« Il est musulman comme nous ou musulman normal ? »
Directrice de recherche

(CNRS - Institut des sciences sociales du politique (ISP))

Le terrorisme « djihadiste » présente une particularité qui le distingue d’autres terrorismes, qu’on les situe à l’extrême gauche ou à l’extrême droite : il se revendique d’une religion. L’institution judiciaire française n’aborde généralement les questions de religion qu’avec les plus extrêmes précautions, les passant volontiers sous silence, voire en les considérant comme une sorte de tabou. Dans le procès des attentats du 13 novembre 2015, aucun évitement n’est envisageable : les actes commis l’ont été au nom de l’islam. L’engagement des accusés dans une version – certes « radicale » (pas à leurs yeux) – de l’islam, sans être une infraction en tant que telle, contribue à caractériser la dimension terroriste de ce dont ils sont accusés. Un des enjeux de notre travail sur le « récit du droit » consiste dès lors à analyser la manière dont la cour, mais également les autres acteurs du procès, abordent la question de la religion1.

Le point de départ : une recherche sur le traitement du religieux par la justice familiale et la justice des mineurs

Notre démarche s’inscrit dans le prolongement d’une recherche intitulée Justice, familles et convictions : un silence religieux ? réalisée avec Barbara Truffin en 2020-20212. En décalage avec des analyses qui partent du « principe de laïcité » pour aborder le traitement du religieux en justice de façon déductive, sous l’angle des limites acceptables de son expression3, cette recherche ethnographique, résolument inductive, s’interrogeait sur la place occupée par le fait religieux dans les pratiques des juridictions familiales et des mineurs, en France et en Belgique. Il s’agissait, en s’appuyant sur l’observation des pratiques des magistrats, d’apprécier le traitement des éléments religieux en appliquant une grille d’analyse inspirée d’une approche intégrée des droits humains : les pratiques observées étaient envisagées comme autant de fenêtres qui s’ouvrent sur les différentes façons dont les juges articulent in concreto leur mission de garants de la liberté de religion et du droit au procès équitable.

L’un des enseignements de la recherche fut, sans surprise, le constat de la rareté d’apparition d’éléments religieux, que ce soit en matière de divorce devant les juges aux affaires familiales, en matière d’état des personnes devant la chambre de la famille, en matière d’assistance éducative devant le juge des enfants ou lorsque le tribunal pour enfants statuait sur des infractions de droit commun.

Un tout autre tableau se dessinait en revanche lorsque, en justice des mineurs, le tribunal avait à juger des jeunes poursuivis pour infractions terroristes. Dans un procès terroriste, l’élément religieux intervient à un double titre. Il contribue, d'une part , à caractériser l’infraction. L’association de malfaiteurs à caractère terroriste (AMT)4suppose – ainsi que le formule l’ordonnance de mise en accusation – une « adhésion aux thèses djihadistes ». Pour ce terrorisme se réclamant de l’islam, établir l’adhésion aux thèses djihadistes introduit inévitablement dans les débats la question de la « radicalisation » religieuse du mis en cause5. L’élément religieux joue, d’autre part, un rôle non négligeable au moment de l’individualisation de la sanction, dans la mesure où la radicalisation, ou ce qui en subsiste, sera étroitement associée à l’appréciation de la dangerosité de l’individu.

La religion musulmane ne se réduit pas, toutefois, à la radicalisation et à ses manifestations violentes. Avant de participer à caractériser une infraction, la religion est une spiritualité, une pratique, relevant de la liberté de conscience et représentant à ce titre un droit à garantir. Devant la 16e chambre correctionnelle6, une jeune femme poursuivie pour association de malfaiteurs terroriste le formulait à sa manière en demandant, à propos d’un protagoniste du dossier : « Il est musulman comme nous ou musulman normal ? ».

On voit l’importance des enjeux sur le plan du respect des droits de la défense et de la liberté religieuse. À l’étape de l’établissement de la prévention, la conviction religieuse – qui non seulement n’est pas une infraction, mais est un droit à garantir – doit être clairement distinguée d’un engagement potentiellement violent, sans quoi elle pourrait devenir un élément par lequel le mis en cause s’auto-incriminerait. Au stade de la détermination de la peine, le tribunal ou la cour voudra s’assurer du « désengagement » de celui qui vient d’être déclaré coupable. Il faudra toutefois, dans toute la mesure du possible, éviter que ce soit au prix d’une entrave à l’exercice du droit d’avoir et de manifester ses convictions religieuses.

Nous avons suivi trois procès, dans lesquels quatre mineur.e.s étaient impliqué.e.s, poursuivi.e.s pour AMT. Au cours de ces audiences, il ne fut pas question uniquement d’islam radical.

Dans le premier procès, deux jeunes filles, Leïla et Kenza7, sont poursuivies dans la même affaire d’AMT. Il leur est reproché d’avoir participé pendant quelques mois à un groupe de la messagerie cryptée Telegram incitant au départ en Syrie et d’avoir diffusé des vidéos de propagande de l’État islamique. L’une est voilée, l’autre non. Les débats, qui ont pris soin de ne pas « amalgamer » religion et adhésion aux thèses djihadistes, ont éclairé les rapports très différents que l’une et l’autre entretenaient avec la religion comme spiritualité, aussi bien au moment des faits que, plusieurs années après, au moment du procès.

 

Dans le second procès, Djamila est décrite par ses parents comme « pratiquant l’islam à 5 % ». Elle nie farouchement s’être radicalisée. C’est sa « radicalisation » que les débats vont éclairer. L’exposé chronologique des faits montrera d’abord une jeune fille isolée, dépressive, qui a trouvé une oreille attentive en la personne d’un jeune détenu converti et qui tient, pour préserver cette relation, des propos imprudents au sujet par exemple de l’éventualité d’un départ en Syrie. La bienveillance du tribunal va toutefois s’évanouir lorsque la chronologie mettra en évidence le moment où « elle ne pouvait plus ne pas savoir » à qui elle avait affaire.

Le troisième procès est celui de Khasan, un jeune Tchétchène réfugié en France avec sa famille qui a connu là-bas l’invasion russe et la guerre. Il est poursuivi pour une AMT criminelle, accusé d’avoir été chargé de préparer la revendication d’un attentat (qui a été déjoué par la police). Il décrit son rapport à la religion d’une phrase – qui résume le lien entre son passé familial et son présent : « Ce n’est pas l’islam qui m’a amené vers le djihad, c’est le djihad qui m’a amené vers l’islam »; « l’islam ne m’intéressait pas, je n’y connaissais rien ». Les débats mettront en lumière une autre articulation, paradoxale, entre deux registres de rapport à l’islam : d’une part une totale absence de rapport intime à la religion, de connaissance même de cette religion, et d’autre part une extraordinaire « compétence » sur les réseaux sociaux, quand il s’agissait de manier le langage « religieux » du djihad : mourir en martyr, punir les mécréants, faire le signe de la chahada8… « ce qu’il fallait montrer quand on adhérait au djihad ».

Dans chacun des trois procès, les débats ont permis non seulement de dissocier la religion référée à une idéologie radicale-violente de la religion comme spiritualité, mais également d’approcher de façon fine les diverses articulations pouvant exister entre les manifestations, diverses elles aussi, de ces deux pôles en tension.

Palais de justice

Entrée du palais de justice.

V13 - Ce que le procès fait de la religion, premières interrogations

Qu’en est-il à V13 ? Notre objectif n’est pas d’ajouter quoi que ce soit à l’abondante littérature relative à la notion de « radicalisation », pas plus que d’esquisser une analyse de la façon dont de jeunes musulmans se sont « radicalisés » jusqu’à commettre des attentats. Il s’agit ici, dans le prolongement de la recherche précédente, d’envisager ce que le procès « fait de la religion », voire ce qu’il « fait à la religion »9.

Une première observation concerne la place attribuée à la religion dans le déroulement des débats. Le procès pénal comporte deux « moments » : l’examen de la personnalité du mis en cause ou de l’accusé, et l’exposé détaillé des faits constitutifs de l’infraction. La religion est incontestablement à la fois un élément de personnalité et un élément intervenant dans les faits poursuivis. Le président est maître de l’organisation du procès et de la conduite des débats. Alors que le tribunal pour enfants avait opté pour un interrogatoire unique, chronologique, mettant en évidence la nature variable du religieux, le choix opéré par le président de la cour d’assises spécialement composée est explicitement et radicalement différent. Dans le planning diffusé au début du procès V13 on peut lire : « Personnalité des accusés (hors religion) », et plus loin, lorsque le programme aborde la question des faits, « ce volet comprend l’aspect religieux ». Le même choix est opéré dans d’autres procès criminels ou correctionnels en matière terroriste.

« La religion » est ainsi délibérément exclue de l’examen de la personnalité des accusés. Est-ce à dire que, cantonnée à l’examen des faits incriminés, elle se trouvera comme mécaniquement réduite à la radicalisation et deviendra de ce fait à un élément à charge, comme l’ont prétendu des avocats en défense, tel Éric Dupond-Moretti lors du procès Merah10 ? Dans le même mouvement, la religion musulmane « normale » ne court-elle pas le risque, par contagion, de se trouver stigmatisée en tant que telle ? Nous observons les mille précautions prises par le président pour éviter cet écueil. Nos observations portent également sur les questions posées par le parquet et les avocats de parties civiles, ainsi que sur les commentaires émis par les avocat.e.s de la défense, préoccupé.e.s de ce qui sera qualifié de « glissement dangereux de la notion de religiosité à celle de radicalisation11».

Il faut d’autre part tenir compte, pour V13, de l’incommensurable gravité des faits. Il ne s’agit plus ici d’adolescentes fourvoyées dans d’improbables mais périlleuses relations virtuelles, il ne s’agit même plus du projet de revendication par un mineur d’un attentat qui sera déjoué. V13 est le procès de massacres minutieusement organisés, dans lequel la question de la radicalisation religieuse passe au second plan. Elle n’est toutefois pas absente, et redeviendra centrale dans le cas de certains accusés : ceux dont l’implication matérielle est périphérique et pour lesquels l’établissement de la dimension terroriste de l’association de malfaiteurs nécessitera de démontrer qu’ils étaient radicalisés ou conscients de la radicalisation des auteurs principaux. Fournir de faux documents d’identité, un transport, un hébergement à un malfaiteur peut ne relever que de la « simple » association de malfaiteurs. Établir l’association de malfaiteurs à caractère terroriste requiert de démontrer une volonté ou à tout le moins la conscience de participer à une telle entreprise. La pratique religieuse devient un élément de preuve. Et l’enjeu est de taille en termes de peines encourues.

Mais qu’est-ce que la radicalisation ? Le procès V13 apparaît comme un observatoire idéal… du caractère insaisissable du phénomène. À défaut de pouvoir sonder les cœurs, que traquent les magistrats et les avocats ? À l’instar de ce qui a été observé lors des procès contre les filières djihadistes entre 2017 et 202012, les signes extérieurs d’une pratique « rigoriste » de la religion musulmane sont mobilisés les uns après les autres : fréquentation accrue de la mosquée, longueur de la barbe, port du qamis, refus de serrer la main des femmes, épouse ou petite amie voilée... Outre les questions posées en ce sens aux accusés et aux témoins, les débats rendent compte de la façon dont l’exploitation des ordinateurs et téléphones portables, qui ont été passés au crible pendant l’instruction, met au jour des éléments susceptibles, aux yeux de l’accusation, de prouver une « radicalisation » : enregistrements d’anashîd (chants religieux), verbatim d’une conversation dans laquelle un accusé aurait refusé que son épouse soit accouchée par un médecin homme…

Ces observations invitent à s’interroger, de façon plus transversale, sur l’importance que revêt, dans ce type de procès, la connaissance qu’ont les différents acteurs de la religion musulmane – et de ses « prolongements » djihadistes. On a vu, au tribunal pour enfants, des présidentes interroger des mineur.e.s sur les cinq piliers de l’islam, leur demander s’ils.elles étaient sunnites ou chiites, parler de hijra13. À V13 il arrive, ponctuellement, d’entendre la cour chercher à approfondir une question spécifiquement religieuse. Par contraste, des avocat.e.s de parties civiles se posent en expert.e.s incontournables de la religion musulmane, rectifiant l’interprétation d’une sourate, soulignant la radicalité de telle ou telle mosquée, voire contestant les conclusions du rapport produit par une équipe pluridisciplinaire au sein d’un quartier d’évaluation de la radicalisation (QER). Et citant des témoins experts, ils.elles déplorent la place trop réduite accordée à cette dimension au cours du procès. Comme si l’élément religieux (au sens le plus large) devait, à lui seul, expliquer le parcours des accusés, et de facto le phénomène djihadiste.

En miroir, quid de la connaissance de la religion par les accusés ? On a vu comment le jeune Khasan disait ne rien connaître à une religion qu’il ne pratiquait pas, tout en déployant une véritable « compétence » quand il s’agissait de décliner les préceptes, le catéchisme de l’État islamique. Le contraste entre une faible connaissance de la religion et le développement d’un discours radical s’observe également chez certains accusés de V13, alors que du côté des parties civiles « connaître » la religion peut être interprété comme un indice majeur de radicalisation.

C’est le djihad qui a conduit Khasan à l’islam et non l’inverse. Nous terminerons ces premières observations sur une question ouverte, la question du politique. On peut s’étonner de sa quasi-absence dans les débats. Seul un accusé l’a introduite explicitement. Lors de l’interrogatoire sur les faits, il a décrit son départ pour la Syrie, depuis la Tunisie, comme lié aux printemps arabes, reléguant ainsi tout aussi explicitement la religion au second plan. Une autre entrée, moins empruntée, vers la compréhension du djihadisme ?

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1

Merci à Sandrine Lefranc et à Antoine Mégie pour leur lecture attentive de cette contribution et leurs précieux commentaires.

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2

Anne Wyvekens et Barbara Truffin, Justice, familles et convictions : un silence religieux ? rapport pour le Défenseur des droits, août 2021.

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4

Art. 421-2-1 c. pén. « Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents. »

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5

A ce sujet, voir notamment L. Bonelli, F. Ragazzi, La lutte contre la « radicalisation ». Genèse et expansion d’un nouveau lieu commun administratif en France et dans l’Union européenne, Archives de politique criminelle, 2019, 41 (1), p. 119-145.

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6

Chambre du tribunal judiciaire de Paris spécialisée dans les infractions terroristes.

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7

Les prénoms ont été modifiés.

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8

La chahada est la profession de foi, premier pilier de l’islam. Elle est parfois accompagnée, pour souligner l’unité de Dieu, d’un geste de l’index, pointé vers le ciel. Geste traditionnel, non politisé, il a été systématisé par Daech qui en a fait un signe d’appartenance idéologique.

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9

Précisons que ces premières observations ont été réalisées avant les réquisitions et les plaidoiries de la défense.

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10

Antoine Mégie, Charlotte Piret, Florence Sturm et Benoît Peyrucq, Chroniques d’un procès du terrorisme. L’affaire Merah, Paris, La Martinière, 2019, p. 47 : « Le président avait prévu de remettre à plus tard la question de l’engagement religieux d’Abdelkader Merah. Et son avocat, Éric Dupond-Moretti, s’en offusque : “Vous excluez la religion de la personnalité, cela veut dire que vous en faites un élément à charge.” » Voir également Christiane Besnier, Sharon Weill, Antoine Mégie, Denis Salas, Les Filières djihadistes en procès, rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice, p. 95 et s.

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11

Me Fanny Vial, procès V13, J74.

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12

Voir Christiane Besnier, Sharon Weill, Antoine Mégie, Denis Salas, Les Filières djihadistes en procès, rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice, note 8.

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13

« Faire sa hijra » signifie, dans le vocabulaire islamiste radical, migrer vers un pays musulman afin de pouvoir pratiquer pleinement son islam.