Débat politique et références historiques au sujet des relations roumano-ukrainiennes dans la Roumanie d’après 1989
Professeur des universités

(Université de Bucarest - Faculté des sciences politiques)

Il y a plus de trente ans, en 1991, alors que l’Ukraine accédait à l’indépendance, la lecture roumaine de cet événement passait par le rappel d’un événement historique de plus en plus souvent invoqué depuis 1989 : le pacte Ribbentrop-Molotov et ses conséquences pour la Roumanie en juin 1940. Le 28 novembre 1991, le Parlement roumain votait à l’unanimité une déclaration qui saluait le référendum ukrainien imminent pour l’indépendance et rappelait, en même temps, que la Bucovine du Nord ainsi que le nord et la partie méridionale de la Bessarabie avaient été détachés du territoire de la Roumanie en 1940 à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov et faisaient partie maintenant de la future Ukraine indépendante. « Étant donné que ce référendum devrait se dérouler aussi dans les territoires roumains – la Bucovine du Nord, la région de Herța, la région de Hotin ainsi que dans les départements du sud de la Bessarabie –, le Parlement de la Roumanie déclare solennellement que ces territoires ont été arrachés au corps du pays et que le pacte Ribbentrop-Molotov a été déclaré nul et non avenu, ab initio, par l’URSS, le 24 décembre 1989 et par le Parlement de la Roumanie le 24 juin 19911. » La déclaration du Parlement roumain ne reconnaissait pas la légitimité du référendum dans ces territoires ayant appartenu à la Roumanie et invitait les parlements et les gouvernements qui allaient reconnaître l’indépendance de l’Ukraine à ne pas étendre cette reconnaissance à ces territoires. Enfin, le texte formulait le souhait d’une modification par des moyens pacifiques de la frontière commune roumano-ukrainienne, en invoquant en ce sens l’acte final de la conférence d’Helsinki de 1975, et demandait au gouvernement roumain de « commencer d’urgence des négociations avec les autorités de Kiev au sujet des territoires roumains annexés de force par l’URSS ».

L’invocation du pacte Ribbentrop-Molotov se situait dans le prolongement de l’effervescence mémorielle et politique qui avait débuté en 1989 en URSS – et notamment dans les République soviétiques baltes – ainsi qu’en Pologne autour de l’existence du protocole secret adossé au pacte2. Sous la pression des Républiques baltes, la reconnaissance officielle de l’existence du protocole avait eu lieu lors du IIe Congrès des députés du peuple de l’URSS (12-24 décembre 1989), ce qui marquait une rupture historique avec le mensonge d’État officialisé par l’URSS sur « l’inexistence » de ce document secret. Le protocole annexé au pacte germano-soviétique du 23 août 1939 qui prévoyait le partage entre Berlin et Moscou de territoires allant de la mer Baltique à la mer Noire et qui préparait la disparition en tant qu’États indépendants de la Pologne et des trois pays baltes souverains ouvrait aussi la perspective de l’annexion du territoire roumain de Bessarabie par l’Union soviétique, ce qui se produisit fin juin 1940, après la défaite de la France face à la Wehrmacht. La Bucovine du Nord, également partie du territoire roumain, avait été annexée à la même occasion par l’URSS, dans la foulée de l’occupation de la Bessarabie.

Cette image initiale de l’Ukraine comme État successeur de l’URSS, bénéficiaire des annexions opérées par Staline aux dépens de la Roumanie en juin 1940, sortait de l’horizon d’attente mémoriel et politique qui s’était cristallisé sur fond de contestation de la domination soviétique en Europe de l’Est et de la légitimité des possessions territoriales de l’URSS le long de ses frontières occidentales. Après la chute du mur de Berlin et celle de Ceaușescu lui-même, l’approche de la fin de l’URSS ne faisait que renforcer l’attrait de cet horizon d’attente dans une Roumanie qui reconnut immédiatement, le 27 août 1991, l’indépendance de la Moldavie ex-soviétique et qui déclara officiellement la naissance de la République de Moldavie comme étant « le début d’une réparation historique naturelle, nécessaire et légitime » en vue d’une « liquidation des conséquences du pacte Ribbentrop-Molotov3 ».

L’obstacle que représente un passé qui ne passe pas – concentré dans la mémoire du pacte Ribbentrop-Molotov et du traumatisme national de juin 1940 – n’empêche pas Bucarest d’établir des relations diplomatiques avec Kyiv le 1er février 1992. Néanmoins, « la Roumanie a initialement tenté d’asseoir ses relations avec l’Ukraine sur la base de la reconnaissance de l’injustice qu’elle avait subie à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov en ouvrant ainsi la voie à une rétrocession de ses anciens territoires. Les négociations pour un traité politique de base entre les deux pays ont été bloquées essentiellement à cause de la demande roumaine d’inclure dans le texte une condamnation du pacte4… ». De surcroît, les deux pays et les deux sociétés – roumaine et ukrainienne – ne se connaissent pas et les deux États n’ont aucune expérience préalable de relations bilatérales5. Pendant la première moitié des années 1990, l’image de l’Ukraine comme détentrice illégitime d’anciens territoires roumains peuplés à des degrés différents de roumanophones perdure dans l’opinion roumaine et dans les rangs de la classe politique6. Cette image est notamment promue par les partis et les milieux politiques nationalistes – héritiers du national-communisme de la période Ceaușescu – qui ont à l’époque le vent en poupe sur fond d’isolement de la Roumanie sur la scène internationale et de tensions ethniques roumano-hongroises en Transylvanie. Par son intitulé même, le parti nationaliste « România Mare » [La Grande Roumanie], fondé en 1991, exprime à cette époque les effets du mythe irrédentiste de compensation au sein d’une partie de la société roumaine éprouvée par les incertitudes menaçantes et les difficultés de la transition post-communiste. Néanmoins, ces difficultés de la transition, ainsi que l’attention accordée en Roumanie au conflit armé moldavo-russe en Transnistrie (1992) et à ses conséquences, font que le différend territorial avec l’Ukraine et le sort de la minorité roumanophone dans ce pays restent plutôt en marge du débat publique. L’espoir, entretenu un certain temps, d’une possible réunification de la Roumanie avec la Moldavie ex-soviétique, « l’autre État roumain », place à l’arrière-plan le discours de revendications territoriales et politiques à l’égard de l’Ukraine.

C’est le gouvernement pro-occidental de centre droit, issu de la première alternance démocratique lors des élections de novembre 1996, qui – en espérant décrocher pour la Roumanie une invitation à rejoindre l’Otan lors du sommet de cette organisation en juillet 1997 – se lance dans l’élaboration et la ratification du traité roumano-ukrainien, ce qui aboutira à la reconnaissance des frontières entre les deux pays. En s’engageant de manière résolue dans cette voie, le président Emil Constantinescu et le nouveau gouvernement roumain ont surfé sur la vague de popularité initiale qui les avait propulsés au pouvoir. Le discours du président roumain plaçait le choix de la Roumanie dans le cadre plus général, européen, de dépassement des querelles et des hantises territoriales du passé : « Nous sommes tous, citoyens des États européens, les héritiers des suites de cette terrible tragédie que fut la Seconde guerre mondiale. La seule voie rationnelle, que tous les peuples d’Europe ont choisi avec sagesse, est celle du renoncement, pour toujours, à la logique de la confrontation, en acceptant de ne plus modifier les résultats territoriaux de la Seconde Guerre mondiale par une nouvelle guerre qui s’avérerait destructrice pour tous7. » Ceci n’a pas empêché qu’un débat fortement polémique accompagne à cette occasion, dans la presse, au parlement et dans l’opinion roumaine, la signature et la ratification du traité entre la Roumanie et l’Ukraine. Il s’agit d’un choc entre, d’une part, le poids d’une mémoire collective revendicative, produit de la vague mémorielle d’après 1989 et, d’autre part, les contraintes d’un environnement international en pleine mutation où la Roumanie devait encore trouver sa place sous peine d’isolement. Cette confrontation marque dans l’histoire du pays la première étape importante sur un itinéraire vers l’Union européenne et l’Otan qui impliquait nécessairement la liquidation des litiges historiques avec ses voisins.

L’article 2 du Traité entre la Roumanie et l’Ukraine affirme qu’« en accord avec les principes et les normes du droit international et les principes de l’acte final d’Helsinki, [la Roumanie et l’Ukraine] réaffirment que la frontière qui les sépare est inviolable et, pour cette raison, vont s’abstenir, maintenant et à l’avenir, de tout atteinte portée à cette frontière et de toute revendication ou action dirigées vers l’annexion et l’usurpation d’une partie ou de l’ensemble du territoire de l’autre partie contractante8 ». Le traité parle de « la liquidation de l’héritage douloureux du passé », mais le pacte Ribbentrop-Molotov n’est pas explicitement mentionné dans le texte qui se contente de condamner « les actes injustes des régimes totalitaires et de dictature militaire qui, dans le passé, ont affecté de manière négative les relations entre le peuple roumain et le peuple ukrainien9 ». Il s’agit d’un infléchissement important dans le discours officiel roumain qui est destiné à ménager les susceptibilités ukrainiennes en réduisant la voilure de la mémoire litigieuse et de son langage dans les relations entre les deux pays. Les « régimes totalitaires » mentionnés sont ceux de l’Allemagne nazie et de l’URSS tandis que la « dictature militaire » désigne le régime du dictateur roumain Ion Antonescu entre septembre 1940 et août 1944. La mémoire de ce dernier jouissait dans la Roumanie de l’époque d’un véritable culte dans les rangs des partis politiques nationalistes, y compris à cause de son rôle dans l’éphémère récupération pendant la Seconde Guerre mondiale des territoires perdus par la Roumanie à cause du pacte Ribbentrop-Molotov.

Les polémiques qui ont entouré le traité roumano-ukrainien de 1997, dans les pages des journaux, sur les plateaux de télévision et dans les débats parlementaires, représentent la plus violente tempête mémorielle d’après 1989 autour du fameux pacte d’août 1939. De manière rétrospective, ce moment apparaît comme le plus important débat sur la politique étrangère roumaine qui, après 1989, a mis aux prises des camps opposés dans le monde politique et dans l’opinion publique. La Roumanie comptait encore à l’époque des réfugiés de Bessarabie et de Bucovine du Nord qui avaient fui l’occupation soviétique pendant la guerre ainsi qu’un contingent important de vétérans de la campagne militaire de 1941-1944 contre l’URSS, et les accusations de trahison et de soumission au « diktat de Kiev » fusèrent dans l’espace public.

« Les accusations à l’adresse du traité sont venues de différentes directions – de l’opposition parlementaire jusqu’à la communauté des Roumains de la Bucovine du Nord. Sur le fond, ces critiques ont évoqué le caractère inacceptable du renoncement volontaire à des territoires historiquement roumains (la Bessarabie du Sud et la Bucovine du Nord), ce renoncement étant placé dans une imaginaire continuité, d’autant plus amère, de l’invasion soviétique de 194010. » Superposer le renoncement de 1997 à celui de juin 1940, lorsque la Roumanie ne s’était pas opposée par les armes à l’agression soviétique, trahissait, selon l’historien Paul Nistor, « un retour du refoulé en même temps qu’un artifice discursif destiné à combler une impuissance historique. Ce qui n’avait pas été conservé en 1940 devait être récupéré en 199711». On peut ajouter que le cas du rapprochement entre la Pologne et l’Ukraine – qui en dépit de leur très lourd contentieux mémoriel avaient signé dès mai 1992 un traité d’amitié – n’a pas servi de repère important dans le débat roumain autour du traité avec Kyiv.

Les intellectuels, notamment les historiens, sont, eux aussi, montés au créneau. Florin Constantiniu, historien proche des milieux nationalistes, déclare : « Actuellement, il est très difficile pour nos décideurs politiques d’assumer cette colossale, cette écrasante responsabilité de renoncer à une partie du patrimoine territorial national. (…) Déclarer maintenant que ces territoires sont à jamais abandonnés est une décision lourde de conséquences, dévastatrice pour l’âme roumaine12. » Pour l’historienne Zoe Petre, conseillère du président Constantinescu, le dépassement du blocage mémoriel collectif était indispensable et devrait s’accompagner d’une prise de conscience de la qualité de victimes du stalinisme que partagent Roumains et Ukrainiens : « Il faut dire [aux adversaires roumains du traité avec l’Ukraine] que ce ne sont pas l’Ukraine ou les Ukrainiens qui sont responsables des diktats qui ont déchiré la Roumanie en 1940 – eux que l’Empire oriental, dans ses hypostases successives et surtout dans sa phase stalinienne  a opprimés sans pitié. » Le refus d’un traité avec l’Ukraine laisserait Ukrainiens et Roumains perdus dans « un no man’s land où ils se jetteraient réciproquement des regards assassins en échangent avec des grincements de dents des allusions injurieuses à Ribbentrop, Antonescu, Petru Groza13 et Molotov14 ».

Comme le montrent les débats du Parlement roumain à l’été 1997, ce qui apparaissait pour la Roumanie comme le sacrifice de ses revendications territoriales était justifié par l’engagement du pays sur le chemin d’une intégration souhaitée dans l’Europe politique et dans l’Otanet par le souci de la Roumanie de ne pas faire figure de puissance révisionniste dans cette partie du continent. C’était un choix pragmatique – ancrage à l’Ouest et sécurité plutôt que revendications territoriales – que la Roumanie a continué de suivre jusqu’aujourd’hui et qui a marginalisé, jusqu’à son extinction dans l’espace public roumain, la référence au pacte Ribbentrop-Molotov lorsqu’il s’agit des rapports avec les deux voisins, République de Moldavie et Ukraine. En dépit des protestations des milieux nationalistes, la société roumaine a soutenu le choix du traité avec l’Ukraine même si, lors du sommet de l’Otan à Madrid, le 8-9 juillet 1997, Bucarest n’a pas été officiellement invité à rejoindre l’alliance. La signature du traité le 2 juin 1997 et sa ratification par le Parlement roumain en octobre de la même année ont favorisé le chemin de la Roumanie vers son ancrage politique à l’Ouest. Même le puissant parti nationaliste de l’époque, passé depuis aux oubliettes de l’histoire, le Parti de la Grande Roumanie, bien qu’opposé en 1997 au traité avec l’Ukraine, n’osa pas à long terme se mettre en travers de l’option nationale pour l’appartenance à l’Otan qui s’avère tellement importante aujourd’hui pour la Roumanie, dans le contexte de la guerre actuelle.

Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAn, avec Klaus Iohannis

Lundi 28 novembre 2022 à Bucarest, Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan, avec Klaus Iohannis, président de République roumaine. 

Après 1997 et de manière progressive, la question de la frontière commune a été remplacée par celui du sort de la minorité roumaine d’Ukraine. Ce transfert de sensibilité des problèmes territoriaux vers les questions liées aux droits des minorités en Ukraine s’explique aussi dans le cas de la Roumanie par la maturation et la complexification des politiques nationales à l’égard des minorités (la fin de l’année 1996 voit l’entrée des représentants de la minorité hongroise au gouvernement) et par les progrès dans l’opinion d’une culture politique post-nationaliste.

En Bucovine, « la frontière actuelle, héritée de la Seconde Guerre mondiale, séparant les États ukrainien et roumain ne correspond ni à une ligne de démarcation ethnique, ni à un antique découpage territorial15 ». Cette frontière, qui sépare la Bucovine du Nord (ukrainienne) de la Bucovine du Sud (roumaine), laisse du côté ukrainien une population roumaine importante et compacte, qui se désigne elle-même comme roumaine, refusant l’ethnonyme « moldave » imposé et généralisé à l’époque soviétique pour désigner les roumanophones de Bessarabie, de Bucovine du Nord et de Transnistrie16. Le recensement ukrainien de 2001, le dernier à ce jour, dénombrait plus de 258 000 « Moldaves » et 151 000 « Roumains » sur le territoire de l’Ukraine17, un total de quelque 410 000 roumanophones, au sujet desquels la diplomatie roumaine s’est employée ces dernières années à obtenir de la part du gouvernement de Kyiv la reconnaissance comme « Roumains » tout court par le renoncement à l’ethnonyme « moldave », fortement connoté politiquement. Ce serait une autre manière de tourner la page de l’héritage des politiques soviétiques de création d’identités collectives et de frontières factices dans cette partie de l’ancien empire. En s’adressant par visioconférence au Parlement roumain le 4 avril 2022, le président Zelenski a montré la voie d’un règlement futur du différend hérité de l’époque soviétique au sujet de l’usage des ethnonymes concurrents roumain versus moldave dans la géographie ethnique de l’Ukraine : « Dès que la situation le permettra, je souhaite lancer un dialogue avec vous sur un accord nouveau et ample destiné à garantir la protection absolue et le développement multilatéral de nos minorités nationales – la communauté ukrainienne de Roumanie et la communauté roumaine d’Ukraine. Car c’est notre destinée que celle d’être aussi proches que possible les uns des autres18. »

Une décennie après la signature du traité roumano-ukrainien, l’apparition d’un nouvel enjeu dans les relations entre les deux pays – celui des ressources énergétiques dans la mer Noire – allait raviver en Roumanie une référence historique centrée sur la désormais célèbre île des Serpents, située à une quarantaine de kilomètres des côtes roumaines de la mer Noire. L’île avait été ravie par l’URSS à la Roumanie en 1948 en dehors des stipulations du traité de paix de Paris de 1947, par un simple protocole bilatéral jamais soumis à une ratification par le Parlement roumain. À l’occasion des négociations et de la signature du traité de 1997, ce rapt territorial opéré par Moscou au début du régime communiste roumain laissait une trace durable à côté de l’expression mémorielle massive du pacte Ribbentrop-Molotov, mais qui restant néanmoins dans l’ombre des événements de 1939-1940. Après la signature du traité bilatéral, la Roumanie ne revendiqua pas l’île elle-même mais demanda un partage équitable, du point de vue du droit maritime international, du plateau continental autour de l’île des Serpents dont les terres immmergées sont riches en ressources gazières. Le plateau continental en question était censé contenir 70 à 100 milliards de mètres cubes de gaz naturel et 10-12 millions de tonnes de pétrole.

Dans le discours roumain des années 2004-2009 sur les rapports avec l’Ukraine, c’est donc l’année 1948 qui, après celle de 1940, devient la principale référence mémorielle, attachée, de surcroît, à un point géographique précis et facilement identifiable. Peu connue dans l’opinion roumaine, la perte de l’île des Serpents au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par la signature d’un bout de papier sans aucune valeur juridique, s’ajoute ainsi, dans la mémoire collective, au bilan désastreux de l’instauration du communisme en Roumanie.

L’importance de cette référence mémorielle s’est accrue à l’approche du verdict de la Cour internationale de justice de La Haye devant laquelle les deux pays ont eu la sagesse de porter leur différend concernant le plateau continental. L’enjeu était le partage de 12 000 kilomètres carrés de ce plateau. Le verdict de la Cour, qui favorise la Roumanie en lui attribuant 9 700 kilomètres carrés (79 % du territoire sous-marin), a été salué dans ce pays comme une réparation partielle et satisfaisante de l’injustice subie en 1948. Tout comme le traité de 1997, la décision de la Cour, acceptée par Kyiv et Bucarest, a contribué à stabiliser encore plus les relations bilatérales et à rendre marginal un autre point litigieux de la mémoire historique concernant les rapports entre les deux pays.

Lorsque la guerre a éclaté le 24 février 2022, le règlement de la question des frontières terrestres et maritimes a sans doute contribué au franc soutien de l’État roumain et de la société roumaine à l’Ukraine. L’accueil de brève ou de longue durée de deux millions et demi de réfugiés depuis le début du conflit19, l’aide apportée par la Roumanie au transit des céréales ukrainiennes vers le marché mondial (plus de 8,4 millions de tonnes en 202220), la transformation de la Roumanie en hub de transfert de l’aide humanitaire internationale vers l’Ukraine ont bénéficié du soutien conjoint des autorités, des organisations non gouvernementales et des simples citoyens. La manière dont la presse roumaine reflète la résistance de l’armée et de la société ukrainiennes à l’invasion russe est très favorable et très visible.

Il convient de remarquer que, depuis l’aggravation des tensions russo-ukrainiennes en 2021, certains thèmes de la propagande russe qui visent à démontrer le caractère historiquement « artificiel » de l’État ukrainien ont mis sur le devant de la scène le problème des territoires acquis par l’Ukraine sur ses frontières occidentales dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale aux dépens de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Roumanie. Vladimir Poutine, Sergueï Lavrov et Dmitri Medvedev ont tous fait allusion à ces territoires dont l’histoire et l’acquisition par l’Ukraine à l’époque soviétique pourraient théoriquement mettre celle-ci en conflit avec ses voisins occidentaux. L’écho de ces allusions à des territoires visés par le pacte Ribbentrop-Molotov a été faible en Roumanie même si certaines voix se sont élevées pour prêcher à nouveau la nécessité d’une remise en cause future des frontières entre la Roumanie et l’Ukraine. Trois semaines après l’éclatement de la guerre en Ukraine, l’ancien Premier ministre Adrian Năstase (2000-2004) affirmait publiquement que « la question des territoires roumains appartenant à l’Ukraine doit être abordée, doit être ravivée et réintroduite dans l’agenda de nos relations avec l’Ukraine [car], après la fin de cette guerre, l’Ukraine se trouvera dans une situation délicate21 ». Le cas, plus récent, de l’ancien recteur de l’université de Cluj et ex-ministre de l’Enseignement et des Affaires étrangères (2012), Andrei Marga, qui déclarait que la condition de la paix est que l’Ukraine cède des territoires à la Russie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie, illustre les limites d’un tel discours révisionniste. Ces déclarations ont provoqué des protestations dans les milieux politiques, médiatiques et intellectuels. Le ministère roumain des Affaires étrangères a publiquement condamné ces déclarations comme étant « inacceptables » en accusant l’ancien ministre d’« adopter, encourager et propager les narrations malsaines produites par la Russie22 » tandis que la télévision nationale roumaine a interrompu sa collaboration avec Andrei Marga. Dans le cas d’Adrian Năstase comme dans celui d’Andrei Marga, les prises de position et les réactions qu’elles ont suscitées révèlent le caractère actuellement marginal des deux personnages sur la scène publique roumaine, ce que confirme l’écho limité de leurs propos. Les tensions politico-mémorielles de l’année 1997 n’ont pas resurgi en Roumanie dans le contexte de la guerre en Ukraine, ce qui résulte des mutations qui se sont produites depuis un quart de siècle sur la scène politique roumaine et dans la relation que la société entretient avec son passé et son identité nationale.

La guerre actuelle a rapproché d’une manière sans précédent l’Ukraine et la Roumanie, les deux sociétés et les deux États. Le soutien de Bucarest à une future adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’Otan a été clairement affirmé et il est permis de croire que, les questions d’ordre territorial entre les deux pays ayant été résolues, le problème des minorités nationales en Ukraine trouvera lui aussi une solution durable en accord avec les critères européens.

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1

« Declarația Parlamentului României privind Referendumul din Ucraina din 1 decembrie 1991 », in Monitorul Oficial al României, anul III, n° 243 du 29 novembre 1991.

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2

Antonella Salomoni, Il protocolo segreto. Il patto Molotov-Ribbentrop e la falsificazione della storia, Il Mulino, Bologna, 2022, p. 149-207.

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3

Parlamentul României, « Hotărârea nr. 23 din 3 septembrie 1991 cu privire la proclamarea independentei Republicii Moldova » in Monitorul Oficial n° 180 du 6 septembre 1991.

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4

Ruxandra Ivan, « Patterns of Cooperation and Conflict Romanian-Ukrainian Bilateral Relations (1992-2006) » in Studia Politica: Romanian Political Science Review, 7(1), 2007, p. 137.

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5

Ruxandra Ivan, « Patterns of Cooperation and Conflict Romanian-Ukrainian Bilateral Relations (1992-2006) » in Studia Politica: Romanian Political Science Review, 7(1), 2007,p. 135.

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6

Şerban Filip Cioculescu, « De la neîncredere şi teamă la cooperare şi parteneriat. România şi Ucraina după Euromaidan şi anexarea Crimeei de către Rusia » in Monitor Strategic, n° 1-2 / 2015, p. 16.

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7

Dezbateri Parlamentare, Şedinţa Camerei Deputaţilor din 26 iunie 1997.

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8

« Tratat cu privire la relațiile de bună vecinătate şi cooperare dintre România şi Ucraina » in Monitorul Oficial n° 157 du 16 juillet 1997.

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9

« Tratat cu privire la relațiile de bună vecinătate şi cooperare dintre România şi Ucraina » in Monitorul Oficial n° 157 du 16 juillet 1997.

Retour vers la note de texte 15434

10

Paul Nistor, « Problema memoriei în relațiile internaționale. Tratatul româno-ucrainean – 1997 », Xenopoliana, X, 2002, n° 1-4, p. 155.

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11

Paul Nistor, « Problema memoriei în relațiile internaționale. Tratatul româno-ucrainean – 1997 », Xenopoliana, X, 2002, n° 1-4, p. 155.

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12

Entretien télévisé de l’historien Florin Constantiniu  en date du 9 février 1997. Voire aussi, Florin Constantiniu, « Pe marginea articolului ‘Despre patiotism, cu discreție ‘, de Zoe Petre », 22, n° 17 (375) du 29 avril-5 mai 1997.

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13

Homme politique roumain, premier ministre à plusieurs reprises entre 1945-1952, figure emblématique du compagnon de route au service des communistes après la Seconde Guerre mondiale.

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14

Zoe Petre, « Despre patriotism, cu discreție », 22, n° 14 (372) du 8-14 avril 1997.

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15

Frédéric Beaumont, « La frontière roumano-ukrainienne et le poids réel de la question des minorités », in  Cybergeo, Revue européenne de géographie, p. 12.

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16

« About number and composition population of Ukraine by data All-Ukrainian population census'2001 data ». On observe que la grande majorité de ceux qui se désignaient eux-mêmes en tant que « Roumains » (114.600 sur 151.000) habitent la région frontalière de Chernivtsi qui inclut la Bucovine du Nord et le territoire de Herța.