De la « prise du sujet » à la « prise de risque ». Le cas des génocides

Le 19 octobre 2022 a eu lieu au Mémorial de la Shoah à Paris la « journée de rentrée » du CESPRA, unité mixte EHESS-CNRS, intitulée « Les violences de masse : la prise du sujet » : elle visait à se demander en quoi certaines dispositions que nous développons, dont nous héritons, que nous poursuivons, nous aident à concevoir le sujet des violences de masse et à traiter ces faits historiques en historien.

Pour ma part, j’ai choisi d’orienter ma réponse dans deux directions : premièrement en considérant un cas spécifique de violences de masse c’est-à-dire les génocides du XXe siècle ; deuxièmement en envisageant la prise du sujet comme une prise de risque en matière de recherche.

En effet, il est indispensable pour comprendre comment se construit un sujet de recherche d’interroger l’itinéraire du chercheur qui porte ces sujets avec difficulté et avec volonté. C’est pour cela qu’il faut souligner les prises de risque qu’appelle ce type de recherche, le choix, par exemple, d’engager et de soutenir la recherche internationale et la recherche collective. Je me sens très loin du caractère supposé complaisant de la prise personnelle d’un sujet soi-disant valorisant – les génocides – qui amène un public à s’y intéresser, loin aussi du préjugé d’une mode qui serait celle des genocides studies à l’américaine, avec tout le mépris que certaines ou certains portent à l’américanisme, à l’invasion d’une culture soi-disant insignifiante. La prise du sujet, on le voit, est une prise de risque personnelle, non qu’elle conduise à un retour narcissique vers sa propre personne mais, au contraire, qu’elle incite à se demander comment un effort pour sortir de sa zone de confort, un effort pour se déprendre de ses certitudes, peut mener à mieux comprendre, à mieux connaître, à mieux étudier les violences de masse et les génocides.

Toute violence de masse contre des populations n’est pas un génocide. Il faut pour cela qu’il y ait le ciblage d’un groupe, ciblage racial – sachant qu’il n’y a pas de races dans l’histoire – mais précisément l’entreprise génocidaire vise à renverser toutes les catégories de la connaissance pour poser des idéologies, en particulier des races et donc de la lutte entre les races. Il faut aussi pour un génocide, pour que des violences de masse se transforment en génocide, que des institutions soient dédiées à la destruction de ce groupe, que cette destruction soit à la fois physique, matérielle mais aussi métaphysique pour aboutir à que ce groupe cible n’ait jamais existé sur terre.

Néanmoins, un génocide rassemble des formes de violences de masse, instruments du projet génocidaire. Mais il y a des violences de masse également contre des personnes ou des groupes jugés complices de l’ennemi absolu qu’est ce groupe cible. Et puis il y a des violences de masse contre les sociétés, les États, les institutions, les législations, les cultures pouvant s’opposer à la réalisation de l’entreprise génocidaire. Je pense notamment à l’exemple très fort, rappelé récemment par l’écrivain Marcel Cohen dans l’ouvrage collectif Se Souvenir d’Hélène Berr1, Hélène Berr étant une jeune étudiante juive française qui a documenté grâce à son journal la persécution menant au génocide des juifs d’Europe. Marcel Cohen rappelle que le chêne de Goethe à Buchenwald avait été placé au centre du camp et de l’entreprise de destruction nazie, que les nazis avaient choisi intentionnellement de pervertir ce symbole peut-être le plus fort de l’humanité littéraire et philosophique incarné par Goethe, par Schiller et donc de montrer que la violence de masse de l’entreprise génocidaire et des nazis était aussi de s’attaquer à tous ces éléments qui pouvaient empêcher qu’un génocide ne se produise.

On le voit, l’interrogation sur la prise du sujet mobilise au fond toutes les ressources permettant de concevoir et d’étudier un sujet comme les violences de masse et les génocides, y compris la fiction, parce que la fiction permet de comprendre et, d’une certaine manière, de penser l’impensable que représentent les génocides. Cela nous montre encore une fois que ces sujets des violences de masse et des génocides échappent aux catégories académiques classiques dans lesquelles il serait vain de vouloir les faire entrer de force. Au contraire, il faut mobiliser ces ressources tout en traitant ces sujets avec la plus grande rigueur scientifique, celle qu’exige la recherche en sciences sociales et humaines.

penser les génocides

Première de couverture de l'ouvrage Penser les génocides. Itinéraire de recherche, Paris, CNRS Editions, 2021.

Pour mobiliser la recherche, il est important de conserver la mémoire de la documentation de la recherche. Il y a une continuité dans l’étude des génocides et des violences de masse, il est très important pour le chercheur de mobiliser l’historiographie, la connaissance antérieure et pas seulement celle de l’historien mais aussi celle du philosophe, celle du juriste. Je donnerai un exemple assez récent puisque, entre 2016 et 2018, a eu lieu une mission d’étude sur l’enseignement et la recherche des génocides et des crimes de masse en France qui a mobilisé 65 chercheurs. Lors d’un colloque de restitution de cette mission, une session a porté précisément sur les itinéraires de recherche des chercheurs. Cette session a débouché sur la réalisation d’un ouvrage collectif, Penser les génocides. Itinéraires de recherche2. Je dirais que cette journée du 19 octobre 2022 est dans la continuité de ce travail collectif sur les itinéraires de recherche des chercheurs étudiant les violences de masse et les génocides.

Au commencement sont des éclats et des ténèbres qui nous surprennent, et dont nous ne réalisons que tardivement l’impact sur nous-mêmes et sur des décisions qui nous engagent

En premier lieu, j’interrogerai notre histoire personnelle, signifiante, même s’il n’est pas certain qu’au moment où nous avons vécu les événements, on ait vraiment réalisé leur importance pour le travail de recherche mais j’assumerai ici une part de cohérence dans l’itinéraire. On a tendance à privilégier l’incohérence et les hasards mais il me semble que les choses font sens. Pour ma part, j’ai réfléchi à ce que représente cet itinéraire à travers des héritages, des enseignements venus de ma famille, de mes parents : une mère protestante qui s’intéressait beaucoup à la guerre d’Algérie et à la question de la torture dans la République, marquée par les travaux de Pierre Vidal-Naquet ; avec mon père, je sais qu’ils ont, jeunes parents, suivi des conférences au début des années 19603 – au moment où la guerre d’Algérie n’était pas terminée. On sait ce qu’impliquait dans la guerre d’Algérie de telles violences de masse et les réponses de la société civile et des communautés religieuses, catholiques et protestantes, à cette torture de la République.

Il y a aussi la conscience de ces deux parents qui ont connu, jeunes adolescents, l’occupation nazie, en particulier ma mère, qui, voyant disparaître dans ses classes du lycée Jules Ferry, place de Clichy, des jeunes camarades (la rafle du Vel d’Hiv étant intervenue entre temps), ne comprenait pas. Elle a tenté d’en parler à son père qui a refusé toute discussion, choisissant de protéger sa famille probablement. De vrais traumatismes m’ont été légués que j’ai réfléchis par moi-même. Plus tard, lycéen, terminant ma classe de terminale, il s’est trouvé que j’ai réussi cette année-là4le concours national de la Résistance et de la Déportation, lauréat d’un premier prix à Paris5. J’ai donc été invité à participer au voyage, au pèlerinage des anciens déportés, filles et fils de déportés vers Auschwitz-Birkenau. On était fin octobre début novembre 19796. C’est une double expérience, la découverte de l’entreprise génocidaire, Birkenau en particulier, Maïdanek et Treblinka, ces camps de Pologne. Et puis c’est aussi l’entrée dans l’Europe de l’Est – le mur de Berlin n’avait pas cédé –, et plus tard, en 1986-1988, c’est l’expérience de l’enseignement en Turquie, dans un pays qui a instauré et instaure toujours un négationnisme d’État sur le génocide des Arméniens.

Ce sont donc des expériences marquantes qui m’ont amené à m’intéresser aux génocides et aux réponses que l’on peut leur proposer avec des découvertes signifiantes : d’une part, lors de ce pèlerinage dans les centres de mise à mort de Pologne, la résilience des anciens déportés, leur force, leur courage aussi de revenir sur les lieux d’un enfer et d’une déshumanisation totale ; d’autre part, un apprentissage de la force des personnes et de la volonté de permettre que la mémoire fasse histoire et dessine donc des réponses aux génocides7. En Turquie, c’est par exemple la découverte du grand livre de Frantz Werfel chez un bouquiniste du vieil Istanbul, du vieux Galata8, Les 40 jours du Musa Dagh, qui raconte l’histoire de la résistance des 4 000 Arméniens de la montagne de Moïse, finalement secourus par la Marine française, par l’amiral Dartige du Fournet : un livre très important rédigé en 1933 par cet écrivain de langue allemande, autrichien, pour alerter ses compatriotes devant le risque d’un nouveau génocide avec l’arrivée des Nazis au pouvoir9.

Les 40 jours

Première de couverture de l'ouvrage de Frantz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, Paris, Albin Michel, 1936.

D’où on le voit bien, une compréhension progressive du sujet et, avec la Turquie, la compréhension que le négationnisme est organisé, qu’il peut se combattre et qu’il se combat, en particulier, par la vérité historique et la transmission de cette vérité historique. Des convictions fortes, même si je n’en avais pas forcément conscience à l’époque où je les vivais, ont construit un itinéraire de recherche me préparant finalement de manière très ancienne à l’étude des génocides et des violences de masse.

Une connaissance sensible et personnelle, hors de toute réalité académique

En deuxième lieu, je voudrais rappeler que cette attention aux génocides et aux violences de masse a pu me mener à ouvrir des chantiers, des recherches spécifiques qui ont contribué à créer un champ d’études qui m’est propre, créant une base importante pour la suite : par exemple, ma recherche pour mon mémoire de maîtrise sur les Éditions de Minuit clandestines durant l’occupation nazie10, puis mon intérêt pour les réseaux antinazis intellectuels en France autour d’Elie Halévy et de Raymond Aron avant la Seconde Guerre mondiale, avec la thèse de l’ère des tyrannies d’Elie Halévy puis des États totalitaires de Raymond Aron (1939), qui précède de beaucoup les thèses d’Hannah Arendt sur les totalitarismes, thèses très importantes par ailleurs11.

Cet intérêt pour les réseaux antinazis a abouti à un sujet de thèse qui n’a pas été poursuivi dans la mesure où, pour penser les intellectuels antinazis en France, il fallait mobiliser la réflexion et les connaissances sur les intellectuels, en particulier français ; or il y avait un déficit sur ce point car les intellectuels étaient trop liés, de mon point de vue, au point d’arrivée c’est-à-dire là où ils s’inscrivaient politiquement et non au point de départ, qui était le rapport au savoir.

Rapport sur les camps

Première de couverture de l'ouvrage de Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, Mille et une nuits, 2003.

Pour cela, j’ai été amené à étudier l’engagement des savants durant l’Affaire Dreyfus pour essayer de reprendre le dossier des intellectuels et de l’usage des savoirs. En même temps, j’ai commencé à travailler sur la guerre d’Algérie, en particulier sur le comité Audin12, et à une édition avec Pierre Encrevé du rapport de Michel Rocard sur les camps de regroupement13. Ce travail a débouché sur les processus génocidaires notamment parce que – et ce fut pour moi une découverte majeure qui m’a fait passer de la thèse à mon habilitation à diriger des recherches – les Dreyfusards, défendant le capitaine Dreyfus, s’étaient mobilisés quelques mois auparavant pour la défense des Arméniens, victimes des grands massacres hamidiens de 1894-1896. C’est à partir de ce moment-là que j’aborde le domaine des génocides et notamment la réponse que l’Europe tente d’apporter – et quand je parle de l’Europe, c’est celle des sociétés plus que celle des États – à l’extermination des Arméniens14 ; et tout va se nouer, au-delà de ces thèmes de recherche et des dossiers que je traite, dans une inscription plus académique des recherches validées par l’Université.

 Rejoignant l’espace de la recherche, la connaissance personnelle des violences de masse et des génocides oblige à se mettre à la hauteur des défis heuristiques posés

En troisième lieu, comme je l’ai dit, cet intérêt pour le sujet des génocides et des violences de masse, avec les distinctions que j’ai indiquées au début de cet exposé, a amené à ce que ces travaux s’inscrivent dans un cadre universitaire et dans la recherche collective. J’ai mentionné ma thèse sur l’engagement des savants dans l’Affaire Dreyfus ; dans mon habilitation à diriger des recherches en 2015, je me suis saisi du  sujet de la France face au génocide des Arméniens avec le lien que j’ai mentionné à travers les Dreyfusards. Bien sûr, le génocide des Arméniens c’est d’abord 1915, mais la question du caractère génocidaire des massacres hamidiens est posée à travers des analyses contemporaines (Jean Jaurès particulièrement parle d’une « guerre d’extermination15 » menée en 1896 et la qualifie en 1896, ce n’est donc pas une analyse postérieure).

La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi

Première de couverture de La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi. Rapport au Président de la République de la commission de recherche. Paris, Armand Colin, 2021.

Après la soutenance de cette HDR, il a été possible – dans le cadre d’un colloque sur 100 ans de recherche sur le génocide des Arméniens, réalisé au même moment, en 2015, pour le centenaire du génocide16– de monter une mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, aboutissant à un colloque, à un rapport publié chez CNRS Éditions17, et à cet ouvrage Penser les génocides. Itinéraires de recherche18. Puis à cette mission « Génocide » a succédé un nouveau travail de recherche collective sur le génocide des Tutsi au Rwanda et particulièrement sur le rôle de la France dans ce processus génocidaire, dans la phase paroxysmique de la réalisation du génocide. Ce  travail de recherche collective a été réalisé à la demande du Président de la République19 – le Président de la République agissant comme une instance publique qui demande à ce que des recherches soient menées, il n’y a donc pas lieu de considérer que ce type de recherche soit une opération politicienne. Des chercheurs ont été saisis par la puissance publique sur un dossier particulièrement complexe puisqu’il y avait en France, depuis 1994, un déni officiel sur l’implication de la France aux côtés du régime préparant le génocide des Tutsi. Cette commission de recherche a été suivie d’un colloque avec une première session au Rwanda en septembre 2022, intitulée Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda20, et une deuxième session prévue en septembre 2023 à Paris : on a effectivement là, la démonstration que la prise personnelle du sujet s’entoure – en tout cas c’est mon choix et mon expérience – d’une mobilisation, d’une recherche internationale, d’une recherche collective s’intéressant aux cas spécifiques d’un génocide – génocide des Arméniens, génocide des Tutsi – mais en envisageant aussi la manière dont chaque cas spécifique contribue à la connaissance et à la compréhension du mécanisme génocidaire.

Des résultats tangibles de la recherche

En quatrième lieu, je voudrais poser un certain nombre de résultats que j’envisage, car il est important de revenir sur les acquis, de voir pour soi ce que la recherche collective ou individuelle peut produire comme acquis et donc de s’armer de ces acquis. La recherche sur les génocides et les violences de masse est fondamentalement cumulative. Il est très important de créer des bases de connaissances, de les documenter et de les transmettre. Au fond, ces expériences de recherche mènent d’abord à réfléchir aux sources car, pour les génocides et les violences de masse – notamment parce qu’on est dans des sphères renvoyant au juridique, au judiciaire, au négationnisme qui conteste la réalité même du génocide ou qui affiche les raisons pour lesquelles il faut éliminer un ennemi intérieur – les sources matérielles, archivistiques, documentaires et les témoignages sont essentiels. Il faut s’intéresser aussi et fondamentalement aux vies d’avant pour bien expliquer la finalité d’un génocide c’est-à-dire la destruction de toute une humanité, d’un groupe lié à l’ensemble des populations du monde21. Documenter cette vie d’avant pour montrer ce que représente cette extermination complète.

Autre acquis : les processus génocidaires car un génocide ne se réduit pas à la phase paroxysmique de 1994 pour le génocide des Tutsi, ou à la phase débutant avec la conférence de Wannsee. Un génocide est d’abord une préparation et c’est dans la préparation que l’on identifie un génocide en construction même si – et c’est intéressant – un génocide, à ce moment-là, est bien davantage susceptible d’être arrêté qu’au moment de la phase paroxysmique où toutes les institutions d’un État, toutes les forces sont mobilisées pour l’extermination de l’ennemi intérieur. La notion de processus génocidaire est extrêmement importante, elle a été très présente dans la mission sur les génocides que j’ai évoquée, très présente aussi dans le rapport que la commission de recherche sur le Rwanda et le génocide des Tutsi a rendu au Président de la République22.

Il y a bien sûr aussi la compréhension du fait qu’un génocide implique un État, qu’il y a à la fois un État génocidaire et un État classique qui va verser dans l’objectif de destruction ; il s’agit d’étudier le rapport des génocides et de la démocratie, d’observer comment un génocide est aussi la destruction d’une promesse démocratique – on le voit à travers les différents génocides du XXe siècle – la démocratie devant assumer fortement la lutte contre le négationnisme et le combat pour la connaissance des génocides.

D’autres questions nous semblent très importantes : envisager les groupes ou les personnes ou les intellectuels qui se mobilisent pour la connaissance des génocides, pour le soutien aux dispositifs juridiques et aux cours pénales internationales. Travaillant sur Albert Camus, j’ai découvert dans ses archives qu’il avait adressé au Monde, le 20 avril 1955, une lettre sur le Comité international d’humanité qui pourrait être constitué en attendant que les Nations unies se donnent les institutions nécessaires pour lutter contre les abus de la puissance d’État, le dernier abus de la puissance d’État étant l’élimination d’un peuple soumis à cet État23. D’où on le voit, une attention qui doit être portée aux initiatives de la société en direction de la lutte contre les génocides.

La « prise du sujet » indissociable d’une « prise de risque » et d’une liberté académique

Enfin, en cinquième et dernier lieu, je voudrais revenir très brièvement, en forme de conclusion, sur le passage de la prise du sujet à la prise de risque. La recherche implique des prises de risque qui peuvent être individuelles, académiques, en termes de réputation, parce qu’il est nécessaire d’affronter ce qui est parfois considéré comme impensable – là où la connaissance devrait céder, là où on devrait se résoudre aux fatalités des violences de masse, du sacrifice des populations innocentes, des crimes qui leur sont reprochés. D’où la nécessité de la « prise de risque » afin de tenir bon dans ses recherches : pour ma part, le travail mené sur la France, le Rwanda, le génocide des Tutsi n’a pas été de tout repos mais au final, il s’est passé quelque chose avec la remise de ce rapport. Il est donc très important de continuer parce que le désintérêt pour ces faits, une forme de lassitude, et aussi, bien sûr, les entreprises négationnistes font qu’on peut enterrer rapidement les acquis de la recherche. Ils doivent être sans arrêt protégés par de nouvelles recherches qui intègrent ces données. C’est absolument fondamental et, là aussi, il y a une prise de risque, un sacrifice personnel à continuer à travailler, à documenter, à bien expliquer aussi qu’il n’y a pas de territoire. Dès lors qu’on travaille en chercheur sur ces sujets, il faut précisément mobiliser les forces vives pour la connaissance des génocides, et d’un génocide en particulier, éviter surtout toute réaction de possession d’un sujet car c’est empêcher sa connaissance et sa compréhension. Il faut aussi limiter au maximum les effets un peu irrationnels d’études sur les violences qui conduiraient à des pratiques de violence académique : la recherche est la neutralisation du sujet par son étude méthodique, de manière aussi à faire comprendre et à prouver que la violence peut être repoussée par les forces de la raison et de la connaissance.

Enfin, il est absolument nécessaire, une fois que l’on a analysé un itinéraire et des travaux, d’aller vers l’organisation des ressources, la mobilisation des chercheurs, l’invention d’institutions de recherche, de centres internationaux, de programmes, de ne pas hésiter à réaliser des rapports, des très grosses synthèses parce que c’est ce qui fait bouger aussi les puissances publiques, place les gouvernants et les responsables politiques devant leur responsabilité dès lors qu’ils sont informés par des instruments de recherche qui reflètent l’importance de la connaissance produite. Personne ne pourra dire qu’il ou elle ne savait pas.

 

Note complémentaire : retour vers des archives familiales (19 février 2023)

 

 

Consultation des agendas de mon père (†). J’y découvre, aux dates du 14 et 15 décembre 1960, l’information d’un déplacement éclair à Alger et Oran avec la mention de la Cimade et de Philippe Jordan, très impliqué dans une association dont on connaît l’engagement contre la guerre d’Algérie, multipliant les conférences dans les années 1960. Philippe Jordan réside à Alger, mon père inscrivant son adresse et son numéro de téléphone à la page du 14 juin : « 31 rue Clauzel / 66.22.16 »24. Mon père, messin durant sa jeunesse et au début de sa carrière professionnelle dans une agence bancaire, était également très lié, comme l’était son camarade le futur historien Jean-Marie Mayeur, au cinéaste en devenir Jean-Marie Straub, animateur de ciné-club dans la capitale mosellane. Celui-ci décida en 1958 de déserter pour ne pas devoir combattre en Algérie et s’exila avec sa femme Danièle Huillet en Allemagne. Des mentions de voyage outre-Rhin figurent dans les agendas de mon père, vraisemblablement pour rencontrer Straub, et je sais qu’il contribua, comme je crois aussi Jean-Marie Mayeur, à financer avec ses petits revenus de jeune salarié, ses premiers films. Ajoutons enfin que l’édition originale de L’Affaire Audin de 1958 (Éditions de Minuit) appartient à la bibliothèque de mes parents qui se sont rencontrés au début de l’année 1960. Quarante ans plus tard, je me liais d’amitié avec l’auteur. L’une des dernières interventions publiques de Pierre Vidal-Naquet se déroula dans le cadre du colloque international, « L’affaire Dreyfus, la naissance du XXe siècle », sous la forme d’une conférence à la Sorbonne au soir du 24 janvier 2006 dans l’amphithéâtre Louis Liard25.

Entretien avec Vincent Duclert, Journée CESPRA 19 octobre 2022.

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1

Marcel Cohen, « Autour et à propos d’Hélène Berr », in Se souvenir d’Hélène Berr. Une célébration collective, sous la direction de Mariette Job et de Karine Baranès-Bénichou, Paris, Fayard, 2021, p. 84-86.

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2

Penser les génocides. Itinéraires de recherche, Paris, CNRS Éditions, 2021.

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3

Voir la note en fin de texte : une consultation d’archives familiales.

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4

L’année 1979. Le sujet du concours pour les classes de Terminales était : « En quoi la Résistance a-t-elle contribué à la sauvegarde et à la promotion des Droits de l’Homme ? ». La copie a été publiée.

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5

Hasard ou non des circonstances, j’accède le 27 février 2023 à la présidence du jury de ce concours national de la Résistance et de la déportation.

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6

Très exactement, selon le visa accordé par les autorités polonaises de l’époque, du 31 octobre au 5 novembre 1979.

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7

Au retour de ce pèlerinage, j’ai publié avec deux compagnons de voyage un écrit : « Pèlerinage 1979-1980. Les deux limites de l’imagination », Auschwitz. Bulletin périodique de l’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz, n°189, février-mars-avril 1980 (avec Gibon et Bonard), p. 6-7.

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8

Très exactement, un bouquiniste de Galip Dede Caddesi à Tünel, une rue en pente débouchant sur l’artère de l’Istiklal Caddesi, l’ancienne Grande Rue de Péra. Cette découverte est déjà mentionnée dans La France face au génocide des Arméniens, du milieu du XIXe siècle à nos jours. Une nation impériale et le devoir d’humanité, Paris, Fayard, 2015, p. 11-12.

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9

Franz Werfel, Les Quarante Jours du Musa Dagh, traduction de l’allemand par Paule Hofer-Bury, Paris, Albin Michel, 1936, rééd. 2015 (préface de Elie Wiesel).

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10

Mémoire de maîtrise soutenue en 1984 à l’université de Paris X-Nanterre. Elargissant vers les formes intellectuelles de résistance, j’avais contacté Raymond Aron qui m’avait proposé de venir le rencontrer le 18 octobre 1983 à L’Express. J’ai été contraint quelques jours plus tôt de décommander le rendez-vous par suite de maladie. Raymond Aron est mort la veille du jour dit, le 17 octobre dans l’après-midi à Paris.

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11

Trente ans après ces premières recherches, j’ai été amené à contribuer à la réédition de ces textes majeurs, aux éditions des Belles Lettres pour Elie Halévy (2016) et aux éditions Fayard pour Raymond Aron (2017).

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12

« Un engagement d’historien dans la guerre d’Algérie : Pierre Vidal-Naquet, de Jaurès à la Cour de cassation », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n°141, juillet-septembre 1996, p. 73-94.

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13

Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie (édition critique établie avec Pierre Encrevé), Paris, Mille et une nuits, coll. « Document », 2003.

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14

Le volume principal de l’HDR est publié sous ce titre : La France face au génocide des Arméniens, du milieu du XIXe siècle à nos jours. Une nation impériale et le devoir d’humanité, Paris, Fayard, 2015

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15

Jean Jaurès, Il faut sauver les Arméniens, édition par Vincent Duclert, Paris, Mille et une nuits, 2006 rééd. 2015, p. 19-20.

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16

Le Génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre. Un siècle d’engagements pour la recherche et la connaissance, 1915-2015, Paris, Armand Colin, 2015. Voir aussi, avec collègues et amis Hamit Bozarslan et Raymond H. Kévorkian, Le Génocide des Arméniens de 1915 à nos jours, Paris, Tallandier, 2015, réédition, coll. « Texto », 2016, 2022.

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17

Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, édition par Vincent Duclert avec la collaboration de Stéphane Audoin-Rouzeau, préface de Dominique Schnapper, postface d’Henry Rousso, Paris, CNRS Editions, 2018 (et vie-publique.fr).

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18

Penser les génocides. Itinéraires de recherche, Paris, CNRS Editions, 2021. [Collectif sous la responsabilité de Vincent Duclert].

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19

Voir la lettre de mission du Président de la République du 5 avril 2019 in « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi », La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, Rapport de la Commission de recherche au président de la République, Paris, Armand Colin, 2021 et site : vie-publique.fr, p. 5-6 (complété par : « Annexe méthodologique » et « État des sources », site : vie-publique.fr / Rwanda).

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20

Programme en particulier accessible sur le carnet de recherche « Recherche et ressources sur les génocides et les processus génocidaires » (https://cirre.hypotheses.org).

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21

On peut rappeler ici l’article II de la Convention du 9 décembre 1948 qui écrit que « le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » dont l’« Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe » (nous soulignons).

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22

Et aussitôt rendu public, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, Rapport de la Commission de recherche au président de la République, Paris, Armand Colin, 2021

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23

Fonds Albert Camus, Aix-en-Provence (Bibliothèque municipale Méjanes, section patrimoniale) : « Appel pour la création d'un “Mouvement pour le Comité International d'humanité” » (en relation à la « Proposition de résolution tendant à inviter le gouvernement à obtenir que la création d'une commission internationale d'enquête sur les crimes contre l'humanité soit inscrite à l'ordre du jour de la prochaine session de l'Organisation des Nations Unies », annexe au procès-verbal de la séance du 24 mai 1955), publié in Albert Camus, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 947-948 (20 avril 1955).

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24

Sur Philippe Jordan, voir Gérard Petitjean, Almandine Mourenas, « La Cimade, un idéal de solidarité active : entre permanence et mutations », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2009, n°95, p. 82-89.

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25

Voir « Mes affaires Dreyfus », in Vincent Duclert et Perrine Simon-Nahum, Les Événements fondateurs. L’affaire Dreyfus (direction, avec Perrine Simon-Nahum), Paris, Armand Colin, coll. « U », 2009, p. 276-282; et sur internet.