Palazzo della società Buonarroti-Carpaccio-Giotto, arch. Piero Portaluppi, 1926-1930
Gianfranco Pasquino (né en 1942 à Trana [Turin]) a été diplômé en sciences politiques sous la direction de Norberto Bobbio et s’est spécialisé en politique comparée sous celle de Giovanni Sartori à l’Institut Cesare Alfieri de Florence. De 1969 à 2012, il a enseigné les sciences politiques à l’université de Bologne où il a été nommé Professeur Émérite en 2014. En outre, il a dispensé des cours à l’école Cesare Alfieri de Florence, à la School of Advanced International Studies de Washington, à la Harvard Summer School et à l’université de Californie, à Los Angeles. Il a été Fellow de Christ Church et St Antony’s à Oxford, et est Fellow honoraire de Clare Hall à Cambridge. Il a exercé la charge de directeur de la revue Il Mulino de 1980 à 1984 ; entre 2001 et 2003 il a dirigé la Rivista Italiana di Scienza Politica qu’il avait lui-même contribué à fonder ; et entre 2010 et 2013 il a été président de la Société italienne de sciences politiques.
Gianfranco Pasquino compte une immense production bibliographique – plus de quatre-vingt-dix titres, si l’on s’en limite aux monographies et aux ouvrages dirigés –, une véritable mine de travaux qui traitent d’innombrables thèmes de recherche au sein du vaste champ des sciences politiques. C’est pourquoi il est véritablement très difficile, pour ne pas dire impossible, de sélectionner ici les titres les plus représentatifs et qui soient en mesure d’éclairer dans leur ensemble cinquante années d’études et de recherches. Citons cependant un ouvrage incontestablement notoire : le désormais classique Dizionario di Politica cosigné avec Norberto Bobbio et Nicola Matteucci, et publié en 2004 aux Éditions UTET.
En parcourant la production bibliographique de Pasquino, on remarque qu’à partir de la seconde moitié des années 1980, il a commencé à s’intéresser au thème/problème, alors sans doute à l’aube de son existence, de la représentation démocratique dans un contexte de crise progressive des systèmes politiques apparus à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1988, par exemple, sort le volume Rappresentanza e democrazia (Laterza) qu’il a dirigé, tandis qu’en 1990 est publié Alla ricerca dello scettro perduto. Democrazia, sovranità, riforme (Il Mulino). Durant les années qui ont suivi, le fonctionnement des systèmes démocratiques et leur rapport difficile avec la représentation populaire concrète, y compris d’un point de vue historique, est revenu de manière cyclique au cœur des centres d’intérêt du chercheur piémontais. À titre d’exemples nous pourrions citer Parlamenti democratici (Il Mulino, 2006), Strumenti della democrazia (Il Mulino, 2007), Partiti, istituzioni, democrazie (Il Mulino, 2014), Cittadini senza scettro. Le riforme sbagliate (Egea, 2015), et jusqu’au plus récent : Deficit democratici. Cosa manca ai sistemi politici, alle istituzioni e ai leader (Egea, 2018). En outre, Gianfranco Pasquino a également étudié l’autoritarisme et les dictatures militaires en Amérique latine, dédiant à ces sujets l’ouvrage Militari e potere in America latina (Il Mulino, 1974).
Ainsi nous avons demandé à ce chercheur piémontais, qui a le mérite d’être non seulement un universitaire, mais aussi un intellectuel constamment impliqué dans le débat public et qui a doublé ses recherches du concret de l’activité politique en devenant sénateur pendant trois législatures, de réfléchir à l’usage public du fascisme dans la société contemporaine, en ayant en tête les apories – si l’on peut employer ce terme – de la démocratie.
Federico Melotto – Une première question d’ordre très général : croyez-vous à l’existence de notions ou de modèles politiques qui seraient valables n’importe où et à n’importe quelle époque, que ce soit d’un point de vue conceptuel, ou dans l’optique d’une éventuelle application à un mouvement ou à un processus historique concret ? Cette idée était présente, me semble-t-il, dans la pensée politique classique, avec des notions comme l’aristocratie, la démocratie et la monarchie. Depuis un certain temps, on a pu ajouter à cette triade classique le « socialisme » mais, d’après vous, peut-on faire de même avec le fascisme ? Si oui, pensez-vous que l’appellation « fascisme » soit adaptée pour définir un tel phénomène, et quel rapport aurait-elle avec d’autres dénominations employées pour qualifier des modèles politiques qui ne faisaient pas partie de la triade classique, comme le césarisme, le bonapartisme, le boulangisme ou le populisme ?
Cette question pourrait aussi s’envisager sous un autre angle : à partir de la circonscription de l’emploi de la notion de fascisme. Autrement dit, même si nous nous accordons à penser que le fascisme ne peut définir n’importe quels mouvement, régime politique ou traditions intellectuelles n’importe où et à n’importe quelle époque, peut-être pouvons-nous parler de fascisme dans un cadre spatio-temporel spécifique, disons le XXe siècle, l’Europe, le monde Atlantique, l’entre-deux guerres, etc. ? Dans ce cas, quelles seraient selon vous les limites spatio-temporelles qui encadreraient le « fascisme » ? Par ailleurs, serait-il pertinent d’opérer une distinction entre mouvements fascistes et régimes fascistes sur le plan des idées politiques ? Et si oui, en découlerait-il des périodisations diverses ? Enfin, tendriez-vous à considérer le fascisme et le populisme comme deux parcours intellectuels différents ou deux types de mouvements politiques distincts ou plutôt, sans nier leurs différences, à les inclure dans une seule catégorie, comme on le faisait à une époque, par exemple dans la tradition marxiste, en leur apposant l’étiquette « bonapartisme » ?
Gianfranco Pasquino – Trop de questions en une. Distinguons. Le genre du fascisme, c’est l’autoritarisme, lequel comprend plusieurs espèces que vous avez déjà citées : bonapartisme, césarisme, auxquels j’ajouterais les gouvernements militaires. Le fascisme version italienne constitue une de ces espèces, la plus importante d’un point de vue historique. On peut aussi citer le salazarisme et le franquisme. Ils possèdent de nombreuses spécificités qui découlent de l’histoire de chacun de ces systèmes politiques, de leur niveau de développement, de leur structure de classes et des institutions existantes. Aucun de ces autoritarismes ne peut se reproduire ni réapparaître avec des modalités similaires à celles du passé. Cette eau trouble est passée sous les ponts, elle ne remontera jamais le courant. Cela vaut aussi pour l’Italie et son fascisme. Il se trouve qu’aucun des trois cas que je viens de mentionner ne mérite d’être défini comme un « populisme ». L’appel au peuple est là, bien sûr, et les peuples italien, portugais et espagnol ont répondu positivement de manière conséquente, voire majoritaire. Renzo De Felice écrit qu’après 1936, et jusqu’à sa chute, ces années-là furent, pour le fascisme, « les années du consensus ». Je crois que ce constat est valable pour de nombreux régimes autoritaires. Certes, il s’agissait d’un consensus majoritairement passif, d’acceptation, mais les démocraties bénéficient souvent elles aussi d’un consensus fort semblable à du conformisme.
La majeure partie des régimes autoritaires ne sont de fait guère enclins à mobiliser « leur » consensus, leur peuple. Et même, ils démobilisent : par exemple, après une guerre civile, ils tentent d’imposer un certain calme et d’isoler/marginaliser les opposants restants. Il semblerait que le fascisme italien ait voulu, au contraire, lancer une attaque en grande pompe, phase que De Felice a baptisée celle du « fascisme-mouvement » : Mussolini en chemise noire, bottes cavalières et fez. Mais, et ceci est un point crucial, de nombreuses institutions résistèrent : la Monarchie ne disparut jamais totalement, les Forces Armées restèrent savoyardes, la bureaucratie poursuivit son train-train avec quelques ajustements à la marge et l’Église catholique réagit. Elle obtint le Concordat et les Accords du Latran et, en échange de son renoncement à toute activité politique explicite, eut la main libre dans tous les secteurs que nous qualifierons d’assistance. Cependant la FUCI (Fédération Universitaire des Catholiques Italiens), non seulement envisagea de faire de la politique, mais y réussit magistralement, ce qui donnera naissance à la meilleure classe politique démocrate chrétienne. Mussolini et le Parti national fasciste se mirent au centre de la configuration autoritaire qui, en Italie, comprenait également les propriétaires terriens sur le déclin dans la vallée du Pô (voir le film Novecento) et les industriels émergents. Le fascisme devint régime, Mussolini endossa le frac et se coiffa d’un borsalino.
Ailleurs, en Espagne et au Portugal (comme l’ont montré les très précieux travaux du grand chercheur espagnol Juan Linz), la configuration autoritaire ne fut guère différente : forces armées, Église, bureaucratie, propriétaires terriens. Les adjectifs qu’emploie Linz sont d’une pertinence incroyable : pluralisme limité, non compétitif (chacun s’octroyait et défendait sa propre sphère d’intérêts), non responsable (il ne devait répondre à aucune base). Ces régimes autoritaires durables naquirent dans des contextes économico-sociaux bien plus sous-développés que celui de l’Italie. Ni le Portugal, ni l’Espagne, n’avaient connu auparavant une expérience démocratique comparable à la démocratie de l’ère giolittienne, limitée, certes, mais réelle, compétitive et multipartite. Ils ne connurent aucune phase de « mouvement », c’est-à-dire ayant pour objectif de changer en profondeur le système socio-politique. Tous deux se mirent en devoir de ralentir les changements sociaux et économiques du pays, lesquels auraient favorisé la mobilisation des opposants. Ils y réussirent pendant des décennies. Enfin, tous deux restèrent, bien que de manière différente, à l’écart de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les autoritarismes contemporains sont impossibles sans le soutien plus ou moins visible des forces armées. Partout où existe un régime autoritaire, elles ont un rôle politique plus ou moins explicite, mais toujours pertinent et, disons-le, décisif.
Federico Melotto – Il me semble que parmi les historiens du fascisme on préfère établir des délimitations précises. Dans ce sens on pourrait parler, concernant le fascisme, d’époques précises, voire de « retours ». Si on parle d’époque, cela impliquerait donc une conception des fascismes comme des « parenthèses ». C’est une vision possible des choses. Mais si l’on parle au contraire de retours ? Faut-il des conditions « objectives » bien déterminées (politiques, économiques, etc.) pour que ce retour ait lieu, ou serait-il au contraire dû à des ratés, c’est-à-dire au fait que les sociétés démocratiques n’ont pas su régler en temps voulu leurs comptes avec le fascisme ? En somme, qu’est-ce qui en permettrait le retour ?
Gianfranco Pasquino – Il faut reconnaître un grand mérite au fascisme italien, celui d’avoir suscité des interprétations extrêmement intéressantes quant à son apparition. De Felice les a magistralement rassemblées et commentées. Le fascisme ne fut certes pas, comme le dit Croce et comme le confirme Luigi Einaudi, une parenthèse. En 1945, l’histoire de l’Italie ne recommence pas là où elle s’était arrêtée en 1922. La proposition de Piero Gobetti, confortée par les frères Rosselli, le mouvement Giustizia e Libertà et le Parti d’action, est plus proche de ma compréhension du phénomène : une autobiographie de la nation. Je préférerais, cependant, exprimer ce concept de manière légèrement, mais significativement, différente. Et parler non pas d’autobiographie de la nation, mais d’une des issues possibles du développement de la nation telle qu’elle était après 1861. D’autres développements auraient été possibles si, par exemple, l’Italie n’avait pas attaqué la Libye et n’était pas entrée dans le conflit de la Première Guerre mondiale. Si elle avait réagi au défi de la violence fasciste. Chaque choix, effectué ou non, bloque d’autres possibilités. Le fascisme avait les deux pieds bien plantés dans l’autobiographie de la nation, mais cette autobiographie comprenait d’autres éléments qui auraient pu conduire à un élargissement de la démocratie giolittienne, somme toute limitée. La compréhension structurelle des conflits de classes et des faiblesses des capitalistes qui, par la suite, se sont appuyés sur le fascisme, fut-elle insuffisante, comme l’écrit Palmiro Togliatti ? À moins, comme le suggéra de manière à mon avis perspicace et originale le sociologue Gino Germani (antifasciste exilé en Argentine et grand chercheur sur le péronisme), qu’on ne trouve à l’origine du fascisme la petite bourgeoisie italienne qui, se sentant menacée par la montée de la classe ouvrière, confia son destin aux forces paramilitaires fascistes. Ce fut donc la peur de perdre son statut social qui fut le moteur décisif : il fallait se prémunir contre la dégringolade de l’échelle sociale. Aujourd’hui, je me hasarderais à émettre l’hypothèse que cette petite bourgeoisie se sent écoutée, voire protégée, par des populistes qui affirment vouloir la mettre au premier plan, au-dessus de tout et de tous.
Federico Melotto – À propos du fascisme, encore : sa délimitation ne peut assurément être uniquement temporelle et spatiale, elle doit aussi être catégorielle. Et à ce sujet, d’après vous, quelles seraient les caractéristiques du fascisme ? Je vais vous proposer une liste, certainement pas exhaustive, de traits distinctifs « classiques », dans laquelle vous pourrez puiser ou à laquelle vous pourrez faire des ajouts : la violence, le racisme, l’idéologie, l’État totalitaire (exaltation de l’État, assimilation parti-État, etc.), la façon de concevoir les masses, le rapport avec le passé, le mépris envers la démocratie représentative, le contrôle des consciences, le poids du mythe, l’importance du chef (conçu comme un homme nouveau), l’opposition entre ancien et nouveau, la suprématie de la nation. Partant de ces traits distinctifs, partagez-vous l’idée que le fascisme est une des formes possibles de la modernité, ou préférez-vous l’appellation de phénomène politique réactionnaire ? Au-delà de la manière de définir le fascisme et de la périodisation choisie (ou pas), doit-on envisager ce phénomène dans une dimension nationale ou internationale ? Ce débat était déjà d’actualité parmi les contemporains lors de l’émergence du fascisme. On peut certainement le relier à la question du rapport entre fascisme et nationalisme mais aussi, inversement, à l’idée que le phénomène fasciste soit caractéristique d’une époque historique déterminée. Quoi qu’il en soit, pensez-vous qu’il y ait une manière d’envisager cette question qui soit plus riche intellectuellement parlant ?
Gianfranco Pasquino – Il y a absolument besoin d’un chef auquel les masses s’identifient (le culte du Duce), ou qu’elles considèrent comme une sorte de figure paternelle qui maintient l’ordre. Le fascisme n’a pas d’idéologie. Il exhibe quelques lambeaux de culture politique nationaliste et spiritualiste. Le salazarisme et le franquisme avaient une mentalité, comme le démontre magnifiquement, encore une fois, Linz : Famille, Fatima et Football d’un côté, Dieu, Patrie et Famille de l’autre. Rien à voir avec les totalitarismes, où le leader est aussi à la tête d’un parti solide, tentaculaire et idéologique, qu’il s’agisse du nazisme ou du communisme.
Non, le fascisme n’incarna pas la modernité, même s’il eut des aspects modernisateurs. Il ne fut pas non plus une simple réaction, un retour au passé. Ce fut une tentative réussie, tout comme au Portugal et en Espagne, de ralentir le rythme du changement. De ce point de vue, ce fut un succès. Mais lorsque le changement fit irruption dans le système politique des fascismes via des facteurs exogènes, il s’entama inévitablement une transition. Et, je le répète, il est impossible de remonter le temps. De toute façon, aucun système politique, déjà plus ou moins fasciste, n’est jusqu’ici parvenu à effectuer quelque chose de similaire à un retour en arrière.
Federico Melotto – À votre avis, peut-on parler aujourd’hui d’un véritable « retour du fascisme » ? Si oui, peut-on parler de « néofascisme », de « post-fascisme » ou autre ? À moins que vous ne préfériez employer le terme de droites réactionnaires, ou un autre encore ? Si l’on s’accorde à dire que le fascisme historique possède une idéologie, ou un ensemble de croyances qui le définissent, les nouvelles droites ont-elles une idéologie ? Si oui, laquelle ? Il serait intéressant (pour notre revue) de comprendre en particulier la question du rapport entre le passé et le futur. En France et en Italie se sont développés, outre le lepénisme et la Ligue, deux phénomènes politiques et sociaux qui présentent certaines similitudes et beaucoup de différences : les « Gilets jaunes » et les Cinq étoiles. Quelle définition donneriez-vous de ces deux réalités ? Comment sont-elles liées, si elles le sont, aux autres formes politiques des nouvelles droites ?
Gianfranco Pasquino – Non, comme je l’ai déjà écrit, je ne crois pas aux « retours » du fascisme et des fascistes. Disons qu’en Italie le fascisme n’a jamais disparu et que les fascistes ont toujours trouvé le moyen de faire de la politique. Certes, plusieurs d’entre eux se réclament du passé, mais cette seule revendication ne les fait guère avancer. Ils doivent identifier de nouveaux ennemis, par exemple les migrants, car la xénophobie ne décline jamais, ou les différences, car l’homophobie non plus ne décline jamais, et exalter la famille traditionnelle et la nation : c’est là qu’arrive le nationalisme, auquel on applique un vernis de souverainisme. Les néofascistes s’escriment à définir un certain avenir et jouent même sur la peur de leurs compatriotes pour obtenir consensus et soutien. Attention toutefois à ne pas englober dans un même sac analytique des animaux fort différents les uns des autres. Non, le Mouvement Cinq Étoiles, jamais violent, n’est en aucun cas assimilable aux Gilets jaunes. Il se caractérise par une certaine insatisfaction, une volonté de changement, et jusqu’à des demandes de transformations de et dans la démocratie. Les Cinq Étoiles, confus, brouillons, ignorants, pataugent dans un humus culturel d’antipolitique qui en Italie a une longue histoire, et n’est en rien similaire aux explosions de protestations que l’on retrouve, au contraire, dans l’histoire française, notamment parce qu’en France la médiation n’est pas la méthode politique privilégiée, que les médiateurs ne possèdent pas d’outils à la hauteur, et que quoi qu’il en soit, ils préfèrent l’action à la médiation. Les « extrêmes droites » peuvent être combattues et mises à l’écart (il ne sera jamais possible de les vaincre de façon définitive) si on en saisit les spécificités, si on dénonce ses modalités d’action, mais surtout si on comprend leurs motivations, en leur apportant une réponse en termes culturels et émotionnels, autrement dit en explorant les sentiments qui les fondent. L’invective politique et sociale, même élaborée de manière efficace, n’est jamais suffisante. Elle peut même se révéler contreproductive.
Federico Melotto – Selon vous, quel est l’état de santé de la démocratie et des valeurs qu’elle représente en Occident ?
Gianfranco Pasquino – Il faudrait un livre entier pour répondre à cette question, j’en ai du reste parlé à diverses reprises, et dernièrement dans Deficit democratici (Università Bocconi Edizioni, 2018). Ma thèse est simple, globalement sartorienne (G. Sartori, The Theory of Democracy Revisited, Chatham House, 1987). La démocratie idéale, celle que nous appelons de nos vœux, à savoir des institutions et des droits qui garantissent la liberté et offrent aux citoyens le pouvoir de choisir représentants et gouvernants, est vive, vigoureuse et vivace. Partout dans le monde, du Venezuela à Hong Kong, de Moscou à Ankara, les opposants aux régimes autoritaires, et ils sont des centaines de milliers, mènent leurs combats au nom de la démocratie. Ils sont emprisonnés, exilés, torturés et même souvent assassinés parce qu’ils recherchent la démocratie. Donc, la crise de la démocratie n’existe pas. Bien sûr, partout dans le monde, les véritables démocraties présentent presque toutes, mais certaines plus que d’autres, des aspects critiques. Mieux vaudrait alors affirmer qu’il existe des crises – ou préférons les termes inconvénients, problèmes, défis, difficultés de fonctionnement – dans les démocraties. Je vous épargnerai la citation rebattue, par trop célèbre mais néanmoins éloquente de Churchill : la démocratie comme le moins pire des régimes politiques. C’est vrai, mais l’on peut ajouter quelques autres qualités reproductibles : on ne coupe pas les têtes, on les compte, et les démocraties sont les seuls systèmes politiques dotés de capacités d’apprentissage, de flexibilité et de résilience. Quoi qu’il en soit, le poids de la/des crise(s) pèse avant tout sur les épaules de la population. Si les hommes et les femmes veulent renoncer à la liberté, ils méritent de la perdre, mais la responsabilité n’en incombe pas à la démocratie. Si les citoyens et les citoyennes ne s’intéressent pas à la politique, ne se renseignent pas à son sujet, n’y participent pas, d’autres le feront pour eux à leurs dépens. Nous devons être d’une exigence absolue avec nos concitoyens. Leurs carences de culture et d’engagement, leur égoïsme, affaiblissent notre démocratie, la rendent vulnérable, inadaptée. Mais l’idéal, lui, demeure, élevé et irremplaçable. De fait, c’est justement parce que nous partageons cet idéal que nous sommes à juste titre préoccupés quand apparaissent des systèmes politiques où les gouvernants compriment et érodent plus ou moins progressivement les droits des citoyens, manipulent les institutions, en particulier le Parlement et Cour Constitutionnelle, esquivent leurs responsabilités, empêchent les oppositions de faire de la politique et de remporter les élections. C’est ainsi que ces systèmes politiques outrepassent la démocratie. Non, sans libéralisme, c’est à dire sans « droits ni indépendance des institutions et balance des pouvoirs » (freins et contrepoids), aucune « démocraticité » n’est possible. Disons-le simplement et avec force, les démocraties illibérales ne sont pas des démocraties. L’affirmation de l’autocrate Poutine, dont la valeur de fin politologue n’est pas assez reconnue, selon laquelle les démocraties libérales seraient obsolètes, me paraît pour le moins prématurée à la lumière de celles, nombreuses, qui existent réellement, et des luttes en cours pour la démocratisation dans de très nombreux systèmes politiques, par exemple la Turquie et le Venezuela. Soyons bien clairs : non seulement la Russie de Poutine n’a rien à voir avec le libéralisme, mais on ne peut pas non plus l’inclure dans le panel des démocraties. Une démocratie autoritaire n’est pas une démocratie. Parler de démocrature, outre qu’il s’agisse d’une erreur, est une stupidité. Ce sont les Latino-américains qui, forts d’un sens de l’humour et de l’analyse, ont élaboré cette distinction entre dictablanda – autoritarisme ni trop oppressif ni trop répressif faute de moyens – et democradura – situation dans laquelle les néo-gouvernants, certes démocratiques mais pas encore « consolidés », emploient systématiquement la force par crainte de perdre le pouvoir politique. Cependant même dans ce cas-là, il est capital d’utiliser un vocabulaire précis, car c’est encore le meilleur moyen pour produire des analyses efficaces et éventuellement formuler des prévisions qui soient un minimum fondées.
Federico Melotto – Comment envisagez-vous le rôle de l’historien ou du chercheur en sciences sociales au sein de notre société ? Est-il opportun qu’il se confronte au débat politico-culturel de son époque ? Si oui, comment devrait-il s’y prendre, avec quels outils, et quel pourrait être son apport spécifique ?
Gianfranco Pasquino – Là encore, je me déclare pleinement et en toute conscience, sartorien. La leçon de Sartori trouve son origine dans la nécessité de répondre à la question : knowledge for what ? Quel sens y a-t-il à concevoir des modélisations si ces modèles ne servent pas à résoudre les problèmes que la vie politique, tant dans les régimes démocratiques qu’autoritaires, pose aux hommes et aux femmes ? Quel sens y a-t-il à apprendre comment fonctionnent institutions, incitations et opportunités, primes et pénalisations, comment se fondent les partis, comment se font (se défont et se transforment) les gouvernements, si nous n’appliquons pas nos connaissances pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés ? Quoi qu’il en soit, l’applicabilité des connaissances en science politique, des généralisations et des théories basées sur les probabilités (« En présence de a, b et c, découleront très probablement x, y et z ») est la seule façon d’en apprécier la validité et, par conséquent, de procéder à leur révision, leur reformulation et leur restructuration. J’ai traité plus amplement ce sujet de l’applicabilité des sciences politiques dans le chapitre 12 de mon livre Bobbio e Sartori. Capire e cambiare la politica (Bocconi Editore, 2019). Plusieurs grands politologues américains, par exemple Samuel P. Huntington et Robert D. Putnam, ont œuvré dans ce sens, le second soulignant le rôle « éducatif » que la science politique peut développer pour les citoyens. Dans leurs très importantes études sur la participation politique, Sidney Verba et ses nombreux excellents collaborateurs ont mis en évidence que la « voix » des citoyens américains n’était de fait pas égale pour tous et comment elle pouvait et devait être renforcée d’un point de vue réellement démocratique. Quant à Sartori, ses contributions en matière de lois électorales et de systèmes de partis contiennent des enseignements toujours valides, d’une importance notable et durable. Naturellement, seul celui qui croit en l’applicabilité des sciences politiques peut se confronter de manière efficace et incisive au débat politique contemporain, clarifier les concepts, juger et critiquer les propositions, suggérer des alternatives. Certes il n’est pas dit qu’une bonne pratique des sciences politiques réussisse toujours à avoir un impact positif sur ce débat. Cependant qui renonce à œuvrer dans ce sens-là perd automatiquement, et à juste titre, toute pertinence. Pire, sa pratique des sciences politiques sera mauvaise, inutile.
Commando Carabinieri Pastrengo, arch. Luigi Secchi, 1936-1937. Hauts-reliefs de Giuseppe Scavini