvent devant leurs proches, avant que ces derniers soient assassinés sous leurs yeux. Les femmes enceintes furent les premières victimes de cet acharnement d’une rare violence, les viols répétés se terminant inlassablement par des mutilations génitales de grande ampleur et l’extraction des fœtus in utero. Laissées pour mortes, sans être achevées, à la différence des autres membres de la famille et du voisinage, certaines ont réussi à s’échapper pour rejoindre les centaines de milliers de Rohingyas réfugiés au Bangladesh, dans le camp de Cox’s Bazar. Près d’un million de Rohingyas survivent difficilement essentiellement grâce à une précaire aide internationale dans ce camp de réfugiés, tristement connu pour être de nos jours le plus grand du monde.
Au-delà des corps blessés et des séquelles psychologiques ou traumatiques sur les individus, c’est toute « la forme de vie » de l’ensemble de la communauté Rohingya qui a été visée et atteinte. Le cas des femmes violées témoigne de cette profonde altération de la cohésion sociale post-génocide qui se caractérise par un sentiment diffus au sein de la communauté d’une corrosion progressive de tous les espaces de sociabilité8. Comme si ces violences infligées à certaines portaient le poison de la décomposition du groupe dans son ensemble, dont, par réaction, ce dernier chercherait à se protéger en redoublant l’exclusion et l’ostracisation des rescapées. Au sein de leur groupe d’origine, la souffrance de ces femmes survivantes est déniée. Elles et leurs enfants se retrouvent exclus par leurs proches, frappées, humiliées, voire de nouveau violées. Dans leurs récits, leurs témoignages, et surtout par les « langages » utilisés, pour à la fois en rendre compte et s’échapper de son impératif, ce sont justement les traces de la destruction génocidaire qui se dévoilent.
Et pourtant, leurs voix ne se sont pas éteintes, et même dans leur silence, elles témoignent de la persistance de ce que les génocidaires ne parviennent ni à atteindre, ni à détruire9.
Écouter le silence
Dans un chapitre de son livre Texture of the Ordinary10, Veena Das aborde une question similaire afin de montrer comment le langage ordinaire fait défaut pour que des femmes victimes de graves violences sexuelles puissent dire ce qu’elles ont vécu. Dans ce texte, elle évoque la possibilité d’un impossible à dire, qui serait aussi une sorte d’impossible à se représenter non seulement du fait de l’horreur subie, mais aussi parce que le vocabulaire ordinaire serait absent pour dire cette violence.
Dans l’enquête menée auprès des rescapés de SGBV dans le camp de Cox’s Bazar11, on ne retrouve nulle trace d’oubli chez ces femmes meurtries, nulle trace de pardon, encore moins d’acceptation passive. Elles parlent, elles racontent ce qui leur est arrivé. La représentation de l’horreur subie est bien présente, rien n’évoque que ces femmes ne soient pas en mesure de se représenter ce qui leur est arrivé, même si parfois les mots s’absentent, laissant un blanc dans la trame du récit. C’est plus exactement un silence qui vient ponctuer leur récit, en guise de témoignage de ce qui a eu lieu et dont seul le silence est susceptible de faire entendre la réalité.
À ce titre, il me semble que le silence fait intégralement partie de la grammaire de la violence, il en est la conséquence et la trace. Il représente à la fois le trauma de ce qui ne se dit pas et sa dénonciation, car là où réside ce blanc de l’histoire, se dévoile le fait que quelque chose est advenu qu’il est impossible de nier. Le silence s’oppose précisément au négationnisme qui redouble de vocabulaire pour dire que « ça n’a pas eu lieu ». À l’inverse, c’est justement parce que « ça a eu lieu », que les mots sont inutiles.
D’un point de vue linguistique, le silence fait donc partie du langage, il n’en est pas l’extérieur12. Le silence est ce qui ponctue la possibilité d’une parole, comme en musique où les silences constituent, tout autant que les notes, le cœur d’une mélodie. Ôtez les silences et la mélodie disparait. Nous savons que les silences se font entendre et disent souvent bien plus que les mots eux-mêmes. Comme les mots du langage ordinaire, ils décrivent des états intérieurs étroitement dépendants des états extérieurs. Dès lors, ils ne sont souvent pas la marque d’un traumatisme indicible, ni les témoins d’un irreprésentable, pas plus que la conséquence du franchissement d’un impossible. Je pense plutôt que ces silences sont l’expression même de ce que la collectivité refuse d’entendre ou de voir et qui se dévoile précisément dans un silence lourd de sens, que personne ne peut finalement dénier. À ce titre, bien plus qu’indicible, l’absence d’un récit porté dans l’espace public, et des mots qui l’accompagnent, traduit en fait une volonté collective de soustraire l’expérience de ces femmes du vocabulaire acceptable de la violence13. Or cette oblitération n’est possible qu’au prix d’un refus de nommer ce qui a eu lieu et, ce faisant, prend la valeur d’un témoignage incontestable que quelque chose est justement arrivé, et auquel nous devons, comme anthropologue, prêter la plus grande attention.
Je voudrais proposer deux hypothèses supplémentaires pour rendre compte de ces silences.
La première consiste à souligner la difficulté, voire l’impossibilité, de dire l’horreur subie sans utiliser la langue des bourreaux eux-mêmes. En effet, tant que l’histoire collective n’a pas recueilli et porté le souvenir de ces violences extrêmes, ces dernières restent désespérément réduites à la seule singularité de chaque victime. Le récit collectif façonne le vocabulaire qui permet à chacun et chacune d’inscrire sa propre histoire dans une trame narrative socialement reconnue et acceptée. C’est à ce titre que les témoignages de violences, notamment sexuelles, n’apparaissent dans l’espace public qu’une fois que la collectivité ait accepté de leur accorder une valeur de vérité soutenant leur condamnation sociale14. En l’absence de cette narration publique, la parole demeure suspecte, voire coupable, ou pire impose d’inscrire l’histoire personnelle et intime de chaque victime dans le seul lexique disponible, à savoir celui des bourreaux. Avouer les viols, les humiliations, les offenses imposées, et surtout supporter le regard des autres, comme lorsque ces violences furent infligées, nécessite d’emprunter une langue encore confisquée par les auteurs d’atrocités. Ce sont leurs mots qui rappellent que ces violences se sont exercées sur des corps désespérément impuissants à se défendre et exhibés devant les autres bourreaux ou pire encore devant les propres membres de la famille : parents, enfants, conjoints. Comment dire ces violences sans de nouveau avoir le sentiment d’exposer aux yeux de tous son corps à travers les mêmes mots que ceux des violeurs ? Ici, le silence est moins l’irreprésentable que l’espoir de la restauration d’une intimité bafouée et humiliée. C’est précisément parce que ces violences sont dramatiquement représentables pour ces femmes qu’elles refusent de les dire. Pour elles, l’enjeu consiste à témoigner sans reproduire une fois de plus l’extrême violence qu’elles ont subie. Le silence remplit dès lors cette double fonction : ne pas emprunter la langue des tueurs, tout en les accusant d’avoir commis ce que personne ne veut entendre, mais que tous savent. Les paroles se libèrent plus tard, lorsque l’histoire collective, en condamnant collectivement ces actes, permet de ne justement plus les cacher, sans pour autant avoir besoin d’exhiber sa seule intimité pour se faire entendre.
La seconde remarque concerne l’absence d’intersubjectivité entre le bourreau et ses victimes. On a trop souvent voulu accorder aux auteurs de crimes de masse une tendance à la cruauté qui s’exercerait dans une sorte de jouissance de la domination des corps qu’ils martyrisent. La cruauté est incontestable, la jouissance aussi, mais il me semble qu’à l’inverse des tueurs en série qui se repaissent sans limites de l’effroyable domination qu’ils imposent à leurs victimes, les génocidaires, les tueurs de masse et même les auteurs de violences sexuelles de guerre n’établissent pas de relation, même de domination perverse, à l’égard de leurs victimes. À leurs yeux, leurs victimes n’existent déjà plus lorsqu’elles passent entre leurs mains et leur jouissance (bien réelle) ne provient pas de l’emprise qu’ils imposent à leurs victimes. Leur jouissance se déploie dans la compétition qu’ils développent avec leurs condisciples, se mesurant les uns aux autres, dans une sorte de concours de celui qui arrivera à faire mieux (c’est-à-dire pire) que ses collègues15. Dans un tel contexte, les victimes ressentent non seulement les douleurs, les humiliations et les offenses, mais perçoivent aussi au plus profond de leur conscience l’absolue négation dans laquelle elles se trouvent par rapport à leurs tortionnaires. C’est là une constance que l’on retrouve dans la plupart des récits fragmentaires des victimes de crimes de masse : comment énoncer ce qui est advenu lorsque précisément on n’existait déjà plus dans les mots et les actes de celui qui abuse d’un corps à ses yeux déjà déshabité16 ?
Dans l’après-coup de ces violences extrêmes, le vocabulaire habituel de la violence fait défaut pour rendre compte de ce sentiment de ne même pas exister dans le désir du tortionnaire. Une fois encore, c’est le langage ordinaire qui s’absente momentanément, pour laisser place à une forme de vie dont le vocabulaire cherche à se distinguer de celui des bourreaux.
Faire parler les génocidaires
Axer la recherche sur le quotidien afin d’aborder la vie des victimes m’a obligé à naviguer prudemment, car je ne devais pas, en même temps, occulter la réalité de la mort et des massacres. Cela signifie que j’ai dû aborder la question de la mort et du meurtre d’un autre point de vue. Qui, mieux que les tueurs eux-mêmes, pourrait parler de la mort et décrire la machine à tuer ? C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à travailler avec des auteurs de massacres, ceux qui vivaient avec la mort au quotidien, sans jamais craindre pour leur propre vie. La recherche sur la vie ordinaire des bourreaux est devenue le contrepoint indispensable à cet impératif de rendre compte de la vie des anciennes victimes. En d’autres termes, je pouvais continuer à travailler sur la Vie avec les victimes, dans la mesure où j’abordais la question de la Mort avec les auteurs d’atrocités.
La question portait moins sur les raisons qui poussent de tels hommes à commettre ces massacres, que sur la manière dont ils ont vécu pendant cette période. Aucun d’entre eux, d’ailleurs, ne se souvenaient du nombre exact de meurtres, ni des visages de leurs victimes, encore moins des « émotions » qu’ils ressentirent en tuant de sang-froid, mais tous avaient beaucoup à dire sur leur propre vie. Qu’il s’agisse des ampoules sur leurs mains à force d’appuyer sur la gâchette, de l’odeur du sang et de la sueur, des cris des victimes, bref, ils se souvenaient parfaitement de tous les désagréments qui perturbaient leur quotidien au cours des massacres17.
L’histoire personnelle de chaque génocidaire est distincte de celle de son plus proche collègue, et si chacune permettra d’expliquer a posteriori pourquoi tel individu est devenu un tueur, aucune ne pourra jamais, à elle seule, dire pourquoi tous les autres le sont devenues. Aucune ne sera applicable à tous les cas de figures envisageables et surtout observables. Mais c’est surtout parce que pour ces hommes ou ces femmes, ce n’est justement pas l’acte de tuer qui occupe l’essentiel de leurs pensées et de leurs actions, mais tout le reste. Toute leur journée de travail, où la mort est partout présente à travers ses résidus et sa préparation, est l’essentiel de leur quotidien et c’est de cela dont ils parlent le plus. Partout où ils opèrent, partout où ils massacrent, ces hommes passent plus de temps à préparer leurs crimes, repérer les lieux les plus propices, choisir les armes, sélectionner les victimes, s’assurer les contacts nécessaires, en un mot, organiser l’ensemble de l’intendance, plutôt qu’à lire ou apprendre de quelconques précis d’idéologie. Leur quotidien ne se résume pas à l’endoctrinement, loin s’en faut, pas plus qu’au seul acte de tuer, mais il est par contre à chaque instant envahi par la mort des autres. Vivre dans la mort n’est finalement pas le lot des victimes, comme on le croit trop souvent. Car elles, justement, cherchent de toutes leurs forces à éviter la mort. Les victimes sont résolument du côté de la vie, et certainement pas du seul côté de la survie, alors que les bourreaux sont vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la mort et dans sa gestion concrète. Même lorsqu’ils ne tuent pas, ils sont encore dans la mort, jusqu’aux blagues dont ils s’amusent, jusqu’aux soucis quotidiens qu’ils partagent entre eux, à l’occasion d’un repas, d’un simple café ou d’un moment de repos. Qui pourrait donc imaginer que ces hommes et ces femmes vivent dans une sorte de clivage, leur permettant de ne pas voir ce qu’ils font ? Ils le savent, et le font néanmoins, même ceux qui n’en tirent aucune jouissance. Vivre dans la mort, comme ces hommes ont pris l’habitude de le faire, n’est sans doute pas plus difficile que d’exercer un métier pénible. Et pourtant, ce n’est justement pas la même chose. Eux le font comme n’importe quel métier, c’est-à-dire de façon ordinaire, mais en aucun cas, ils ignorent que ce qu’ils font n’est pas une chose ordinaire. Tuer n’a rien d’ordinaire, même pour des bourreaux, ce qui n’empêche pas de le faire de façon ordinaire.
Dès lors, si l’idéologie, quelle qu’elle soit, n’est pas le seul carburant qui permet à ces hommes de tuer, deux autres critères s’associent régulièrement et méritent, plus encore que le fanatisme, d’être pris en considération : la disponibilité et l’indifférence. Ces hommes savaient ce qu’ils faisaient, mais au fond, ils s’en moquaient. C’est cela l’indifférence. La plupart d’entre eux n’étaient probablement pas des « cruels salauds », mais certainement des hommes ou des femmes qui ne pensèrent pas qu’ils auraient dû, ou simplement pu, agir autrement, et qui ont finalement accepté, sans grandes hésitations, et pour des raisons régulièrement personnelles, de se rendre disponibles.
Alors que d’autres, en plus grand nombre, et sans doute sans motifs purement politiques, ont refusé de se rendre disponibles. Dans le cadre de cette recherche sur les génocidaires, j’avais été frappé par le destin tragique des réfugiés contemporains, ceux qui avaient fui l’Afghanistan, la Syrie, ou la Corne de l’Afrique, destin qui contrastait tant avec l’accueil dont avaient pu bénéficier les réfugiés d’Asie du Sud-Est, comme de celui réservé récemment aux Ukrainiens fuyant l’invasion russe. Pour les Africains et les Orientaux, il n’y avait rien de commun avec ce que j’avais observé au début de mes recherches avec les Cambodgiens, les Vietnamiens et les Laotiens, pourtant venus en très grand nombre en Occident (notamment en France). Désormais, tous ces nouveaux réfugiés partageaient l’effroyable injustice d’être rejetés de la plupart des pays européens. Les gouvernements occidentaux préféraient finalement les laisser disparaître en Méditerranée, ou dépérir dans d’immenses centres de rétention installés en Turquie, en Grèce, ou dans des îles italiennes. Il n’était plus question pour eux de camps de réfugiés, tant la préoccupation des Européens n’était pas de les protéger, mais à l’inverse de s’en protéger. De protéger les frontières de l’Europe de ces hommes, femmes, vieillards, ou enfants, qui n’avaient pas seulement quitté leur pays pour ne pas y mourir, mais aussi pour ne pas devenir, à la différence d’un grand nombre de leurs plus proches voisins, des tueurs. En effet, la disponibilité des génocidaires méritait d’être mise en perspective avec le refus de milliers d’autres de se joindre à eux et de tuer leurs voisins.
Car la plupart de ceux que j’ai rencontrés m’ont régulièrement évoqué avec insistance les motifs de leur décision de quitter leur terre natale. Ils ne voulaient pas s’enrôler dans les armées de Daech, ni dans celles des Talibans, pas plus que dans les milices éthiopiennes ou somaliennes. Leur vie y aurait pourtant été préservée, voire confortable, mais ils ne voulaient pas tuer leurs voisins. Ils ne voulaient pas devenir des violeurs ou des assassins et préféraient mettre leur vie en jeu pour tenter de rejoindre un pays réputé démocratique où personne, pensaient-ils, ne leur demanderait d’aller tuer gratuitement et sans gloire des civils désarmés.
Et pourtant, ce sont ces hommes et ces femmes, que les Occidentaux refusent aujourd’hui de protéger, transformant dans le langage public des personnes menacées en menace pour nos sociétés.
Triste constat qui nous rappelle que l’indifférence n’est pas le seul apanage des génocidaires. L’emprise du sujet réside aussi dans ce dernier aspect : faire entendre les voix de ceux que la violence extrême voudrait taire.
Pour conclure
Je voudrais souligner un dernier point qui accompagne l’emprise des violences extrêmes. En effet, l’importance de l’objet ou du sujet étudié ne réside pas seulement dans sa nature intrinsèque, mais aussi dans l’impact inévitable qu’il a sur les chercheurs eux-mêmes. Il est surprenant de constater que les textes qui abordent ces aspects sont rares18, à l’exception de ceux qui se situent dans le cadre des études psychiatriques. Le plus souvent, ces effets sont soit ignorés, soit mentionnés avec embarras, voire avec honte. Comme si, en tant que chercheuses ou chercheurs, la souffrance vécue par nos interlocuteurs nous interdisait de partager ouvertement nos propres expériences. Et pourtant ne faudrait-il pas soumettre nos propres émotions à la même analyse scientifique ? Ne devrions-nous pas considérer que la violence extrême dépasse de loin les seuls corps qu’elle martyrise, pour s’étendre aux témoins, au tissu social, jusqu’aux observateurs, dont les chercheurs font partie ? Il ne s’agit pas de promouvoir une quelconque thérapie généralisée des chercheuses et des chercheurs, loin s’en faut, mais à l’inverse, de considérer que les effets de la violence extrême sur ceux qui les étudient participent du phénomène de la violence, et qu’il convient de les étudier avec la même rigueur scientifique. C’est dans cet esprit, et pour lutter contre l’autocensure, que nous avons lancé l’année dernière le réseau RICEVE19. L’objectif du réseau est d’étudier directement les effets de la violence extrême sur ceux qui travaillent sur ce sujet, et de reconnaître ces effets comme un objet de recherche en sciences sociales à part entière.
Légende de l'illustration
Tableau du peintre Vann Nath (1946-2011), l’un des rares survivants du centre d’interrogatoire et d’extermination S21 à Phnom Penh durant le régime Khmer rouge. Après sa libération, Vann Nath a entrepris de témoigner des crimes commis à S21 à travers sa peinture. Ses œuvres sont encore aujourd’hui les seules images de la violence des Khmers rouges. Le cinéaste Rithy Panh a autorisé Richard Rechtman à utiliser cette reproduction d’une de ses œuvres.
Notes
1
J’imagine qu’il en est de même avec les archives, je pense bien sûr aux travaux d’Ann Laura Stoler. Voir par exemple : Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019.
2
Le concept de forme de vie hérité de la pensée de Wittgenstein et que j’empruntais à Veena Das et à Sandra Laugier s’est imposé progressivement dans la conceptualisation de mes travaux. Voir entre autres Veena Das, Voix de l'ordinaire. L'anthropologue face à la violence, Lausanne, BSN Press, « A contrario Campus », 2021. Et Estelle Ferrarese et Sandra Laugier (dir.), Formes de vie, Paris, Éditions du CNRS, 2018.
3
Robert Antelme, L'espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.
4
Richard Rechtman, « The survivor’s paradox : psychological consequences of the Khmer Rouge rhetoric of extermination », Anthropology & Medicine, vol. 13, n°1, 2006, p. 1-11.
5
Voir Didier Fassin et Richard Rechtman, L'Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.
6
Dans le cadre de la procédure intentée par la Gambie contre la Birmanie auprès de la Cour Internationale de Justice, l’enquête a été diligentée par l’ONG LAW (Legal Action Woldwide) pour documenter à partir d’entretiens réalisés au sein du camp de Cox’s Bazar les preuves de l’intentionnalité génocidaire des crimes commis par le Myanmar.
7
Human Rights Watch, Massacre by the River. Burmese Army Crimes against Humanity in Tula Toli, New York, Human Rights Watch, 19 décembre 2017.
8
L’usage du viol de masse comme arme de destruction massive du tissu social a déjà été largement documenté et étudié. Voir notamment Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011.
9
C’est précisément cette dimension que je cherche à mettre en évidence dans cette recherche sur les Rohingyas.
10
Veena Das, Textures of the Ordinary : Doing Anthropology after Wittgenstein, New York, Fordham University Press, 2020.
11
L’enquête sur le terrain a été menée par deux psychologues, Émilie Medeiros et Laurianne Pfeffer, et une psychiatre légale, Dina Al Shafie ; pour ma part, je supervisais l’équipe depuis Paris.
12
Voir à ce propos les travaux de Deborah Puccio-Den dans le cadre du programme de l’équipe internationale triennale « Arts et Intelligences du Silence », qu’elle anime à l’EHESS.
13
Valérie Robin Azevedo avait déjà noté un processus similaire chez les femmes andines interdites de dire ce qui leur était arrivé, silence qui, selon ses termes, n’était pas à mettre sur le compte d’un hypothétique indicible traumatique. Voir Valérie Robin Azevedo, Sur les sentiers de la violence. Politique de la mémoire et conflit armé au Pérou, Paris, Éditions de l’IHEAL, 2019.
14
C’est ce qui permet de comprendre l’effet de libération de la parole des femmes depuis le déferlement de la vague #metoo. Celle-ci, en inscrivant la réalité des violences sexuelles et sexistes dans l’espace public, a enfin permis aux femmes victimes de parler en leur nom propre, mais avec la protection d’une dénonciation collective.
15
Richard Rechtman, La Vie ordinaire des génocidaires, Paris, CNRS Éditions, 2020.
16
C’est ce dont j’ai essayé de rendre compte dans une fiction/essai : Richard Rechtman, Les Vivantes, Paris, Éditions Léo Scheer, 2013.
17
Richard Rechtman, « Que ressentent les génocidaires lorsqu'ils tuent ? », in Jean-Jacques Courtine (dir.), Histoire des émotions. Volume 3, De la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2017, p. 247-266.
18
À l’exception de Carolyn Nordstrom et Antonius C. G. M. Robben (dir.), Fieldwork Under Fire. Contemporary Studies of Violence and Survival, Berkeley, University of California Press, 1996.
19
Placé sous l’égide de l’EHESS et de la FMSH, le Réseau international de chercheuses et chercheurs à l’épreuve des violences extrêmes, a été officiellement lancé en mai 2022. Il réunit des chercheuses et des chercheurs internationaux de tous les horizons des sciences sociales : https://riceve.hypotheses.org/ .