La fulgurante trajectoire de Podemos, troisième parti politique en Espagne deux ans seulement après sa fondation en janvier 2014, se heurte aux contradictions classiques de la gauche radicale dans les institutions : l’entrée au Parlement est-elle la répercussion politique des mouvements sociaux issus de la crise ou au contraire le signe de leur affaiblissement, voire de leur trahison ? L’apparition d’une nouvelle force politique en Espagne, si elle brise la mécanique du bipartisme et s’inscrit dans une indéniable continuité idéologique avec les mouvements de contestation, suppose aussi une rupture avec ses origines, celle du mouvement des Indignés et de la gauche révolutionnaire. Le maintien de positions radicales et des liens avec les luttes sociales est l’une des voies possibles, mais elle peut s’effectuer au prix de l’isolement politique. L’acceptation des règles du jeu étatique auparavant contestée en est une autre : c’est le schéma grec de Syriza, qui se soumet aux institutions européennes en juillet 2015 malgré sa base sociale. Entre le risque de la marginalisation politique et celui de l’illusion institutionnelle, tous deux formulés à l’intérieur de Podemos, il existe tout un éventail de solutions possibles. Cette situation ressemble à celles que connaissent la France insoumise, l’aile gauche du Parti travailliste de Corbyn, ou encore le nouveau courant socialiste de Bernie Sanders chez les Démocrates américains. Elle rappelle, sous une forme atténuée et dans des contextes évidemment fort dissemblables, les vieux dilemmes de la gauche « radicale » – réformiste ou révolutionnaire, la ligne se brouille justement dans ces situations-là – comme celle de la Montagne à l’Assemblée de 1849 en France1, des socio-démocrates russes à la Douma tsariste en 19122, ou encore des participations révolutionnaires aux fronts populaires de 19363.
Vu sous cet angle, Podemos est confronté à un choix plus existentiel que la question des accords parlementaires et des prochaines échéances électorales. Il permet de comprendre concrètement l’institutionnalisation d’un mouvement social, qu’on entende par là l’enterrement d’une lutte4 ou au contraire une nouvelle vie politique dans des sphères auparavant hostiles au nouveau projet politique5. Une façon d’aborder le problème consiste à s’intéresser à la question du logement, à l’origine de la crise de 2007 et d’une puissante vague de radicalisation politique : après une décennie de bulle immobilière canalisant près d’un quart du produit intérieur brut du pays6, plus d’un demi-million de familles ont été menacées d’expulsion pour crédit impayé7. Cela s’est traduit par un mouvement massif contre les banques, les dettes, et même – dans une certaine mesure – le régime de propriété du logement. Le programme, les cadres, les stratégies et tactiques politiques de Podemos sont largement redevables de ce mouvement social qui a contribué à une vague de renouvellement politique dans les mairies, les assemblées provinciales, régionales et nationale. Mais les succès électoraux, s’ils portent les revendications au cœur des institutions politiques, en affaiblissent aussi le moteur social.
Les conséquences de la spéculation immobilière espagnole à Valdeluz, symbole de la ville fantôme post-crise. Extrait de Bricks, Quentin Ravelli, 2017 ; photographie Cécile Bodénès.
Entrer au parlement sans se renier : contre l’illusion institutionnelle
Les élections législatives du 20 décembre 2015 ont ouvert une crise politique sans précédent depuis la fin du franquisme en 1975. De nouveaux partis comme Podemos, à gauche du Parti socialiste, ou Ciudadanos, au centre droit, ont morcelé l’Assemblée nationale en une addition de groupes parlementaires incapables de s’entendre. Comme le montrent Héloïse Nez, Alberto Amo et Alberto Mínguez, ou encore Mathieu Petithomme et Alicia García8, l’objectif de Podemos était le « sorpaso », ou « dépassement » du parti socialiste, qui lui aurait permis d’être en position de force pour former un gouvernement à son image. Mais ce scénario ne s’est pas réalisé et aucun groupe n’a obtenu la majorité. La constitution espagnole exigeant une majorité parlementaire absolue pour former un gouvernement, l’Espagne s’est retrouvée sans gouvernement pendant plusieurs mois. Le Parti populaire, qui recueillait le plus de voix malgré le discrédit de la droite après des années de scandales de corruption, n’a pas réussi à convaincre le Parti socialiste de s’allier avec lui. Le Parti socialiste, de son côté, a préféré conclure un accord avec les centristes de Ciudadanos. Mais le nombre de députés ainsi regroupés ne suffisant pas pour obtenir la majorité, les socialistes ont cherché un pacte à leur gauche. Or, Podemos, refusant de s’allier avec le PS ouvert au centre-droit, a préféré se tourner vers Izquierda unida, un front politique structuré autour du Parti communiste, dont l’appui s’ajoutait aux formations En Comu et En Marea9.
Accueil des résultats de Podemos aux élections du 20 décembre 2015.
Cette quadrature du cercle a abouti au maintien paradoxal du Parti populaire, affaibli et minoritaire, mais toujours aux commandes de l’exécutif. Quant à Podemos, il n’a pas réussi le sorpaso consistant à passer devant le Parti socialiste en termes de voix et d’influence – mais a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire politique de l’Espagne. C’était la première fois qu’un nouveau parti venait bouleverser l’hégémonie partagée du Parti socialiste et du Parti populaire, en proposant un programme fondé sur l’extension des services publics, l’instauration d’un RSA accompagné d’une augmentation du revenu minimum interprofessionnel, une orientation vers l’énergie renouvelable, le refus de l’augmentation de l’âge de la retraite, l’ouverture des frontières, l’arrêt immédiat des expulsions de logements – entre autres mesures. Plus profondément, ces modifications politiques introduisent de nouveaux rapports entre les institutions politiques et les mouvements sociaux.
Du sang neuf aux Cortes : le choc des apparences et des origines sociales
Vue depuis l’hémicycle, l’arrivée en décembre 2015 de 69 députés de Podemos et de ses alliés (contre 123 pour le Parti populaire, 90 pour le Parti socialiste et 40 pour Ciudadanos) marque un net tournant du point de vue politique et idéologique, mais aussi social. Rita Bosaho, née en Guinée équatoriale à l’époque de la colonisation espagnole, est la première femme noire à entrer au Parlement. Alberto Rodríguez est ouvrier d’une raffinerie pétrolière des îles Canaries et revendique officiellement l’idée de lutte des classes. Carolina Bescansa, entrée à l’Assemblée avec son enfant de six mois dans les bras malgré la présence d’une crèche au parlement, dira par la suite : « Il est l’heure de porter la rue dans les institutions pour que cette assemblée ressemble plus à notre pays »10. De nombreuses photographies de cet événement ont contribué à le populariser, en donnant une image familière, familiale, féminisée et diversifiée, de ce nouveau groupe parlementaire, dans une institution jugée coupée des électeurs et discréditée par des affaires de corruption en cascade. L’une de ces photographies11, qui a fait le tour des médias européens, résume – et réduit – à un « choc culturel » cette rencontre sociale : alors qu’une députée Podemos porte un haut imprimé « Working Class Heroe », Alberto Rodríguez passe, en T-shirt et dread locks, devant le président du gouvernement Mariano Rajoy, en costume cravate, l’air médusé.
De la caste aux rastas, changement de style au parlement des Cortes.
Du point de vue du programme politique, la rupture est profonde : Mariano Rajoy a été l’artisan des mesures d’austérité, des baisses de salaire, de la fermeture des frontières et du soutien aux banques engageant des procédures d’expulsion de logements pour impayés ; Alberto Rodríguez se dit anticapitaliste, pour une augmentation du salaire minimum de 300 euros, la fin des mesures contre l’immigration et l’arrêt des expulsions de logement exigées par les banques. Mais dans les médias, l’insistance sur l’apparence, sur les styles personnels, a eu tendance à occulter cette confrontation politique, à lui donner une tournure stylistique et générationnelle, ce qu’elle est aussi mais d’une façon plus secondaire. De même, la distance sociale qui sépare Mariano Rajoy et Alberto Rodríguez est, elle aussi, apparue au second plan de l’attention journalistique. Fils d’un magistrat en vue de Santiago de Compostelle, Mariano Rajoy a été ministre des Administrations publiques, puis de l’Éducation, puis de l’Intérieur ; il est président du gouvernement depuis 2011. Fils d’une enseignante de collège et d’un technicien de l’industrie chimique, Alberto Rodríguez a passé son enfance dans un appartement de 69 mètres carrés accueillant une famille de onze personnes. Il a milité dans le Syndicat des étudiants des Canaries, puis à Izquierda unida, tout en travaillant neuf ans comme opérateur puis délégué syndical de Comisiones obreras (Commissions ouvrières) dans une raffinerie pétrolière du groupe CEPSA ; il a été détenu en 2012 pour avoir participé aux manifestations des Indignés.
Ce type de choc social à l’intérieur d’une Assemblée nationale n’est pas inédit historiquement. Il s’inscrit dans une longue lignée d’entrées parlementaires atypiques, qui confrontent non seulement des projets politiques mais aussi des groupes sociaux que tout oppose, comme celle des députés socialistes révolutionnaires russes à l’assemblée de la IVe Douma d’État en 1912. Comme le décrit Alexis Badaev12, le groupe de quatorze députés mencheviks et bolchéviks, dont certains étaient paysans ou ouvriers, a eu un effet de sidération sur les députés constitutionnels démocrates représentant la bourgeoisie libérale russe favorable au maintien de la monarchie. Dans le cas de l’entrée de Podemos, incarnée médiatiquement par le regard de Mariano Rajoy sur Alberto Rodríguez, mais aussi par la présence de Rita Bosaho et de Carolina Bescansa, on retrouve cette même confrontation de milieux sociaux. Le cas de Podemos est toutefois assez différent. D’abord parce que l’identité de classe a été gommée à l’intérieur du parti, au profit d’une identité politique plus consensuelle fondée sur le « peuple » contre la « caste » où la caste incarne la corruption. Ensuite parce que l’action au sein de la Douma était pensée par les Bolcheviks comme un outil de propagande, de tribune politique, et non comme un objet légal de conquête du pouvoir par les élections. Enfin, parce que la courbe de la contestation, ascendante dans le cas de la Russie pré-révolutionnaire, s’érodait dans celui de l’Espagne de 2015, posant la question de l’institutionnalisation sous des formes bien distinctes. Malgré ces différences essentielles, la confrontation socio-politique reste remarquable, comme en témoignent les luttes programmatiques entre tendances au sein de Podemos.
À gauche, la couverture des chroniques du député bolchévik à la Douma tsariste, Alexis Badaev. À droite, Rita Bosaho et Carolina Bescansa, députées Podemos au parlement espagnol.
Derrière l’impasse parlementaire : les contradictions politiques de Podemos
Les militants et cadres actuels de Podemos – souvent même à la direction du parti – ont été actifs dans les mouvements sociaux de ces dernières années, parmi les assemblées de quartier des Indignés13, pour soutenir les travailleurs de la santé, de l’éducation, les travailleurs d’usines en grèves ou encore pour le droit au logement contre la spéculation bancaire, comme c’est le cas de la porte-parole de l’ensemble du groupe parlementaire, Irene Montero, ancien pilier madrilène de la Plataforma de Afectados por la Hipoteca, la Plate-forme des Victimes du Crédit, devenu un mouvement de masse au cœur des préoccupations politiques du pays. Ceux qui militaient dans ces mouvements de lutte contre les expulsions se levaient souvent à l’aube face aux forces de l’ordre, pour occuper les banques, pour contester les responsables politiques qui autorisaient les saisies immobilières. C’est dans ce contexte de bouillonnement social, en septembre 2012, que de nombreux futurs militants – et pour certains députés – de Podemos participent à l’opération rodea el congresso, qui consiste à encercler le Parlement au cours d’une mobilisation durement réprimée – 34 détenus, 64 blessés.
L’opération «Encercle l’Assemblée», lancée le jour de l’investiture de Mariano Rajoy par le courant anticapitaliste de Podemos.
Ils se retrouvent, quatre ans plus tard, à l’intérieur du même hémicycle mais cette fois non plus encerclant mais encerclés – quoique consentants – par la répétition de l’opération en octobre 2016. Avant la victoire de Podemos en 2015, le Congrès était pour les Indignés un lieu que l’on ne conquiert pas mais dont on se fait expulser. C’est ce que montre cette photographie de février 2013, un an avant la création de Podemos en janvier 2014, où l’on voit deux militants de la Plataforma de Afectados por la Hipóteca14 (PAH), dont la future maire de Barcelone Ada Colau, exprimer la colère des afectados, les victimes surendettées des crédits immobiliers à risque. Or la PAH, contrairement à Podemos, se dit « apartidaire » et revendique son statut de mouvement social avec une telle fermeté que ses militants n’ont pas le droit d’avoir des charges politique ou d’être responsables d’un parti. Les institutions sont des espaces d’intervention, des lieux où l’on vient enrayer une mécanique sociale et non participer à son élaboration.
En février 2013, interruption de l’ordre parlementaire par deux militants de la PAH, Iván Ramírez et Ada Colau, future maire de Barcelone.
La photographie, prise un court instant avant l’expulsion, souligne la volonté explicite de bouleverser l’ordre parlementaire. Mais l’objectif est surtout médiatique et extérieur à l’institution. Il s’agit de faire circuler et de dénoncer une certaine représentation de l’Assemblée nationale, une institution qui, selon la PAH et selon les futurs militants de Podemos, est coupée des réalités sociales du pays : l’image de l’expulsion des militants reprend en écho les images des banques qui expulsent en masse la population incapable de rembourser ses crédits. Par contraste avec la PAH, la stratégie de conquête du pouvoir central de Podemos à partir de 2014 repose sur une réinterprétation du concept d’hégémonie chez Gramsci. Dans sa thèse doctorale15, le dirigeant et fondateur de Podemos, Pablo Iglesias, considère que les mouvements altermondialistes, longtemps cantonnés à une radicalité impuissante, ont commencé à s’élargir à partir de Gênes, en 2001, permettant selon lui de s’adresser à des secteurs plus large de la population et donc d’imposer une nouvelle hégémonie politique. Cette notion d’hégémonie, développée dans les Cahiers de prison par Gramsci, puis celle de « crise d’hégémonie » selon Wallerstein16, seront revendiquées par l’ensemble du noyau dirigeant de Podemos, à la suite de la philosophe Chantal Mouffe17. C’est dans ce cadre intellectuel que l’idée d’une conquête effective du pouvoir, de l’Assemblée nationale et potentiellement du gouvernement, est théorisée.
Sa mise en pratique a néanmoins remplacé certains rapports de force sociaux, comme ceux qu’instaure la PAH, par des rapports de force électoraux, qui conditionnent en grande partie la réalisation des idées de Podemos. De fait, la conquête des mairies et la constitution d’un groupe influent au parlement, sans pour autant diriger l’État ni les grandes entreprises, suppose des compromis importants avec les pouvoirs en place. Certes, pour beaucoup de militants, rétifs à ce qu’ils jugent être une compromission, le municipalisme18 est une solution acceptable, car elle consiste à ancrer le pouvoir municipal dans une forme de démocratie directe, qu’on dit parfois pour cette raison « assembléiste ». Mais les contre-pouvoirs viables dans de petites municipalités le sont beaucoup moins dans de grandes structures comme celles de Madrid, Barcelone ou Valence, sans parler de l’Assemblée « nationale ». Les mairies ont beau être soutenues par un parti qui condamne les expulsions, elles ne réussissent pas, dans les faits, à s’opposer efficacement à une mise en œuvre qui ne relève pas de leur compétence : c’est cette ambivalence qui explique qu’une partie de la base sociale du Parti s’inquiète du poids accru des stratégies institutionnelles.
Dans le prolongement du mouvement des Indignés, beaucoup d'Espagnols plaident pour une démocratie directe, organisée à l'échelle des quartiers et dégagée des structures étatiques. Les résolutions placardées par l'assemblée du quartier de Lavapiés, à Madrid, témoignent des conséquences sociales de la crise du logement.
Extrait : « L'assemblée populaire de Lavapiés fait savoir que :
1. que dans notre quartier, on trouve tous les jours plus de personnes et de familles dans des situations dramatiques : des personnes expulsées de leurs logements, des familles habitant des espaces insalubres et inhumains, des personnes menacées et agressées quotidiennement par des propriétaires et des spéculateurs, des personnes qui ne peuvent soutenir des loyers toujours plus onéreux en comparaison à leurs ressources.
2. Que nos gouvernants, loin de se préoccuper de la défense des droits attachés à la condition humaine, continuent de travailler au maintien de leurs privilèges et à complaire aux banques, aux caisses de dépôts et de crédit, aux entreprises qui se dédient à spéculer sur les biens immobiliers et à toutes les institutions fictives créées pour domestiquer et soumettre le peuple ».
Résolutions de l'assemblée populaire de Lavapiès à Madrid (septembre 2011).
Cette tension consécutive à l’exercice du pouvoir s’est traduite par l’apparition d’un clivage entre deux tendances. La première, incarnée par Pablo Iglesias, fondateur et dirigeant charismatique incontesté, cherche à maintenir les liens avec les mouvements sociaux dont Podemos est issu. Elle défend le rapprochement avec Izquierda unida où s’est fondu le Parti communiste espagnol, insiste sur la « colère » populaire assumant de faire « peur » aux classes dominantes, et cultive un ton et un style politique plus dur et radical, celui de la « chaux vive » – cal viva – sans compromis à l’égard du Parti socialiste. La seconde, incarnée par Iñigo Errejón, veut conquérir le pouvoir en intensifiant le travail parlementaire, en s’adressant au Parti socialiste tout en se méfiant d’un trop grand rapprochement avec Izquierda Unida. Elle préfère parler de « peuple » plutôt que d’ouvriers, ce qui n’est pas systématiquement le cas dans la première tendance, et choisit la crédibilité à l’intimidation. Si les deux courants sont favorables à une stratégie électorale pacifique et consensuelle, ils le sont sous des formes difficilement compatibles, qui engendrent d’importantes frictions à moyen terme.
Après trois ans d’existence de Podemos, le Congrès de Vistalegre II de février 2017 a marqué une victoire claire de la première tendance sur la seconde : à la victoire de 89,1 % en faveur d’Iglesias comme secrétaire général, s’ajoutent 37 sièges contre 23 au Consejo Ciudadano – la direction du parti – où entre pour la première fois une troisième tendance, les Anticapitalistas, avec deux sièges, dont celui de Miguel Urban. Anticapitalistas – nouveau nom d’Espacio alternativo, crée en 1995 par un groupe de militants issus de la Ligue communiste révolutionnaire espagnole – a joué un rôle essentiel dans la constitution de Podemos. Le groupe a su traduire politiquement le mouvement social des Indignés de 2011, et il est significatif que même Iñigo Errejon en soit issu malgré son virage social-démocrate ultérieur, si par social-démocratie on entend non pas le sens originel d’un renversement du capitalisme mais une tentative de transformation graduelle de ses structures. D’autre part, un appel à un « tournant rural » de la part d’Ariel Jérez, coordinateur du Conseil du monde rural et marin de Podemos, souligne à ce même Congrès de 2017 l’importance de ne pas se couper des campagnes, souvent les plus durement frappées par la crise, mais encore acquises au Parti populaire19.
Le constat semble donc être plutôt celui d’une recherche de maintien des liens avec les luttes sociales et les milieux populaires, ce que traduit clairement le programme de Podemos en 2015. Loin d’être révolutionnaire, car il s’agit de « faire pivoter le centre de gravité d’une logique financière à une logique industrielle », ce programme propose des mesures de lutte contre la corruption, d’alourdissement de la fiscalité pour les plus hauts revenus, d’amélioration des minimas sociaux, d’instauration d’un revenu universel, mais aussi tout un volet qui concerne la crise immobilière.
Cette dernière, en Espagne, est organiquement liée à la financiarisation et aux stratégies des banques : elle résulte de l’effondrement d’une bulle spéculative colossale nourrie par la généralisation de crédits immobiliers impossibles à rembourser. En éclatant, la bulle a donné naissance à un mouvement de masse, enraciné dans les quartiers les plus populaires, en faveur de l’annulation des dettes et du droit au logement. Traduisant en propositions de lois ces revendications sociales, les élus Podemos défendent une série de mesures spécifiques : une évaluation de la dette publique ; la séparation de la banque de détail et de la banque d’investissement sous l’égide d’un pôle public bancaire ; la mise en place d’une procédure simplifiée en faveur de l’annulation des dettes de millions de familles soumis aux crédits toxiques ; une paralysation des expulsions pour impayés et un système de « cession temporaire des logements » appartenant aux particuliers et institutions qui possèdent plus de dix logements vides, proposés au parlement le 14 février 2017. Ces deux dernières mesures, qui légalisent la réquisition populaire des logements, ont été abondamment critiquées par le Parti populaire et le Parti socialiste, qui y ont d’abord vu une attaque en règle contre la propriété.
Expulsion violente à La Corogne.
Ces mesures en matière de logement sont parmi les plus concrètes et les plus radicales d’un programme qui, selon Enzo Traverso20, reste tout de même plus modéré que celui du Parti socialiste unifié français de 1972 – un parti dirigé par un ancien ministre de l’Intérieur mais qui était en faveur de l’autogestion, dans un contexte où l’ensemble du spectre politique européen avait glissé vers la gauche, ce qui n’est pas le cas à l'époque de Podemos, où on assiste plutôt à un double mouvement latéral par effondrement du centre. Mais comment appliquer ces mesures, si Podemos reste un groupe parlementaire minoritaire et ne réussit pas à conquérir le pouvoir exécutif ? Et comment continuer à les défendre en terrain hostile, si Podemos se coupe de ceux qui en ont besoin ?
La crise immobilière se manifeste par l'arrêt des constructions, un excès de logements disponibles et l'augmentation des expulsions des personnes incapables de rembourser leurs prêts. Extrait de Bricks ; photographie Cécile Bodénès.
En dehors du Parlement : les liens sont fragiles
De fait, si l’inquiétude sur les capacités de Podemos à répondre aux attentes politiques est particulièrement sensible dans le domaine du logement, c’est que 604 000 procédures d’expulsions pour impayés ont été engagées en Espagne de 2007 à 201421, à l’origine de nombreux suicides, dans un pays qui a paradoxalement le nombre d’appartements le plus haut de toute l’Union Européenne : 568 pour 1000 habitants22. Avant même la création de Podemos en janvier 2014, cette contradiction sociale est à l’origine de la formation de la Plataforma de Afectados por la Hipoteca, évoquée plus haut, et dont plusieurs membres dirigeants ont rejoint Podemos ou ses alliés. Ils occupent aujourd’hui des postes importants dans les mairies, au Parlement, dans les institutions publiques. Créée en 2009 à Barcelone23, la PAH a essaimé dans 230 villes et s’organise parfois, localement, en « groupes de banques » rassemblant les clients d’une même entité bancaire pour plus d’efficacité. Comme on le voit sur cet extrait de film d’une assemblée générale de la PAH à Madrid en 2013, à laquelle participaient alors deux futurs députés Podemos, les objectifs de l’association sont multiples, et patiemment expliqués. Il s’agit d’annuler les dettes des signataires de crédits par la « dation en paiement » en échange du logement, même quand sa valeur est inférieur au montant de la dette, d’obtenir des loyers sociaux proportionnels aux revenus réels et enfin de récupérer et de conserver les logements libres – autant de revendications effectivement relayées par le programme de Podemos.
Une assemblée générale de la PAH suivie de la paralysation de l’expulsion d’un maçon roumain surendetté : deux futurs députés Podemos participent à la mobilisation. Extrait de Bricks ; photographie Cécile Bodénès.
Ce type d’action s’inscrit dans un répertoire d’actions spécifique, pour reprendre l’expression de Charles Tilly24, qui entre ici en conflit avec le mandat des députés parlementaires. Même si certains députés continuent à venir aux mobilisations, comme le revendique aussi en France le député de la France Insoumise François Ruffin, la grande majorité des activités parlementaires tourne le dos au militantisme de la PAH. Ce dernier implique un engagement physique face aux forces de l’ordre au petit matin pour empêcher les expulsions, l’occupation des banques pour exiger une annulation des dettes, l’organisation de rassemblements devant les domiciles des personnalités politiques – souvent des députés – responsables de la loi hypothécaire honnie. La campagne « Jugement et Châtiment », présentée dans l’extrait précédent, vise notamment à cibler les dirigeants responsables de la libéralisation financière, comme l’ancien ministre de l’économie et des finances et ex-président du FMI, Rodrigo Rato. Parallèlement à cette activité politique offensive, une aide juridique gratuite, individuelle et collective, un soutien psychologique et des formations à l’économie sont proposés aux afectados, les « victimes » du crédit à risque. C’est tout ce mouvement de fond qui explique la radicalisation des milieux populaires à l’origine des succès électoraux de Podemos, avant même que le mouvement des Indignés ne généralise la contestation sur un terrain social. Il est désormais difficile, pour de nombreux cadres du nouveau parti, d’en être le relais sans continuer à y participer directement, surtout quand toute une aile de la formation insiste toujours plus sur le travail parlementaire que sur le travail militant, et s’appuie aussi plus explicitement sur les compétences techniques et académiques des classes moyennes que sur les milieux les plus populaires, ouvriers et employés, pourtant à l’origine des succès électoraux.
Un relais politique pour les luttes sociales ?
En opérant une brèche dans le pouvoir financier, la PAH a réussi à empêcher des milliers d’expulsions, à modifier les représentations dominantes des banques, du rapport au logement, de l’obligation légale de la dette, ainsi que la conscience politique de nombreux surendettés. C’est, de fait, une longue lignée idéologique héritée de la guerre civile espagnole qui marque un coup d’arrêt : en 1959, le ministre du logement de Franco, José Luis de Arrese, à l’issue d’une longue traque des républicains, disait : « nous ne voulons pas une société de prolétaires, mais de propriétaires », une politique qui s’inscrivait dans la vision de la « révolution chrétienne »25 carliste, phalangiste puis franquiste. Dans un pays où plus de 79 % de la population est propriétaire26, et où ce primat de la propriété s’est vu renforcé dans les années 2000 d’un afflux massif de crédits à risque assimilables aux subprime américains et diffusés parmi les strates les plus pauvres – y compris la classe ouvrière immigrée du bâtiment venue du Maroc, de Roumanie et d’Amérique latine – le changement de ton opéré par la PAH est décisif. Dans cet extrait, on comprend l’importance du travail militant effectué par l’avocat militant de la PAH, Manuel San Pastor, soutien de Podemos dans la banlieue madrilène d’Alcorcón, qui aide ici une famille équatorienne du quartier de Carabanchel à empêcher l’expulsion de son logement. Le choix difficile, à contre-courant, fait par ce militant de la PAH – un ancien du Parti communiste comme d’autres militants de la PAH et de Podemos – a consisté à ne pas s’impliquer intégralement dans la construction du parti, pour continuer à défendre activement des luttes contre les expulsions.
C’est la multiplication de ce type d’actions, jusque dans les régions les plus reculées d’Espagne, qui a construit la notoriété de la PAH et permis l’élection, à la mairie de Barcelone, de sa porte-parole Ada Colau en 2015, alors tête de liste pour Barcelona en Comú et soutenue par Podemos. Parallèlement, à Madrid, la juge anti-corruption Manuela Carmena (Ahora Madrid) remportait la mairie après vingt-cinq années de pouvoir de droite. Et à Valence, c’est l’ancien syndicaliste Joan Ribó (Compromís), proche de la théologie de la libération puis communiste, qui était élu après la réélection, pendant un quart de siècle, de la même dirigeante locale du Parti populaire Rita Barbera, ayant elle-même succédé à douze ans de Parti Socialiste. À Madrid, sur les huit députés élus en décembre 2015, outre Pablo Iglesias, Carolina Bescansa et Iñigo Errejón, dirigeants et fondateurs historiques du parti, deux sont des militants actifs de longue date de la Plataforma de Afectados por la Hipoteca : Rafael Mayoral et Irene Montero, désormais porte-parole du groupe parlementaire Unidos Podemos – En Comú Podem – En Marea à seulement 29 ans. Présents dans le premier extrait de film, ils faisaient partie des groupes de soutien aux afectados. Ils ont aujourd'hui une importance déterminante dans la structuration du groupe parlementaire et ils font partie de la direction de Podemos. Or, les statuts de la PAH interdisant à ses membres d’avoir une « charge publique », et le travail de député étant chronophage, ils se dédient pleinement à leur tâche politique et à la construction de Podemos, comme la députée de la province de Léon, Ana Marcello, elle aussi ancienne militante de la PAH.
Outre l’entrée de militants éminents de la PAH vers Podemos, ce sont des centaines de militants de base de la PAH qui ont rejoint le parti politique, modifiant les équilibres internes des deux organisations. Ce transfert de force politique a contribué au maintien d’une aile gauche opposée à la ligne socio-démocrate d’Iñigo Errejon. Il a permis la conservation de certains liens avec les luttes sociales et la défense de leurs intérêts politiques au sein des institutions. Mais ce durcissement de l’aile gauche majoritaire, en remplaçant le cercle des fondateurs, a aussi pu être interprété comme une dangereuse dérive bureaucratique, plutôt que comme un relais efficace des luttes sociales. En février 2017, une lettre de démission de Luis Alegre, l’un des dirigeants de la première heure, issu lui aussi d’Anticapitalistas, en témoigne :
Si une mouche entre dans une maison et que quelqu’un en profite pour sortir un revolver et tuer la belle-mère, on ne peut pas dire qu’il s’est attaqué à la mouche à coups de pistolet. Il a commis un crime qui n’a rien à voir avec la mouche. On peut dire que c’est ce qui se passe dans Podemos. L’entourage actuel de Pablo Iglesias – où ne se trouve plus un seul de ceux qui l’ont accompagné au début – est entré dans le parti avec un objectif qui ne peut conduire qu’à la destruction du projet.
Cette charge, venant d’un ancien militant d’extrême-gauche rallié au projet fédérateur de Podemos, porte sur un groupe de militants issus du Parti communiste et des Jeunesses communistes, mais elle pose plus largement le problème de la perte du centre de gravité d’un parti politique quand son élan social initial s’est essoufflé. Vu cette fois depuis la PAH, un tel transfert est chargé d’ambiguïtés d’une autre nature : il prive le mouvement social d’une partie de ses forces.
« On se retrouve un peu décapités » : lutte contre les banques et attrait du pouvoir
Le fait de ne plus se dévouer entièrement et directement à la défense des intérêts des surendettés ne signifie pas un changement d’idées politiques ni un abandon des solidarités concrètes, amicales et politiques, tissées au fil des années. Les députés qui n’étaient pas engagés dans les mouvements sociaux peuvent même se déplacer ponctuellement pour appuyer les luttes contre les expulsions, qui sont ainsi associées à la ligne politique officielle du parti et relayées dans la presse :
Podemos a annoncé que ses trois députés régionaux José Ramón Blanco, Verónica Ordóñez y Alberto Bolado participeront, avec la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (PAH), à l’action « #stop desahucio » [#stopexpulsion] qui sera lancée à Loredo (Ribamontán al Mar) le prochain mercredi 6 avril, où est prévu une expulsion de Kutxabank27.
Mais ces appuis ponctuels, du point de vue des membres actuels de la PAH, font souvent figure de décorum et d’opérations de communication, même si les députés anciennement engagés dans la PAH maintiennent des contacts personnels avec les afectados et se considèrent toujours comme leurs représentants politiques – bien qu’ils n’aient souvent pas subi eux mêmes d’expulsion et ne soient donc pas au sens strict des afectados. Cependant, du point de vue des membres encore actifs de la PAH, leur absence se fait cruellement sentir, même lorsqu’ils ne sont pas députés et sont juste recrutés par l’une des mairies nouvellement conquises. Comme le dit l’un des piliers de la plate-forme madrilène, à l’écart des institutions et de Podemos :
Tous ceux qui sont dans Podemos ou Ahora Madrid sont en dehors de la PAH. Bien sûr, ce sont des compagnons de route, mais ils ne travaillent pas ici. L’une d’elles, par exemple, qui a n’a pas de fonction publique, mais qui travaille maintenant pour la mairie de Madrid, que je n’ai pas vue depuis des mois – je crois qu’elle continue à travailler pour Ahora Madrid, pour le gouvernement municipal – n’a pas de charge publique mais elle n’est pas avec nous pour autant. Elle travaille à la mairie, à l’organisation du groupe municipal Ahora Madrid mais pas ici. C’est vrai qu’elle vient à quelques coordinations, à quelques choses, mais c’est tout. […] On a analysé cette situation et c’est vrai qu’on se retrouve un peu décapités28.
Cette expression intrigante – comment peut on être « un peu » décapité ? – résume les difficultés de positionnement, de coordination entre le corps social et la tête politique qui vivent désormais, en partie au moins, leurs propres vies – jusqu’à devenir des organismes différents. Une lettre envoyée par la PAH à son ancienne porte-parole, Ada Colau, désormais maire de Barcelone, au sujet des nombreux logements vides détenus par la société de gestion des actifs des banques nationalisées au moment de la crise (la SAREB), témoigne des conflits qui opposent désormais les mouvements sociaux à leurs anciens camarades entrés dans les institutions.
Il y a un mois, Madame la maire, vous annonciez que la mairie de Barcelone concluait ses négociations avec la SAREB pour que soient cédés 500 appartements vides que l’on trouve à Barcelone, qui ne respecte pas la loi 24/2015 et dont on peut par conséquent réquisitionner. Dans la même conférence de presse, vous déclariez que si la SAREB, et les autres entités bancaires, n’acceptaient pas ces critères, la cession obligatoire des logements vides de Barcelone serait mise en œuvre. Qu’est devenue cette mesure ? Les réquisitions ont elles commencé ? De notre côté, nous avons affirmé que nous ne nous conformerions pas aux 500 appartements de la SAREB, que nous les voulons tous, que nous voulons la réquisition de tous ceux qui ne respectent pas la loi, c’est-à-dire au moins les 2 591 logements vides qui ne respectent officiellement pas la loi à Barcelone29.
Portant sur un sujet sensible et central depuis le début de la crise espagnole, ce texte a souvent été interprété comme une « lettre de rupture ». Or, cette coupure, et l'impression de trahison qu'elle traduit, accentue une sensibilité anti-partis fréquente à l’intérieur de la PAH, justifiant même une forme d'apolitisme : au cours des coordinations nationales de la PAH, l’« apartidisme » a beau être distingué de l’ « apolitisme », il conduit régulièrement à l’antipolitisme et à des extrémités, comme la proposition – non retenue – d’exclusion de la PAH de tout membre d’un parti jugé, par principe, coupable de récupération. La distance se creuse donc des deux côtés, au risque d’une dépolitisation des enjeux sociaux, qui se retrouvent désormais artificiellement découpés entre deux engrenages faussement complémentaires : l’intervention directe pour les uns ; la solution bureaucratique pour les autres. Mais, comme le précise un militant de la PAH avec philosophie, les intérêts partisans sont inévitables et n’empêchent par le maintien de liens personnels :
C’est vrai que d’une façon qui ne se voit pas, ils maintiennent des relations avec la PAH. Ils gardent leur conscience, et d’après ce que je vois ils parlent de nos revendications, mais sans se réclamer d’une quelconque façon de la PAH. Et moi ça me semble bien. Évidemment il y a des mauvaises langues qui les accusent d’avoir utilisé la PAH pour arriver au Congrès. Mais on ne se retrouve pas à l’Assemblée Nationale par hasard, en se baladant dans la rue !
D’une façon plus fondamentale, c’est le rôle de Podemos et de ses soutiens politiques dans les institutions qui pose problème aux militants de la PAH. L’administration de Manuela Carmena, élue maire Ahora-Podemos à Madrid, a par exemple nettement changé les formes de contestation en établissant un « bureau d’intermédiation » qui canalise les revendications des membres surendettés de la PAH en leur proposant des solutions individualisées et souvent jugées insuffisantes par certains militants. La discussion suivante oppose une militante de la PAH, qui participe à l’administration municipale, soutient Podemos et sort d’une réunion avec la mairie, à deux autres militants, qui critiquent fortement sa position :
– PAH 1 : J’ai trouvé que c’était positif, pour une première prise de contact. Les banques vont nous céder un certain nombre de logements, pour avoir une sorte de fonds social de logements en commun avec la mairie. Mais comme ça existe déjà, je leur ai dit que la question n’était pas tant que ça soit là ou pas mais plutôt quels étaient les critères pour y avoir droit. Parce que s’il faut avoir déjà été expulsé [lanzado] comme premier critère, le problème c’est le temps entre l’expulsion et l’entrée dans nouveau logement !
– PAH 2 : ce qui est sûr c’est que tout ce dont on a parlé c’était pour enfoncer des portes ouvertes. Ça a servi de cataplasme médiatique pour les institutions. Mais que s’est-il vraiment passé ces derniers jours ? Ceux qui sont arrivés à la mairie nous ont dit que le programme était un « ensemble de propositions », dont fait partie la question du logement. Des propositions, ce n’est pas un engagement. Ensuite on a entendu parler d’une initiative qui a bien plu aux banques !
– PAH 3 : tout le monde sait que les logements qu’ils ont mis dans ce fonds social ne sont pas juste « en mauvais état » mais sont totalement ravagés ! Et la mairie s’engage à les remettre en état ? Ça veut dire qu’avec l’argent public on répare des appartements qu’on nous a volés ! Ils nous prennent pour des cons ! On devrait exiger que les logements qu’on nous concède soient dans un état immédiatement habitable quand les familles s’y installent30.
Ce type de débat, intégré à la routine politique, pose la question de l’institutionnalisation sur un autre plan, qui n’est pas celui de la seule distanciation vis-à-vis du mouvement social initial, mais bien du conflit interne au mouvement qui s’installe au sujet de la gestion administrative, légale, de problèmes sociaux qui étaient jusque là résolus par le rapport de force. C’est là toute l’ambiguïté de la nouvelle situation politique : tant qu’une organisation utilise comme tribune politique des institutions non exécutives, comme c’est le cas du pouvoir législatif, le conflit reste dans des limites raisonnables. Mais quand il s’agit d’institutions ayant un pouvoir exécutif relativement important, comme c’est le cas des mairies de grandes villes, le conflit ne cesse de se rouvrir malgré les liens forgés au fil du temps. Dans ce cas, le dilemme de la participation aux institutions ressemble plus à celui de Syriza au pouvoir en Grèce depuis janvier 201531, ou à celui d’Akel au gouvernement de Chypre de 2008 à 2013, qu’aux bolcheviks de la Douma : la question n’est pas de chercher à rompre de l’intérieur mais à conserver l’unité et l’efficacité gouvernementale sans avoir l’air de trahir ses anciens alliés, ce qui est souvent impossible.
Conclusion
Depuis le début de la crise mondiale de 2007, on retrouve dans plusieurs pays un scénario de radicalisation institutionnelle sur fond de relative – voire totale, selon les situations – séparation avec les luttes sociales. Podemos, de ce point de vue, n’est que l’un des courants, particulièrement puissant, d’un mouvement international de contestation et de déstabilisation du bipartisme, mais dont il est loin d’être prouvé qu’il s’agisse vraiment d’une déstabilisation des institutions elles-mêmes. On le retrouve aux États-Unis, avec Bernie Sanders, dont une partie des soutiens parmi les jeunes nouveaux cadres démocrates provient, directement ou non, du mouvement Occupy Wall Street et de ses sympathisants. On le retrouve aussi en Angleterre, avec une partie de la base sociale du parti travailliste qui, sous l’effet de la crise des subprimes, soutient l’aile gauche de Jeremy Corbyn. Il est présent en France, avec la percée de la France insoumise sur fond d’effondrement socialiste, qui conduit à la formation d’un groupe de 17 députés à l’issue des élections législatives de 2017. On le retrouve enfin en Grèce, où la coalition Syriza s’est rompue sous l’effet d’une intégration au jeu diplomatique traditionnel du règlement de la dette. Et dans la plupart de ces pays, le choc social du surendettement et des expulsions, sur fond de financiarisation des économies populaires, a nourri des dilemmes politiques qui restent à trancher32.
Mais l’histoire de ces dilemmes est moins récente que celle des partis qui les vivent, comme le rappelle cette critique de Marx à l’égard des révolutionnaires français de La Montagne nouvellement élus, qui soutenaient la création du premier Ministère du Travail en 1848 : « Un ministère spécial du Travail ! Mais les ministères des Finances, du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les ministères du Travail bourgeois ? À côté d’eux, un ministère du Travail prolétarien ne pouvait être qu’un ministère de l’Impuissance, un ministère des Vains Désirs » 33. Le ministère en question a tout de même permis des augmentations de salaires, des logements sociaux et l’accueil des travailleurs étrangers. Mais à sa tête, les objectifs initiaux de Louis Blanc, le militant socialiste, se sont en effet retrouvés rapidement dénaturés, puis abandonnés, par les réalités quotidiennes du travail du député, puis du ministre.
Notes
1
Jacques Bouillon, « Les démocrates socialistes aux élections de 1849 », Revue française de science politique, n° 6-1, 1956, p. 70-95.
2
Pierre Broué, Le Parti bolchevique. Histoire du PC de l’URSS, Paris, Minuit, 1972.
3
Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Paris, Agone, 2013.
4
Richard Cloward, Frances Piven, Poor People Movements : Why They Succeed, How They Fail ?, New York, Vintage Books, 1977.
5
Suzanne Staggenborg, « The survival of the women’s movement : Turnover and continuity in Bloomington, Indiana », Mobilization, vol. 1, n° 2, 1999, p. 143-158.
6
Selon les économistes espagnols, le seul secteur de la construction a atteint 18% du PIB du pays, sans compter les emplois induits dans les autres secteurs liés à l’immobilier : José García Montalvo, « Crisis éconómica y dinámica del ajuste inmobiliario en España », curso de Verano de la Universidad del País Vasco y la Fundación de Cajas de Ahorros del País Vasco, 9 septembre 2009 ; José García Montalvo, « Financiación inmobiliaria, burbuja crediticia y crisis financiera : lecciones a partir de la recesión de 2008-2009 », Papeles de Economía Española, n° 122, 2009, p. 66-85. Même plusieurs années après l’éclatement de la bulle immobilière, en 2013, la part de l’immobilier dans le PIB espagnol reste élevée : 13 % selon Marta Otero Moreno, Joaquín Blanco García Lomas, « El sector inmobiliario en España », Instituto de Estudios Económicos, 2014.
7
Selon le Consejo General del Poder Judicial, 671 943 procédures d’expulsion ont été initiées entre 2007 et 2015.
8
Héloïse Nez, Podemos. De l’indignation aux élections, Paris, Les Petits Matins, 2015 ; Alberto Amo, Alberto Mínguez, Podemos, la politique en mouvement, Paris, La Dispute, 2016 ; Alicia Fernández, Mathieu Petithomme (dir.), Contester en Espagne. Crise démocratique et mouvements sociaux, Demopolis, Paris, 2015.
9
En Comú Podem, formed in October 2015, comprises five political groups: Barcelona en Comú (a citizen platform headed by Ada Colau, former spokesperson of the Plataforma de Afectados por la Hipoteca (PAH) movement for the right to housing, and now mayor of Barcelona), Equo (an environmental party founded in 2011), EUiA (the Catalan equivalent of Izquierda Unida), ICV (a Catalan environmental party with communist leanings), Podem (Podemos in Catalonia), and Proceso Constituyente en Cataluña (an anti-capitalist separatist organization).
10
“Bescansa vuelve a visibilizar en el Congreso el problema de la conciliación”, Público, November 17, 2016.
11
"De la casta a las rastas: el Parlamento experimenta un cambio de política aspirando a la identificación ciudadana", El País, January 14, 2016.
12
Alexis Badaev, Les Bolcheviks au parlement tsariste, Paris, Bureau d’Édition, 1932.
13
En Espagne, le mouvement des Indignés est plus fréquemment appelé « 15-M », car il est né le 15 mai 2011. Podemos est crée trois ans plus tard, en 2013, et traduit une nouvelle étape de la mobilisation sociale, en des termes institutionnels et électoraux. La PAH, quant à elle, est antérieure : elle est créée officiellement à Barcelone en février 2009.
14
La PAH est issue d’un mouvement social de masse regroupant les « affectés par le crédits » dans plus de 230 villes et villages d’Espagne, contre les expulsions de logement pour crédits impayés et pour l’annulation des dettes par l’occupation systématique des banques et la grève des remboursements.
15
Pablo Iglesias Turrión, Multitud y Acción Colectiva Postnacional. Un estudio comparado de los desobedientes : de Italia a Madrid (2000-2005), Phd Dissertation, University Complutense de Madrid, 2008.
16
Immanuel Wallerstein, « Structural Crises », New Left Review, n° 62, 2010, p. 133-42.
17
L’interprétation est hétérodoxe dans le sens où l’idée de contre-hégémonie passe chez Gramsci par une « guerre de position » induisant une rupture révolutionnaire avec le capitalisme, ce qui devient chez Chantal Mouffe et Ernesto Laclau une « multitude de ruptures, pour défaire les nœuds autour desquels l’hégémonie actuelle est structurée ». Iñigo Errejón, Chantal Mouffe, Podemos in the Name of the People, Londres, Lawrence & Wishart, 2016, p. 41.
18
Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d’Espagne, Montréal, Lux, 2016.
19
Ariel Jérez, « La patria rural », El Despertador 3.0, 2017.
20
Enzo Traverso, Les Nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.
21
Consejo del Poder Judicial, Memoria sobre el estado, funcionamiento y actividades del consejo general del poder judicial y de los juzgados y tribunales en el año 2014, 2015.
22
Lorena Mullor, "A Proposal for the Spanish Mortgage and Housing Market", Mortgage Info, no. 1, January 2009, p. 1-2.
23
Ada Colau, Adrià Alemany, ¡Sí se puede! Crónica de una pequeña gran victoria, Barcelone, Destino, 2013.
24
Charles Tilly, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième Siècle, vol. 4, n° 1, 1984, p. 89-108.
25
Sophie Laura Gonick, At the Margins of Europe : Homeownership, Inclusion, and Protest in Contemporary Madrid, Thèse de doctorat en Urbanisme, UC Berkeley, 2015.
26
Certains chiffres indiquent même près de 90%. Ici, on garde le taux le plus bas de l'Instituto Nacional de Estadísticas, Censos de Población y Vivienda, 2011. Dans une autre étude de l’INE sur les foyers espagnol, les chiffres de 30,1 % des foyers ayant encore à rembourser leur prêt, contre 48,8 % de propriétaires de plein droit, relativisent fortement le sens du statut de propriétaire et soulignent l’importance du crédit. Instituto Nacional de Estadisticas, « Encuesta continua de Hogares. Año 2013 », Notas de prensa, 2013.
28
Interview at the PAH premises in Madrid, March 2016.
29
The full text of this letter may be found in Catalan and in Castilian on the PAH website.
30
The film of this conversation may be seen in Bricks: 1’13’46 to 1’16’30.
31
Lamprini Rori, « De la contestation au pouvoir. Les ressorts de l’ascension électorale de Syriza », Savoir/Agir, vol. 2, n° 32, 2015 : « Syriza est passé de la contestation au mainstream politique, des composantes alternatives à l’organisation partisane classique, de la rhétorique de la désobéissance et de la révolte à la victoire électorale et la réforme de l’État ».
32
Dans ce panorama, le scénario politique français est un peu différent, car il n’y a pas eu de formation d’une bulle immobilière massive, déterminant les choix industriels pendant des années, et s’effondrant brutalement : l’expression politique de la crise s’y formule donc d’une façon moins brutale. Il n’y a par exemple pas de mouvement social de masse à l’origine de la France Insoumise, mais plutôt un appel d’air liée à la crise du parti socialiste.
33
Karl Marx, Les Luttes de classes en France [1850], Paris, Gallimard, 2002.
Bibliographie
[sans auteur], Consejo del Poder Judicial, Memoria sobre el estado, funcionamiento y actividades del consejo general del poder judicial y de los juzgados y tribunales en el año 2014, 2015.
Alberto Amo, Alberto Mínguez, Podemos, la politique en mouvement, Paris, La Dispute, 2016.
Rubén Amón, « De la casta a las rastas : el Parlamento experimenta un cambio de política aspirando a la identificación ciudadana », El País, 14 janvier 2016.
Alexis Badaev, Les Bolcheviks au parlement tsariste, Paris, Bureau d’Édition, 1932.
Joaquín Blanco García Lomas, Marta Otero Moreno, « El sector inmobiliario en España », Instituto de Estudios Económicos, 2014.
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Ada Colau, Adrià Alemany, ¡Sí se puede! Crónica de una pequeña gran victoria, Barcelone, Destino, 2013.
Iñigo Errejón, Chantal Mouffe, Podemos in the Name of the People, Londres, Lawrence & Wishart, 2016, p. 41.
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Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Paris, Agone, 2013.
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Ariel Jérez, « La patria rural », El Despertador 3.0, 2017.
Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d’Espagne, Montréal, Lux, 2016.
Karl Marx, Les Luttes de classes en France [1850], Paris, Gallimard, 2002.
Lorena Mullor, « A Proposal for the Spanish Mortgage and Housing Market », Mortgage Info, nº 1, janvier 2009, p. 1-2.
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Lamprini Rori, « De la contestation au pouvoir. Les ressorts de l’ascension électorale de Syriza », Savoir/Agir, vol. 2, n° 32, 2015, p. 61-71.
Enzo Traverso, Les Nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.
Immanuel Wallerstein, « Structural Crises », New Left Review, n° 62, 2010, p. 133-42.