Moi, Viatcheslav Kuprienko, ancien officier des forces spéciales en Afghanistan (1987-1989) …

 

Cette interview a été réalisée à Kiev par Anna Colin-Lebedev et Cloé Drieu, le 24 février 2015, dans le cadre du projet « Témoignages de guerres dans les aires soviétiques et post-soviétiques. Regards croisés : Afghanistan (1979-1989) / Tchétchénie (1994-2009) ».

Ce projet coordonné par Cloé Drieu et mené conjointement avec Anna Colin-Lebedev et Elisabeth Sieca-Kozlowski, a bénéficié d’un financement « fonds de préfiguration » du LabEx Tepsis (ANR-11-LABX-0067) et d’autres terrains ont été organisés dans ce cadre en Ukraine, en Lituanie, au Kirghizstan et en Moldavie1.

La traduction a été assurée par Camille Calandre et Cloé Drieu, en collaboration avec Anna Colin-Lebedev.

 

Pouvez-vous vous présenter s’il vous plait et nous dire quelques mots de vous-même ? Votre naissance, votre école…

– C’est bizarre comme question… [Rires]

Je m’appelle Viatcheslav Kuprienko, je suis né le 28 février 1964 à Altchevsk dans la région de Lougansk.

– Vos parents étaient ukrainiens ?

– Oui, ils étaient citoyens ukrainiens.

– Et à l’époque, quand vous êtes né ?

– À l’époque c’était l’Union soviétique, bien sûr. [Silence]

– Mais ils viennent tous les deux de l’est de l’Ukraine ?

– Mes parents viennent de Russie… mais si je commence comme ça, je vais remonter à Adam et Ève. Ma mère vient de Russie, de la ville de Kourgan dans la région de l’Oural. Mon père vient de la région de Krasnoïarsk en Sibérie. C’est là qu’il est né, sa famille y avait été déportée ; son grand-père a été réprimé par Staline. En 1932, mon arrière-grand-père a été fusillé et mon grand-père a passé cinq années [à la construction du] canal de la mer Blanche2. Il avait interdiction de se réinstaller en Biélorussie ; il venait lui-même de Biélorussie. Mon grand-père avait donc des racines biélorusses. Il a été forcé de s’installer au diable vauvert, dans la région de Krasnoïarsk. Il s’y est installé en 1936 et mon père est né en 1937. Puis mon père a servi dans l’armée et a rencontré ma mère à Kourgan. Ils sont ensuite partis ensemble en Ukraine. C’était pour eux un moyen de s’échapper. C’était du servage (krepostnoe pravo) mais au sein des kolkhozes. On pouvait seulement s’en sortir par l’armée car on recevait alors un passeport. C’était vraiment du servage. Une fois mon père revenu de l’armée, il est allé travailler à l’usine. À Altchevsk, dans le Donbass, il y avait alors beaucoup d’industriels et du travail. Les gens y allaient. Ils [mes parents] y sont arrivés en 1960 et c’est là que je suis né.

– Selon quel article votre grand-père a-t-il été déporté ? Pour quelle raison ?

– C’était un koulak, c’était la dékoulakisation. Quel genre de koulaks étaient-ils ? Ils étaient sept dans la famille et avaient deux vaches. Comme à chaque fois... Que dire de plus ?

 

– Qu’est-il écrit dans votre passeport ? Quelle est votre nationalité ?

– Dans mon passeport [soviétique], ma nationalité était « russe ». C’était sans doute à la mode d’écrire « russe ». La moitié de mon sang est russe : ma mère est russe à 100 % (chisto russkaia krov’) et mon père… probablement biélorusse et ukrainien. Je suis un mélange de trois sangs slaves différents3. Je m’étais toujours identifié comme Russe. Si j’avais vécu en Russie, je n’aurais peut-être jamais… je ne me serais jamais intéressé à la littérature et à la culture ukrainiennes, même si on nous les enseignait à l’école. On l’apprenait à l’époque. Je vis ici [à Kiev] depuis 1992, depuis que j’ai quitté l’armée. Ça fait déjà 23 ans. Les événements récents4 m’ont permis de comprendre qu’au fond de mon âme (dukh), j’étais ukrainien… À vrai dire, je suis vraiment étonné de pouvoir identifier en dix minutes de conversation si mon interlocuteur est Russe ou Ukrainien. Alors même que cet interlocuteur parlerait parfaitement la langue [russe]. Ma sœur vit en Russie, à Krasnodar, dans le Kouban. Elle est complètement russe. Nous avons pourtant les mêmes origines, mais c’est la fille de sa mère. C’est tellement évident. Et c’est désormais visible dans bien d’autres aspects. Il s’est passé quelque chose de fou, vous savez… On a essuyé les verres de nos lunettes, et tout est devenu net, car nous sommes différents, profondément différents.

– Quand vous en êtes-vous rendu compte ?

– Eh bien, littéralement… j’en remercie le dernier Maïdan [de 2013-2014]. Celui qui a eu lieu il y a dix ans5, j’y suis allé en touriste. J’y suis allé parce que j’écris et je compose, donc, tout m’intéresse. J’aime observer la vie, comme une sorte d’enquêteur. Je me suis demandé : « Mais qu’est-ce qui se passe !? Ce n’est pas possible que dix mille, cinquante mille personnes s’installent là, pour rien ». Je doute de tout et je veux tout comprendre par moi-même. La philosophie est née du doute, comme le dit Socrate. Si seulement nous ne pouvions douter de rien… J’y allais pour observer simplement. Qu’est-ce que c’était ? L’âme ukrainienne qui venait de l’ouest du pays m’était étrangère. En mon for intérieur, je ne pouvais le comprendre. C’était des gens avec beaucoup plus de passion et ils l’ont apportée ici. Pour le second Maïdan [de 2013-2014], c’était devenu tellement évident que je l’ai accepté tout de suite du fond de mon être. Bien que la première fois que je suis allé le 1er décembre [2014], à la première assemblée populaire (veche), j’hallucinais devant cette foule, surtout lorsqu’ils se sont mis à crier : « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! », ça m’était étranger. Ce n’est qu’à partir du troisième ou du cinquième jour que j’ai commencé à réagir à ces appels. À ce moment-là, la présence du grand portrait de [Stepan] Bandera6 m’énervait. C’était encore plus irritant pour la Russie. Terriblement irritant. Il m’a fallu beaucoup de courage pour aller fouiller dans la documentation et comprendre qui était Bandera, sans utiliser les clichés politiques dont on nous avait bourré le crâne à l’époque soviétique, et avec lesquels vit encore aujourd’hui la Russie. Je me rappelle que c’était d’un courage exceptionnel. Il fallait faire des recherches et lire, se réveiller de soi-même. J’ai commencé à lire de la littérature et de l’histoire. L’Histoire de l’Ukraine d’Orest Subtelny7 est remarquable, si vous ne l’avez pas lue, c’est une des meilleurs. Je l’ai lue il y a un an. Je pense que si les partisans de Bandera et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) n’avaient rassemblé que dix, cent ou mille personnes, on aurait pu dire que c’était des bandits. Mais lorsqu’ils en rassemblent 200 000, il faut vraiment se demander pourquoi. Il apparait que près d’un million de personnes, des Soviétiques, ont combattu aux côtés d’Hitler. Je me suis demandé comment c’était possible. Du côté soviétique, 5 millions [d’habitants en Ukraine], de l’autre un million… C’étaient tous des traîtres ? En vérité, ils se battaient contre le régime. Maintenant, je le comprends. L’Holodomor8 en 1932, et puis l’année 1937… c’était tout simplement fou. Si je comprends bien, on est en train de parler de l’Afghanistan, c’est bien ça ?

– Oui, enfin, nous parlons de votre ressenti… Dans votre enfance, vous perceviez tout cela ?

– Non, mais je suis heureux du caractère qui est le mien. J’ai toujours été curieux. Je n’ai jamais compris pourquoi tous ces congrès du Parti nous servaient un bla-bla, alors que la vie quotidienne était totalement différente. Comment était-ce possible ? Impossible de relier tout ça puisque le rideau de fer nous empêchait de comparer notre situation à quoi que ce soit. Impossible de se frayer chemin. Il n’y avait aucune information. J’ai enregistré mes propres vidéos en Afghanistan, en 1988… Je me suis replongé dedans il y a un an, alors qu’elles ont réapparu par hasard, par des intermédiaires. J’étais bouche bée ! J’étais alors un opposant (oppositsioner) au pouvoir, c’en est incroyable. Je faisais partie des troupes d’élite. Je servais dans les forces spéciales (spetsnaz) de la Direction générale du renseignement [GRU]9. Je suis étonné de voir que l’on ne m’a pas renvoyé pour ces propos séditieux. Après, en 1990, j’ai quitté le Parti avec fracas alors que j’étais encore officier dans l’armée. Je l’ai fait consciemment, je portais alors cette indignation en moi. J’avais compris que ça n’allait pas. Je voulais changer les choses, naïvement, à la façon de Don Quichotte. Mais il s’est révélé que ces choses ne pouvaient changer que par des révolutions, par des Maïdan, par le sang malheureusement, car les petites réformes ne mènent à rien. C’est impossible par principe. On ne peut pas trafiquer une Zaporojets10 pour qu’elle se transforme en Porsche. Punaise ! Il faut la détruire, la jeter et en construire une nouvelle. Rien d’autre à faire.

– Revenons-en à vous : comment avez-vous choisi l’instruction militaire ?

– Tout cela c’était de la propagande, de l’héroïsme romantique (romantika). C’est pour la même raison que [les Russes] se précipitent ici !? En Union soviétique, ces choses étaient installées. Aujourd’hui, on se jette dans la bataille, et eux ils chantent « Les Russes veulent-ils la guerre ? », etc. De toute son histoire, l’Union soviétique n’a été attaquée qu’une seule fois, c’était par Hitler. Et encore, c’est parce que ces alliés se sont frittés en se partageant le monde… un vrai panier de crabes. Partout, c’est l’URSS qui initie les guerres, en Finlande, à Khalkhin-Gol [en Mandchourie], en Espagne, des brigades et une « aide internationale ». De fil en aiguille, ça a été le tour de l’Égypte, de la Syrie, de Cuba… Je crois bien qu’au total, l’Union soviétique s’est immiscée dans 29 conflits régionaux. La guerre en Afghanistan a été l’apogée de tout ça. Elle a été la guerre la plus longue, la plus sanglante et la plus massive11. À la veille de l’envoi des troupes, nous avons appris que les Afghans étaient un peuple frère. Avant cela, nous ne savions même pas où c’était. Et tout à coup, il est devenu un frère et il fallait l’aider pour quelque raison. Voilà. Je suis rentré dans une école militaire. Je suis diplômé de la faculté de renseignement de l’École militaire interarmées de Kiev. À la fin de la Huitième classe et au début de la Neuvième [classes de Seconde et Première dans le système français], j’avais encore deux ans à étudier dans l’École… C’était du romantisme héroïque, des films comme Commando en zone d’alerte avec Boris Galkin12. C’est comme ça… Il faut croire que je suis un grand romantique ! Comme moi, beaucoup d’autres se sont faits avoir de la même façon. Mais j’avais pris cette décision en connaissance de cause et contre l’avis de tous. Mes parents y étaient catégoriquement opposés. Mes parents se sont dit : « Soit ! Que ce garçon monte à la capitale, à Kiev, d’une ville insignifiante comme Altchevsk. Il échouera aux examens d’entrée. Puis il intégrera l’Institut des mines et de la métallurgie comme les autres, et tout ira bien ! » J’y suis allé et j’ai réussi les examens d’entrée. Point.

– Pourquoi vos parents étaient-ils contre ?

– Eh bien, ils étaient loin de l’armée. Mon père était métallurgiste et ma mère enseignante. Personne dans la famille n’avait jamais intégré les rangs de l’armée. On s’inquiète toujours de ce que l’on connaît mal. C’est compréhensible. Ça fait toujours peur. Je voulais de l’aventure, je voulais devenir agent de renseignement. J’ai toujours voulu me mettre au défi. Ce sont des qualités purement humaines et masculines qui, jusqu’à un certain âge, sont bonnes. Elles sont… intéressantes. Quoi qu’il en soit, elles font bouger d’une manière ou d’une autre en fonction l’homme et la société. Pour l’aventure… Il faut lire James Fenimore Cooper à 15 ans, il faut lire… Il faut découvrir des mondes nouveaux, voir du pays. Aujourd’hui, ça ne m’intéresse plus de voyager. J’ai d’autres… Si vous me prenez par le bras et que vous m’emmenez aujourd’hui à Paris, c’est bien, merci ! Mais je n’ai pas envie de voir quelque chose en particulier. Je me nourris désormais d’autre chose dans la vie, voilà tout.

– Vous avez donc fini vos études…

– Oui, à l’époque, j’étudiais avec plaisir, très bien, je faisais des efforts. Puis la guerre en Afgha13 a éclaté. J’étudiais à l’époque, j’étais entré à l’École militaire en 1981 ; ça faisait déjà deux ans qu’il y avait la guerre en Afghanistan, même si on n’en savait pas grand-chose. On cachait tout. Comme les « petits hommes verts »14 en Ukraine, c’était les mêmes idioties (fignia) : « Nous ne combattons pas là-bas, nous aidons les écoles, nous construisons des jardins d’enfants » et autres foutaises. Mais j’étudiais alors dans une école militaire et on en savait plus. Les anciens diplômés rentraient et commençaient à raconter des choses. Une année puis deux ont passé. Viennent ensuite 1983 et 1984, les années les plus sanglantes. Je me posais alors une question bien naïve : quand est-ce que cette guerre finira ? Il n’est pas si fort cet Afghanistan ? On a une si grande armée soviétique. Nous aurions dû les écraser en un mois et oublier où c’était. Voilà qu’aujourd’hui c’est la même chose [pour les Russes]. « C’est quoi cette Ukraine ? Il faut les refroidir (zamachit’) et c’est tout. » C’est dans leurs têtes, cette folie des grandeurs, cette bulle de chauvinisme. C’était la même chose dans le passé. Maintenant que l’on est de deux côtés opposés des barricades, c’est devenu tellement visible, c’est dingue. Je comprends maintenant comment l’Occident nous voyait à l’époque. Ils pensaient, avec un sourire moqueur : « Mon Dieu, c’est quoi ce délire ?! C’est quoi ces imbéciles, ces coups de chaussures sur le pupitre, ces gros mots, tout ça ? ».

Je suis d’abord tombé… J’ai été envoyé, après l’École, dans le district militaire du Turkestan [Asie centrale], plus concrètement dans l’unité de formation aux forces spéciales. On formait les combattants spécifiquement pour l’Afgha et notamment pour les forces spéciales (spetsnaz). C’était dans la ville de Tchirtchik, près de Tachkent. Tous ceux qui servaient dans les forces spéciales passaient par Tchirtchik, tout le monde connaissait Tchirtchik. C’était à 20 ou 30 kilomètres de Tachkent. On voyait déjà les montagnes, il y faisait plus ou moins frais, moins chaud qu’à Tachkent, quelques degrés de moins. Le climat et les montagnes étaient les mêmes, ce qui était parfait pour y entraîner les soldats. Les conditions climatiques étaient très proches. Je ne suis pas parti tout de suite en Afgha. Pendant deux ans, j’ai commandé une unité. Puis il y a un eu un roulement... C’était un ordre tacite : envoyer le plus d’officiers possibles, en particulier les éclaireurs, faire passer par l’Afgha les forces spéciales, pour qu’elles aient une expérience de combat.

Je ne faisais pas de demandes écrites pour partir. Mais pas mal de gars en faisaient… O. O., un ami avec qui j’ai servi, nous a tous cassé les pieds à cinq reprises avec ses requêtes. Il est parti. Six mois plus tard, il était tué. Il est devenu Héros de l’Union soviétique. Quand on lui disait au revoir, on était cinq ou six, il avait prononcé cette phrase qui est devenue véritablement sacrée : « Soit je ne reviens pas, soit je rentre en héros ». Il a fait les deux.

Je devais partir en septembre et je suis donc rentré chez moi en août, en permission. Mais j’ai attrapé la jaunisse. Je l’avais attrapée à Tchirtchik ; comme vous le savez, la jaunisse a une période d’incubation de 40 jours. J’en avais déjà vu de toutes les couleurs, je suis arrivé chez moi et je me suis rendu compte qu’il ne me restait que 10 jours avant la fin du congé. Je devais rentrer, mais mes yeux et mon urine – pardon ! – étaient foncés. Je suis allé voir le médecin et je lui ai dit : « J’ai la jaunisse ». On m’a répondu : « Comment ça ?! C’est impossible ! » J’ai répondu : « Si… J’ai été hospitalisé à l’hôpital de Kiev ». C’était long, j’ai bien dû y rester 25 jours… On m’a ensuite envoyé en réhabilitation dans la région de Poltava, au sanatorium du village de Sanjar. Au début je disais : « Non, je dois partir en Afgha ! » Puis j’ai accepté : mon organisme devait avoir le temps de se remettre, je ne pouvais pas repartir encore malade. J’ai donc accepté et je suis parti au sanatorium. J’ai passé 24 jours à Sanjar [dans la région de] Poltava à boire de l’eau thermale, ça m’a fait du bien, j’avais eu raison d’accepter de venir. Quand je suis rentré, la relève avait déjà eu lieu. On était déjà en novembre. Mon ami O. O. était tué le 31 octobre [1987], et je ne suis revenu que le 7 novembre. On me l’avait annoncé, je pensais le remplacer. On m’a un peu fait attendre en me disant : « Quand quelqu’un mourra, tu le remplaceras, avant la fin de l’année ». Le 18 décembre, je suis parti là-bas. En fait, je remplaçais le défunt lieutenant Trofimov de la deuxième compagnie qui se trouvait dans la ville de Ghazni, à 130 km au sud de Kaboul. Voilà comment ça s’est passé. C’est ce qui s’est passé avant l’Afghanistan.

– Que saviez-vous de l’Afghanistan avant de vous y rendre ?

– Ce que j’en savais ? Eh bien, j’étais déjà bien préparé puisqu’on entraînait des soldats pour les envoyer en Afgha. Quand l’un des nôtres se faisait tuer, on le savait tout de suite. Il faut que vous compreniez que les troupes des forces spéciales, c’était un petit monde. Aujourd’hui encore, des camarades de classe servent en Russie et en Biélorussie, des colonels, des généraux. On se trouve toujours un point commun : l’école militaire d’origine, l’Afgha ou l’unité dans laquelle on a servi. C’est pour ça que quand quelqu’un était tué quelque part, on le connaissait tous par son nom et son prénom, même si c’était un simple soldat. Lorsqu’il y avait une opération militaire, une embuscade, lorsqu’un convoi était détruit… On en revenait… On savait comment former des combattants, comment préparer des embuscades, comment passer la nuit dehors, comment… bien nous déplacer en somme, et toutes les subtilités de la profession. C’est ta profession, et moralement aussi, tu es prêt. Surtout si tous les six mois tu y envoies de nouveaux combattants. C’était très émouvant, on amenait en général les combattants de nuit jusqu’à l’aéroport de Tachkent. Il y avait des larmes… les combattants partaient. C’était comme s’arracher un morceau de soi-même… C’était difficile humainement de rester là. Parce qu’ils savaient et qu’ils comprenaient ce qui les attendait et toi, tu restais derrière. Peu importe que tu les aies formés là-bas, peu importe que tu aies été intègre et honnête.

Mais il y a des nuances, comme on dit... C’était 20 ans après l’Afghanistan, il y a cinq ans, je croise un Géorgien, l’un des soldats de mon unité. Je le croise à Almaty, au Kazakhstan. Je le reconnais et je lui dis : « N. T. ? » Il ne me reconnaît pas et hallucine : « Oui ?! ». Je lui dis : « Eh bien, on ne reconnaît pas son commandant ? » Il aperçoit ma médaille et répond : « Commandant, tu étais en Afgha. Je te respecte… » Vous voyez, même vingt ans après, il me dit : « Nous pensions que tu étais resté là-bas [dans l’unité de formation] ». Beaucoup de mes soldats savaient que j’étais parti [en Afghanistan], j’en avais revu quelques-uns depuis. C’est une petite nuance très importante. En tant qu’homme, il m’était impossible de rester à l’arrière, même si j’avais des enfants, etc. Je me suis donc toujours dit tout au long de ma vie : si on t’y envoie, tu dois y aller, tu ne peux pas refuser ; si on ne t’y envoie pas, n’y vas pas de ton propre chef. C’est comme ça que je vois le destin. Mais les gens sont différents les uns des autres, par leur tempérament, par leur style de vie. Il y a les sprinteurs et les coureurs de fond. Ceux qui s’enflamment… Il y a les destructeurs et les créateurs.

– Vous avez également rencontré des soldats d’Asie centrale, des Tadjiks ?

– Oui. Au début, dans les forces spéciales en URSS, il n’y avait que des « frères slaves » qui servaient, et encore, que des athlètes avec, de préférence, une formation supérieure. C’était à nous de choisir la crème de la crème. Les gardes-frontières faisaient leur choix en premier, puis c’était à nous. Je suis moi-même allé plusieurs fois au bureau de recrutement pour faire la sélection, d’abord sur dossier, puis lors d’entretiens et de contact directs. Lorsque l’Afgha a commencé, la boucherie avait déjà commencé… on manquait de nouvelles recrues et on a commencé à prendre des soldats d’Asie centrale et du Caucase. En Afgha, j’avais beaucoup d’Ouzbeks, de Tadjiks, de Turkmènes et de Kazakhs, il y en avait plein. Nos troupes étaient très internationales.

– Quelles relations y avait-il entre les soldats russes et les autres ?

– Les relations entre les soldats étaient tout à fait normales, je n’ai rien à en dire. Mais, encore une fois… j’étais officier. J’étais dans des relations hiérarchiques avec eux. Quoi qu’il en soit, ils nous vouvoyaient15. Tout se passait bien entre nous. Il y avait une bonne subordination dans l’ensemble. La discipline militaire régnait dans notre unité. Ce n’était pas toujours le cas partout. Parfois c’était le bordel et il arrivait que les officiers tabassent les soldats. Ça n’est pratiquement jamais arrivé chez nous. Quant aux soldats entre eux, ils restaient disciplinés et ce bizutage (dedovshchina) effréné, dont parle le monde entier, n’existait presque pas chez nous. Ou disons plutôt qu’il existait, mais pas dans des formes très perverses.

– Quelles formes prenait-il ?

– Eh bien, par exemple, les jeunes recrues faisaient toujours le ménage dans la tente. Ceux qui avaient déjà fait un an de service, ou les futurs « démob » (dembel)16 à qui il ne restait que six mois à servir, c’était inacceptable pour leur rang de le faire… Vous comprenez, c’est comme les castes : ce n’est pas au roi de balayer la cour. Jamais le roi ne balaie la cour, n’est-ce pas ? Je sais qu’en Europe, aujourd’hui, le président d’un pays peut se déplacer tranquillement en tram ou à vélo. Mais chez nous, ça ne fait que commencer. J’étais dans les pays Baltes, en Lettonie il y a six mois, j’y ai donné un concert devant des anciens combattants. J’y ai rencontré G., président de l’association locale des anciens combattants de la guerre en Afghanistan et député au Parlement letton. Un matin, nous nous sommes rendus au mémorial (un mémorial de la guerre d’Afghanistan a été inauguré en Lettonie), et voilà qu’il se baissait pour ramasser, autour du mémorial, les crottes de chien de ses propres mains. C’est un homme ordinaire, normal et vivant. Chez nous c’est différent, surtout en Russie, ils ont tous leur air grand-russe… Donc, oui, dans ce sens, il y avait des castes : les plus jeunes faisaient la vaisselle, amenaient-ramenaient des trucs ici ou là, s’occupaient du poêle pour qu’il chauffe la nuit… il faisait froid.

Mais en réalité la guerre mettait tout le monde sur un pied d’égalité. Quand tu pars en opération, personne ne peut prendre ta charge et tu ne peux pas porter plus que tu en en capable. Tout le monde est pareil. Officier, je porte la même charge. On avait 30 kilos sur le dos, c’était comme ça. Il n’y avait plus de tsar. Comme on dit : « Au sauna, on est tous égaux ». C’est pareil à la guerre… La seule chose impardonnable, c’était la lâcheté. C’était violent. Les soldats avaient beau devenir des « anciens », des « cherpaks »17 puis des « démob » (dembel), s’ils avaient été lâches à un moment ou à un autre, ils devaient balayer et nettoyer jusqu’à la fin, même les « démob ». C’était une punition sévère. Même en tant qu’officier, malgré tes attributs officiels de pouvoir, les règlements, tu ne peux rien faire, parce que cette loi était intouchable, il n’y avait rien à faire. La nuit, tu ne pouvais pas surveiller tout le temps… même si je dormais dans la même tente que ma section, je ne pouvais rien faire, tout était ouvert… c’était une grande tente. Il y avait forcément des choses que tu laissais passer la nuit. Il y avait quelques protestations… mais encore une fois, ça dépend de la personnalité de chacun.

Je m’étonnais toujours quand j’arrivais à un avant-poste, dans les montagnes. L’avant-poste couvre 10 km de route, ils ont des armes, des mortiers et ils doivent couvrir les convois. Ils sont perchés tout là-haut, avec dix ou quinze hommes et un blanc-bec d’officier, un lieutenant. Ils n’ont rien à faire. Ils restent là pendant des jours. Une fois par semaine ou une fois toutes les deux semaines, un hélicoptère leur apporte le courrier et en prend. Impossible de quitter l’avant-poste, tout est miné. Pour qu’on ne puisse pas t’attaquer… Comment les occuper ? Eh bien… Dans notre unité, nous avions des cours, les entraînements sur un terrain, des repas. Mais là-bas ? Rien… Si tu es un commandant avec une faible personnalité, il y aura toujours quelqu’un de plus fort que toi. C’est tout. Tu n’es plus qu’un titre décoré d’insignes réglementaires. Ce sont d’autres qui commandent. C’est sans doute la loi de la jungle. C’est la loi du troupeau. Comme en camp, oui… comme en prison. Seuls les plus forts font la loi. Il y avait des dérives énormes là-bas. Ils faisaient des descentes, revendaient des armes, de la drogue et tout ce que tu veux. Tout ça par oisiveté. Une unité doit avoir une occupation. Ces derniers temps, je vais au front [dans le Donbass], pendant la période de trêve, je dis aux hommes : « Les gars, on bouge, il faut aller libérer tel endroit ». Ils veulent combattre. Mais on est en trêve, et ce sont des hommes de tout âge, la plupart d’âge adulte, il y avait peu de jeunes. Ils ont 30, 40 et 50 ans. Pendant les périodes de trêve, il n’y a plus d’exercices, plus de « garde-à-vous », plus rien. Il n’y a rien à faire. Les hommes tournent en rond. Un corps armé doit toujours être sous tension, il doit toujours être occupé. Sans quoi les soldats commencent à se torcher – excusez-moi – et ainsi de suite. Puis, par stupidité, ils finissent par prendre des armes et se tirer les uns sur les autres. C’est comme ça chez nous : des grenades, des cartouches ou d’autres trucs trainent… Les hommes meurent aussi de cette façon. Personne ne parle de cela, mais c’est vrai, dans n’importe quelle guerre. Beaucoup de soldats meurent de cette façon…

– Avez-vous rencontré des problèmes avec vos hommes en Afghanistan ?

– [Silence] Des problèmes…

– Oui, êtes-vous entré en conflit avec eux à moment ou à un autre ?

– Dans l’ensemble, on peut dire que non. Aujourd’hui encore, vingt-cinq ans après, mes soldats m’appellent et me remercient, c’est tellement agréable… surtout depuis l’apparition d’Internet. Pendant vingt ans, on n’a eu aucun échange, à quelques exceptions près. Avec les officiers… oui. Et soudain, grâce à Internet, on reprend contact. On m’appelle de Dieu sait où pour me dire : « Eh, commandant, tu te souviens de moi ? » Et je réponds : « Oui, bien sûr ». « Merci, commandant, tu étais un peu sévère, mais nous te sommes reconnaissants… ». C’est sincère et c’est précieux. Qui peut bien t’appeler vingt après et te parler de quelque chose ? Eh bien, si… Ils m’ont aussi avoué : « Cet autre commandant… on voulait le passer par les armes… ». Ils me le disent maintenant. J’ignorais tout ça, j’étais scotché de l’apprendre. C’était du sérieux. Je ne l’aimais pas non plus, mais je n’avais pas ça en tête. En même temps j’étais plus mature, j’avais deux ou trois ans de plus [que les soldats]. J’étais allé à l’institut militaire et je comprenais qu’il y avait une hiérarchie et une autorité : c’est immuable, c’est l’armée. Maintenant, tout le monde donne des leçons sur l’art de la guerre à l’état-major sur Facebook. Ils sont là, assis sur leur canapé et savent… Mais que savent-ils ? Ils ne savent rien ! Ils répètent ce que quelqu’un leur a dit. Je refuse de jouer à ce jeu-là, parce que je sais que je ne suis pas compétent dans ce domaine. Je n’ai pas toutes les informations, je ne maîtrise pas la situation. Je ne sais pas combien de personnes sont là-bas, quels camps sont présents, je n’ai pas toutes les données du renseignement ; il faut être sur place et avoir les qualifications nécessaires pour pouvoir commander. La seule chose que je comprends, c’est que, dans mon unité, c’est moi qui commande et que je dois exécuter les ordres de mes supérieurs, et c’est dans le cadre de ces ordres que je dois prendre des initiatives et agir d’une manière ou d’une autre. Impossible de fonctionner autrement dans l’armée. C’est le principe d’unité de commandement, c’est comme ça dans n’importe quelle armée du monde. Si on se met à commander via Facebook, à dicter les manœuvres et les personnes à épargner, ça ne mènera à rien. Ce sont des lois d’airain, inscrites dans l’ADN de l’humanité. Qui en est capable, comment le réaliser… c’est encore une autre question. Je veux dire, quelles sociétés…

– Parlez-nous, s’il-vous-plaît, de la façon dont s’est finie la guerre pour vous.

– J’y étais pendant les dernières années, en 1987-1989, et j’ai assisté à tout ça. Tout s’est déroulé directement sous mes yeux. Quand Gorbatchev a signé les accords de Genève sur le retrait des troupes, les premières unités devaient quitter l’Afghanistan le 15 mai 1988 et les dernières le 15 février 1989. Jusqu’à la fin, on n’y a pas cru. On n’y croyait pas parce que, encore une fois, comme en Russie aujourd’hui, on ne sait jamais si on fait la guerre ou pas ; les faucons de la guerre et les soldats de la paix continuent de se diviser. C’était la même chose à l’époque. Il y avait quelques variantes… Laisser des troupes, mais en plus petit nombre, diviser les effectifs militaires par deux ou trois, en retirant des troupes. Des rumeurs couraient sans cesse, comme celle de la venue de [Édouard] Chevardnadze, l’un de ces faucons, qui était alors ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique. Lui aussi c’était un ancien du KGB, il était Premier secrétaire du KGB géorgien. Ce sont toujours les mêmes types de gars, les mêmes que Poutine et compagnie… On n’y croyait pas. Et puis, le 15 mai, on a assisté sur la chaîne de télévision centrale – on n’avait accès qu’à une seule chaîne à l’époque – au retrait d’Assad-Abad et de Jalalabad, deux sections de notre compagnie dont on connaissait personnellement les soldats. J’avais beaucoup d’amis dans ces sections. Et voilà qu’ils apparaissaient à l’écran, devant mes yeux. Ils sont ensuite arrivés à Tchirtchik où était affectée notre brigade et où ils ont été accueillis en grande pompe... On voit ce cadre familier… je connais bien Tchirtchik. C’est là qu’on s’est mis à y croire, le retrait des troupes avait bien commencé.

Et nous, de Ghazni et de Gardez, devions quitter le pays à la fin du mois de mai. Les autres [devaient se retirer] le 15 mai [1989] et nous, le 27 ou le 28 mai. Nous avions tout préparé, le matériel technique, les cartes, on a préparé les tentes, on avait tout préparé pour passer le relais à l’armée afghane. Tout ça nous avait demandé un volume de travail fou. On avait fait les pleins, mis à jour toutes les cartes, les actions d’ensemble, les coordonnées et les bombardements qui avaient eu lieu à 800 km, excusez-moi, de la frontière avec l’Union soviétique en traversant les montagnes. Le commandant en chef [Boris] Gromov18 est venu superviser la préparation du retrait des troupes. Il avait convoqué le capitaine de notre compagnie à une réunion tard dans la soirée. Il était revenu à 11 heures, il avait convoqué les officiers et il avait expliqué : « Maintenant, direction Kaboul ». Quoi ? Comment ? Vous savez, on était prêts à rentrer, tous les autres étaient déjà rentrés, c’était la fin de la guerre… psychologiquement c’était très difficile. On avait envoyé des lettres pour dire qu’on arrivait, elles étaient déjà parties depuis deux ou trois jours. On n’avait plus de lien, impossible de revenir en arrière, bien entendu on ne recevait plus rien. Mais comment ça, direction Kaboul !? Pas d’info, on passera un ou deux mois là-bas et ce sera plus clair. C’est tout.

On arrive à Kaboul et on va directement à l’aérodrome. Plus tard, j’ai compris que, quand l’état-major général a planifié le retrait des troupes, il avait oublié de laisser des forces spéciales dans la ville de Kaboul. Ils s’en sont rendus compte au dernier moment et y ont envoyé notre unité ainsi que le 4e bataillon de Baraki19. On a donc couvert Kaboul, on travaillait… Ils couvraient le sud de Kaboul et nous le nord, avec deux unités. Un mois, deux mois, trois mois ont passé… on avait ces mois en travers de la gorge ! On est restés là jusqu’à la fin du retrait des troupes, jusqu’au 15 février [1989]. Neuf mois en tout. Notre départ de Kaboul a été assez désagréable. Selon les papiers, on était tous déjà sortis. Nos ravitailleurs devaient s’approvisionner en carburant, en armes, en munitions… Et on leur sort : « Ben alors, major, tu as perdu les tiens ? Votre unité est déjà partie. On ne peut rien te donner ! » Bon, on a su s’arranger pour ça. Ça a dû prendre cinq jours ou une semaine. Mais pendant deux semaines, on n’a eu aucun contact avec nos femmes et nos mamans. On leur avait écrit qu’on était en route, elles nous attendaient… et là pas moyen de leur envoyer une lettre ou un télégramme. Et elles envoyaient des lettres à notre ancienne adresse. Au bureau de poste, on leur disait que cette unité était partie. Les lettres revenaient à l’envoyeur pour cause d’absence de destinataire. Vous imaginez ? Cette femme qui voit ses lettres revenir, « absence de destinataire » et on n’est toujours pas rentré en URSS… pendant un mois et demi. Le vide. Ensuite, on a commencé à protester. Enfin, quelle protestation dans un régime autoritaire… Mais la situation s’était envenimée avec toutes ces lettres, du vrai n’importe quoi. Elles étaient inquiètes et angoissées après un mois et demi de silence radio.

On a quitté Kaboul le 23 janvier 1989, parmi les derniers. Enfin, on n’était pas complètement les deniers à Kaboul. On a traversé le col de Salang et on nous a affecté à un tronçon de route de 20 km, à des barrages routiers pour assurer le retrait des troupes. Toutes les troupes de Kaboul sont passées devant nous. Imaginez, on est restés là du 23 janvier au 13 février, jusqu’à la fin. Chaque jour que Dieu faisait, du matin au soir, le matériel militaire défilait. C’était un spectacle étonnant et on comprenait alors l’ampleur de tout ça. Pendant qu’on faisait la guerre, localement, on voyait son unité, une vingtaine de personnes, une section… et quand tu vois ça. Et encore là, on ne voyait passer que la moitié de ces troupes, car il y avait encore les troupes de Kandahar et de Hérat, et bien d’autres. Il y avait près de 50 000 personnes. Tous les jours, du matériel, des tanks, des véhicules de combat d’infanterie, des véhicules blindés, des voitures, et des hélicoptères qui survolaient tout ça pour assurer la sécurité… C’est là qu’on se dit : « Oh, la vache ! » En presque dix ans de guerre, combien on a accumulé, combien on a utilisé. Un an plus tôt, comme je vous le disais, je commençais déjà à douter… J’étais déjà un opposant, comme on dit aujourd’hui – même si je ne connaissais pas ce terme à l’époque… Voilà que je regardais ces colonnes militaires passer devant moi. Je me disais que, si j’avais été un Afghan, un habitant d’Afghanistan, je nous aurais vus comme des étrangers… Qu’est qu’on en a à foutre du marxisme au Moyen Âge ?! Je vous lirai après un poème que j’ai écrit là-dessus « Au feu du marxisme, on a brûlé la charia ». On était vraiment des imbéciles, punaise ! Je ne sais pas, des vrais cocos, pour vouloir implanter le marxisme dans un pays musulman. C’est, comme on dit en Ukraine, faire rentrer des ronds dans des carrés. Je m’étais dit – je m’en rappelle très bien – que, si ces tanks étrangers étaient entrés dans mon Ukraine natale, je serais allé me battre contre eux…

J’étais victime de la propagande, j’étais un élément de la propagande et j’étais persuadé que seuls les pays de l’OTAN et les Américains étaient capables d’invasion [de notre terre]. Qui d’autre pourrait envahir l’Ukraine ? Et aujourd’hui, les mêmes tanks, les mêmes véhicules militaires et les mêmes soldats sont en Ukraine. Les mêmes ! Ainsi que leurs enfants, parce que les anciens d’Afgha (afgantsy) se battent activement de l’autre côté du front. Cette saloperie qui est à la tête de l’Union russe des anciens combattants de la guerre d’Afghanistan, Klintzevich20 de son nom, était propagandiste en Afgha. Ou, comme on les appelait, les « propanculeurs » (propagandon), oui. Un mot d’argot pour les qualifier tous. Avant l’annexion de la Crimée, à la fin du mois de février, il est allé à Yalta avec 150 combattants, il a encadré ces « titouchki »21 ceux avec leurs battes de baseball, n’étaient pas armés… ces infiltrés ont fait de l’intimidation et agité leurs battes. On voit ça maintenant partout sur Internet. Ils ont joué un rôle clé, ces infiltrés, ces « milices », entre guillemets. Et lui [Klintzevich] aujourd’hui, il écrit et parle d’une soi-disant « fraternité des combattants ». Quelle « fraternité des combattants » bon sang !? C’est une affirmation fallacieuse. Évidemment, on a… quand a commencé… je reviens au Maïdan. À l’époque, je me rendais souvent en Russie, je me produisais sur les meilleures scènes, comme le stade Loujniki, devant 10 000 personnes, aux côtés de chanteurs comme [Lossif] Kobzon et [Alexander] Rosenbaum. Mes amis m’invitaient partout. J’ai même enregistré une émission pour la chaîne « La Mineur » au studio de télévision Ostankino, à Moscou… J’ai tout fait… Aujourd’hui, je comprends qu’avec mes chansons, j’ai travaillé contre l’Ukraine. J’ai participé à attiser leur esprit militaire, vous voyez. Toute cette foutue propagande d’opérette, j’y ai participé sans m’en rendre compte. Je le comprends maintenant. [Silence]

Au début du mouvement de Maïdan, on a commencé à m’écrire : « V., comment ça se passe ?! Les [nationalistes] bandéristes22 ont envahi votre Maïdan ! On tue les russophones chez vous, etc. ». Je répondais : « En quelle langue je parle avec toi !? » Je suis monté sur la grande scène de Maïdan pour la première fois le 6 décembre [2013]. C’était le tout début. C’était terrible. Je savais que j’allais être filmé… ça allait se savoir dans tous les cas. Je comprenais que, c’était une chose de se trouver sur Maïdan, et une autre de monter sur scène. J’ai chanté… j’ai chanté mes chansons en russe – je ne chante qu’en russe. Eh bien… ça n’a posé problème à personne. Le 15 février, le jour commémoratif du retrait des troupes d’Afghanistan, on m’a laissé chanter pendant une demi-heure sur la scène de Maïdan. C’était le 15 février 2014, cinq jours avant tous ces événements sanglants. Ça n’a rien changé [pour mes interlocuteurs russes] : « Vous êtes des bandéristes, des fascistes ! » Petit à petit, on s’endurcit… et j’ai fini par n’en avoir plus rien à faire. J’ai effacé du monde de mes listes d’amis… c’était complètement inutile, les gens se mettent des œillères. Je vais vous donner un exemple simple : vous êtes chez vous quand soudain un criminel entre dans votre maison et, excusez-moi, se met à violer votre femme, il vous plaque contre le mur et essaie de vous tuer. Eh bien quoi, avez-vous vraiment besoin de savoir de quelle nationalité il est ? Qu’il soit russe, tchétchène ou bien français, j’en n’ai rien à faire, c’est un criminel.

Je vais vous expliquer en deux mots la différence entre la civilisation russe et la civilisation occidentale. Je vous le dis ? Les Russes divisent le monde entre « les leurs » et « les étrangers », alors que les Occidentaux le divisent entre « le juste » et « l’injuste ». Imaginez qu’un soldat français – vous avez entendu parler de [Valery] Permiakov en Arménie23 ? – tue six personnes. Eh bien la Russie refuse de l’extrader et en fait même un héros national. Ce serait possible dans votre société ? Bien sûr que non, c’est un criminel ! Quelle différence peut bien faire sa nationalité ? Il a tué des gens, des enfants, une famille entière. C’est de la folie… mais c’est l’un des leurs, vous comprenez… et on ne balance pas les siens. C’est horrible ! C’est là que se fait la démarcation si l’on doit l’expliquer en un mot. Quand ils commenceront à diviser le monde entre criminels et non-criminels, entre bien et mal… Pourquoi parler d’État de droit chez vous ? Parce que le droit y existe. Vous avez la primauté du droit chez vous. Je sais bien que la corruption existe partout, que les juges sont corrompus et ainsi de suite. Mais la structure du pouvoir est construite de telle façon que ce pouvoir est contrôlé de tous les côtés… qu’il n’a d’autre choix que de se conformer.

Vous voulez parler de quoi d’autre ?

– Revenons-en à vos amis, à vos connaissances qui se sont eux aussi battus en Afghanistan et qui sont aujourd’hui de l’autre côté de la ligne de front : avez-vous encore des contacts avec eux ?

– Le 15 février [2015], il y a trois jours, j’ai reçu des appels des afgantsy venant de ma ville natale, Altchevsk. J’ai déjà fait des concerts là-bas, on me connaît bien. « Bonjour Viatcheslav ! Bonne Journée du retrait des troupes d’Afghanistan ! On est là réunis, on célèbre notre fête ». « Merci, les gars », je dis. « Salut à tout le monde. Quand la ville sera libérée – puisque ma ville est occupée –, je viendrai y faire un concert », leur ai-je assuré. « Oui, oui », ont-ils répondu. Et après une pause : « Comment ça libérée ? Libérée de qui ? » « Eh bien, des “Ruscistes” (russisty)24 ! De qui d’autre ?! » j’ai dit. « De quoi parles-tu ?! On est chez nous en Novorussie25 (Novorossia) ! ». Et voilà. Je réponds : « Prenez une carte et dites-moi où elle se trouve cette Novorussie ?! Vous n’aviez jamais entendu ce mot avant que Poutine ne le prononce il y a six mois. Tu n’avais jamais entendu ce mot de toute ta vie. Tu n’as jamais lu de livre d’histoire ou de géographie où ce mot était inscrit… Novorussie… Non, jamais ! » Cette folie est incroyable, inimaginable, ce cas de propagande rentrera dans l’histoire comme une opération de propagande complètement folle, énorme. Je ne comprends pas, c’est trop. Prenez l’Allemagne, pendant deux ou trois décennies après 1945, elle digérait encore toute cette histoire, elle recrachait les restes de ce nazisme, elle mettait en œuvres de grosses politiques de lustration, elle a rejeté tout ça. Jusqu’à aujourd’hui, les Allemands dédommagent les juifs pour l’Holocauste et tout le reste. Ils ont pu se repentir. Ils ont pu demander pardon. Ils ont pu faire pénitence. Le Russe est par principe incapable de faire pénitence. C’est terrible. En Russie, on érige de nouveau des monuments à Staline. On veut à nouveau baptiser Volgograd en Stalingrad, c’est une horreur. Je leur dis toujours : « Je suis ami avec les Russes. Je veux juste de toi que tu t’excuses pour l’Ukraine et on continuera le dialogue ». Sans cela, de quoi pouvons-nous parler ? C’est inutile. J’ai aussi une amie russe… je me suis produit près d’Odessa il y a trois jours. Elle a vendu son appartement à Saint-Pétersbourg pour venir s’installer ici. Elle s’est acheté une maison près d’Odessa. Elle veut s’engager dans les milices populaires, elle est infirmière et elle veut aider nos soldats ukrainiens. Quand on a commencé à… On s’écrit environ trois fois par mois, on n’est pas si proches. Elle m’a dit tout de suite : « J’ai honte, je suis désolée, ce qui se passe chez nous est horrible ». Il y a aussi des gens qui ne se laissent pas avoir par cette propagande télévisuelle. Faites attention à l’heure, je dois partir à neuf heures moins le quart !

– Il est huit heures moins cinq, nous avons encore du temps. Au sujet de votre retour d’Afghanistan encore, qui vous attendait et qui s’en faisait pour vous ?

– Ma femme, mes deux enfants, papa et maman.

– Quand vos enfants sont-ils nés ?

– En 1985 et 1986.

 

– Où étiez-vous quand ils sont nés ?

– Ma première fille est née quand j’étais encore à l’École militaire ici. J’allais être diplômé… une semaine avant que je sois promu au rang de lieutenant, ma première est née. Ma deuxième fille est née en Ouzbékistan, en 1986. En décembre. Quand je suis parti en Afghanistan, mon aînée avait deux ans et demi et ma cadette n’avait même pas un an.

– Avez-vous eu des permissions ?

– J’en ai eu une en 1988. Jusqu’au mois de septembre, on attendait le retrait. Mais il n’a pas eu lieu, et puis on a commencé à nous donner des permissions. C’est là qu’on a compris qu’on allait rester jusqu’à la fin. Et donc je suis parti en septembre en permission, jusqu’au mois de novembre 1988. J’ai été en congés pendant presque 45 jours. Habituellement, on donnait 30 jours de congés, mais en Afgha, c’était 45, et même 50 avec le trajet aller-retour.

Le retrait des troupes en lui-même était… J’ai eu la chance d’être dans le dernier véhicule de transport avec Gromov, dans le tout dernier. Je suis entré dans l’histoire sur tous les écrans ! Ma femme raconte que le 15 février, quand on nous montre à la télé, Dashka, mon aînée, était debout devant l’écran quand soudain : « Papa ! ». Elle m’a montré du doigt. Sérieusement, comment a-t-elle pu me reconnaître à la télé, au milieu de toutes ces images ? Ma femme était soulagée… C’est bon, on était en route. Le 13 février, on partait de Salang. On est allés jusqu’à Mazâr-e Charîf où on a passé la nuit du 13 au 14 février. Pour la dernière nuit, on était déjà à Pol-e Khomri. C’était l[e fleuve] Amou-Daria, c’est la dernière ville d’Afghanistan avant la frontière. On y a donc passé la nuit, et à onze heures le lendemain matin on a commencé le retrait. On nous avait tous donné de nouveaux cabans… Les nôtres étaient tous dans un état épouvantable et il fallait avoir l’air propre sur les images. Dieu merci, c’était l’hiver, on portait un caban et nos pantalons n’étaient pas visibles. On nous avait dit de porter nos médailles et décorations pour les photos, puis des drapeaux. On se tenait debout d’un côté du pont. On attendait. [Silence]. On nous a donné l’ordre d’avancer. Une première colonne a traversé le pont… puis le dernier véhicule a traversé à son tour. Il se trouvait à 100 mètres de la fin du parcours. Il s’est arrêté. Gromov a sauté du véhicule. Il s’est avancé. On a vu cette séquence partout. Il était à une vingtaine de mètres du véhicule. Le seul correspondant présent, Mikhaïl Lechtchinski, l’a accueilli, caméra en main. Il y avait aussi son fils Maxime, qui vit aujourd’hui à Kiev. Le fils de Gromov. Ils ont fait mine de se retrouver après un siècle de séparation, alors qu’ils s’étaient en fait retrouvés le 14 février à Termez [en Ouzbékistan]. Je le sais de source sûre… C’est comme ça, c’est une façon de faire assez courante pour… Mais dans l’ensemble, c’était plutôt honnête. Il a dit qu’il ne restait plus personne derrière lui. C’était la vérité, même si les garde-frontières étaient scandalisés, parce que, eux restaient. Mais c’était une question d’ordre technique, en règle générale, il n’y avait aucun mensonge dans ses propos. L’événement et la procédure de retrait des troupes s’étaient déroulés dans la plus grande tradition soviétique.

Tout le processus avait été horrible, tout simplement affreux. Encore une fois, voilà à quel point l’Ukraine n’est pas la Russie. On s’était battu pendant dix ans. Le monde entier attendait. Il y a eu des sanctions, notamment avec le boycott des Jeux olympiques [de 1984]. Et là, pendant le retrait des troupes, ce n’est pas que Gorbatchev aurait dû atterrir là-bas… Aucune de ces enflures du Comité central n’est venue… Même le ministre de la Défense n’est pas venu ! Personne ! Enfin, il y avait un quelconque membre inconnu du Comité central du Parti communiste d’Ouzbékistan… On lui a donné la tribune et il a fait un discours en ouzbek ! Personne ne comprenait rien. C’était n’importe quoi. Punaise ! Gromov a parlé de la guerre, rapidement, à la militaire, et puis quelqu’un d’autre.

La seule intervention digne de ce nom, qui nous a donné la chair de poule, c’était la maman de notre porte-drapeau, Liocha Sergachiov, dont j’étais l’assistant. Elle était venue depuis la Transcarpatie, en Ukraine. Elle était institutrice, le père de Liocha, vétéran, avait fait la guerre la Deuxième Guerre mondiale. Et Liocha, celui qui tenait le drapeau, était conscrit. Il avait d’abord été envoyé en Afghanistan en janvier 1980, parmi les premiers. Il y avait servi pendant presque deux ans, puis il avait démissionné et s’était fait démobiliser. Il avait ensuite intégré le même institut militaire que moi, à Kiev. Il avait été diplômé… pour repartir pour un second tour en Afghanistan et il avait été rapatrié en dernier. On pourrait faire un reportage sur lui, sur le destin d’un homme… Voilà que sa mère était venue le voir et avait fait un discours bouleversant… Je me rappelle qu’elle m’avait donné la chair de poule. Après ça, tout s’est passé très rapidement. On est restés assis dans les véhicules de transport pendant 15 minutes, sa mère est arrivée en courant, elle avait apporté des petits pains. Avec le drapeau dans les mains, il ne pouvait pas… il cherchait un endroit où poser le drapeau. Je l’ai aidé et sa mère s’est mise à le couvrir de caresses et de baisers. On s’est rassis dans les véhicules de transport et on est repartis.

Le seul moment vraiment agréable et positif de ce retrait, c’est quand les soldats originaires d’Ouzbékistan, les anciens combattants qui y avaient servi, membres du Komsomol, ont fait quelque chose de bien... Ils sont venus voir chacun d’entre nous pour prendre nos adresses et envoyer des télégrammes. On ne pouvait pas le faire nous-mêmes. On est retourné dans la garnison, les troupes ont été dispersées et ils ont pris nos adresses. J’ai aussi dicté mon adresse et mes parents ont reçu un télégramme pour dire à ma mère que j’étais rentré en Union soviétique. C’est tout. J’ai écrit une nouvelle ensuite : Maman, je suis rentré. C’est tout, quatre mots. Le plus important était dit. C’était génial, parce qu’ils ont vraiment envoyé ces télégrammes et qu’ils sont bien arrivés. Notre unité ainsi qu’une deuxième unité de forces spéciales ont été envoyés dans un centre d’entraînement à 80 km de Termez, dans les montagnes. On y est restés pendant encore deux mois. À nouveau, on a reçu des munitions et on nous a dit : « On s’attend à des embuscades de ce côté-là ». Des hélicoptères ont été envoyés pour survoler l’endroit en question. Pour nous c’était tout simplement… la fin ! Vous savez, on avait enterré la hache de guerre… et c’était reparti ! C’était tout simplement… Dieu merci, rien de tel ne s’est produit, mais sur le papier certains ont combattu non pas jusqu’en février mais jusqu’en avril, le 5 ou au 6 avril, je crois. Après quoi notre unité a quitté l’Asie centrale pour être envoyé au-delà du cercle polaire, dans la région de Mourmansk ! [Rires]

– Vous n’avez pas eu de permission entretemps ?

– Rien ! Les soldats ont été démobilisés, mais les officiers ont été affectés à des convois militaires, bordel, quelque part au-delà du cercle polaire ! Je me suis dit… Ces convois militaires, vous n’imaginez pas à quel point… c’est tout simplement… c’est un vrai merdier si vous me passez l’expression. Voilà ce que c’est. Mais je n’y suis pas allé. Ma femme et mes enfants étaient à Tchirtchik [Ouzbékistan]. On nous a dit : « Ceux qui veulent rester au sein du district militaire du Turkestan, faites la demande et vous pourrez rester ». Le district militaire du Turkestan, ça n’a jamais été un endroit attirant. Il n’y avait pas beaucoup de gens qui voulaient y rester. Tout le monde voulait aller dans le district de Kiev, de Moscou, de Biélorussie, ou n’importe quel autre district plus près, surtout après l’Afgha… Ou dans des unités occidentales, en Tchécoslovaquie ou en Allemagne, pour ce qu’il y a de meilleur. Rester au Turkestan, ça ne trouvait pas preneur. Je me suis dit : « Non, partir dans le nord, surtout après l’Afgha, c’est trop ! » J’ai fait ma demande et je suis resté.

Le lendemain, je retournais dans ma ville bien-aimée de Tchirtchik. Je suis directement rentré à la maison. J’avais tout là-bas, un appartement, pendant six mois, j’ai pu reprendre mes esprits. Plus tard, j’ai écrit aux autres qui m’ont raconté que ç’avait été un véritable cauchemar. Ils avaient mis un mois à arriver, le train s’arrêtait à toutes les gares sur le chemin et, une fois arrivés, il n’y avait rien, aucun aménagement… Une ancienne unité des forces des fusées stratégiques avait été démobilisée, réduite, et on les avait balancés là-bas. Le village le plus proche se trouvait à 8 km, il s’agissait du village de Poushnoïé, un sovkhoze d’élevage. En plein milieu de la forêt. Les enfants allaient à l’école en véhicules militaires. Les joies de la vie militaire, à nouveau… Et imaginez, arriver depuis un pays chaud direct au-delà du cercle polaire ?! La moitié de l’année il fait nuit, l’autre moitié jour !

Voilà. Après l’Afgha, je suis rentré. Ensuite on a eu des congés. Je suis parti en permission… je suis parti en vacances en mai-juin [1989], presque tout de suite après mon retour. Comme tout le monde à l’époque, je suis allé dans les pays baltes, à Kaliningrad ou à Klaipeda, [c’est comme aller] en Europe. [Rires] Juste à la journée. Dans la région de Kaliningrad, ce que Allemands avaient construit était resté en place. On y trouve encore aujourd’hui ces pavés, ces maisons en briques rouges et ces moulins qui fonctionnent encore. Les Allemands ont tout laissé derrière eux. Et les Soviétiques avaient investi les lieux… Après mes vacances, je suis retourné dans l’unité d’entraînement dans mon bon Tchirtchik. Et c’était le choc. Il fallait à nouveau s’occuper de choses… faire repeindre les bordures de trottoir à mes hommes, leur apprendre à enrouler les chaussettes russes (portianki). Il y avait un tel décalage entre ce qu’était la guerre, et ce qu’on devait faire ici dans la garnison… des conneries. Cependant, chez nous, dans les forces spéciales, on continuait en général à former les soldats au combat. Mais dans d’autres unités, c’était le marasme et un vrai bordel. Bref, j’ai eu un déclic à ce moment-là. J’ai sérieusement pensé qu’il fallait que je démissionne. J’avais perdu tout intérêt.

Dans la vie, le mot « intérêt » est un véritable moteur. Je ne m’étais jamais rendu compte… c’est un mot léger. On s’intéresse à une femme… Mais en fait, c’est un mot incroyable. Si je ne m’intéresse à rien, je ne fais rien. Mais je m’intéresse à beaucoup de choses. J’essaie avidement de m’en imprégner, j’essaie littéralement de dévorer tout… J’ai compris que la vie suivait son cours et que je devais agir. Mais l’armée ne m’intéressait plus. J’avais déjà accompli ce que je voulais, j’avais grimpé mon « Everest » et je n’avais pas envie de collectionner les épaulettes. C’est sans doute lié à ma personnalité, ça ne m’intéresse pas de commander les gens. Ça n’a jamais été mon truc. Quand je vois les autres monter en grade en marchant sur le dos des autres, juste pour pouvoir commander, ça ne me donne pas envie. Ça ne m’a jamais intéressé, je n’ai jamais éprouvé de plaisir à soumettre quelqu’un d’autre à mon autorité. C’est tout. Je n’ai jamais profité de ma position hiérarchique pour… d’autant plus là-bas… pour blesser physiquement un soldat. C’était pourtant quelque chose de… tout à fait ordinaire là-bas.

De toute ma vie, j’ai frappé deux fois un soldat, en sept ans de service en tant qu’officier, mais c’était des situations où… c’était justifié, c’était des situations extraordinaires, quand il fallait secouer la personne, la ramener à la raison. La première fois était au cours d’une sortie, pendant la guerre. Un soldat… il était envoyé là en punition, il était chauffeur, je ne sais plus qui il conduisait… je n’avais pas vérifié tout ça avant de partir… On n’était pas loin, mais on avait quand même 15 km à parcourir. On avance. Je suis en tête et je me rends soudain compte que le reste du groupe s’est arrêté. Qu’est-ce que ça veut dire ? On s’arrête cinq minutes et on repart. On me transmet à nouveau quelque chose par radio. Je m’arrête : « Qu’est-ce qui se passe ? » Un soldat ne veut pas avancer, il refuse d’avancer. Je lui demande : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Un morveux, vous savez… « Désolé, je ne peux pas, c’est tout », répond-il. Je lui prends son sac à dos et son arme, il marche sans chargement. On continue sur un kilomètre, puis on s’arrête à nouveau. On était alors juste derrière l’ennemi, c’était une opération militaire, vous comprenez, je n’avais pas le temps pour ces gamineries… Je m’approche de lui et, devant tout le monde, je lui dis : « Si tu t’arrêtes encore une fois, je te tue. Compris ? » « Compris… », répond-il. On reprend. On s’arrête à nouveau… Il marchait sans chargement. Je m’arrête. Je me suis approché de lui. Je l’ai frappé. Il est tombé. Un léger knock-down. On l’a remis sur pied et dépoussiéré. Je lui dis : « La prochaine fois que tu t’arrêtes, je te tire dessus ». On a continué. On marche encore pendant une heure puis je m’arrête : il faut faire une pause. Juste faire une pause prévue dans le planning. Je m’approche du soldat et le regarde : il porte son sac à dos, sa mitraillette et il marche tout seul. Vous comprenez la situation ? Les capacités physiques d’un homme sont illimitées. C’est-à-dire qu’un homme qui n’a apparemment pas été formé a quand même… son caractère. Il n’y a rien sans caractère. Je l’ai ramené à la raison. Je ne lui aurais évidemment jamais tiré dessus, mais j’ai joué mon va-tout… La situation ne justifiait pas de lui tirer dessus d’ailleurs. Pendant tout l’Afgha, personne n’a jamais été fusillé pour avoir refusé d’exécuter un ordre. Il n’y avait pas de tension, il n’y avait pas de pôles magnétiques au sein de nos troupes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il paraît que les exécutions faisaient partie du quotidien. Mais le taux de désertion était massif, des millions de personnes sont passées dans l’autre camp, je comprends mieux l’apparition des troupes anti-désertion…

L’autre cas, c’était à Tchirtchik. Oui, c’était avant l’Afgha. À l’époque, je menais des tirs de nuits et je faisais déjeuner l’unité de nuit, à minuit, les soldats recevaient chacun un morceau de beurre à manger, vous savez… Deux soldats sont sortis en courant devant moi et je me rends compte qu’ils ont volé le beurre de toute l’unité. Je leur cours après et les reconnais. Je les ai vus rapidement, c’étaient des anciens. Je les attrape dans les montagnes et j’en frappe un. Je les ramène ensuite devant tout le monde, devant toute l’unité… Une partie du beurre leur avait échappé des mains, mais ils ont rapporté l’essentiel. J’ai enlevé la marinière (telniashka) à l’un des soldats. C’était un affront immense. Ils venaient d’une autre unité, je n’aurais pas pu les suivre. Je leur ai dit : « Si jamais je vous revois en marinière, Dieu sait ce que je ferai… Essaie de plus jamais me croiser ». C’était un « démob » (dembel’), il avait encore six mois de service. Il n’avait pas le droit de transgresser l’uniforme, il se serait fait tabasser sans marinière… il était obligé de la porter. Il me fuyait donc comme la peste. Voilà quelques cas. Il s’agit de simples coups de sang, et dans ce cas-là, inutile d’essayer de discuter…

Pensez-vous que l’on puisse discuter avec la Russie aujourd’hui ? Elle ne comprend que le langage de la force. On lui impose des sanctions ici et là, mais ça ne change rien. Ça la démange. Il faut battre l’ennemi. Alors il demandera : Quoi ? Comment ? Pourquoi moi ? Comme dans cette histoire drôle, vous la connaissez ? Deux hommes discutent : « Allons casser la gueule de ce mec. » « D’accord, allons-y ! » « Attends, il est en costaud, et si c’est lui qui nous cassait la gueule ? » « Mais pourquoi à nous ? ». Vous voyez où je veux en venir…

Quoi d’autre ?

– Vous parliez de votre perte d’intérêt…

– Ah oui, l’intérêt, c’est un truc fou, en effet. C’était en 1990 déjà. C’est arrivé un an après l’Afgha. J’ai décidé de quitter le Parti. Je pensais honnêtement… les officiers, on parle… cette hiérarchie, ces commissaires politiques… Vous n’êtes peut-être pas familières de cet environnement. Ces fainéants qui passent leurs journées à ne rien faire, littéralement à ne rien faire… On peut manquer les cours d’entraînement au tir et la tactique militaire, mais impossible de faire l’impasse sur l’« instruction politique » (politzaniatie) de deux heures, aucune échappatoire. Les mardis et les vendredis, c’était un véritable lavage de cerveau. J’ai dit aux autres officiers : « Les gars, quittons le Parti, avec toute l’unité, et nous montrerons qu’avec notre formation militaire nous remplirons les ordres, pas moins bien, et même mieux, mais sans le Parti. » Aujourd’hui, je comprends que j’essayais naïvement de me battre contre des moulins à vent, c’était du grand Don Quichotte.

Quoi qu’il en soit, j’ai pris une feuille et un stylo et j’ai rédigé une requête adressée à l’organisation du Parti de la part du communiste Viatcheslav Kuprienko de la Première section. Je demandais d’organiser une réunion du Parti avec l’ordre du jour suivant : « Le PCUS comme force de ralentissement dans le développement de la société soviétique » [Rires]. Je suis allé voir le commandant, le commissaire politique, et j’ai posé cette feuille sous son nez. On me respectait, j’avais fait l’Afgha. J’étais un gars, un héros. Je commandais une unité. Il l’a lue, il a remonté ses lunettes… Il m’a regardé et m’a dit : « Excuse-moi… T’es baisé ou quoi !? Tu fais quoi là ?! » Je réponds : « Attends, camarade commandant, dans les statuts du Parti, il est écrit que chaque communiste a le droit d’exprimer son opinion et de la défendre jusqu’à ce que l’organisation prenne une décision. J’ai donc le droit, non ? » « Oui, d’accord, mais tu comprends bien que… » C’est une phrase typiquement communiste et soviétique ça : « Mais tu comprends bien que… ». Tout le monde comprend, mais impossible d’aller contre le système. Je lui ai répondu : « Non, je vais préparer un rapport et le présenter. On va organiser une réunion du Parti au sein de l’unité ».

On a essayé de m’en dissuader, mais la réunion a eu lieu. Tout le monde est venu à cette réunion du Parti. On était dix-huit personnes. J’avais vraiment préparé un rapport, c’était court, ça a duré vingt minutes. Ma thèse principale concernait la Finlande. J’ai expliqué : « Prenez la Finlande : voici une république qui, grâce à Dieu, n’est pas devenue soviétique. Elle était pourtant censée devenir la seizième république soviétique de l’Union, une fois que Lénine a signé le traité de Brest-Litovsk, accordant l’indépendance à la Finlande et aux Pays baltes. Il a donné l’indépendance à tous et l’a repris aux Baltes en 1940, mais n’a pas réussi avec les Finlandais. Maintenant, comparez, regardez comment ils vivent, et regardez comment nous vivons ! Ce sont deux mondes totalement différents, tout simplement parce qu’ils n’ont pas… » J’ai dit : « Je ne veux rien… je n’ai rien contre le Parti, je n’ai aucune intention de changer le Parti. » Je ne voulais rien changer. Mais je ne pouvais pas comprendre à l’époque... Les idées sur une société démocratique, non, je ne savais rien de tout ça. Ce que je voulais dire, c’était : « Quittons le Parti et montrons à toute l’Union soviétique qu’existe la première unité des forces armées de l’URSS hors-Parti. Prouvons-leur que nous tirons mieux, que nous courons mieux, ou du moins, que nous pouvons nous en sortir sans Parti, nous n’en avons pas besoin ! » Tous les participants de la réunion ont alors répondu : « Oui, oui, bien sûr… » Mais une fois l’heure du vote venue, plus personne… Tel officier venait d’être promu, tel autre voulait rentrer à l’Académie…

J’ai alors quitté le Parti. J’ai posé ma carte du Parti sur la table. Et le commandant de ma compagnie a lui aussi quitté le Parti, un homme qui a toute ma reconnaissance, Z. I. Son père était géorgien et sa maman était russe. Il avait aussi un frère jumeau. Tous deux sont entrés dans un Institut militaire de forces aéroportées. J’étais avec lui avant l’Afgha et un jour, il m’a dit la phrase suivante, que j’ai déjà mentionnée : « Si on t’envoie, vas-y ; si on ne t’envoie pas, n’y vas pas ». Cette phrase m’est restée. Je suis rentré d’Afgha et je l’ai retrouvé. Et voilà que cette personne quittait aussi le Parti. Lui, un chef d’unité… on lui a immédiatement trouvé une excuse… un imprévu était arrivé, on l’avait envoyé dans une nouvelle unité à un poste moins élevé à Tchirtchik. Personnellement, je me trouvais au poste de commandement le plus bas de l’unité, on ne pouvait rien me faire, on ne pouvait pas me virer. Dans l’ensemble, ça tombait bien. Mais il devait ensuite y avoir une réunion du Parti au sein de l’unité. J’ai dit : « Laissez-moi y aller et débattre ». C’est alors qu’un de ces commissaires politiques, un lieutenant-colonel, m’a répondu : « Non, tu n’es plus un communiste, on ne t’admet plus aux réunions du Parti. Pas la peine de faire des embrouilles ». Trois mois plus tard, pendant l’été 1990, un an avant la dislocation de l’Union soviétique, je croise ce commissaire politique qui m’aborde ainsi : « Viatcheslav, m’a-t-il dit tout doucement, je n’ai encore rien transmis à qui que ce soit, attends, je te rends ta carte du Parti et tout ira bien, tu comprends, ni vu ni connu… » À quoi bon cet incident pour lui ? Un officier qui quitte le Parti… Vous imaginez ?! Qui s’exprime dans une réunion du Parti… Je lui ai répondu : « Vous me prenez pour qui ? Vous croyez que je ne suis pas un homme ? Je n’ai qu’une parole ! » Bref, je l’ai envoyé se faire voir, au moins trois fois…

De toute façon, la main du Parti m’a rattrapé. En 1991, un an plus tard, j’ai voulu rentrer à l’Institut militaire des langues étrangères de Moscou. Je me suis dit qu’après tout, j’avais bien étudié le chinois à l’institut militaire... J’ai un diplôme de traducteur, j’ai pu travailler avec le chinois par la suite. Je me suis dit que je pourrais apprendre l’anglais, puis suivre des cours par correspondance pendant quatre ans. Je n’aurais dû me rendre que deux fois par an aux examens. Je pourrais me reposer de l’armée, jusqu’à ce que j’atteigne les vingt ans d’ancienneté et que je puisse quitter l’armée avec une retraite. Je vais apprendre une langue puis je démissionne, point barre ! Voilà en gros le plan que je m’étais fait. Mais dès le début, les ennuis ont commencé. C’est le commissaire politique qui s’y est mis en premier : « Tu devrais demander une recommandation du Parti… » J’ai répondu : « Je n’ai pas besoin de recommandation... » « Pourquoi est-ce écrit que tu as quitté le Parti ? Explique pourquoi… » Mais le plus intéressant c’était à Moscou. On m’a quand même laissé y aller parce que le commandant de mon unité me respectait. Pendant les deux ans qui ont suivi l’Afgha, ma section avait été exemplaire. Pour ça, en temps de paix, on est décoré. Le fait est que je commandais l’une des meilleures unités de la compagnie. Ce qui veut dire que j’étais fondamentalement en train de leur prouver que… C’était intéressant pour moi.

 

 Pourquoi aviez-vous choisi d’apprendre le chinois ?

– Je ne l’ai pas choisi. Je devais apprendre une langue… ça avait été un choc pour moi. Quand j’ai passé les examens d’entrée de l’École militaire [interarmées de Kiev], je suis passé, tout jeune, devant une commission d’admission. J’avais réussi les examens écrits. Me voilà donc devant la commission : « Candidat Kuprienko, tant de points… » Il n’y avait qu’une seule unité de renseignement. On nous enseignait l’anglais, le français, l’allemand et le chinois. On me dit alors : « On vous inscrit dans le groupe qui apprend le chinois. » – « Hein quoi ?! Comment ça le chinois ? J’ai appris l’anglais et j’ai passé l’examen d’entrée. » Je comprends que c’est le chinois ou rien. Je n’avais pas le choix. J’avais une seconde pour me décider. Évidemment, mon désir de travailler dans le renseignement militaire l’a emporté. J’ai donc accepté.

Au début, je me suis dit que… encore une fois, on était tous naïfs, de la vraie propagande. Je pensais que j’avais eu un 3/526 en anglais. Lors des examens d’entrée, tout était tellement secret qu’au bureau de recrutement, on ne nous avait même pas dit quelles matières on allait passer. On nous avait seulement dit que c’étaient des examens pour intégrer l’École militaire général, qu’il y aurait de la physique, des mathématiques et je ne sais plus quoi d’autre… des dissertations en somme… Et quand tu arrives à l’École militaire, on te dit : « Il y a deux facultés, la faculté de renseignement et… » J’ai tout de suite répondu : « La faculté de renseignement, évidemment ! » Mais pour cette faculté-là, il fallait passer un examen de langue étrangère. Je ne m’y étais pas préparé, mais j’avais appris l’anglais à l’école. Je pensais vraiment, Dieu merci, avoir eu 3. C’était déjà bien, j’aurai pu avoir 2. Parce qu’il y avait certaines questions, comme l’analyse des phrases et la syntaxe, que je n’avais pas apprises à l’école. Bref, passons. Je pensais vraiment qu’on m’avait mis en chinois parce que j’avais eu une mauvaise note en anglais. J’étais naïf…

Un de mes amis originaire de Moscou avait lui aussi passé l’anglais. Il sortait d’une école spécialisée en langues ; les diplômés n’ont pas aussi bien réussi que lui l’examen d’anglais. Il avait décroché la meilleure note possible en anglais. Mais lui aussi, on l’a mis en chinois. Six mois plus tard, on a fini par comprendre : seuls les pistonnés faisaient de l’anglais et du français. Pour le chinois, il y avait deux groupes et aucun pistonné parmi eux. On était tous des petits gars des kolkhozes, des ouvriers et des paysans. C’est là qu’on a compris de quoi il s’agissait ! Je m’étais tellement creusé la tête, je pensais que j’avais mal étudié, que j’étais mauvais. Je suis quand même reconnaissant d’avoir étudié le chinois, ça m’a permis de me confronter à une autre culture, à une forme totalement différente de construction de la langue, à une histoire complètement différente et très intéressante… Pour l’anglais, il suffit aujourd’hui de prendre quelques cours et en six mois on la maîtrise. Le chinois, en six mois, tu ne le maitrises pas. Rien que pour l’écriture, il faut s’y consacrer littéralement pendant deux ou trois ans.

Mais revenons-en à Moscou. C’était en août 1991… Remarquez que c’était seulement deux semaines avant le putsch. Le premier examen, c’était une dissertation en russe. Pour être honnête, je ne m’y étais pas du tout préparé. Je n’en voyais pas l’utilité, je savais écrire. J’écrirais bien quelque chose, suffisant pour un 3. Je devais aussi passer un examen dans une langue étrangère. Je m’étais déjà préparé pour le chinois, pour me souvenir de quelque chose. Enfin, l’épreuve de sport ne devait pas me poser de problème. En gros, j’aurais mes examens d’entrée. Et dès le premier examen, on me met 2. C’était un choc pour moi. On vivait alors à 50 km de Moscou, dans un camp de tentes près de Tchkalovsk, dans la « Cité des étoiles », là où vivent les cosmonautes. On vivait dans des tentes, dans la forêt… Bon, ce n’est pas la peine que je vous raconte tout ça. Bref, je leur ai dit : « Montrez-moi ma copie d’examen. » Ils m’ont répondu : « Non, non. Tout est honnête, votre copie a été corrigée par des professeurs indépendants de Moscou… » Je leur réponds : « Je comprends, mais montrez-moi mon travail, j’en ai le droit… » Ils m’ont baladé pendant une journée entière, pour ne pas me le montrer. « Faites une demande officielle ! », m’ont-ils dit. J’ai écrit ma demande : « Montrez-moi ma copie, j’ai le droit d’y avoir accès ».

Encore une fois, j’en avais besoin pour satisfaire mon amour-propre. Pourquoi avais-je eu un 2/5 ? Pour moi, c’était important pour moi. « Votre copie est à Moscou. Rendez-vous à Moscou. » J’ai pris le train… 50 km… Je suis arrivé en fin d’après-midi, il était alors déjà six heures du soir, peut-être cinq. Un officier de service était là. Il ne me laisse pas entrer, on me balade. J’ai eu du mal à arriver jusqu’à la direction de l’Institut [militaire des langues étrangères]. Je ne me rappelle pas de tout… Avec beaucoup de réticence, ils me donnent enfin ma copie. Ils ont fini par la trouver. Je lis, je regarde : six erreurs, aucune faute d’orthographe. Les fautes, c’était : il manquait deux virgules, deux virgules étaient en trop et deux mauvaises tournures de phrase ; j’avais mal tourné les propositions. « Ah aaah, mes amis… », je pensais… Il était inutile de discuter mon 2. Pour eux, six erreurs ça valait un 2 ! Ça m’a quand même apaisé. J’ai compris que je n’avais rien à me reprocher, que je ne valais pas 2. J’ai compris que je n’étais pas un imbécile. Je connaissais ma langue maternelle. Mais inutile de discuter avec le système. Il fallait faire appel… J’ai compris plus tard que c'est la main du Parti qui m’avait rattrapé. Voilà tout.

Je suis allé me promener dans Moscou. J’avais l’adresse du professeur de chinois que j’avais eu à Kiev. C’était un civil et, d’ailleurs, une personne assez célèbre. Cherchez sur Internet : Bronislav Vinogrodsky. L’un des meilleurs sinologues contemporains en Russie, et même dans le monde. Il a fait tout un tas de traductions, il a notamment traduit de longs textes classiques très anciens, comme le Yi Jing, aussi appelé Le Livre des transformations, le Zhuangzi, ou encore le Dao De Jing. Il traduisait ce genre de bouquins. Je me suis donc bêtement rendu chez lui. J’avais son adresse sur un bout de papier. J’arrive chez lui, il me reconnaît et me fait entrer. J’étais en uniforme. C’était le 2 août [1991], la Journée des troupes aéroportées et j’étais parachutiste. Quel manque de bol d’avoir un 2 ! Je lui raconte l’histoire. Il me répond : « Vas-y, démissionne ! Tu peux vivre du chinois. Traduis-moi ça ! » Il attrape un livre sur une étagère et me le tend : « Tiens, traduis ça et on le fera publier. » Il me donne un livre sur le wushu27, c’était populaire à l’époque. 100 questions sur le wushu... Et voilà. Le lendemain, j’étais à nouveau dans Moscou, je devais encore y rester huit jours, il n’y avait pas de billet plus tôt. Je suis allé à la bibliothèque Lénine et je me suis mis à traduire le livre, entouré de dictionnaires. Où d’autre pouvait-on trouver tous ces dictionnaires ? Seulement à la bibliothèque Lénine. Puis je suis rentré chez moi. Enfin, pour être honnête, je me suis encore amusé pendant une vingtaine de jours. Je m’étais pris des vacances. J’ai dit que je n’avais pas réussi le concours. Bon, et j’ai compris que j’allais démissionner. C’était en 1990 [1991, Viatcheslav Kuprienko se trompe de date].

Ah au fait ! Quand j’étais en congés, il y a eu le putsch du Comité d’État pour l’état d’urgence. J’ai quitté Moscou le 10 août et le putsch eut lieu le 18 ou le 19. Je me suis dit : « Mince ! » J’ai loupé ça. Ce jour-là, j’étais dans le Kouban. Si j’avais été à Moscou, je serais sans aucun doute monté sur les barricades. Voilà… Puis je me suis préparé, j’ai commencé à traduire ce livre, nuit et jour, pendant mes tours de garde. Avec des dictionnaires. J’avais trouvé quelque part un vieux dictionnaire. C’était très difficile. Incroyablement difficile. La terminologie de ce wushu m’a retourné le cerveau.

Puis j’ai écrit ma lettre de démission. Un an après l’avoir remis à mes supérieurs, on m’a enfin dit : « D’accord, on te licencie pour cause de réduction des effectifs. » Parfait. Ma famille, ma femme est partie, on a expédié les affaires. J’attends ça. En été 1992, je retourne à Tchirtchik. On était déjà un an après la chute de l’Union soviétique. On ne comprenait rien. On sert…. Mais on sert en Ouzbékistan. Mais à qui obéit-on, bon sang ? Comment servir ? Je ne pouvais pas… Je ne comprenais pas… Du genre, on obéit aux ordres de Moscou, on est les forces spéciales… Mais réellement, à qui ? Les Ouzbeks avaient déjà commencé à partir en masse, le mouvement avait embrayé, c’était le bazar… Je suis donc arrivé à Tchirtchik – ma famille était déjà rentrée –, je devais venir à nouveau y déposer des documents concernant ma démission. Beaucoup d’officiers essayaient de se trouver un poste en Russie… en gros, en Russie, en Ukraine et en Biélorussie. Ils demandaient l’autorisation et on les laissait partir, mais moi, j’en avais assez, je ne voulais plus continuer. Recommencer à zéro, dans un nouvel endroit, j’en avais soupé. Je voulais démissionner. D’autant plus que j’avais déjà de nouvelles occupations : il fallait que je traduise. Bref, j’ai donc écrit une lettre de démission. Une fois à Tchirtchik, on m’annonce qu’on ne peut pas me renvoyer du fait de la réduction des effectifs. On m’a alors renvoyé pour « incompatibilité avec les responsabilités occupées », moi… un officier héros de guerre, qui a tenu pendant deux ans la meilleure unité. Merci patrie ! Tous ces trucs…

D’ailleurs, je ne l’ai dit à ma femme seulement dix ans plus tard, ou peut-être huit ans, je ne sais plus, quand j’avais un peu oublié. C’était un vrai coup. « Bon sang… » pour rester poli. « Comment peut-on traiter ainsi les gens ? » Voilà ce que c’est la Russie, voilà comment le système soviétique a traité ses soldats. Et encore aujourd’hui, ce sont les cercueils de ses enfants qui sont enterrés dans le Donbass, sans aucun signe distinctif. Ils n’ont aucun statut. C’est vraiment incroyable, regardez comment nous enterrons nos soldats et comment ils enterrent les leurs. C’est tout simplement… Je n’ai pas de mot… Je ne comprends pas comment une telle chose est possible. Il y a des choses qui… Vous savez, mon grand-père a été victime de la dékoulakisation en 1932 et a été envoyé sur le canal de la mer Blanche pendant cinq ans… Impossible de revenir sur sa terre natale après ça ! Dans quel pays est-il possible d’interdire de retourner sur sa terre natale ? Qui peut bien priver de ce droit ? Comment ? Et après, on vous demande d’aimer cette patrie ; comment peut-on aimer ce système ? Punaise ! Voilà qu’on me renvoyait pour « incompatibilité »…

Je me suis relevé et j’ai continué. Je suis venu ici et j’ai commencé à chercher du travail lié aux langues étrangères. Je vivais alors [dans le village de] Borodianka [dans la région de Kiev]. Il y avait une usine, des pelleteuses et des échanges commerciaux étroits avec la Chine. Le directeur de l’usine m’a dit : « On va t’en apprendre un peu plus sur nos pelleteuses et tu iras les vendre en Chine. » J’ai accepté et ils m’ont pris. J’ai passé les trois mois les pires de ma vie : j’ai travaillé comme mécanicien. J’assemblais les pelleteuses de mes propres mains, je vissais les écrous. C’est là que j’ai fait connaissance avec ce monstre hégémonique (hegemon), le prolétariat ! C’était pour moi une horreur ! Dès le matin, on arrive et les gars s’installaient et avalaient 100 g d’alcool28 au travail. Et la mécanique… c’était un choc pour moi. En général je ne buvais pas, ça ne m’intéressait pas. J’ai tout vu… la saleté, tout… J’étais en plein milieu de l’atelier, c’était dans les années 1990, en plein mois de décembre, le gel et le froid étaient omniprésents et rien n’était chauffé. Et ces pelleteuses… Au milieu de l’usine – les filles ! –, on avait fait un grand feu, on brulait de l’huile ou du gazole. On venait juste se réchauffer les mains parce qu’il faisait -10 °C. Les clés nous gelaient dans la main quand on essayait de visser quelque chose… Pour moi c’était vraiment… Après avoir été officier, un combattant, l’aristocratie de l’URSS, « votre Excellence »… Et là, punaise… vraiment. On me tordait le bras, c’était de la folie pour moi. Mais j’y ai survécu.

Au bout de trois mois à ce rythme, on m’a envoyé pour la première fois en Chine avec le directeur pendant une semaine, puis une autre. J’y suis ensuite retourné plusieurs fois pendant un mois. La machine était lancée… je signais des contrats. J’ai gagné un peu d’argent et je me suis acheté un appartement. Voilà, grâce à la Chine, j’ai pu m’acheter un appartement à Borodianka. C’était un deux pièces qui coûtait 5 500 dollars. C’était en 1995. Pour que vous puissiez comparer. À l’époque, le salaire était seulement de 10 dollars… Malheureusement, on se retrouve aujourd’hui dans la même situation à cause de cette guerre : regardez l’inflation, c’est de la folie. Mais c’est une autre histoire.

– Vous avez travaillé longtemps en tant que traducteur ?

– Jusqu’en 1996, je crois. Je me suis encore un peu accroché, mais ça ne m’intéressait plus. Ensuite j’ai traduit un livre qui a été publié. Puis j’ai écrit un livre sur le feng shui qui a été publié à Saint-Pétersbourg en 1999, je faisais encore de la traduction. À la fin ça ne m’intéressait plus. Ça m’a quand même permis de comprendre ce que c’était le feng shui. Mais j’avais aussi compris que je ne supportais pas d’être payé pour bourrer le crâne des gens. La chiromancie, l’astrologie, les présages dans le marc de café… Tout ça, ça offre un regard naturaliste sur le monde et on peut étudier ce monde à travers une dizaine de systèmes philosophiques : le grec, le japonais, l’indien… L’homme cultivé doit les étudier comme un artefact historique qui lui permet de saisir le monde comme… si, il y a 5 000 ans, ils ont décidé que cette chose était un dragon et que ces… C’est très naïf, punaise… Si tu places un miroir à cet endroit précis, l’argent va inonder ton appartement... Franchement ? Lorsque j’y croyais encore, j’essayais tout, je me creusais la tête sur ces compas géomantiques, je pensais trouver la vérité… Mais non. Il n’y a pas de vérité là-dedans. Tout ça, c’était de la supercherie. Quand j’ai à nouveau compris ça, j’ai franchi une nouvelle étape dans ma vie. La première c’était quand j’ai démissionné de l’armée, c’était un véritable saut dans le vide. Il ne me restait que trois ans avant la retraite. Et même... que deux… En 1995, j’aurais eu vingt-cinq ans de service… J’ai laissé tomber la langue [chinoise]. J’ai commencé à… Ma créativité m’est soudain apparue, je me suis mis à écrire des chansons, j’ai commencé à m’imaginer en musicien, en auteur et en chanteur.

 

– C’est votre activité principale désormais ?

– Oui, c’est comme ça que je m’occupe désormais. Je chante, je compose, je fais des concerts, j’écris… J’ai aussi écrit un livre pour enfants qui sera publié cette année. Enfin, l’année prochaine plus exactement [publié en 2020].

– Parmi vos chansons, y en a-t-il beaucoup qui parlent de la guerre ?

– Des chansons de guerre ? Proportionnellement, je dirais qu’il y en a 15 ou 20 %... enfin non, moins de 20 %. Mais je suis quand même connu comme un chanteur de chansons militaires. Que je le veuille ou non, je me suis fait un nom là-dessus. Évidemment, je les chante, mais, comment dire… de façon plus honnête peut-être… on me croit. Ce que je chante vient de l’intérieur. Il faut avoir un talent fou, comme Vyssotski29, pour pouvoir chanter la guerre comme si tu l’avais faite. Il faut réellement être un génie. Par exemple, pour écrire une chanson sur les ballerines, il faudrait… je ne sais pas combien… Comment se creuser la tête... Une première chose, c’est la terminologie, par exemple le terme de « pointes », comprendre ce que ça signifie… Ce n’est pas compliqué. Mais il faut en saisir l’esprit, vous comprenez. Comme l’a dit Grigory Pomerantz – vous le connaissez peut-être, c’était un philosophe russe, il est mort récemment, en 2013, à l’âge de 92 ans. Il avait dit : « Le diable apparaît d’abord sur l’écume des lèvres de l’ange qui défend sa vérité. L’esprit de la haine, malheureusement, est éternel ». Quand j’ai compris tout ça, c’est lui qui est à l’origine de cette pensée, je ne le cite peut-être pas très bien… J’ai compris que le ton du récit est plus important que le fond. J’ai halluciné de la justesse de ce qu’il disait.

Prenez notre conversation : on a créé une atmosphère agréable et chaleureuse. C’est plutôt réussi entre nous. Cette atmosphère est plus importante que ce que je dis. Vous savez pourquoi ? Parce que si on n’avait pas cette atmosphère, je ne pourrais exprimer de sens. Quand les gens s’assoient lors de négociations par exemple, en cas de confrontation – comme ce qui se passe aujourd’hui avec la Russie –, personne n’est capable de s’entendre, car l’esprit de ce qui doit être est absent. L’esprit est plus important que… Parce que si on saisit l’esprit, on pourra toujours saisir l’essence. Ainsi, l’atmosphère, les motifs sont plus importants. C’est comme la lettre de la loi, c’est incroyable. Apparemment, bon c’est une lettre, et alors ?! Prenez la jurisprudence… Les juristes se disputent souvent sur lettre de la loi et esprit de la loi. L’esprit est plus important car il est impossible de tout prescrire. L’esprit de la loi c’est le droit. Dire ce qui est juste de ce qui est injuste. S’il l’on s’en tient à la lettre de la loi, ce qui est injuste peut devenir juste.

– Il faut toutefois nuancer ce propos, il est un peu sorti de son contexte. J’ai lu un article très intéressant sur la lettre de la loi et l’esprit de la loi, je vous enverrai le nom de l’autrice sur Facebook. C’est une chercheuse de l’École des hautes études en sciences économiques30. Elle étudie la corruption en Russie et explique que l’essence de la corruption qui existe aujourd’hui au sein des forces de l’ordre et des tribunaux provient du fait que l’on interprète le droit non pas à travers la lettre de la loi mais l’esprit de la loi. Et l’esprit de la loi permet de faire facilement condamner qui on veut. Voilà comment l’esprit de la loi peut être utilisé différemment…

– Oui, peut-être bien. J’ai peut-être… Le fait est que tu parles de l’esprit qui est utilisé à des fins de corruption, tandis que je parle du fond de la pensée. On n’entretient tous les deux aucune relation, financière par exemple, on n’est pas dans un rapport « intéressé »… Je n’ai aucune idée de ce qui vous intéresse, je n’ai aucune raison de vous mentir ou de vous mener en bateau. Si on m’avait payé 10 000 pour cette interview, alors oui, j’aurais pu raconter autre chose. Je ne sais pas quoi, mais autre chose.

 

– Oui, on aurait pu vous demander n’importe quoi, vous nous l’auriez raconté…

– Oui, vous m’auriez mis dos au mur pour que je vous raconte tout [Rires]. C’est tout. C’est pour ça que je parle bien de l’essence de la pensée fondamentale, et rien d’autre.

– Il nous reste encore cinq minutes d’interview.

– Quelle heure sera-t-il ? Moins le quart ?

– Oui, moins le quart.

– Parfait, ça va le faire.

 

– Bon, cinq minutes c’est très court. Je voulais aussi vous poser des questions sur Maïdan, mais je pourrais revenir une autre fois et on en parlera à ce moment-là, si vous êtes d’accord. Je voudrais savoir si vous vous réunissez souvent avec d’autres anciens combattants de la guerre d’Afghanistan.

– Eh bien, quelqu’un a dit que les personnes solitaires… Non, mieux vaut le dire comme ça : une personne forte est toujours solitaire, tandis que les faibles s’agglutinent à la foule. En principe, je suis solitaire. Je n’ai jamais chanté mes chansons… je n’ai jamais fréquenté les clubs de chanson d’auteur. Ça ne m’intéresse pas. S’asseoir en rond pour débattre, faire des rimes et tergiverser sur telle ou telle phrase. Je préfère creuser dans mon coin. C’est la même chose avec ces mouvements des anciens d’Afgha. On m’a proposé de faire partie de toutes ces unions, ici et là, pour des fonctions officielles. Mais toutes ces organisations publiques d’anciens combattants, je les trouve… un peu parasites. En même temps, je comprends en quoi elles sont importantes et nécessaires. D’autant plus qu’elles ont été créées justement parce que l’appareil d’État méprisait ses soldats, c’était une sorte de protestation. Aider les défunts, les mères, les invalides, conserver ces chansons…

Les chansons, c’est d’ailleurs un domaine à part entière. Les « chansons d’Afgha » (afganskie pesni), c’est un véritable phénomène, croyez-moi. C’est un véritable genre musical qui est apparu : les « chansons d’Afgha ». Aucune autre guerre n’a donné naissance à un genre. C’est phénoménal, il faudrait l’étudier ! De ce que j’ai compris en analysant pourquoi ces chansons étaient devenues aussi populaires… Maintenant, quand je fais un concert, les gars me disent : « Chante des chansons d’Afgha ! » Je leur dis : « Les gars, on était les occupants là-bas ! » Je comprends les choses de l’autre côté maintenant. Ce sont eux les occupants maintenant et moi, je défends ma patrie comme je peux. Mais quand même, on veut des chansons d’Afgha… On m’invite toujours en février à chanter devant les enfants et j’y chante aussi les chansons d’Afgha. Je chante et je me dis : « Bon, je prépare trois chansons sur l’Afgha, ensuite des chansons pour enfants et quelque chose sur les montagnes… » Puis je demande : « Alors, les enfants, vous en avez eu assez ? » Ils me répondent : « Non, encore sur la guerre ! » [Silence] Punaise, vous comprenez ?! Ils ne savent même pas où se trouve l’Afgha ?! Je ne peux pas leur expliquer ça en dix minutes et ce serait d’ailleurs inutile… C’est un autre monde, ce serait raconter l’envers du décor. Non…

Et vous savez pourquoi ils écoutent ? Parce que ces chansons portent la vérité. Et à ce moment-là, dans le pays, l’Union soviétique, l’un des plus grands fléaux, c’était le mensonge. On dit une chose, mais dans la vie c’en est une autre. Le mensonge. Le plus grand de tous [les fléaux]… Quand nous avons enfin eu le droit de dire la vérité, ce n’était absolument pas pour s’opposer à ces mensonges, à cette société ou à cet État... C’était simplement la vérité de la guerre. C’est tout. Ça a suffi pour que le peuple regarde et ingurgite tout ça avec voracité : c’était une pilule amère, mais c’était la vérité. Vous comprenez, juste la vérité… d’une autre partie de la société, mais c’était la vérité. C’est comme ça que je le comprends, peut-être ai-je tort. Quand tu commences à chanter, on t’écoute et on te croit tout de suite. Les enfants surtout, ils ne portent pas de masque, ils sont purs et savent tout de suite distinguer le faux et le mensonge. Instantanément. Ils voient instinctivement, ils ne comprennent pas. Ça touche à l’émotionnel. Tu sors de la guerre la poitrine recouverte de médailles, tu parles comme… Quand on… Quand j’étais à l’école, un vétéran est venu nous parler [sur un ton solennel] : « J’ai fait partie de la troupe du troisième front ukrainien, dans l’armée de l’air… » Qu’est-ce que l’on s’en fout du front ?! de l’armée de l’air ?! Raconte comment on t’a tiré dessus, comment tu as rampé, comment tu buvais à la gourde ou je ne sais quoi d’autre… C’est… Mais qu’est-ce que tu as vraiment compris du front, punaise !? Et maintenant, sur Facebook, tout le monde semble avoir compris comment diriger le monde.

– En ce qui concerne les associations d’anciens combattants, vous n’avez donc pas particulièrement…

– Non. Tout le monde me connaît, tout le monde me connaît à l’Union [des vétérans], je suis à tous les concerts, à tous les principaux concerts. On m’appelle et j’y participe. Mais vous comprenez, le pire dans tout ça, le plus grand malheur dans toutes ces histoires de vétéran c’est que… Je chante désormais devant des gars qui se sont battus dans les rangs de l’ATO [Zone d’opération anti-terroriste, c’est-à-dire le Donbass], devant des blessés dans les hôpitaux… Je leur dis la vérité. Je leur dis : « Il ne faut pas… le plus grand malheur, c’est de tomber dans le piège de ses gloires passées. Tu as reçu une médaille, un insigne, tu es un type héroïque, tu as rempli ton devoir avec honneur, c’est tout. On s’incline devant toi. Mais oublie ça ! Que ce soit marqué sur le tableau de tes réussites dans la vie, ok. C’est un acquis. Mais ne bombe pas le torse toute ta vie, en te vantant d’être un ancien d’Afgha et en réclamant des privilèges. »

Les privilèges, c’est le second malheur. Quand les gens commencent à dire systématiquement « Donne-moi ! » au lieu de « Tiens ! », c’est la fin, il n’y a rien de pire. C’est le plus difficile et un moment clé qui doit faire partie de la réhabilitation de tous les combattants. Tous, sans exception. Je comprends tout ça et, dans la mesure du possible, je leur explique : « Les gars, vous revenez du front, vous avez tous une histoire différente : certains ont été blessés, d’autres ont été commotionnés, vous avez vu la guerre de différentes manières, d’autres encore ont été fait prisonniers, Dieu vous en garde… » Mais range tes larmes dans un tiroir et ne ressasse pas ça toute ta vie. Je comprends bien le sentiment aigu d’injustice quand tu rentres tout juste du front, on arrive dans une administration où on te dit : « Bon, qui es-tu ? On ne t’a pas envoyé là-bas… » On a envie de casser la gueule des fonctionnaires et c’est tout. C’est dur, mais il le faut. Tous ces mouvements de vétérans, c’est vraiment – punaise ! – de la paraffine [de conservation], c’est tout, malheureusement… [Silence] Je ne sais pas. Ce n’est pas bon.

Je comprends bien les clubs patriotiques pour les enfants, l’éducation patriotique, les interventions dans les écoles, l’entretien des monuments, donner de l’argent, etc. Mais je n’y vois pas la vie. C’est vide. Je vous dis ça comme je le vois de l’intérieur, mais si je commençais à critiquer tout ça ouvertement, on me dirait : « Comment ça ?! On a fait la guerre, nous ! Tu te prends pour qui ? De quel droit dis-tu ça ? » Tout de suite, les gens… Pour être honnête, je ne joue pas les Don Quichotte, je ne dis jamais cela à personne, je ne veux pas faire de vagues. Je m’occupe de mes affaires. Après, si vous venez me poser la question, je vous réponds avec honnêteté. Voilà tout. Mais je ne vais sûrement pas aller construire des barricades pour cela. Ça ne m’intéresse pas.

Bon, je vous lis un dernier poème et je file ! Ça parle de la guerre d’aujourd’hui. Je l’ai écrit il y a un an, trois jours avant le référendum sur la Crimée31, comme on l’a appelé. Je me rappelle, j’ai écrit ça le 13 mars [2014] et le référendum a eu lieu le 16. La guerre venait alors tout juste de commencer. Je l’ai baptisé À la croisée de la Crimée :

 

À la croisée de la Crimée, c’est la pénombre

Encore un peu, et c’est le noir

Au bout du tunnel, brule le foyer de l’amitié slave,

Dans le viseur du soldat russe…

 

Que fais-tu là, mon frère, dis-moi la vérité ?

La force est dans le vrai, c’est pourtant facile !

Enlève ton masque et lâche ton fusil,

Et je commence par une question

 

Ton arme est-elle chargée ? Je te reconnais… tu es des forces spéciales !

Mais qui vises-tu donc, gars de Riazan ?

Moi ? Pour quoi ? Ah oui, c’est un ordre !

Avec ces ordres, j’ai survécu à l’Afgha…

 

Avec ces ordres, une décennie durant

Avec le feu, nous avons baptisé les montagnes d’Hindou Kouch,

Avec le feu du marxisme, nous avons brûlé la charia,

En extirpant les âmes

 

Qui nous attendait là-bas ? Ce petit commerçant de Ghazni ?

Ce mollah ou ce paysan de Hérat ?

Hélas ! « Les Russes veulent-ils vraiment guerre ? »

En vous visant, chantaient nos mitraillettes…

 

Et te voilà en Crimée, et tu chantes

Que tu m’as sauvé du fascisme…

Mais qui est l’occupant ? Qui a fait irruption dans ma maison ?

Essaie d’abord de décoder ce « -scisme »

 

L’ordre donné au soldat est une suture fatidique

Qui le rattache pour toujours à son expiation

Mais la question « Pourquoi ? » résonnera à jamais

Quand tu repartiras dans un cercueil de zinc

 

Un « Chargement 200 »32 : c’est la charge la plus lourde au monde !

Un fardeau trop pesant pour nos faibles âmes

Avec un seul « Chargement 200 », la Rus’ rejoindra

À jamais la liste des portés disparus

 

Je prie pour toi, rentre sain et sauf,

Fuis cette campagne militaire sans gloire !

Prends tes enfants et viens chez nous en Crimée,

Le temps se radoucira, je le crois…

 

Mais pour l’heure, nous nous regardons en chiens de faïence

Tu n’as pas encore ôté ton masque… par honte ?

Oui, tu as reçu un ordre, impossible de l’ignorer.

Et ta conscience ? Car c’est elle ta Patrie !

 

À la croisée de la Crimée, c’est la pénombre,

Encore un peu, et c’est la lumière au bout du tunnel

Oui, Sébastopol est une ville russe, c’est un fait,

Mais le drapeau jaune et bleu

Continuera de flotter sur la parallèle de Crimée.

 

Voilà.

 

– Je vous remercie. Quelle tristesse de devoir écrire un tel poème. C’est terrible cette situation…

– Ce poème n’est pas la cause mais la conséquence. Bien sûr, ce serait mieux de ne pas avoir besoin d’écrire ce genre de poèmes.

– Je comprends bien, c’est la situation qui a donné naissance à ce poème.

– C’est tout, on s’arrête là.

– Merci33

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2

Il s’agit de la répression sous forme de travaux forcés sur les grands chantiers de construction de l’époque stalinienne.

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3

Nous avons gardé la traduction littérale « j’ai trois sangs slaves en moi » (tri slavianskikh krovi vo mne).

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4

L’entretien se déroule un peu plus d’un an après la révolution du Maïdan et le début de la guerre dans le Donbass.

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5

Référence à la Révolution orange de 2004, précédent grand mouvement de contestation consécutif aux soupçons de fraude électorale en faveur du candidat pro-russe Victor Ianoukovitch.

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6

Stepan Bandera (1909-1959) : homme politique, de nationalité austro-hongroise jusqu’en 1917, ukrainienne jusqu’en 1920, polonaise jusqu’en 1939 puis apatride. Nationaliste ukrainien qui a lutté contre le régime bolchévique puis soviétique naissant, S. Bandera a dirigé l’Armée insurrectionnelle ukrainienne puis a fondé la Légion ukrainienne sous le commandement de la Wehrmacht. Il rédige en juin 1941 à Lviv la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, rejetée par l’occupant nazi. Il est envoyé en janvier 1942 au camp de Sachsenhausen. Personnage controversé, il fut promu « Héros d’Ukraine » par décret présidentiel en 2010, invalidé quelques mois plus tard suite aux nombreuses protestations des russophones d’Ukraine, de la Russie et la mise en garde du Parlement européen.

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7

Orest Subtelny, Ukraina. Istoriia, Kyïv, Lybid, 1993 (ouvrage traduit de l’anglais : Ukraine. A History, Toronto, University of Toronto Press, 1988).

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8

L’Holodomor est la grande famine de 1932-1933 qui a fait, en Ukraine et dans le Kouban, entre 2,6 millions et 5 millions de victimes, intentionnellement en grande partie. Pour un aperçu général sur les famines à l’époques soviétiques, voir Nicolas Werth, Les Grandes famines soviétiques, Paris, PUF, 2020.

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9

Les forces spéciales (spetsnaz ou spetsial’noe naznachenie) dépendent de la Direction générale des renseignements de l’état-major des forces armées (ou GRU), voir Mark Galeotti, Spetsnaz : Russia’s Special forces, Oxford, Osprey Publishing, 2015.

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10

Voiture soviétique modeste.

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11

La guerre en Afghanistan a fait officiellement plus de 15 000 morts entre 1979 et 1989.

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12

En russe : V zone ossobovo vnimania (Mosfilm, 1978) d’Andrei Malikuv.

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13

Le mot « Afgan » en russe désigne à la fois le pays, l’épreuve d’un service militaire en situation de guerre de deux ans et ses conséquences ; on le trouve dans les expressions « avoir servi en Afgha » (sluzhit’ v Afgane) ou « être passé par l’Afgha » (byt’ v Afgane) ; afganets désigne à la fois les habitants du pays et celui qui y a combattu entre 1979 et 1989. Voir notamment : A. A. Liakhovskii, Tragediia i doblest’ Afgana, Moscou, Eksmo, 2009.

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14

Le surnom de « petits hommes verts » est donné aux soldats russes sans insignes ni identification, opérant en Crimée au printemps 2014.

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15

Le vouvoiement est ici, plus qu’en français, une marque de respect et de déférence.

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16

Contraction en russe de demobilizatsiia, qui désigne le statut d’un soldat libérable, une centaine de jours avant son retour à la vie civile et qui serait l’équivalent du « père-cent » en France.

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17

Équivalent de « ded », ceux qui ont déjà fait un an service.

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18

Boris Gromov (né en 1943) : officier de l’Académie militaire Frunze, il a servi trois fois en Afghanistan (1980-1982, 1985-1986) et en 1987-1989 en tant que Commandant de la 40armée. Il a aussi été gouverneur de la région de Moscou de 2000 à 2012.

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19

C’est à l’automne 1984 qu’un quatrième détachement, le 668e ou 4e bataillon formé depuis le 21 août 1984 fut déployé près de Bagram ; en mars 1985, il fut redéployé vers Baraki, dans la province de Paktia (frontalière avec le Pakistan), voir : Philippe Sidos, « La contre-insurrection soviétique en Afghanistan (1979-1989) », Revue Stratégique, no 100-101, 2012, p. 165.

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20

Frantz Klintzevich, sénateur et dirigeant de l’Union russe des vétérans d’Afghanistan, connu pour ses positions anti-ukrainiennes depuis 2014.

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21

Hooligans suspectés d’être financés par le gouvernement pro-russe.

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22

Littéralement, « partisans de Stepan Bandera », ce qualificatif est le plus souvent utilisé dans un sens péjoratif pour accuser quelqu’un d’ultranationalisme.

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23

Référence à un fait divers récent au moment de l’entretien : un assassinat perpétré par un conscrit russe basé dans une garnison russe à Gumri en Arménie.

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24

Contraction de « Russes » et « fascistes ».

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25

Le terme « Novorossia » composé de racines des mots « nouveau » et « Russie », utilisé dans certains documents historiques, est réapparu dans le langage russe courant en 2014, notamment dans les républiques séparatistes, pour qualifier une hypothétique unité entre des régions de culture russe. Le terme est aujourd’hui politiquement connoté et lié à l’idéologie séparatiste, alors même que le projet de rattachement des territoires du Donbass à la Russie ne semble plus à l’ordre du jour. Pour en savoir plus, voir : Mikhail Minakov, « Novorossiya and the Transnationalism of Unrecognized Post-Soviet Nations », in T. Beichelt, S. Worschech (dir.), Transnational Ukraine? Networks and Ties that Influence(d) Contemporary Ukraine, Stuttgart, Ibidem-Verlag, 2017, p. 65-88.

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26

Le système de notation en ex-Urss allait de 0 à 5 ; 3/5 était une note médiocre.

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28

Les doses d’alcool, dans l’ex-URSS, sont comptées en grammes ; 100 g. équivaut à 10 cl.

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29

Vladimir Vissotski (1938-1980), auteur, compositeur, chanteur d’une renommée phénoménale en ex-URSS parmi les populations russophones, toléré par le pouvoir soviétique mais dont les chansons ne sont pas autorisées ; les enregistrements circulent sous le manteau (le seul enregistrement officiel date de 1980), et ses concerts sont annulés. Il est également acteur de cinéma et de télévision.

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30

L’article mentionné ici est un travail de Svetlana Barsukova sur l’institutionnalisation de la corruption en Russie. Il est également disponible dans une version française : S. Barsukova, « Mutations du capitalisme et institutionnalisation de la corruption dans la Russie contemporaine », Revue internationale de politique comparée, vol. 20, no 3, 2013, p. 41‑63.

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31

Référendum d’autodétermination sur la Crimée du 16 mars 2014, non reconnu par la communauté internationale, qui marque depuis lors un rattachement de la péninsule à la Russie.

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32

Gruz 200 est une expression russe signifiant, dans le jargon militaire, un cercueil ramenant le corps du soldat défunt.

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33

Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.