Le peacemaking Navajo : le renouveau d’une justice « traditionnelle » ?
Doctorante

(Université de Toulouse 2 - LISST)

Au début des années 1980, le gouvernement Navajo, à la tête de, la plus grande communauté amérindienne des États-Unis1, a diligenté une enquête afin de déterminer comment incorporer des éléments de justice plus « traditionnelle » au système juridique en place, jusqu’ici calqué sur le modèle états-unien2. Créés dans le cadre de cette réflexion, les tribunaux de peacemaking (peacemaking court) ont vu le jour en 1982. Les justiciables Navajos ont ainsi, aujourd’hui, le choix, pour une certaine catégorie de crimes et délits (définie par le Conseil de la nation Navajo), entre un jugement dans un tribunal tribal ou le recours au Diné3traditional peacemaking (Hózhóji Naat’aah en navajo). Mis en avant, à l’intérieur comme à l’extérieur du monde Navajo, comme un modèle de justice « traditionnelle » retrouvé, le peacemaking est souvent présenté, par ses défenseurs, comme une réappropriation d’un système juridique trop longtemps colonisé. Après avoir décrit les contours du peacemaking, cet article abordera les tensions qui le sous-tendent, se situant entre justice « traditionnelle » et alternative. Nous nous arrêterons notamment sur les choix qui ont conduit à son institutionnalisation et sur les changements qui en ont résulté. Cette étude s’appuie sur une enquête ethnographique menée, de 2012 à 20154, au sein de la réserve Navajo, dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie sociale.

Genèse et définition du peacemaking

Le peacemaking est décrit par ses instigateurs comme un système de justice horizontale. Basé sur un processus dans lequel tous les participants sont égaux, il doit permettre de restaurer les relations et l’harmonie (hózhó en navajo) brisées5. Pour appréhender au mieux le peacemaking, il faut ainsi comprendre le concept du hózhó, traduit le plus communément par « harmonie » ou « beauté ». Comme le rappelle Clyde Kluckohn6 l’hózhó est « probablement l’idée centrale de la pensée religieuse Navajo ». Elle existe face à son opposé l’hóchxó7 que l’on peut traduire par « chaos ». Ce dernier est causé par Naayéé, terme vernaculaire qui désigne les monstres que les Navajos ont eu à affronter dans leur récit mythique8et qui est aujourd’hui utilisé métaphoriquement pour signifier les maux auxquels sont confrontés les habitants de la réserve (drogues, violence conjugale, alcoolisme, activités criminelles, etc.). Envisagé à la fois comme mode de règlement des conflits et de restauration de l’harmonie, le peacemaking traite, le plus souvent, les délits sanctionnant la consommation ou la vente d’alcool, les conflits de voisinage ou ceux relatifs aux surpâturages, les conflits intrafamiliaux (divorce, garde d’enfants) et d’atteinte aux personnes (violences conjugales notamment)9.

Les cérémonies de peacemaking ont lieu dans un hogan10situé à côté des tribunaux et prévu à cet effet, et se déroulent, la plupart du temps, en langue Navajo. Pour y accéder, les deux parties, leurs familles et leurs proches doivent se porter volontaires et assister ensemble à la cérémonie. Après la prière, qui ouvre le début de la session, le peacemaker (naat’áani) chargé de guider l’assistance sur le chemin de l’harmonie, intègre, par analogie, les problèmes rencontrés dans la réalité au système de pensée mythique Navajo. La phase finale consiste dans la réconciliation et une éventuelle réparation (nalyeeh), d’ordre financier ou symbolique, si un consensus est trouvé.

Mariane Bobin - peacemaker court

Peacemaker court, Window Rock, 2014.

Élus par la population pour leur capacité d’écoute, de calme et d’honnêteté, lors de réunions locales, les peacemakers sont bien souvent des aînés Navajos, connus et reconnus dans leur communauté ; ils ne sont, en aucun cas, des médiateurs professionnels. Contrairement aux formes de médiation non-Navajo11, le peacemaker n’est pas considéré comme neutre, et peut être lié aux parties impliquées par le réseau de parenté ou l’affiliation clanique. Les acteurs et les théoriciens du peacemaking12insistent d’ailleurs sur le rôle du peacemaker, guide respecté plutôt qu’arbitre, et refusent le terme même de médiation pour décrire ce système de justice, pour écarter toute référence à un modèle de justice qui serait imposé aux Navajos.

L’institutionnalisation : entre préservation et logique culturaliste ?

Pensé comme une justice alternative et indépendante, le peacemaking n’en est pas moins parfaitement intégré à l’appareil judiciaire Navajo et institutionnalisé. Les deux instigateurs chargés dans les années 1980 de sa « réintroduction », ont présenté sa mise en place au sein de l’appareil judiciaire étatique comme le fruit d’une démarche de préservation culturelle. L’institutionnalisation du peacemaking répond en effet à la crainte du peuple Navajo de voir disparaître ce système de justice « traditionnelle » au profit d’un modèle étasunien imposé dans le cadre de la colonisation. Les acteurs impliqués dans le processus de peacemaking expliquent que « les bilagaana [hommes blancs en langue navajo] ont leurs propres lois [qui] pour de nombreuses raisons, ne peuvent s’appliquer de façon appropriée au peuple navajo »13et que « Le peacemaking est un mode de vie [qui] fait partie [d’eux] contrairement aux tribunaux anglos »14. Leurs discours, très culturalistes, accréditent ainsi l’idée de la nécessité d’une justice conforme aux valeurs propres aux Navajos, insistant sur le caractère « traditionnel » du peacemaking, qui prend racine dans le récit mythique.

Marine Bobin - Peacemaker court

Justice center, Tuba city, 2013.

Justice traditionnelle mais institutionnalisée, le peacemaking a un statut confus, comme en témoigne l’introduction du Plan of Operations du département de peacemaking : « l’institutionnalisation judiciaire du Hózhóji Naat’aah a eu pour conséquence involontaire de changer sa nature fondamentale »15. Pour Herb Yazzie, ancien président de la Cour suprême Navajo, le fait d’avoir associé le peacemaking aux tribunaux tribaux, et de l’avoir constitué lui-même en tribunal – ce qui l’assimile à une sorte de médiation et lui enlève les particularismes navajos – est « la première erreur »16. Au début des années 2000, le mot « tribunal » a donc été remplacé celui de « division ». Ce changement terminologique avait pour but de clarifier la position du peacemaking : ne plus l’associer à la justice officielle visait à insister sur l’aspect « traditionnel » de ce mode de résolution des conflits et à le dissocier d’un équivalent anglo-saxon. Pour autant, située entre un règlement de conflits « à l’amiable » et un système juridique institutionnalisé, la justice hybride que représente le peacemaking a du mal à trouver sa place. Voulue dès sa création comme un mélange de « l’ancien avec du nouveau »17  puis ayant changé de dénomination, son statut réel reste flou pour les justiciables Navajos, et il ne demeure qu’un mode marginal de résolution des conflits dans la réserve18. Ce bricolage de valeurs traditionnelles, mélangées à des formes modernes que l’on retrouve dans d’autres sociétés amérindiennes19, contribue à créer l’opacité sur le statut de cette justice.

Conclusion

Le programme de peacemaking s’appuie sur l’idée partagée par les communautés, les travailleurs ou les chercheurs qu’une justice incorporant mieux les valeurs traditionnelles est nécessaire20. Sa mise en place comme système de résolution des conflits correspond donc à une « pratique d’accommodement »21, répondant à une « stratégie culturaliste » de reconnaissance d’une justice spécifique ; une manière « d’autochtoniser » un appareil étatique colonial imposé. Si le peacemaking n’est pas le puissant outil de réappropriation juridique qu’il prétend parfois être, il n’en reste pas moins l’un des modèles de justice traditionnelle indienne les plus aboutis. Sa reconnaissance est, dans certains cas, plus grande hors des frontières de la réserve qu’à l’intérieur. En effet, ce syncrétisme juridique s’exporte, vanté à travers le monde comme un modèle de justice restauratrice. Les Navajos sont donc appelés à apporter leur expertise en la matière. C’est le cas, par exemple, à Brooklyn (New-York), où le Red Hook Community Justice Center a créé, en janvier 2013, un programme de peacemaking dans lequel des peacemakers navajos sont venus former leurs homologues new-yorkais. Cette légitimité, hors du monde Navajo, renforce celle du département de peacemaking à l’intérieur de la réserve et contribue à accroître son influence.

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1

300 000 personnes reconnues comme Navajos au dernier recensement de 2010. Voir https://factfinder.census.gov/faces/tableservices/jsf/pages/productview.xhtml?src=bkmk.

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2

Les premiers tribunaux tribaux, créés sur le modèle des tribunaux d’État (state court), font leur apparition dans la réserve navajo en 1958.

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3

Les Navajos se désignent en tant que Diné, qui signifie peuple.

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4

Sur cette période, trois terrains auront été effectués : le premier d’une durée de dix mois et les suivants de trois et deux mois.

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5

Pour une analyse de l’harmonie comme stratégie de résistance dans le monde juridique amérindien, voir Laura Nader, « Harmony Ideology : Justice and Control in a Zapotec Mountain Village », Stanford, Stanford University Press, 1990.

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6

Clyde Kluckohn, « The Philosophy of the Navahos Indians », in FSC Northrop, Ideological Differences and World Order, New Haven, Yale University Press, 1949.

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7

Pour une analyse plus détaillée de l’opposition hozhó / hóchxó voir John R. Farella, « The Main Stalk : A Synthesis of Navajo Philosophy », Tucson, University of Arizona Press, 1990.

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8

Alors que la terre était ravagée par des monstres qui dévoraient les Hommes, les Jumeaux nommés Né pour l’Eau et Tueur de Monstre, héros mythiques, les tuèrent un à un. Sept monstres (le froid, la faim, la maladie, le sommeil, la paresse, les poux et la colère) furent cependant épargnés pour enseigner aux Hommes sagesse et discipline.

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9

Voir James Zion, Elsie Zion, « Hozho’ Sokee’-Stay Together Nicely : Domestic Violence Under Navajo Common Law », Arizona State Law Journal, n° 2, 1993, p. 407-26.

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10

Traditionnellement construite en terre et rondins de bois, le hogan est un bâtisse circulaire utilisée pour l’habitation et les cérémonies.

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11

Philmer Bluehouse, Robert Yazzie, « Hózhóji Naat’áanii : The Navajo Justice and Harmony Ceremony », in M. Nielsen, J. Zion, Navajo Nation Peacemaking : Living Traditional Justice, p. 156-166 ; Barbara Wall, « Navajo Conceptions of Justice in the Peacemaker Court », Journal of Social Philosophy, vol. 32, n° 4, 2001, p. 532-546.

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12

Je nomme ainsi ceux qui sont à la base de sa réintroduction ainsi que les acteurs de la justice navajo qui ont endossé le rôle d’« avocats » du peacemaking comme Robert Yazzie, ancien ministre de la Justice, auteur de plusieurs textes sur le peacemaking .

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13

Entretien avec George B., manager bi-culturel dans le département de peacemaking, Window Rock, 8 juin 2013.

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14

Entretien avec Louise H., département de peacemaking, Window Rock, 20 novembre 2014.

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15

Guide officiel du peacemaking édité par le gouvernement navajo. Il clarifie les rôles du programme et contient les lois promulguées en lien avec le peacemaking. Voir « Peacemaking Program of the Judicial Branch of the Navajo Nation », Plan of Operations, 30/07/2012.

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16

Herb Yazzie, « Peacemaking a Traditional Form of Dispute Resolution », Navajo Times, 12/05/2012.

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17

Tom Tso, « The Process of Decision Making in Tribal Courts : a Navajo Jurist’s Perspective », in M. Nielsen, J. Zion, Navajo Nation Peacemaking : Living Traditional Justice, 2005, p. 29-41.

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18

À titre d’illustration statistique, en 2010, sur les 64 011 cas traités par le département de la justice, seuls 1,90 % (1 216 cas) l’étaient par le peacemaking. Le taux reste similaire les années suivantes avec 1,99 % en 2011 et 2,08 % en 2012. Sources : www.navajocourts.org : Judicial branch of the Navajo Nation, Fiscal Year 2010 Annual Report, March 2011 ; Judicial branch of the Navajo Nation, Fiscal Year 2011 Annual Report, April 2012 ; Judicial branch of the Navajo Nation, Fiscal Year 2012 Annual Report, April 2013.

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19

Pour une analyse des différentes formes de justices traditionnelles au Canada, voir Chris Andersen, « Governing Aboriginal Justice in Canada : Constructing Responsible Individuals and Communities Through Tradition », Crime, Law & Social Change, vol. 31, n° 4, 1999, p. 303-326.

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20

Voir Wallace Coffey, Rebecca Tsosie, « Rethinking the Tribal Sovereignty Doctrine : Cultural Sovereignty and the Collective Future of Indian Nations », Stanford Law & Policy Review, vol. 12, n° 2, 2001, p. 191-221 ; Frank Pommersheim, « Tribal Courts : Providers of Justice and Protectors of Sovereignty », Judicature, vol. 79, n° 3, 1995, p. 110-112.

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21

Mylène Jaccoud, « Peuples autochtones et pratiques d’accommodements en matière de justice pénale au Canada et au Québec », Archive de politique criminelle, vol. 1, n° 36, 2014, p. 227-239.