Nili Belkind analyse depuis plusieurs années les relations entre musique et violence politique en Palestine-Israël. La musique n’adoucit pas les mœurs, en dépit d’initiatives qui tentent d’instituer un dialogue musical entre les deux peuples, comme l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée, créé en 1984, aujourd’hui rattaché au festival d’Aix-en-Provence, ou l’orchestre West-Eastern Divan, créé en 1999 à l’initiative de Daniel Barenboim et d’Edward Said. Établie à Jaffa, Nili Belkind, Israélienne-Étatsunienne, qui a des attaches palestiniennes, renouvelle l’ethnomusicologie en la transportant dans une zone de conflit maximal. Elle nous donne une idée de l’extraordinaire bande-son qui accompagne les affrontements meurtriers, faite de proximités, d’appropriations multiples et de détournements, comme autant de prises à l’ennemi. Son livre, Music in Conflict1, est une lecture nécessaire pour comprendre les enjeux culturels de la guerre. Le premier chapitre est consacré à Al Kamandjati, une association de Ramallah qui s’est imposée dans le domaine de la formation des musiciens et de l’organisation de concerts. Nili a travaillé comme bénévole dans cette association, fondée par l’altiste Ramzi Aburedwan, diplômé du conservatoire d’Angers et ancien membre de l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée.
Dans cet entretien lumineux avec Marion Brachet, Nili Belkind retrace son parcours et rend compte d’une recherche de première importance pour la compréhension de la situation.
Jean-Louis Fabiani, Directeur d’études à l’EHESS, Professeur à Central European University
Nili Belkind est chercheuse associée à l’université hébraïque de Jérusalem. Titulaire d’un doctorat d’ethnomusicologie de l’université de Columbia (2014), elle est ethnomusicologue, spécialiste du Moyen-Orient – notamment d’Israël et de la Palestine – et des Caraïbes.
Elle a consacré un livre à la complexité des rapports entre culture musicale et vie politique en Palestine et en Israël, intitulé Music in Conflict : Palestine, Israel and the Politics of Aesthetic Production, livre qui a remporté le prix du Conseil international de la musique traditionnelle (ICTMD) en 2022. Envisageant l’expression culturelle comme un terrain fertile pour comprendre ces dynamiques, l’ouvrage s’intéresse à la politique du son pour montrer que la création musicale reflète les identités tout en les façonnant et que, ce faisant, elle façonne aussi les communautés. Nili Belkind a donc « suivi le conflit » en « suivant la musique » sur le terrain, qu’il s’agisse de salles de concert, de manifestations, de centres communautaires mixtes, d’écoles de camps de réfugiés palestiniens, de scènes urbaines alternatives, ou même d’un check-point. Quel que soit le contexte, sa monographie part de l’idée, à la fois thématique et théorique, que dans une situation de violence politique continue, la musique sert à affirmer ou reterritorialiser les frontières spatiales et sociales du point de vue culturel.
Nili Belkind s’intéresse aussi aux différents effets de la pratique musicale sur la conceptualisation du lieu et de l’espace, et sur l’ancrage de modes (émergents) d’appartenance. Elle a publié des articles et des chapitres de livres sur des thèmes tels que la musique et : le renouvellement urbain (2019) ; la construction d’imaginaires diasporiques (2016 ; 2024) ; l’intimité culturelle dans les conflits ethno-nationaux (2021) ; les movements sociaux (2013) ; la politique culturelle et la diplomatie (2010 ; 2021) ; l’orientalisme (2024) ; l’éducation musicale et la citoyenneté culturelle (2025).
Avant de se lancer dans une carrière universiaire, Nili Belkind a travaillé plusieurs années dans l’industrie musicale. Elle a été responsable produit pour les musiques du monde, la musique latine et le reggae chez Virgin Megastores, directrice de label chez RykoLatino et d’autres maisons, productrice d’albums qu’elle a elle-même compilés, productrice de showcases en live, tourneuse, DJ radio et rédactrice (National Geographic Music Online, notes de pochette). Deux des albums qu’elle a coproduits (pour le groupe Plena Libre) ont été nominés aux Grammy Awards. Ses projets de recherche font la part belle aux artistes et aux communautés qui lui ont ouvert la porte.
La majorité de ses enquêtes de terrain ont eu lieu en Palestine et en Israël entre 2011 et 2012, mais elle a continué à se rendre régulièrement sur place et, en 2018, elle s’est installée à Jaffa. Aujourd’hui, son projet de recherche, mené avec le professeur Seroussi, se concentre sur les échanges musicaux, historiques et contemporains, entre Musulmans et Juifs dans les pays à majorité musulmane et leurs diasporas. L’entretien qui suit, enregistré le 2 juillet 2025, s’attache à mettre en avant les versants culturels du conflit et le rôle de la vie musicale, qui reflète, tout en les façonnant, les communautés.
Marion Brachet : Vous avez travaillé longtemps dans l’industrie musicale, notamment comme productrice. Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir le domaine de l’ethnomusicologie ?
Nili Belkind : En 2000, environ, à New York, je m’occupais d’un label de musique latine qui apartenait à Chris Blackwell. Les choses ont commencé à aller mal dans l’industrie musicale, à l’origine, à cause des MP3… J’ai essayé de varier mes projets en voyant que les labels mettaient la clé sous la porte. J’ai passé six ans à me diversifier, mais en tant que freelance. J’ai compris que le genre d’activités passionantes que j’avais [avant], la production de musique, le suivi A&R [artistes & répertoires], la découverte de musiciens et ainsi de suite se raréfiaient… je faisais de moins en moins les choses que j’aimais et qui, de plus en plus, me servaient à gagner ma vie. Je me suis dit qu’il fallait que ça change. Et je me suis plongée dans l’ethnomusicologie, parce que la musique a toujours été au cœur de ma vie. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? J’ai décidé de privilégier les Caraïbes où j’avais beaucoup travaillé quand j’étais dans l’industrie. C’est la région que j’ai choisie pour mon master. J’ai travaillé sur les artistes haïtiens, mais je n’ai pas poursuivi avec les Caraïbes pour ma thèse de doctorat.
Marion Brachet : Le jour du lancement de votre livre en 2021, après votre thèse, au moment d’expliquer en quoi votre approche de la musique en temps de conflit était différente, vous avez dit que vous vouliez éviter d’adopter une position unique. Pourriez-vous en dire plus sur ce point2?
Nili Belkin : Ma thèse portait sur la musique et le conflit Palestine/Israël. Je trouvais que la littérature existante adoptait souvent, soit une perspective très palestinienne – non pas qu’il y ait eu beaucoup de travaux sur la Palestine, en fait il n’y avait pas grand-chose – mais ce qu’il y avait était très engagé, déterminé à expliquer la résistance. Quant à la littérature sur la culture ou la musique israélienne liée au conflit, soit elle était inspirée par Oslo3 et sous-entendait l’idée que la musique ouvre la voie à la coexistence, soit elle adoptait la perspective nationaliste – « Oh, ça [la création de différents genres de musique populaire hébraïques], c’est comme ça qu’Israël a été créé » – et mettait en avant la culture israélienne qui ignore complétement… parce que si vous envisagez l’histoire juive-israélienne au prisme du nationalisme, vous ignorez l’immense minorité qui est en vous, ou la majorité, si vous tenez compte de toute la région que vous controlez, qui comprend Gaza et la Cisjordanie. Je trouvais que ces discours, les discours de résistance et les discours de coexistence, devaient être, disons, juxtaposés et envisagés en fonction de leur dimension politique, pas seulement repris selon ce qu’ils représentent. J’ai découvert qu’à partir du moment où vous tenez compte de ces différents cadrages, vous voyez les choses d’un point de vue différent. Je me souviens d’un de mes étudiants (quand vous entendez ça dans la bouche d’étudiants, c’est vraiment merveilleux), qui avait suivi mes cours pendant deux semestres. Ce qu’il avait appris, c’est à analyser le pouvoir à partir des marges, pas à partir du centre. Voilà ce que je lui ai transmis. Analyser le pouvoir en partant des marges est une approche très différente de celle que beaucoup de gens adoptent. Je ne suis pas en train de dire que les gens qui s’intéressent à la résistance parlent à partir de positions de pouvoir, je dirais plutôt qu’ils parlent à partir d’un récit et d’une position très spécifiques. Je voulais élargir le champ. Je voulais voir de mes propres yeux, sur le terrain, ce que cela signifie. Pour moi, cela impliquait aussi ne pas s’intéresser seulement à la Cisjordanie, aux artistes hip hop qui participent à ce type de résistance, mais s’intéresser à la ville où je vis, Jaffa, qui est une ville mixte. Ce genre d’espaces, borderline ou entre-deux, ont tendance à être sous-représentés. C’est ce que j’appelle des tiers-espaces4. Ils sont sous-représentés dans la littérature ethnomusicologique et dans la litttérature générale qui vise à parler de tel [palestinien] ou tel [juif-israélien] point de vue.
Marion Brachet : Le principe qui consiste à envisager le pouvoir à partir des marges et à tenir compte de tous les points de vue affecte-t-il votre positionnement d’ethnographe quand vous êtes sur le terrain ? Et la façon dont vous tâchez d’être perçue ? Est-ce que vous viviez à Jaffa à l’époque du travail de terrain de votre doctorat ?
Nili Belkind : Je suis arrivée à Jaffa [en 2011, après un séjour préparatoire en 2010] pour ma thèse, mon travail de terrain. J’ai choisi Jaffa parce que je savais que je travaillerais à Ramallah et dans différents endroits en Cisjordanie. C’est une ville relativement centrale dans le pays, comprise dans les frontières de 19485. Je voulais aussi avoir accès à la Galilée où il y a beaucoup de projets musicaux. C’était une bonne base. Cela dit j’ai beaucoup séjourné à Ramallah et, plus tard, à Bethléem ; j’ai beaucoup bougé. J’ai préféré suivre la musique plutôt que, disons, m’en tenir à une ou deux institutions. Il était aussi important que je m’intéresse autant aux institutions qu’aux initiatives privées. Quant au travail de terrain, c’était un peu compliqué parce qu’en Cisjordanie, j’ai travaillé avec des organisations qui font partie de la Campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël [PACBI], qui boycotte la culture d’Israël. Et en Israël, j’ai travaillé avec des projets de coexistence pour comprendre la dimension politique, comprendre les discours et savoir quel regard adopter sur les spectacles dans ces différents cadres, ce que cela fait et ce que cela prouve au sein d’un spectacle. Dans ce sens, oui, c’était un peu délicat. Ma propre identité l’était aussi parce que je suis américaine, mais je viens d’un milieu juif israélien et j’ai de la famille palestinienne. C’est peut-être aussi une représentation, type borderline ou tiers-espace, de celle que je suis qui, dans certains cas, m’a ouvert les portes, dans d’autres, a été un obstacle. En tout cas, ce que vivre à Jaffa et me déplacer autant m’a vraiment appris – c’est devenu un thème essentiel dans mon livre, ce que je n’aurais jamais imaginé – c’est l’idée générale de musique et d’espace, l’idée d’espaces d’oppression, et comment l’activité musicale travaille avec ça et fait contrepoids. Sans compter le rôle que jouent les checkpoints, ainsi que la bureaucratie de l’occupation, les permis, ce genre de choses, comment elles s’inscrivent dans le temps palestinien et l’espace palestinien, comment la musique interagit avec tout cela. C’est entièrement né du travail que je faisais sur le terrain. Je ne suis pas arrivée avec une idée préconçue, je ne savais pas que je me concentrerais sur ces sujets.
Marion Brachet : J’aimerais revenir à votre rapport à l’ethnomusicologie. Vous insistez en précisant que la musique que vous étudiez dans vos recherches sur la musique palestinienne/israélienne, que ce soit à Jaffa ou dans le cadre de l’Eurovision6, est souvent plus proche de la catégorie globale de musique populaire que de la musique traditionnelle. Selon vous, quelle est la pertinence ou la non pertinence de ces catégories pour la musique qui vous intéresse ? Quel lien établissez-vous entre votre travail et l’ethnomusicologie ? Est-ce une question de corpus, de méthodes ?
Nili Belkind : C’est une question de méthodologie, parce que dans mes recherches, je ne suis pas des genres spécifiques. Je suis tout ce qui me mène quelque part. Dans mon livre, par exemple, je parle d’un orchestre de musique de chambre qui jouait du Mozart au checkpoint de Qalandia. Si je me limitais aux genres, je serais dans la droite ligne de l’ethnomusicologie, non ? Je pense aux gens qui travaillent sur la rumba congolaise ou tel ou tel genre. Ça ne permet pas vraiment de comprendre comment la production culturelle se traduit par une production sociale et politique. Voilà encore un point que mon livre aborde différemment. Si vous travaillez exclusivement sur le folklore paslestinien, par exemple, puis sur le hip hop, vous passez à côté de beaucoup de revendications sociopolitiques, d’activités et de travail qui dépassent les genres. Par ailleurs, les frontières entre les genres peuvent être très, très poreuses. Leur géographie peut aussi être poreuse. Nous vivons dans un espace tellement mondialisé que dans beaucoup de manifestations en faveur de villages palestiniens ou bédouins non reconnus, vous avez des surdos et des cuicas, parce qu’aujourd’hui les rythmes de la résistance exportent la musique brésilienne qui est présentée comme une musique de résistance partout dans le monde. Là encore, si vous ne recherchez que ce qui est authentique et local, vous risquez de passer à côté de la dimension politique, non ? Disons que je m’écarte de l’authenticité, de l’authenticité culturelle et tout ce qu’elle implique. Cela dit j’en tiens compte dans mes travaux si le sujet vient des gens avec qui je travaille, de mes interlocuteurs. Parce que pour eux… il y a toujours des frontières, et la question qui consiste à savoir qui les fixe est un enjeu politique. J’essaie de comprendre les discours qui les enveloppent, mais sans vraiment centrer mon travail sur une forme d’expression authentique.
Marion Brachet : Nous reviendrons sur ces questions d’authenticité et sur ceux qui ont un discours à ce sujet. J’aimerais vous poser deux ou trois questions à propos des musiciens sur lesquels et avec lesquels vous avez travaillé, sur leur rapport avec le militantisme et la professionnalisation. Vous soulevez le problème de la professionnalisation des musiciens, notamment à propos de System Ali, le groupe de Jaffa avec qui vous avez beaucoup collaboré7. Sont-ils confrontés à des défis particuliers ? Et ceux-ci varient-ils en fonction du type d’activisme des musiciens ?
Nili Belkind : Oui. Cela dit je précise qu’en ce moment System Ali n’est pas un projet en cours. Un des principaux responsables, Neta Weiner, vit actuellement à Boston. De temps en temps, quand il revient, les membres se retrouvent et organisent des sessions, mais ce n’est pas un projet actif. Neta Weiner travaille beaucoup avec Samira Saraya, il est souvent en tournée avec elle aux États-Unis – elle faisait partie du groupe, mais pas à l’époque où je travaillais avec eux, ce n’est pas le répertoire dont je parle dans mon livre. Donc oui, je pense que la question de la professionnalisation est essentielle pour les personnes qui se réunissent dans le cadre de projets qui partent de la base et s’intéressent à la communauté, au travail local et aux plus défavorisés dans les espaces où ils vivent. Il y a aussi les gens qui savent qu’ils finiront par être professionnels, qu’il s’agisse de comédiens, de musiciens ou de personnes pour qui ce sera le travail de leur vie. System Ali est un groupe de dix musiciens, et ce n’était pas toujours facile pour ceux qui avaient un emploi la journée. L’un d’eux était sauveteur de plage, par exemple… du coup ils se retrouvaient le soir mais ne pouvaient pas répéter cinq fois par semaine, entre autres problèmes. En bref, du côté de la professionnalisation, le fait est que System Ali a essaimé plus d’une décennie avec un noyau de personnalités, de musiciens, de rappeurs, etc. qui ont continué et continuent encore un peu à tenter toutes sortes de choses ensemble. C’est assez incroyable parce que certains sont des musiciens professionnels, d’autres, non.
Toujours à propos de la professionnalisation, quand on regarde la Palestine et la pédagogie occidentale, les outils qui permettent d’étudier la musique sont récents – ils datent de 1993 –, avant, il fallait aller voir quelqu’un et se former avec lui. Vous n’aviez aucune reconnaissance institutionnelle pour ce type de travail. En Palestine, j’ai découvert que devenir un musicien professionnel est aussi, en partie, une façon d’affirmer la présence de la Palestine sur la carte. Les discours et la façon dont les gens s’y rapportent font évidemment partie intégrante du processus. Cela dit, il va de soi que tous ceux qui ont été formés par l’association à Al-Kamandjati ou le Conservatoire Edward Saïd ne deviendront pas des professionnels, il s’agit avant tout de construire une collectivité ayant une culture distincte, une présence distincte, etc. Il n’est pas surprenant de voir que le travail d’ensemble est un aspect très important, pas seulement le travail en tête à tête du violon, par exemple ; la cohésion qui naît du travail d’ensemble est très, très importante.
Marion Brachet : Vous venez de dire que les musiciens professionnels palestiniens jouaient presque un rôle géopolitique pour la Palestine. Dans quelle mesure les musiciens peuvent-ils donner la priorité à la musique quand ils militent et participent à des actions politiques directes ou indirectes ? Je vous pose la question parce que le jour du lancement de votre livre, Music in Conflict, la chanteuse Amal Murkus a dit que sa position était difficile parce qu’elle n’avait pas le choix, elle ne pouvait pas ne pas s’engager. Le sous-texte était qu’elle aimerait se consacrer entièrement à la musique, mais que c’était impossible pour quelqu’un comme elle.
Nili Belkind : C’est aussi impossible vu son enfance. Son père était un des dirigeants du Parti communiste. Elle a commencé à chanter quand elle avait cinq ans, au cours de rassemblements. C’est un monde très intéressant parce que le Parti communiste est le seul parti qui a toujours été binational. Il a toujours réuni des Juifs et des Palestiniens. Les Juifs y étaient plutôt minoritaires, mais la structure était binationale. D’un autre côté, on a souvent demandé à Amal d’être une représentante dans des lieux, des espaces, pour des causes auxquelles elle ne s’identifie pas. Je crois qu’ils avaient prévu qu’elle chante le Jour de l’indépendance d’Israël à Londres. Elle ne savait même pas que c’était pour le Jour de l’indépendance. Évidemment elle a refusé. C’est vrai que vu sa situation et son contexte, la question se pose, même si vous essayez de vous concentrer sur la beauté de la musique – ce qu’elle fait. Elle a mis en musique, ou demandé à d’autres, de mettre en musique de nombreux vers de poètes palestiniens. Dont beaucoup de la Palestine de 1948, qu’elle transforme ensuite en chansons, mais aussi des poètes de la génération précédente, comme Mahmoud Darwish. C’est sa façon de s’engager et de promouvoir la culture palestinienne. En effet, je pense qu’il est très difficile de se concentrer exclusivement sur la musique quand tout votre être est saturé d’activisme depuis l’enfance. Surtout aujourd’hui où les barrières et les clivages politiques, culturels, sociaux, ethniques et nationaux sont si infranchissables pour tout le monde, et beaucoup plus encore pour les Palestiniens, y compris les Palestiniens de 1948, pas seulement ceux qui subissent l’occuption et ceux de Gaza.
Marion Brachet : Dans vos recherches sur l’authenticité affective dans d’autres cultures et d’autres régions que le Moyen-Orient, les questions d’identité et d’identités imposées sont aussi importantes8. Vous insistez pour dire que l’assignation à des catégories fixes a tendance à servir les intérêts de la culture dominante, que ce soit la population blanche aux États-unis ou l’identité ethnonationaliste israélienne. Diriez-vous que, pour un groupe dominant, confiner la musique de l’autre à ce qui est autre, justement, est encore plus important qu’affirmer sa propre domination culturelle ?
Nili Belkind : Ça en fait partie. Ça en fait largement, très largement partie. Par ailleurs, ces barrières-là ne sont pas seulement là pour affirmer une domination culturelle. Ce sont des représentations de craintes très profondes. C’est plus ou moins le sujet de mon article, « Authenticité affective ». Il s’agit souvent d’une vision orientaliste de l’autre, en même temps, la différence de l’autre suscite de l’élan. Mais très souvent ce point de vue va avec le besoin de surveiller. Mon article traite plus précisément de la collaboration entre Letta Mbulu, une chanteuse sud-africaine qui, à l’époque, était en exil aux États-Unis, et Quincy Jones pour la musique de Roots, le thème de la série Roots [Racines]. On parle d’une période très, très chargée : du maccarthysme, de l’après-maccarthysme, des droits civiques. J’ai aussi découvert que ce type de surveillance, cette recherche d’authenticité, a continué à infester l’ethnomusicologie jusqu’au début des années 2000. Cette recherche de l’authentique, qui, jusqu’ici, touchait les classes populaires et ouvrières, et la promotion des minorités opprimées, revient souvent à les contrôler. Vous avez vu le nouveau film sur Dylan quand il passe à l’électrique ? Il y a un moment où Dylan est au festival de Newport, dont Pete Seeger était un des fondateurs. Dylan est censé monter sur scène après un groupe afro-américain à qui on a apporté des bûches pour qu’ils chantent un chant ouvrier en coupant du bois, pour que le spectacle soit « authentique » aux yeux du public de Newport, majoritairement blanc. Je n’en revenais pas : Ils ont vraiment osé ? je me suis demandé. Ils leur ont demandé de manier une hache en chantant ? Parce qu’il fallait que ça ait l’air authentique ? C’est dingue. C’est en partie à cause de ce genre de classification et de systématisation que les gens n’on pas supporté que Dylan passe à l’électrique. Le film met en scène ce tournant. La musique et les musiciens folk ont évidemment soutenu de nombreux combats pour l’égalité des droits aux États-Unis, mais, bizzarrement, ils les ont aussi mis sous contrôle. Disons qu’ils les ont régulés d’une façon qui me paraît étrange. Tout ce qu’on dit sur l’authenticité, qui peut-être un discours important, sous-entendu « c’est ma musique, c’est ma façon de m’affirmer »… il faut l’envisager comme une forme de discours, pas comme quelque chose d’authentique ou d’inauthentique.
Marion Brachet : Que ce soit pour la musique folk aux États-Unis ou une musique d’ailleurs, faites-vous le lien entre contrôle de la musique et appropriation culturelle ? Est-ce que réguler, c’est aussi contrôler ce qu’il est possible de faire publiquement avec la musique ?
Nili Belkind : Parfaitement. La culture dominante régule, c’est ce qui se passe avec les Aborigènes en Australie, par exemple. Dans « Affective Authenticity », nous commentons longuement l’exemple de Quincy Jones qui a intégré à Roots des instruments, des styles de chant, des voix, etc. qui ne viennent pas de Gambie, d’où la soi-disant famille de l’auteur de Roots était originaire. Aux yeux des critiques, pourtant, c’est ce qui faisait que l’œuvre n’est pas authentique. Quincy Jones n’opère pas dans cet espace d’authenticité. Il opère dans un tout autre espace, comme Letta Mbulu. Parfois c’est à se demander si les critiques n’aimeraient pas que les Africains retournent dans leur pays d’origine, en Afrique, si leur vision de l’authenticité ne trahit pas une profonde inquiétude à l’égard de la démocratie raciale, comme si la classification, la science, etc. étaient une façon de masquer un préjugé profondément ancré.
Marion Brachet : Plus tôt vous avez mentionné l’orientalisme. Vous faites un lien entre les pratiques musicales, la politique locale et l’urbanisation, à Jaffa, par exemple, en posant la question de la gentrification9. Vous montrez qu’elle passe par une exotisation des traditions palestiniennes. Est-ce que cela s’applique aux mouvements musicaux qui associent la culture israélienne dominante et les traditions palestiniennes, si tant est qu’on puisse les séparer du point de vue musical ?
Nili Belkind : C’est une question à laquelle j’aurai du mal à répondre. Si je reviens à la problématique de la musique et de l’espace, ce qui m’a frappé à propos de cette gentrification, c’est que plus Tel Aviv s’étend et atteint ses marges, plus vous avez des frontières qui délimitent la fin de Jaffa, par exemple, et le début de la ville voisine. Les gens qui franchissent ces frontières en jouant de la musique modifient les lignes de leur géographie personnelle. J’ai trouvé très intéressant d’enquêter non seulement sur la gentrification et ses effets, sur l’exotisation qui part du sommet, mais aussi sur la réaction de la base, des gens qui veulent que ça change. Les rappports entre les habitants de Bat Yam et les Palestiniens de Jaffa sont souvent très violents. On l’a vu ces dernières années : les pogroms et toutes sortes d’événements. Alors un projet musical qui fait bouger les lignes et rassemble des Palestiniens de Jaffa et des Juifs de Bat Yam, généralement très à droite, proches du Likoud… l’idée que ces personnes, que la frontière entre Bat Yam et Jaffa, qui au cœur de leur épistémologie, change totalement, c’est fascinant.
Marion Brachet : Votre article sur le maître musicien Ezra Aharon/Azuri Effendi, qui vivait dans les années 1930, montre qu’il a sans doute survécu professionnellement parce qu’il a accepté les différentes identités culturelles qui lui étaient imposées par le camp sioniste et le camp palestinien10. Faut-il que les musiciens actuels s’adaptent ainsi ? Est-ce possible, compte tenu de la polarisation que chaque position implique ?
Nili Belkind : Si vous regardez 1948, beaucoup de musiciens travaillent au sein de l’establishment, par exemple à la radio israélienne, en arabe. Ça leur vaut souvent d’être critiqués par leur communauté parce qu’ils acceptent de faire partie d’institutions qui oppriment leur peuple. Le sujet est très délicat. La période sur laquelle j’ai écrit, Jérusalem dans les années 1930, est vraiment fascinante parce que soit les gens parlent de la Grande Révolte arabe qui a eu lieu à cette époque, de 1936 à 1939, et des violences qui l’ont accompagnée, soit ils parlent de cette période du point de vue du nationalisme israélien. On a découvert des partitions de l’ensemble dans lequel jouait Azuri. Elles étaient cachées dans le placard d’un professeur à la retraite. Cet homme a écrit sur la musique dans les colonies juives avant 1948. Il s’intéressait à Ezra Aharon, mais il se limite aux moments où il a dû composer de la musique arabe sur des paroles en hébreu pour la radio, à l’époque du mandat. Je vous parle d’une énorme pile de partitions destinées à l’orchestre arabe Al-Firka, avec qui il a aussi travaillé pour la radio arabe, qui était le même Public Broadcasting Service, la même station britannique. En fait, on raconte souvent les choses d’un point de vue auquel les musiciens sur le terrain n’adhèrent pas, sauf qu’ils sont obligés de jouer le jeu. Dans ce cas précis, nous avons les idées britanniques orientalistes sur la Palestine et les Palestiniens, ainsi que leur défense du sionisme, auxquels Azuri doit faire face. Ensuite, nous avons les sionistes qui pourraient avoir envie d’attirer des sionistes orientalistes, des gens de pays à majorité musulmane, etc. Mais ils ne veulent de musique arabe qu’avec des paroles en hébreu parce que c’est ainsi que nous allons retrouver « notre propre » chemin ancestral – un regard aussi orientaliste. Enfin, nous avons quelqu’un comme Ezra Aharon, ou Azuri, qui ne demande qu’à jouer de la musique et qui le fera en hébreu et en arabe. Il compose aussi des chants pour les fêtes musulmanes, dont l’Aïd al-Adha, quand il joue avec l’Al-Firka. C’est un Juif arabe. Ses identités arabe et juive s’entremêlent. Vu d’aujourd’hui, c’est intéressant. L’originalité de la Palestine des années 1930 vient de ces perspectives orientalistes très variées qui se rejoignent sur le terrain. Musicalement, c’est un terrain d’observation très intéressant11.
Marion Brachet : Je m’intéresse à la musique occidentale et à la musique orientale dans cette région. On sait qu’Israël aime se présenter comme un avant-poste occidental au Moyen-Orient. Est-ce que c’est encore le cas pour la culture musicale institutionelle israélienne ? Je me demandais si vous vouliez développer les concepts de citoyenneté culturelle et de nativisation que vous exploitez dans un article récent sur les écoles de musique destinées aux populations juives et israéliennes. Quel usage de la musique arabe ces écoles font-elles 12 ?
Nili Belkind : Regardons déjà l’Est et l’Ouest, on reviendra ensuite à Musrara. C’est une école qui a été fondée dans les années 1990, pendant les négociations de paix d’Oslo, à l’époque de l’idée que le rapprochement de l’Est et de l’Ouest apporterait la paix. Aujourd’hui, l’idée qu’Israël représente l’Occident du point de vue culturel ne vaut plus rien. La majorité des Juifs sont originaires de pays arabes ou à majorité musulmane. Cela dit, du moins dans les années 1990, beaucoup de gens partaient de ce principe pour monter des projets musicaux de coexistence. Ou de l’idée de nationalisme croisé – qui était censé nous amener à la paix. Cette fusion a été mise en scène à Oslo au moment de la signature des accords de paix, et le discours se poursuit aujourd’hui, même s’il est très, très minoritaire. Je ne pense pas que le gouvernement investisse de l’argent dans des projets de coexistence. Ce qu’on entend maintenant, c’est : « Mais oui, bien sûr, la musique andalouse a toujours été une musique juive ». Ce n’est pas complètement faux dans la mesure où les Juifs ont été les gardiens de la tradition dès 1492, quand ils ont été chassés d’Espagne et se sont retrouvés en Afrique du Nord. En même temps, de mon point de vue, c’est complètement faux sachant qu’il y a des Palestiniens installés ici, qui font partie de l’ensemble et jouent aussi cette musique. C’est donc une autre forme de contrôle, ce contrôle de l’Orient. Ce que nous avons à Musrara, le discours de l’école dont nous parlions, c’est le discours selon lequel les musulmans et les juifs ont toujours partagé la musique. Elle [Musrara] a toujours eu une majorité d’élèves juifs, mais elle accueillait aussi des Palestiniens qui vivaient à l’est de Jérusalem. Depuis qu’ils ont déménagé à Jérusalem-Ouest, il y a environ trois ans [en 2022], je crois qu’il n’y a plus d’élèves palestiniens. À cause de ce déplacement, ce discours sur le partage de la musique, sur la musique comme tradition commune, est un peu vide, disons-le ainsi. Mais l’idée de retour aux sources, de participation aux courants musicaux mondiaux, se manifeste dans différents types de messages. Ce qui m’intéressait dans cet article, c’était le rapport des colons à la musique parce qu’ils apprennent avant tout la musique classique. Mais quand ils vont à l’école de Musrara, ils apprennent à jouer de la musique classique arabe, de la musique indienne. Certains se concentrent sur des traditions très spécifiques, qu’il s’agisse de la musique andalouse ou du tarab. Les colons écoutent la radio arabe chez eux, au milieu de la population qu’ils veulent nettoyer suivant des critères ethniques. Ils écoutent la musique de cette population et jouent du folklore palestinien pour leurs mariages. C’est un acte d’appropriation inouï, et un acte de violence. Sous-entendu, « Vous m’appartenez. Votre musique m’appartient, tout m’appartient. Vos moutons, vos… » J’ai fait partie de groupes de protection de bergers en Cisjordanie. J’en ai même ramené des vidéos. Les communautés pastorales de la vallée du Jourdain où j’étais sont parmi les plus vulnérables. Ce sont les dernières… depuis la guerre, vous avez des avant-postes de colons qui surgissent partout. Les bergers de ces avant-postes sont souvent très jeunes, 14 ou 15 ans, ils débarquent avec leurs troupeaux. Ils sont là pour que les Palestiniens, ou les Bédouins, ne puissent pas évacuer leurs animaux. Ils ouvrent les réservoirs d’eau des Palestiniens pour les vider, etc, ils sont très violents. En même temps, un jour, j’ai dû faire face à un de ces gamins plusieurs heures pour l’empêcher d’entrer dans un hameau bédouin, essayer de créer de l’espace pour que les Bédouins puissent évacuer leurs moutons : il était là, avec son transistor, chantant en arabe sur du folklore palestinien [c’était la deuxième semaine de janvier 202513]. Ç’a été une de mes expériences les plus inattendues dans ce contexte. Beaucoup de ces jeunes [colons] ont été à l’école de Musrara où ils ont suivi des cours de musique classique avant de passer à la musique folklorique et de devenir spécialistes du folklore palestinien. Ils parlent très bien l’arabe. Ce sont des colons de la deuxième et de la troisième génération. Ils jouent du folklore palestinien à leurs mariages. Pour revenir au gamin avec la radio dans le hameau dont j’ai parlé, c’est incroyable. Les colons des avant-postes sont très souvent des jeunes à risque que le gouvernement place à ces avant-postes, contrôlés en général par une seule personne ou une seule famille, dans le cadre d’une soi-disant réinsertion. C’est une tactique qui fait partie du nettoyage ethnique tel qu’il a lieu en Cisjordanie. On les voit partout, ces jeunes.
Marion Brachet : Pourriez-vous nous en dire plus sur le concept d’intimité culturelle ? Que devient cette intimité quand il y a une appropriation culturelle et une violence aussi évidentes ?
Nili Belkind : L’auteur de l’ouvrage classique sur l’intimité culturelle est Michael Herzfeld, mais sa vision de l’intimité culturelle est très centrée sur la nation. Pour lui, si nous sommes à l’aise avec les membres de notre société, c’est parce qu’il existe une intimité culturelle qui comprend toutes sortes de réalités auxquelles on ne pense pas forcément que tous les citoyens participent. Par exemple, savoir, comme tout le monde, qu’il se passe des choses pas tout à fait correctes, l’idée que c’est comme ça que ça marche. Un exemple : vous devez faire immatriculer votre voiture, mais vous devez payer quelqu’un sous la table pour y arriver. Ces pratiques font partie de la façon dont les gens se débrouillent dans une société. Ils connaissent les codes, y compris les codes qui leur permettent de se moquer d’eux-mêmes et de la corruption de leur société, etc. Pour Herzfeld toutes ces pratiques forment, sans même qu’on y pense, l’intimité nationale ou l’espace d’intimité des citoyens, et il suppose cependant que les frontières sont les frontières nationales qui marquent la fin de l’intimité culturelle. Là-dessus, j’arrive et j’essaie d’identifier une intimité culturelle dans un espace où ce vivre-ensemble ou ce sentiment d’appartenance mutuels ne vont pas de soi. Je le vois partout autour de moi. On reviendra à Jowan dont j’ai parlé dans mon article. En attendant, à Jaffa, où je vis, tous mes voisins sont palestiniens. Il m’arrive d’entendre mon voisin prendre sa douche et chanter des anashid [chants religieux musulmans], suivis par de la musique mizrahi en hébreu. Peut-être qu’il manque d’un sentiment d’appartenance, peut-être qu’il a l’impression d’être un citoyen de seconde zone en Israël, en tout cas on peut parler d’intimité culturelle parce que ça fait partie de son espace sonore. Chanter de la pop mizrahi en hébreu sous la douche. C’est intéressant de découvrir de l’intimité culturelle dans des lieux où la citoyenneté ne peut pas être un acquis, pas plus que ce type de sentiment d’appartenance nationale.
Jowan Safadi est un exemple extraordianire. J’ai consacré un article entier à une de ses chansons parce qu’elle encode énormément de ses caractéristiques. Elle s’appelle « To Be an Arab », c’est la seule qu’il interprète en hébreu14. Il chante toujours en anglais ou en arabe, récemment plutôt en arabe. Mais là, il adopte tous les codes qui en feraient un excellent tube pop mizrahi. La chanson comporte une guitare style bouzouki qui joue des arpèges dans les aigus. Elle est pleine de symboles. Si vous regardez la vidéo, le message est clair : vous et moi [c’est-à-dire les Juifs Mizrahim], nous sommes les mêmes. Nous sommes tous arabes. Au fond, les Mizrahim et les Palestiniens sont tous arabes. Cela dit, la vidéo montre aussi la violence de cette rencontre parce que Jowan l’a écrite après une des guerres d’Israël contre Gaza, celle de 2014 : la violence envers les Palestiniens de 1948, envers les citoyens palestiniens, était inouïe, les Mizrahim écrivaient des chansons épouvantables sur les Palestiniens. Jowan dit quelque chose comme : « Vous êtes comme moi, sauf que vous avez été importés alors que moi, j’appartiens à ce pays. » C’est un excellent exemple de l’usage de l’intimité culturelle dans un espace très conflictuel, où la citoyenneté n’est pas acquise. En même temps, la culture, en particulier la musique, n’a pas de frontières. On en entend partout, non ? Ce n’est pas toujours celle que vous choisiriez, d’ailleurs. Je me souviens avoir écouté des morceaux du Hamas avec un chanteur qui passe de la pop mizrahi avant de l’imiter. Je suis sûre qu’il n’a jamais mis les pieds en Israël puisque Gaza est en état de siége depuis des lustres, mais ça s’entend. Par définition, le son et l’intimité sont très différents de ce qui est admis dans votre espace géographique, à l’intérieur de ses frontières.
Marion Brachet : Vous disiez que le Hamas a sorti des disques ?
Nili Belkind : Pas récemment, mais ils ont diffusé une version fascinante de la Hatikvah [« L’Espérance »] – l’hymne national d’Israël. Et une chanson de propagande qui ressemble plus ou moins à un tube de pop trans électro-mizrahi. Les paroles évoquent l’organisation d’attentats en Israël [la chanson a d’abord été interprétée en arabe, en 2012, par le Hamas ; en 2014, pendant la guerre de Gaza, ils ont sorti une version en hébreu]. En Israël c’est devenu un énorme hit, avec des dizaines de reprises qui parodiaient la version originale. Ils ont sorti d’autres chansons. Ils changent tout le temps les paroles. C’est extraordinaire. J’ai pensé écrire un article sur ce phénomène mais je ne voulais pas le faire sans rencontrer les auteurs. J’ai besoin de comprendre ce qui se joue dans le rapport entre l’intimité culturelle et les gens, de savoir ce qu’ils pensent vraiment. Je n’étais pas sûre de pouvoir y arriver en leur rendant justice. Peut-être que s’il y avait un Palestinien prêt à s’y mettre avec moi ou… mais là, maintenant, ça n’aurait pas de sens.
Marion Brachet : J’en viens à une question essentielle, même si vous avez déjà commencé à y répondre. Les logiques nationalistes et, plus généralement, les logiques binaires et belliqueuses s’appuient souvent sur la définition d’un autre groupe, qui serait fondamentalement différent. Je me demandais si l’intimité culturelle pouvait contribuer à l’éviter. Si j’en crois ce que vous venez de dire, ce n’est pas évident. Je voulais savoir dans quelle mesure l’intimité culturelle a partie liée avec l’exotisation et à l’orientalisme.
Nili Belkind : Je dirais que ça peut-être un espace d’intimité, mais aussi un espace de conflit, qui permet d’affronter le conflit de différentes façons. L’idée que si on a de nombreux points communs d’ordre culturel, on surmonte plus facilement les conflits, ne se vérifie pas toujours. Prenez la politique nationale, les gens qui dirigent ce pays en ce moment, ils parlent tous hébreu. Je n’ai rien en commun avec eux, à part la langue. Vous voyez ce que je veux dire ? À partir du moment où vous vous intéressez à des unités qui sont supposées être culturellement intactes ou liées entre elle… J’avoue que pour moi c’est étrange parce que je suis très sensible à l’analyse d’Hertzfeld, en même temps je dirais qu’on met trop de choses dans cette présomption d’intimité. Même dans un couple, l’intimité peut être amoureuse, mais elle peut aussi être violente. Si vous transposez ce schéma dans l’arène culturelle, il est à double-tranchant. L’intimité peut être un vecteur de violence, mais elle peut aussi permettre de dépasser la violence pour aller vers autre chose. À vrai dire, plus je vois ce qui se passe ici – ce qu’Israël accuse le Hamas de faire, il le fait lui-même. Vous savez, les gens finissent par se ressembler quand il y a autant de violence. Le face à face de la violence, c’est quelque chose de très intime, comme le face à face de l’amour. Je trouve intéressant d’envisager l’intimité sous cet angle.
Marion Brachet : J’imagine que dans ce sens, l’intimité fournit davantage d’instruments d’oppression et de violence.
Nili Belkind : Mais aussi de résistance, et d’amour. Ou de soin, d’empathie, que sais-je. L’intimité est tout ça à la fois. On ne peut présumer de rien
Marion Brachet : Cette question risque d’être difficile : dans un autre entretien, à propos de la crise de mai 2021, vous disiez que dans ce genre de moment, la musique devient silence. Du moins en ce qui vous concerne. Puis-vous vous demander si vous diriez la même chose aujourd’hui, vu la situation. La musique est-elle silencieuse depuis plusieurs mois, plusieurs années ?
Nili Belkind : Oui. Pour moi, depuis 20 mois [depuis le 7 octobre 2023], j’en écoute très rarement, sauf si j’en ai besoin pour mon travail. Pour préparer un cours, par exemple. Dans ce sens, pour moi, à titre personnel… certains se tournent vers la musique pour s’évader ou, disons, se sentir humains. Mon auralité tourne autour des bruits de la guerre. À cause des raids aériens qu’il y a eu ici, on a découvert un bruit strident qui donne l’impression que le téléphone fait des bonds. Un son strident qui annonce… des missiles ballistiques – ils le savent bien avant qu’ils arrivent, ils le savent dix, quinze minutes avant de frapper. Oui, ça, je l’entends. Ce qui veut dire être prêt à se précipiter dans son abri. On a évidemment des abris, pas tout le monde, mais beaucoup de gens en ont. À Gaza, il n’y a rien. Et j’en suis consciente, je ne l’oublie jamais. Ensuite vous avez une autre sirène qui fait des bonds pour vous demander de…toute une géographie sonore – ce n’est qu’un petit exemple de ce que je découvre. En 2022 ou 2021, je ne sais plus comment on appelait ça, il y avait des sortes de petites intifadas dans des villes mixtes. J’ai appris à identifier énormément de bruits sous ma fenêtre, y compris celui des grenades paralysantes. Je citerai une chose qui m’a vraiment réconfortée la semaine de la guerre contre l’Iran où on était constamment… les raids aériens étaient constants. Je veux dire, pas constants, mais toutes les deux heures, presque toujours la nuit, il y avait… quelque chose. De l’autre côté du parking, en face de chez moi, il y a une mosquée. J’entends le muezzin cinq fois par jour. La convergence de la sirène et de l’appel à la prière est rare, mais je l’ai entendue plus d’une fois. J’ai même enregistré un jour où la sirène continuait de retentir et conseillé à tout le monde d’aller s’abriter pour des questions de sécurité, alors que le muezzin a chanté l’adhan jusqu’à la fin15. Ç’a été un moment très fort, un moment où je me suis dit « c’est exactement pour ça que je suis ici », pour ce genre de phénomène. Cela dit je n’écoute pas autant de musique dans ce genre de période. Je trouve ça vraiment dur.
Marion Brachet : Même en Israël, il y a moins d’événements musicaux en ce moment ?
Nili Belkind : Il n’y a pas de vols, et les gens n’ont pas envie de se déplacer. L’aéroport est très souvent fermé. Pendant le conflit contre l’Iran, tout a été annulé. Je devais aller à un concert, mais tout a été annulé. La vie culturelle est très différente. Les gens jouent beaucoup de musique dans les manifestations auxquelles je participe. Récemment je me suis engagée dans un groupe qui organise des veillées pour les enfants de Gaza. On brandit des photos avec le nom de chacun, l’endroit où il vivait et ainsi de suite, et des bougies. La dernière fois, on en a fait une sorte de mémorial. Il y avait une femme qui jouait de la harpe, sur une place publique, pour essayer de sensibiliser les gens, pour qu’ils voient ce que le télévision d’ici ne montre pas. Mais parfois c’est tout ce qu’on peut… Personnellement, parfois c’est tout ce que je peux faire du point de vue musical. Une fois de temps en temps je passe un disque, mais depuis le conflit contre l’Iran, je n’ai pas mis un seul disque.
Notes
1
Nili Belkind, Music in Conflict. Palestine, Israel and the Politics of Aesthetic Production, Londres, Routledge, coll : « SOAS Series for Music », 2020.
2
Nili Belkind, Music in Conflict : Palestine, Israel and the Politics of Aesthetic Production, New York & Londres, Routledge, 2021.
3
Accords d’Oslo, signés en 1993.
4
Je reprends le terme qu’Homi Bhabha et d’autres chercheurs utilisent pour désigner les zones de contact et l’hybridité culturelle qu’elles produisent, ignorées dans les récits dominants.
5
Les frontières d’Israël avant 1967.
6
Nili Belkind, « A Message for Peace or a Tool for Oppression ? Israeli Jewish-Arab duo Achinoam Nini and Mira Awad’s Representation of Israel at Eurovision 2009 », Current Musicology, n.° 89, 2010, p. 7-35.
7
À propos de System Ali et de l’activisme, voir Nili Belkind, « Israel’s J14 Social Protest Movement and Its Imaginings of “Home”, On Music, Politics and Social Justice », Middle East Journal of Culture and Communications, n.° 6, 2013, p. 329-353. Nili Belkind, Music in Conflict: Palestine, Israel and the Politics of Aesthetic Production, New York & Londres, Routledge, 2021, chapitre 4. Nili Belkind, « Beit System Ali Bat Yam : On Music, Urban Regeneration and the (re)Making of Place, » in Borderlines : Essays on Mapping and the Logic of Place, Abeliovich, Ruthie et Edwin Seroussi, dir., Berlin, De Gruyter, 2019, p. 137-159.
8
Ofer Gazit & Nili Belkind, « Affective Authenticity », Journal of Popular Music Studies, vol.° 36, n.° 1, 2024, p. 51-78.
9
Nili Belkind, « Beit System Ali Bat Yam : On Music, Urban Regeneration, and the (Re-) making of Place, » in Borderlines : Essays on Mapping and The Logic of Place, Berlin, De Gruyter, 2019, p. 137-159. https://doi.org/10.2478/978-3-11-062375-8-010
10
Nili Belkind & Edwin Seroussi, « Orientalism, Arab Jewish Identity(ies) and Modernity in British Mandate Palestine viewed through the Archive of Master Musician Azuri Effendi/Ezra Aharon », Ethnomusicology Forum, 2024. https://doi.org/10.1080/17411912.2024.2336956
11
Sur la musique d’Ezra Aharon/Azuri Effendi : « Ki Ashmara Shevet », composé à partir d’un piyyout [poème semi-liturgique juif] : https://www.youtube.com/watch?v=9gaS3XQPqoM. Concert organisé en l’honneur d’Ezra Aharon en 2024: https://youtu.be/z6o-tKQBCiM?t=3543. « Rah a Shabab », un exemple du style égyptien moderniste : https://www.youtube.com/watch?v=Lzluww57dFM&list=RDLzluww57dFM&start_radio=1
12
Nili Belkind, Loab Hammoud & Nadeem Karkabi, « Arab Music and the Changing Political Imaginaries of Cultural citizenship in Israel : the Musrara School as a Case Study », International Journal of Cultural Policy, 2025, https://doi.org/10.1080/10286632.2025.2465637.
13
Voir la version vidéo de l’interview. Mua’arrajat est un hameau de 250 habitants situé dans la zone où la vidéo a été tournée ; ces habitants ont été expulsés de leur terre à cause du terrorisme des colons quelques jours après l’enregistrement de cet entretien. Aujourd’hui il ne reste plus qu’un hameau dans cette zone.
14
Jowan Safadi, 2015, « To Be an Arab » : https://www.youtube.com/watch?v=6v0IWkYMX3s. Nili Belkind, « Cultural Intimacy at the Conflicted Borderlines of Nation, Ethnicity, and Class in Israel : Jowan Safadi’s Music Video “To Be an Arab”, » Ethnomusicology, vol. 65, n.° 1, 2021, p. 112-137. https://doi.org/10.5406/ethnomusicology.65.1.0112.
15
Pour la vidéo et de plus amples commentaires sur ce moment, voir https://www.facebook.com/reel/1041863181495604.
