Prendre part à la lutte ou rester au hameau : la mobilisation wayuu contre l’extractivisme

À la fin des années 1980, la plus grande mine de charbon à ciel ouvert du continent américain fut implantée dans la région colombienne de La Guajira, au cœur des territoires du peuple amérindien wayuu. Dès lors, nombreuses ont été les tentatives de l’État et de la compagnie minière pour déposséder ce peuple de ses terres et de son identité culturelle dans le but de favoriser l’exploitation du minerai. Dans un contexte de déterritorialisation croissante et de crise écologique liée à la prédation extractive, étudier les nouveaux modes d’organisation sociale et le nouveau rapport des personnes à leur environnement a fait l’objet d’un défi constant. Outre les données fournies par mes interlocuteurs, ma recherche s’est articulée autour des interactions entre une multitude d’acteurs, depuis les Wayuu en lutte jusqu’aux représentants de la mine, en passant par les organisations non gouvernementales – ONG – étrangères.

Je décris ainsi comment différentes stratégies méthodologiques ont évolué tout au long de mon ethnographie à La Guajira. Au cours de la première année, j’ai privilégié l’observation participante dans un village wayuu exempt d’impacts du capitalisme minier, à trois cents kilomètres au sud. Au cours de la deuxième année, j’ai opté pour différentes méthodes sociographiques de collecte de données dans trois communautés autochtones qui subissent directement les impacts de l’exploitation minière. Dans cette zone méridionale, la première communauté, El Retiro, fut ma porte d’entrée dans le militantisme méthodologique et le conflit politique entre les Wayuu et la compagnie minière. La deuxième communauté, La Aurora, fut l’occasion de questionner l’engagement politique méthodologique, compte tenu des risques potentiels qui menaçaient mon travail sur le terrain. Enfin, Campamento-II, la troisième communauté, fut le moyen de combiner l’engagement de la recherche avec un examen du militantisme des personnes faisant l’objet de l’enquête, au sein d’une organisation communautaire révélant une nouvelle gestion territoriale visant à s’affranchir de la dépendance à l’égard de la compagnie minière.

Dans un contexte extractif, le terrain est façonné par des pouvoirs beaucoup plus larges (économie de marché, urbanisation, aides internationales, répression policière), entraînant la perception d’une « menace » et une obligation de « vigilance1 ». Dès lors, le cours de l’enquête est déterminé par les décisions politiques et éthiques que les anthropologues sont souvent obligés de prendre. Une multiplicité de stratégies se met alors en place, en fonction de la spécificité de chaque terrain minier. Si cette dernière proposition semble évidente pour toute enquête ethnographique, les questions soulevées par ces stratégies – qui permettent la continuité de l’enquête – donnent lieu à une réponse active conciliant différentes dimensions épistémologiques de l’ethnographie en terrain minier.

La complexité de ma recherche m’a permis de porter un regard critique sur les situations extractivistes, mais surtout de réfléchir à de nouvelles stratégies relatives à la méthodologie dans des terrains « sensibles2 ». En effet, comment ignorer les contraintes ainsi que les multiples choix pour prévenir des dangers, non seulement concernant la recherche elle-même mais aussi la personne de l’ethnographe ? Comment aborder ces choix d’un point de vue éthique, politique et scientifique ? À partir d’une description de ces choix ethnographiques, cet article tente de soulever ces questions et d’y apporter des éléments de réponse.

L’ethnographie multisite à La Guajira

La Guajira est une péninsule située à l’extrême nord du continent sud-américain. Ici, un paysage insolite se déploie, entre montagnes verdoyantes et plaines arides. Baigné par la mer des Caraïbes, le nord de la Guajira se caractérise par de vastes étendues désertiques, tandis que dans le sud, une végétation xérophyte de cactées et d’arbustes constitue des forêts sèches tropicales irriguées par d’importants cours d’eau. Cette péninsule, qui s’étend sur 23 218 km2, est divisée en trois zones géographiques : la haute Guajira au nord ; la moyenne Guajira, partie centrale et montagneuse et, enfin, la basse Guajira, au sud. La mine de charbon appelée El Cerrejón, se trouve au sein de cette dernière et constitue aujourd’hui la région la plus urbanisée de la péninsule.

Une vingtaine de matriclans wayuu, d’environ 300 000 individus au total, se répartissent sur les trois régions. Les Wayuu représentent 20 % de la population autochtone en Colombie3. Après l’adoption du bétail espagnol à la fin du XVIe siècle, de nombreuses familles quittèrent leurs territoires originaires situés dans la haute Guajira, à la recherche de pâtures pour leurs troupeaux. Ces familles migrèrent le long du fleuve Ranchería, traversant la moyenne et la basse Guajira, et s’installèrent progressivement dans des villes coloniales à environ 300 kilomètres au sud. Les études historiographiques s’accordent pour affirmer que les familles wayuu du sud (basse Guajira) ont été plus directement confrontées à la modernité que celles du nord (haute Guajira)4 et l’actualité ethnographique le confirme. L’installation de la mine dans la basse Guajira, sur une surface de 69 000 hectares, a accéléré le processus d’urbanisation en cours dans cette région et provoqué des transformations sans précédents5.

En interaction avec des agents extérieurs (entreprises, tourisme, ONG), les Wayuu du sud, résidant à proximité de l’enclave minière et des pôles urbains, ont remplacé le pastoralisme par des activités salariées dans le secteur tertiaire, ancrées dans une économie de marché. Leur mode de vie et leur rapport au territoire ont été transformés, notamment, par le morcellement et la marchandisation des terres jadis non interchangeables. Au nord, les Wayuu combinent l’élevage, pierre angulaire du système d’échange et de compensation (le prix de la fiancée et le wergeld) avec l’utilisation de la monnaie fiduciaire à petite échelle (petites épiceries dans les villages ruraux, par exemple). Aussi le régime territorial d’appartenance et de transfert de la terre, s’effectuant uniquement par voie matrilinéaire, s’est-il conservé dans cette région. Malgré certaines variantes dans la prononciation, les deux groupes – du Nord et du Sud –, parlent la langue wayuunaiki, de la famille linguistique arawak, et partagent les mêmes noms de clans. De plus, certaines pratiques, telles que les secondes funérailles, les relient incontestablement : lors de ces rituels funéraires, les ossements de la personne décédée sont exhumés et transférés dans les cimetières claniques, situés exclusivement dans les territoires de la haute Guajira, terre d’origine des Wayuu. Cependant, si l’unité culturelle persiste, l’unité territoriale n’en est pas moins en danger et les changements dans l’organisation sociale et économique représentent aujourd’hui un véritable défi pour la continuité et l’intégrité territoriale.

Comment le capitalisme minier transforme-t-il les relations entre les humains et leur milieu environnant ? Cherchant à répondre à cette question et donc à étudier les changements dans la relation au territoire qui surviennent dès l’implantation de la mine El Cerrejón, avec les répercussions de l’activité extractive sur l’environnement, je devais trouver un endroit épargné par ces répercussions, mais partageant les mêmes caractéristiques que la basse Guajira avant l’implantation du site minier. Dans un premier temps je me suis donc installée douze mois d’affilée à la Makuira6. Il s’agit d’une petite chaîne de montagnes à 285 kilomètres au nord de l’enclave minière, dans la haute Guajira, où résident environ 60 familles wayuu appartenant à trois clans différents. Du fait de son retranchement géographique, cette région habitée par les Wayuu est l’une des moins exposée au « monde industriel ».

Carte de la Guajira et les lieux d’enquête

Carte de la Guajira et les lieux d’enquête

La cordillère de la Makuira, berceau culturel wayuu

Le mot  makuira  dérive de l’expression jira maküi, ce qui, en wayuunaiki, signifie littéralement « rosée de l’agave », faisant référence à la permanence de l’eau qui caractérise cette région. Située à 15 kilomètres au sud de la mer des Caraïbes, la Makuira est humidifiée par les alizés. Sa « forêt de nuages » située à seulement 800 mètres d’altitude est unique en son genre. Dans cette région, on trouve donc des montagnes, des forêts, des cours d’eau permanents et une large variété d’espèces végétales et animales7. Cette abondance en faune et en flore, au cœur même d’un désert, a fait de la Makuira un lieu privilégié dans la cosmologie wayuu ; c’est aussi le lieu où poussent les plantes employées dans les rites chamaniques, principalement le tabac8.

La Makuira présentait ainsi le cadre idéal pour mener à bien mon étude comparative centrée sur les liens que tissent les autochtones wayuu avec l’eau, les plantes, la pluie et les animaux. En 2016, dès mon arrivée dans cette région, j’eus l’intuition de mener une première enquête auprès des femmes wayuu. Ce sont elles qui, au quotidien, entretiennent une relation étroite avec tous les éléments du milieu environnant. Ces relations privilégiées les conduisent à une mobilité qui contraste fortement avec l’immobilité des hommes : les femmes se rendent visite, se rencontrent au ruisseau, s’occupent des grands repas lors des événements familiaux, récupèrent leurs animaux en fin d’après-midi, se chargent de la corvée de l’eau, se rendent au potager lors des saisons de pluies ; les hommes, quant à eux,  ne sont mobilisés que lors d’activités ponctuelles comme la construction d’une maison, ou le défrichage collectif d’une parcelle de terre.

Femme wayuu au cours de la récolte dans la Makuira

Femme wayuu au cours de la récolte dans la Makuira.

Afin de ne pas interférer sur les processus politiques en cours dans le sud de La Guajira, j'ai choisi de ne pas inclure d'images relatives aux villages visités dans cette zone.

J’ai cherché alors à accompagner ces femmes au quotidien. Cependant, une semaine après mon arrivée, il devint évident que les femmes ne voulaient pas passer du temps avec moi. Leurs silences prolongés lorsque je m’adressais à elles, leurs réponses négatives lorsque je leur demandais de les accompagner dans leurs jardins ou d’aller chercher du bois de chauffage, le nom d’alijuna  (non-wayuu) qu’elles utilisaient systématiquement pour s’adresser à moi, m’ont d’abord découragée jusqu’à ce que je comprenne que, pour pouvoir participer aux activités des femmes wayuu de la Makuira, il fallait que j’en devienne une à leurs yeux.

Le jour suivant mon arrivée, la femme qui m’a accueillie a décidé de confier à moi seule toutes les tâches féminines de la maison : chercher du bois, laver les enfants, préparer la nourriture pour les sept membres de la famille, préparer le café pour les potentielles visites. L’apprentissage strict du savoir-faire féminin et mon immobilité imposée étaient très proches des caractéristiques du rituel de l’enfermement. Appelé en wayuunaiki  jüttusü paülü’u ou encierro en espagnol, ce rite initiatique, destiné exclusivement aux femmes, consiste en une période de réclusion de plusieurs mois destinée à enseigner à la jeune femme – majayülü – tout le savoir spécifique féminin wayuu. Cette sorte d’enfermement rituel, adapté à ma condition d’étrangère, incluait aussi l’apprentissage de la technique du tissage, activité féminine par excellence. Les femmes voisines ont donc installé un grand métier à tisser sous l’auvent de ma maison d’accueil et m’ont appris à tisser. C’est ainsi que durant cinq mois j’ai tissé, assise, un hamac à quatre couleurs. Seules les tâches précédemment évoquées me permettaient de me lever. Il va sans dire que toutes ces corvées ont rendu mes six premiers mois bien moins plaisants que ceux dont témoignent les monographies précédant la mienne, réalisées en totalité par des hommes anthropologues9.

Une fois le hamac décroché du métier à tisser, la période d’enfermement prit fin. Dès lors, j’ai pu accompagner les femmes dans leurs activités. Je n’étais plus reléguée sous l’auvent pour la nuit mais invitée à dormir avec mon hôtesse et ses enfants sous le toit de la maison. Cela m’a permis d’établir une relation de confiance, forgée par des conversations nocturnes et des sorties matinales au ruisseau.

Cette ethnographie de longue haleine et l’observation participante qui la caractérise, m’a permis d’étudier le monde féminin wayuu 10 et les relations de pouvoir qui en découlent. S’il est vrai que dans cette société matrilinéaire à tendance uxorilocale, les femmes reproduisent le groupe et octroient l’appartenance au territoire, l’autorité qu’elles exercent au sein de leur communauté dans le nord de la péninsule est étroitement liée au savoir-faire qu’elles détiennent vis-à-vis des éléments de l’environnement. Ce savoir-faire est fondé, à son tour, sur des normes comportementales régies par une cosmologie complexe, dont Pulowi, méta-personne11 féminine, maîtresse du gibier et des eaux souterraines, est la fondatrice. Les femmes sont dépositaires de la confiance de Pulowi en ce qui concerne la gestion des éléments. Ainsi, elles sont les seules autorisées à puiser l’eau des sources, à posséder un potager et à y prélever les plantes cultivées, à purifier avec l’eau les corps atteints de maladies spirituelles, elles sont enfin les seules à communiquer en rêve avec les ancêtres au moyen de plantes non-cultivées. Non seulement ces pratiques garantissent aux individus une appartenance au territoire matrilignager, mais elles montrent à quel point les activités quotidiennes sont encore régies par l’absence ou la présence de l’eau et des plantes. Le savoir féminin, lui, garantit l’équilibre de « l’ordre des choses » ou « la façon d’agir » – akuwaipa – inscrit dans la cosmologie wayuu.

Les hommes, quant à eux, assument un rôle plus périphérique en ce qui concerne la gestion du milieu environnant et ne sont sollicités que lorsque le prélèvement d’une plante doit s’effectuer en dehors du territoire matrilignager. De même, la chasse, activité masculine par excellence, ne s’effectue que très rarement, faute de gibier face au surpâturage du bétail dans la zone12. Ainsi, les hommes pâtissent d’un manque de mobilité qui se perçoit aisément dès qu’on pénètre les montagnes de la Makuira.

La seule activité masculine qui s’oppose à cette immobilité quotidienne est l’exercice politique de l’intermédiation. Dans la haute Guajira, le système de compensation wayuu est encore le seul moyen de régler des conflits au sein des clans. Lorsqu’une personne porte atteinte à autrui, les membres du clan de la victime demandent une compensation.  Afin de faire respecter la mise en œuvre des normes compensatoires, c’est-à-dire, le recouvrement de la faute et le rétablissement de l’harmonie sociale, des porte-paroles, des hommes appelés putchipu (palabreros en espagnol), sont sollicités. De même, en ce qui concerne les prestations matrimoniales (prix de la fiancée), les oncles maternels des fiancées, les alaüla, entrent en négociation avec la famille du fiancé concernant le paiement. La médiation masculine est donc indispensable pour garantir le droit coutumier wayuu.

Ces pratiques différenciées ont révélé dans cette partie de la Guajira l’existence, d’une part, d’une hiérarchie genrée, d’autre part, d’une relative stabilité des pratiques symboliques liées aux éléments du milieu environnant, inscrites dans une cosmologie spécifique.

Les femmes effectuent la corvée de l’eau dans La Haute Guajira

Les femmes effectuent la corvée de l’eau dans la haute Guajira

La Basse Guajira, berceau du capitalisme minier

Ayant réussi à cerner la territorialité wayuu de la haute Guajira et faisant preuve d’une maîtrise correcte du wayuunaiki, j’étais prête à descendre dans la zone minière afin d’observer si ces pratiques écologiques et politiques masculines et féminines continuaient de façonner l’organisation sociale et de refléter une cosmologie wayuu, dans un contexte où l’environnement était présumément modifié du fait de la présence de la plus grande mine de charbon à ciel ouvert du continent. Je me suis ainsi établie au sein de trois différentes communautés de la basse Guajira durant dix mois supplémentaires afin d’observer les transformations induites par El Cerrejón.

La basse Guajira est sectionnée par une ligne de chemin de fer longue de 150 km, par laquelle le charbon est transporté, ainsi que par une route asphaltée construite pour assurer la logistique minière. Ainsi donc, après la construction de l’enclave minière, environ 90 familles wayuu ont été relogées ou ont vu leurs territoires divisés en deux. En raison de cette division et de nombreuses autres ingérences dans les modes de vie des Wayuu, toutes les familles que j’ai rencontrées dans le sud avaient subi les conséquences de l’exploitation minière (déplacements forcés, pollution de l’air mais aussi contamination acoustique, projets de déviation des rivières et ruisseaux, etc.). Elles s’étaient mises en contact avec plusieurs ONG nationales et internationales qui se rendaient sur les lieux une ou deux fois par an afin d’examiner leurs conditions de vie et d’apporter une aide à quelques familles, souvent sous forme de nourriture. Une sorte de dépendance des Wayuu vis-à-vis des personnes venant d’ailleurs s’est ainsi développée. De ce fait, parmi les familles du sud – contrairement à celles de la Makuira – je n’ai pas eu besoin de clamer mon statut de « femme wayuu ». Le fait d’avoir vécu dans la haute Guajira, terre d’origine des Wayuu, m’aida dans un premier temps dans le processus d’intégration, non pas en tant que « femme », mais en tant que « connaisseuse » de « la façon d’agir wayuu », que les personnes du sud ont coutume d’appeler en espagnol « la loi wayuu ». De surcroît, les Wayuu de la basse Guajira étant beaucoup plus habitués à rencontrer des étrangers et à négocier entre eux, ma présence dans cette région fut fondée sur un arrangement explicitement contractuel : après avoir demandé la permission aux autorités – systématiquement des hommes –, il était nécessaire de négocier avec eux mon séjour par des courses hebdomadaires pour la maisonnée et des rapports écrits de mes observations.

Une fois installée, mes interlocuteurs principaux étaient des hommes, les leaders sociaux militant contre la présence de la mine, et les représentants légaux des territoires autochtones reconnus par la Constitution, les Cabildos. J’étais constamment en leur compagnie tandis qu’ils cherchaient à me montrer la situation actuelle de leur communauté. Ils me parlaient plus que les femmes puisque les personnes étrangères sont interprétées socialement comme agissant d’une façon très semblable aux hommes (mobilité, maîtrise de la langue espagnole, accès à l’argent, etc.). Les femmes, en lisière des relations sociales et politiques, n’interagissaient pas beaucoup avec moi, à l’exception de celles avec qui je partageais des moments de soins et d’hygiène personnelle.

Les différentes méthodologies dans le contexte militant de la basse Guajira

Abandonner certains lieux d’enquête

C’est dans ce contexte d’activité politique et d’interconnaissance d’horizons divers que j’ai choisi El Retiro, un hameau rural typiquement wayuu, fragmenté par le passage de « la route noire » (chemin de fer) construite par la mine au début des années 1980. Au sein de cette communauté, j’ai été accueillie par le leader social, Río, et son épouse, Mile. Río travaille en collaboration avec un mouvement social de défense des droits des peuples autochtones basé dans la ville de Barrancas, à une quarantaine de kilomètres au sud. Bien que leur travail rémunéré soit celui d’enseignants dans différentes écoles de Maicao, ville située à dix kilomètres de là, le couple est pleinement engagé dans la lutte sociale et écologiste que leurs proches mènent en ville. À El Retiro, les familles vivent dans des unités domestiques séparées les unes des autres par des fils de fer barbelés et des portails grillagés. La mobilité entre les hameaux est réduite. Les unités domestiques n’ont pas de place pour élaborer un potager ou faire pâturer des animaux. L’approvisionnement en eau ne s’effectue que par un moulin à vent situé à plusieurs kilomètres du hameau, auquel on ne peut accéder qu’en véhicule motorisé et en empruntant la route privée d’El Cerrejón, construite parallèlement à la voie ferrée. La vie de ce couple se déroule à l’extérieur, à Maicao, à Barrancas, dans les écoles, le moulin, etc. Le seul moment que nous avions pour nouer une relation d’entente était le soir, lorsque le générateur d’électricité n’avait plus d’essence et que la télévision ne pouvait plus être allumée.

À la fin des années 1990, la compagnie minière a engagé un groupe d’anthropologues pour déterminer si les familles vivant dans les territoires visés par l’expansion du gisement étaient « réellement autochtones ». Après une étude ethnographique, ce groupe d’anthropologues publia en 2001 un rapport controversé dans lequel on découvrait que des familles wayuu habitant certaines communautés du sud, ayant soi-disant perdu leurs us et coutumes et étant soumis à un fort processus d’acculturation, n’étaient pas considérées comme peuple « ethnique », mais seulement comme « paysans », ce qui les excluait ainsi du droit ethnique et ancestral à la terre que prévoit la Constitution politique colombienne de 1991. Río, mon hôte, ne connaissait pas d’autre anthropologue que le représentant de ce groupe, engagé par l’entreprise pour diriger le département de Responsabilité sociale entrepreneuriale de la mine depuis plus de 15 ans. Les anthropologues avaient suscité l’indignation auprès de communautés autochtones du sud et avaient donc une très mauvaise réputation dont Río se faisait l’écho. Les conversations du soir tant attendues étaient pour moi l’occasion de tenter de me défaire de cette réputation et de montrer que je soutenais la cause des Wayuu mobilisés. Je m’efforçais alors de trouver des points d’entente avec Río, pendant que ce dernier analysait mes interventions sur des questions politiques qui lui tenaient à cœur. À force de lui exposer ma position, j’ai gagné sa compréhension et sa confiance. Au bout de quelques semaines, j’étais devenue, pour mon hôte, « une de plus dans la lutte » (una mas en la lucha).

Lors de nos conversations, afin de ne pas sacraliser les paroles de mon interlocuteur et d’étudier les éléments de son discours qui émergeaient dans la vie quotidienne, j’ai privilégié pour la seconde fois la méthodologie ethnographique classique. Formée à l’observation participante dans le nord de la péninsule, mon objectif était également d’observer la vie quotidienne dans le village, afin de trouver les différences dans la relation que les femmes et les hommes développaient avec l’environnement. Cependant, cette méthodologie n’était pas adaptée car le couple était hors du hameau toute la journée et il était impossible de l’accompagner quotidiennement dans ses activités. Je me suis retrouvée seule pendant deux mois, entourée de maisons également vides, leurs habitants absorbés par les activités de la vie urbaine. J’ai ensuite décidé de m’installer dans un autre hameau de la basse Guajira. Considérant mon affinité avec la cause militante, Río m’a emmenée à La Aurora, une communauté encore plus engagée car plus touchée par l’exploitation minière qu’El Retiro.

À La Aurora, mon deuxième lieu d’enquête, j’ai été accueillie par Leonardo, leader social qui militait activement contre l’extraction minière dans sa région. La Aurora, composée de trois familles qui avaient décidé de s’y installer récemment, est située aux abords du ruisseau Bruno, menacé depuis six ans de déviation par l’entreprise minière. La parentèle de Leonardo se trouvait dans la Sierra del Perijá, à une cinquantaine minutes de marche de La Aurora. L’établissement de ces familles à La Aurora en 2011 fut stratégique et répondait à une tentative d’éviter que le cours d’eau ne soit détourné. En ce sens, les trois familles ne se battaient pas uniquement pour le maintien du cours d’eau, mais aussi pour l’occupation du territoire dans cette zone. Pendant quatre mois, nous avons vécu sous la menace constante d’une expulsion par la police anti-émeute, menace diffusée chaque semaine par le journal radiophonique du matin.

Leonardo m’invitait systématiquement dans ses réunions avec les autorités voisines, les membres de la « responsabilité sociale » de la compagnie minière El Cerrejón, et même avec des membres de sa famille qui défendaient la présence de l’entreprise minière sur leurs territoires parce qu’elle employait des hommes et des femmes pour un plan de reboisement de la zone. Mon hôte tenait à ce que j’enregistre et retranscrive ces réunions, dans l’espoir de publier un jour la « réalité » des événements.

Contrairement à la quiétude que j’éprouvai à El Retiro, mon inlassable mobilité à La Aurora m’empêchait d’observer le quotidien des personnes à l’intérieur de leur communauté. De plus, le climat d’insécurité ne me permettait pas de me sentir à l’aise pour rester dans la communauté et m’y déplacer aisément. En outre, lorsque je rendais visite aux familles de la Sierra de Perijá, lieu où le reboisement avait lieu, afin d’étayer mon observation, personne ne voulait me recevoir, car certaines familles pensaient que je collaborais activement avec Leonardo et que j’étais donc en faveur du retrait de l’activité minière, principale source de revenu de la région.

Changer d’objet d’étude

Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que ma méthodologie dans la basse Guajira serait différente que celle employée dans la haute Guajira, et que mon objet d’étude était désormais le discours lié à certaines pratiques écologiques et à l’opposition aux pratiques extractives. Le fameux enclicage13 militant était incontournable : après quelques mois en compagnie des leaders sociaux, j’étais pleinement impliquée dans leur lutte politique. Cependant, afin de ne pas tomber dans le « domino-centrisme14 », c’est-à-dire, de fonder ma compréhension du mode de vie des familles wayuu vivant au sein du conflit politique sous le seul prisme de la domination qu’elle subissaient, j’ai décidé de m’installer à Campamento-II, un des rares endroits où les familles affectées par les activités minières avaient développé une autonomie vis-à-vis du dominant (la mine El Cerrejón), notamment à travers des pratiques d’autogestion du milieu environnant. Il s’agissait d’une réinstallation indigène (reinstalación indígena) organisée par l’entreprise minière, suite au déplacement de 31 familles wayuu de leur habitat initial, à Campamento-Ancestral, en raison d’une exposition directe au risque de contamination. En 2013 ces familles sont donc parties de leur lieu d’origine pour s’installer à plus de 50 kilomètres de distance, dans cet endroit, baptisé désormais Campamento-II.

Une grande voie traverse Campamento-II. Des deux côtés de cette voie, l’entreprise El Cerrejón a construit plusieurs maisons en ciment avec des toits de différentes couleurs afin de différencier les clans de la communauté, mais elle a également inscrit sur les portes le nom de chaque famille et de son clan. Ces maisons construites en briques, les unes à côté des autres, bénéficient du tout-à-l’égout, avec gaz, électricité, etc. Voulant respecter la distribution initiale d’une maisonnée wayuu et après avoir consulté la population de Campamento-Ancestral, l’entreprise a construit les cuisines à l’extérieur des maisons, ainsi qu’une sorte de maison aux hamacs, une enrramada (maison à auvent), face à la maison principale, avec des toits en polypropylène. Cependant, cette enrramada ne satisfaisait pas les habitants et c’est ainsi qu’à côté de chaque maison, ils ont érigé une structure supplémentaire, typiquement wayuu, avec un toit de branches de palmiers tressées. Sous cet auvent les hamacs étaient suspendus : c'était l’espace de vie où les personnes passaient leur temps en famille. 

Les aides financières de l’entreprise minière perçues par les familles en guise de compensation pour leur déplacement avaient été investies dans l’installation, sur une surface de 75 hectares, d’un gigantesque potager communautaire et d’un grand enclos destiné à accueillir jusqu’à 1 000 chèvres et moutons. Un grand réservoir d’eau, d’une capacité de stockage de 980 000 litres, avait aussi été construit. Il était alors géré et entretenu par les membres de cette communauté afin d’irriguer les champs cultivés et d’approvisionner toutes les maisons en eau.

Dans ce lieu, dirigé et représenté par le Cabildo Joro, par Blas, représentant de l’autorité traditionnelle et par le leader social José, j’ai pu accéder à une vie communautaire, articulée autour du conflit politique. J’ai pu aussi observer l’organisation autonome de plus de 30 familles wayuu. En d’autres termes, j’ai pu étudier la façon d’agir des personnes à la lumière des discours politiques de défense de l’environnement et des droits autochtones énoncés par mes interlocuteurs du sud. Ces discours s’articulaient parfaitement avec leurs savoirs pratiques stratégiques et collectifs déployés dans un nouvel habitat. C’était l’endroit idéal pour mettre en pratique ce qu’Olivier de Sardan appelle le populisme méthodologique15, c’est-à-dire, l’observation directe de la puissance d’agir de mes hôtes, par-delà la résistance et la domination, relevant de processus informels et de l’improvisation dans les formes concrètes de savoirs techniques16. Campamento-II m’offrait aussi l’opportunité de combiner mon engagement militant méthodologique avec mon travail ethnographique, que je voulais encore objectif. J’ai alors privilégié d’une part les discours masculins des leaders sociaux de défense du territoire et de l’environnement. Pour cela, j’ai employé l’entretien semi-directif avec un guide thématique et l’organisation de groupes de discussion. D’autre part, j’ai proposé systématiquement aux personnes qui ne participaient pas à la politique contestataire17 de m’attribuer une place dans leurs tâches quotidiennes, à savoir s’occuper de leurs enfants, travailler dans le potager, cuisiner avec elles.

Enquêter sur les processus d’ethnicité au sein des territoires exploités.

L’action politique transformatrice des rôles sociaux.

L’examen des discours politiques de mes hôtes et de leur gestion de l’environnement dans ces trois communautés méridionales m’a permis de vérifier une hypothèse qui puisait ses origines dans une observation participante classique, malinowskienne, dans le nord de la péninsule. L’hypothèse était la suivante : dans la basse Guajira, les femmes avaient été reléguées à une position moins centrale dans l’organisation sociale wayuu du fait de la transformation du milieu environnant à partir de l’implantation de la mine, et ce par une instabilité ontologique apparue à ce moment-là.

Ainsi, dans les trois communautés du sud, mes interlocuteurs étaient des hommes, qui m’autorisaient ou me refusaient de séjourner dans les communautés qu’ils représentaient. Je devais prendre rendez-vous avec eux et leur apporter une contrepartie sous forme de nourriture ou d’argent. Avec les femmes, j’avais des relations moins contractuelles, nous passions du temps ensemble pendant que leurs maris travaillaient en dehors de l’unité domestique. Elles m’accueillaient sans toutefois prendre de décision quant à ma présence.

En observant les pratiques politiques discursives liées à la défense de l’environnement, j’ai constaté qu’au sein de ces trois communautés de la basse Guajira, les hommes wayuu n’étaient plus relégués à une position périphérique vis-à-vis du milieu environnant comme c’était le cas dans la haute Guajira, mais occupaient un premier plan, militant, dans lequel ils œuvraient à son maintien et sa conservation. Il s’agissait d’une extrapolation de leurs rôles d’intermédiaires observés dans le nord, au milieu d’un conflit politique en cours où les éléments du milieu environnant étaient à l’épicentre de leur activité. C’est ainsi qu’ils étaient devenus les médiateurs entre les ONG, l’État et l’entreprise minière. Ici, la soi-disant facilité des hommes à mieux parler de la société – en opposition aux femmes18 –, relevait de leur rôle de médiateurs (hommes politiques) entre ces acteurs et leur procurait un accès direct aux personnes étrangères qui séjournaient dans la Guajira. Les activités féminines avaient par ailleurs été reléguées à un second plan. L’efficace de leur savoir concernant le domaine spirituel, s’était réduite, car elle ne découlait plus des pratiques écologiques régies par des normes cosmologiques, (observées dans la haute Guajira) mais avait été remplacé par le « souvenir » du statut féminin « ancestral », diminué, désactivé par l’extraction massive des éléments du milieu environnant. L’important pour les hommes qui faisaient l’objet de mon enquête n’était pas seulement de faciliter l’accès de leur communauté aux moyens de subsistance, mais aussi d’accéder à une position sociale d’autorité. Tandis que dans le nord cette autorité était accordée aux femmes en raison de leur pouvoir spirituel leur permettant d’interagir avec les éléments de l’environnement, au sud, c’étaient désormais les hommes wayuu qui, élus par leur communauté et reconnus par la Constitution colombienne, s’autoproclamaient gardiens du territoire, transmettant leur nom et leurs terres en héritage à leurs fils.

Cependant, plusieurs femmes de Campamento-II m’ont mentionné un groupe de femmes wayuu et métisses militantes qui revendiquaient un rapport à l’environnement différent de celui des hommes. Elles prônaient la préservation du milieu environnant – l’eau notamment – afin de revenir à une territorialité matrilinéaire où les esprits gardiens étaient féminins, donnant autorité et centralité aux femmes. Aux yeux d’une personne extérieure, ces femmes auraient semblé influencées par les organisations féministes occidentales présentes dans la basse Guajira, et cependant les particularités de la relation environnement-femme observée dans le nord trouvaient un écho dans ces discours féminins. L’environnement, pour elles, devenait le moyen de revendiquer leur légitimité à habiter une terre, à reproduire la société, en somme, à investir un territoire où tous les traits du collectif wayuu pouvaient continuer à se déployer. L’eau, devenue une ressource, désocialisée et désacralisée au sud en raison de son accaparement par la mine, a pu ainsi devenir aussi l’objet d’une remémoration « animiste » dans les discours féminins, dévoilant sa profonde connexion au monde cosmologique wayuu, qui, dans la basse Guajira, est menacé et tend à disparaître.

Développer une anthropologie engagée

La prédominance des identités écologiques autochtones masculines observées dans cette région est étroitement liée à la fracturation des territoires et aux effets de l’exploitation minière sur ces derniers. Si l’observation participante était la méthodologie la plus appropriée pour comprendre l’organisation sociale fondée sur les rapports à l’environnement au nord, où la vie quotidienne est exempte de conflits politiques de grande envergure, au sud, où le territoire et les éléments qui le constituent ont été bouleversés, il était nécessaire d’observer la façon dont les acteurs interprétaient et formulaient leur perte et dont ils revendiquaient la restitution de ce qu’ils avaient perdu. Ainsi, afin d’accéder à la dialectique environnementale et à son implication dans l’organisation sociale et politique, il était indispensable de s’intéresser et de participer à la lutte politique des Wayuu. Les méthodologies plus sociographiques utilisées dans ce contexte ont permis d’éclairer une méthodologie beaucoup plus traditionnelle menée dans la haute Guajira et de saisir les particularités de ces modes de vie préservés de l’extraction minière, qui résonnaient dans les revendications en matière de préservation de l’environnement.

Il s’agissait, dans le sud, de resituer mon objet d’étude et d’envisager les lieux de l’enquête non pas comme des localités en communication avec un système global capitaliste (ou système-monde19), mais comme des localités permettant de comprendre spécifiquement certains processus sociaux engendrés par ce système. Les différents échanges auxquels j’ai eu accès étaient alors des lieux privilégiés pour ethnographier l’implantation des projets d’expansion globale – comme El Cerrejón – et leur portée locale. En effet, j’ai eu l’opportunité de saisir les contingences de son implantation tel qu’elle est vécue dans le sud de la Guajira, révélant ainsi une gouvernance20 locale souhaitée, distincte de celle observée dans des territoires wayuu éloignés de l’enclave minière. Les rencontres entre les Wayuu de La Aurora et les membres de la compagnie minière, les débats entre les familles vivant à Campamento-II avant de négocier avec les membres de responsabilité sociale de la compagnie, et enfin les discours de ceux et celles qui ne voulaient pas que la mine disparaisse : tels furent les lieux d’observation privilégiés pour atteindre l’objectif de ma recherche.

Au regard de mes 22 mois d’ethnographie, le choix d’une ethnographie multi-située21 témoigne du fait que, plutôt que de viser une objectivité totale, l’important était de comprendre et d’interpréter les symboles culturels donnés à l’environnement a priori, afin de les étudier à la lumière des significations formulées dans les discours politiques a posteriori. Pour ce faire, je me suis déplacée entre différents lieux et contextes, tout en acceptant de changer le cours de mon enquête. La prévention des dangers et une position politiquement engagée m’ont permis d’intégrer de nouveaux sites d’observation, de donner du sens à mon premier travail de terrain afin de comprendre comment la territorialité et le système de parenté wayuu du sud se transforment en contexte extractif, ainsi que d’identifier quels traits du collectif subsistent et pour quelles raisons.

Cette recherche peut être considérée comme participant d’une « anthropologie engagée » dans la mesure où elle reprend les débats sur la « crise des représentations » des années 198022. En effet, après une période de réflexivité au retour du terrain, il était nécessaire de préciser que ces changements méthodologiques peuvent contribuer au développement d’une littérature postcoloniale qui ne se focalise pas exclusivement sur les rapports de domination, mais ouvre la voie à l’application de nouvelles approches cherchant à rendre compte plus fidèlement de la complexité des cultures.

Conclusion

Face à l’accaparement par dépossession23des terres, des plantes, des eaux, le fait de vouloir renforcer les notions de territorialité et de souveraineté telles qu’entendues par l’État-nation, amène les Wayuu à redéfinir la notion de « développement » et de « ressources naturelles » sous la bannière d’une conscience « écologiste » puisée dans la sphère internationale24 où précisément le rapport féminin à l’environnement – observé dans le nord – est généralement absent. Cela signifie que les définitions ontologiques des éléments du milieu environnant ne seront plus tirées de la cosmologie wayuu, mais d’un répertoire de légitimation25 construit sur le modèle de l’écologisme global. Cependant, si nous acceptons de changer le cours de l’enquête et examinons les revendications des militants wayuu en comparant ce qui ressort de leurs discours quotidiens avec les modes de vie des Wayuu non affectés par l’exploitation minière, nous pouvons constater que certaines particularités de la culture sont encore bien vivantes, faisant l’objet des revendications d’un groupe féminin moins mobilisé en raison de sa marginalité par rapport à la plupart des luttes écologiques qui constituent le mouvement de défense des droits des peuples autochtones.

Sans avoir effectué mon premier travail de terrain dans la haute Guajira, il est à craindre que mon ethnographie dans la basse Guajira aurait été moins féconde. Les stratégies menées m’ont aidé à éviter les controverses disciplinaires surgies au cours des dernières décennies autour de la question de l’invention de la tradition dans une approche fonctionnaliste ou de l’indigénisation de la modernité dans une approche structuraliste.

C’est ainsi que les stratégies adaptées au terrain minier, ainsi que l’objet d’étude des pratiques discursives des Wayuu de la basse Guajira, se présentent dans ma recherche comme instruments incontournables de l’enquête permettant à la recherche en contexte extractif de, comme l’écrit Michèle Leclerc-Olive : « non seulement comprendre le vécu des populations, mais surtout [de] caractériser le système dans sa globalité26 ». Le récit de la mise en œuvre d’un travail de terrain « vigilant », « négocié » et « militant », vise à soulever une série de questions transversales aux domaines de la recherche en sciences sociales, ainsi qu’à examiner la validité et la pertinence de l’approche ethnographique dans des terrains toujours plus « globalisés ». L’objectif est de démêler les positions concernant les pratiques de négociation dans un terrain miné à partir de cas concrets et de poursuivre une réflexivité commune sur les exigences de la recherche dans ce domaine. Il s’agit de considérer in fine l’étude ethnographique de la mise en place d’alternatives politiques des sociétés autochtones, dans le temps et à travers toutes leurs différentes dialectiques.

Déplier la liste des notes et références
Retour vers la note de texte 16992

1

Joëlle Morrissette, Didier Demazière, Matthias Pepin (dir.), « Vigilance ethnographique et réflexivité méthodologique », in Recherches qualitatives, 33(1),  2014.

Retour vers la note de texte 16993

2

Florence Bouillon, Marion Fresia et Virginie Tallio, Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, Centre d’études africaines EHESS, 2005.

Retour vers la note de texte 16994

3

Depuis le début du siècle dernier, de nombreux Wayuu ont migré vers le pays frontalier, le Venezuela. Ils représentent aujourd'hui près de la moitié de la société amérindienne wayuu.

Retour vers la note de texte 16995

4

Eduardo Barrera Monroy, Mestizaje, comercio y resistencia. La Guajira durante la segunda mitad del siglo XVIII, Bogotá, Instituto Colombiano de Antropología e Historia, 2000.; François-René Picon, Pasteurs du Nouveau monde : adoption de l’élevage chez les Indiens guajiros, Paris, Les Éditions de la MSH, 1983.

Retour vers la note de texte 16996

5

Le charbon colombien possède de nombreuses qualités chimiques telles qu’une faible teneur en cendres et en soufre, ainsi qu’un pouvoir calorifique élevé. De plus, en comparaison à d’autres mines en Australie ou en Indonésie, l’emplacement de la Colombie est stratégique et plus rentable par rapport aux marchés nord-américain et européen. En 2021, le charbon de La Guajira a rapporté 7 milliards de dollars avec plus de 33 millions de tonnes de charbon exportées.

Retour vers la note de texte 16997

6

Dans certaines sources officielles on trouve le nom du parc orthographié de la façon suivante : « Macuira » ; dans ce texte j’ai privilégié l’écriture en wayuunaiki : « Makuira ».

Retour vers la note de texte 16998

7

On y trouve 349 espèces de plantes, dont 10 sont endémiques. En ce qui concerne la faune, plus de 140 espèces d'oiseaux ont été recensées, dont 17 sont endémiques. Les écureuils, les lapins, les singes à face blanche, les ours palmiers, les souris, les ocelots, les cerfs et les renards sont les mammifères les plus emblématiques. Site web du gouvernement colombien : « Parque Nacional Natural Macuira », Parques Nacionales Naturales de Colombia, consulté le 6 juin 2023.

Retour vers la note de texte 16999

8

D’ailleurs, en wayuunaiki écrit, makuuirra se traduit par « plante de tabac ».

Retour vers la note de texte 17000

9

Michel Perrin, Le Chemin des Indiens morts : mythes et symboles goajiro, Paris, Payot, 1983 ; François-René Picon, Pasteurs du Nouveau monde : adoption de l’élevage chez les Indiens guajiros, Paris, Les Éditions de la MSH, 1983; Jean-Guy Goulet, El universo social y religioso guajiro, Caracas Univ. Católica Andrés Bello, Centro de Lenguas Indigenas: Biblioteca Corpozulia, 1981; Benson Saler, « Los Wayu (Guajiro)» Los Aborigenes de Venezuela, 1988, p. 25‑145; Alessandro Mancuso, « Descent among the Wayú. Concepts and social meanings », Journal de la Société des américanistes, 94(1), 2008, p. 99-126.

Retour vers la note de texte 17001

10

Michel Perrin, Le Chemin des Indiens morts : mythes et symboles goajiro, Paris, Payot, 1983.

Retour vers la note de texte 17002

11

Marshall Sahlins, « The original political society », in David Graeber, Marshall Sahlins, On Kings, Chicago, Hau Books-University of Chicago Press, 2017, p. 23-64.

Retour vers la note de texte 17003

12

La zone étudiée ne compte plus que deux chasseurs pour les soixante maisonnées.

Retour vers la note de texte 17004

13

Jean-Pierre Olivier de Sardan, La Rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l'interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, 2008.

Retour vers la note de texte 17005

14

Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire : Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard-Le Seuil-EHESS , 1989.

Retour vers la note de texte 17006

15

« Le populisme méthodologique, lui, considère que les groupes ou acteurs sociaux ď "en bas" ont des connaissances et des stratégies qu'il convient d'explorer, mais sans se prononcer sur leur valeur ou leur validité. Le premier [le populisme idéologique] est un "biais" qui handicape la démarche scientifique, le second est au contraire un facteur positif qui ouvre de nouveaux domaines à l'investigation ». Jean-Pierre Olivier De Sardan, « Les trois approches en anthropologie du développement ». Revue tiers monde, 2001, p. 738.

Retour vers la note de texte 17007

16

James C. Scott, How certain schemes to improve the human condition have failed, New Haven, Yale University Press, 1998.

Retour vers la note de texte 17008

17

Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix,1998, 41, p. 7-32.

Retour vers la note de texte 17009

18

Ardener propose que les femmes en soient venues à symboliser les préoccupations particularistes et fragmentaires de la société par opposition aux intérêts sociaux intégratifs des hommes, donnant à ces derniers la capacité de représenter la société. C'est le modèle dominant auquel les anthropologues auraient toujours accès. Cf. Edwin Ardener, « Belief and the problem of women and the ‘problem’ revisited », in Ellen Lewin (dir.), Feminist anthropology: A reader, Blackwell Publishing, Oxford, 2006, p. 31-65.

Retour vers la note de texte 17010

19

George E Marcus, « Contemporary Problems of Ethnography in the Modern World System », in George E Marcus, James Clifford, Writing Culture : The poetics and politics of ethnography,  Berkeley, University of California Press, 1986, p. 262-294.

Retour vers la note de texte 17011

20

L’expression gouvernance fait ici référence à la définition que Michèle Leclerc-Olive examine en contexte de mobilisations locales face aux prédations foncières : « Toute forme d’organisation du pouvoir qui inclut plusieurs légitimités hétérogènes. Il ne s’agit pas ici de qualifier ce qui correspondrait à une ‘bonne’ manière de gouverner, mais de nommer une forme de pouvoir, différente d’un ’gouvernement’ associé classiquement à une unique hiérarchie légitimante ». Michèle Leclerc-Olive, « Introduction. Pour une critique des épistémologies néolibérales du développement » p XIII in Michèle Leclerc-Olive, et al. Anthropologie des prédations foncières : entreprises minières et pouvoirs locaux, Archives contemporaines, paris, 2017.

Retour vers la note de texte 17012

21

George E. Marcus, « Ethnography in/of the world system : The emergence of multi-sited ethnography »,  Annual review of anthropology, 1995, p. 95-117.

Retour vers la note de texte 17013

22

James Clifford et George E. Marcus, (dir.), Writing culture : the poetics and politics of ethnography: a School of American Research advanced seminar, Berkeley, University of California Press, 1986.

Retour vers la note de texte 17014

23

David Harve, « The right to the city », International journal of urban and regional research,  27(4), 2003, p. 939-941.

Retour vers la note de texte 17015

24

Comme nombreuses études l’ont ainsi montré: Cf. Beth A Conklin, Laura R. Graham, « The shifting middle ground: Amazonian Indians and eco‐politics ». American anthropologist,  97(4), 1995, p. 695-710 ; Stuart Kirsch, Mining Capitalism, Berkeley, Univiversity of California Press, 2014; Richard David Hames, The five literacies of global leadership: What authentic leaders know and you need to find out. John Wiley & Sons, 2007; Astrid Ulloa, « El nativo ecológico: movimientos indígenas y medio ambiente en Colombia », Movimientos sociales, estado y democracia en Colombia, 2002, p. 286-320.

Retour vers la note de texte 17016

25

Bruce Albert, « Territorialité, ethnopolitique et développement : à propos du mouvement indien en Amazonie brésilienne », Cahiers des Amériques latines, 23, 1997.

Retour vers la note de texte 17017

26

Michèle Leclerc-Olive, et al. Anthropologie des prédations foncières : entreprises minières et pouvoirs locaux, Paris, Archives contemporaines, p. XII, 2017.