Emmanuel Gatti, Plaine I. Gravure, morsure directe sur trame d’aquatinte, 5 ex, 70x100.
À l’historien auquel il est demandé d’écrire quelques lignes introduisant un dossier intitulé « Histoire maîtrisée, histoire méprisée », toute actualité est matière à pensée, à réaction, parfois à indignation. Presque tous les jours il lui faudrait prendre la plume pour proposer à des journaux, qui au demeurant n’en voudraient pas, un article de plusieurs colonnes pointant les simplismes, les contre-vérités et les connotations idéologiques truffant les analyses pseudo-historiques des puissants du jour. Je me souviens d’avoir sursauté, il y a plus de vingt ans, à une déclaration du ministre François Léotard renvoyant dos à dos, à la veille de je‑ne‑sais plus quelle échéance électorale, « Front national et Front populaire, car on ne sait que trop bien à quelles conséquences ils conduisent ». C’est encore, tout récemment, le Premier ministre Édouard Philippe auquel un conseiller inculte mais sans doute très fier de sa trouvaille a fait dire que l’incapacité de l’État à se réformer ne pouvait conduire qu’à des catastrophes, « comme l’a bien montré l’exemple de 1940 » – analyse qu’on trouve, au mot près, dans les discours d’alors du maréchal Pétain. Il faut croire, comme s’en désolait Paul Valéry, que l’histoire est bien « le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré, [qui] justifie ce que l’on veut et n’enseigne rigoureusement rien car elle contient tout et donne des exemples de tout » (Regards sur le monde actuel, Stock, 1931).
Le découragement doit n’être que passager, en tout cas il n’est pas universel. Cinq chercheurs, dont l’auteur du présent texte, ont en effet répondu à l’appel de Passés Futurs pour proposer autant d’approches de ce sujet polymorphe, l’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques. À la différence sans doute de ce qu’eût été un tel dossier voici quinze ou vingt ans, la période des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale n’y occupe pas l’essentiel de l’espace. Un seul article leur y est ici consacré, autour d’un monument, la Casa del Fascio à Predappio, orgueil du régime mussolinien dans la ville natale du Duce, que certains aimeraient voir transformé en musée du fascisme : mais quel musée, pour quel fascisme ?
Deux remémorations d’épisodes du dix-neuvième siècle, nées l’une comme l’autre de l’émergence, au plus haut niveau de l’État, d’acteurs politiques se présentant comme « anti-système », ont gagné leurs lettres de crédibilité. Il s’agit d’une part de la relecture de la guerre de Sécession indulgente à la cause esclavagiste, autour de la question des « statues confédérées », l’analyse étant ici menée sous l’angle juridique. C’est aussi la mise en évidence des enjeux politiques que le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) attache, dans toute l’Italie du sud où il est si fortement implanté, à la glorification, qui fut si longtemps considérée comme totalement folklorique, de la lutte menée contre l’unification italienne par les derniers souverains Bourbon du royaume des Deux-Siciles.
« Anti-système » aussi mais à leur manière, plus policée, ces deux acteurs individuels ou collectifs que sont, en France, le jeune président de la République, héraut auto-proclamé d’un nouveau monde politique, et les Brexiteers britanniques que symbolise la figure, à bien des égards déplaisante, de Boris Johnson. Il n’a donc pas paru illégitime de mettre ici en perspective les relectures de la longue durée historique – de Vercingétorix à Pompidou, de Guillaume le Conquérant à Churchill – en vogue de part et d’autre de la Manche.
On évitera de lire dans cette juxtaposition des convergences forcées. Pour autant, quelques points communs peuvent être mis en évidence. Si l’écrasement des nuances est un processus caractéristique de l’instrumentalisation politique de l’histoire, il semble aujourd’hui s’exacerber et se dilater à la fois. C’est ainsi par exemple que le Conseil d’État français, qui avait dans les premières années du vingt-et-unième siècle affiné son approche des réalités historiques et institutionnelles de ce que fut l’État dans la France occupée de 1940‑1944 (arrêt Papon, 12 avril 2002 ; avis Hoffman-Glémane, 16 février 2009) en est récemment revenu à une analyse juridique étroite. Dans son arrêt d’assemblée Association du musée des lettres et manuscrits, en date du 13 avril 2018, il va jusqu’à refuser au régime de Vichy le statut d’État, au rebours de la connaissance historique patiemment construite depuis bientôt un demi-siècle.
D’autres éléments de conjoncture contribuent aussi à ces phénomènes d’ultra-simplification. Ce n’est pas sans consternation que la communauté scientifique française entendit, au début de l’année 2016, le Premier ministre Manuel Valls – pourtant socialisé à la politique sous la houlette du plus intellectuel des hommes politiques récents, Michel Rocard – déclarer qu’« expliquer le jihadisme, c’[était] déjà vouloir un peu [l’]excuser ». De manière générale, l’anti-intellectualisme a gagné des milieux qu’on croyait immunisés contre lui, et avec lui la rhétorique simplificatrice qui l’accompagne : la lecture des tweets dont Donald Trump s’est fait une marque de fabrique n’en apporte, chaque jour ou presque, que trop d’exemples. Pire même, les sphères académiques sont sommées de prendre parti aux côtés des adeptes d’un néo-nationalisme, et accusées si elles s’y refusent de participer du grand complot ourdi pour faire taire la vérité. Il n’est ici question ni du cas polonais ni du cas hongrois ni encore du cas turc, mais nos collègues de ces pays, et tant d’autres encore, vivent certainement des moments difficiles. Souhaitons que les évolutions politiques récentes du Brésil comme de l’Italie ne viennent pas noircir encore le tableau…
Emmanuel Gatti, Nuit de grottes. Gravure, morsure directe sur trame d’aquatinte, épreuve d’artiste,70x100.
Notes
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Pour un aperçu plus complet de son travail, voir : www.emmanuelgatti.com et http://lachrysopee.fr/wp-content/uploads/2018/09/GATTI.pdf