(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - CETCOPRA)
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La question de l’archivage du procès des attentats terroristes du 13 novembre 2015 (dit « V 13 ») constitue l’un des trois axes de la recherche que mène l’équipe ProMeTe depuis le début du procès. Au cours de ces dix derniers mois d’audience, une pluralité d’archives aux supports et finalités diverses ont été produites par les différents acteurs du procès : archives judiciaires, archives audiovisuelles de la justice à travers la réalisation du film du procès, métadonnées du film, live-tweets, articles, croquis d’audience, photographies, entretiens, carnets de recherche, dessins des parties civiles, etc. Dans le cadre de cette vaste production documentaire qui se crée en direct du procès, l’équipe de recherche ProMeTe a une double fonction : d’une part celle de produire des données qui seront par la suite conservées sous le statut d’archives de la recherche et d’autre part, celle de collecter - parfois en collaboration avec certaines institutions patrimoniales - un ensemble de documents qui sont créés par les acteurs du procès. Qualifié de hors-norme et d’historique, d’une durée anormalement longue et suscitant de fortes attentes sociales ce procès donne lieu à une production documentaire tout aussi singulière où se mêlent expressions écrites, orales et audiovisuelles. L’ensemble de cette production protéiforme rend compte de la diversité des vécus et des expériences au procès mais elle renseigne aussi sur les dispositifs de communication et d’information qui sont utilisés pour témoigner d’un évènement judiciaire aux enjeux juridiques, sociaux et mémoriels importants. La problématique de l’archivage du procès V13 est indissociable d’une réflexion sur la place que cet évènement judiciaire occupe dans l’espace social. En raison des fortes attentes sociales dont semble chargé ce procès, la fabrication des archives est marquée par un contexte singulier où le rituel judiciaire pénal se double d’une épaisseur historique et mémorielle.
Cet article s’inscrit ainsi dans une double perspective. Il s’agit d’une part, de construire une typologie des sources qui font l’objet d’un acte d’archivage afin de mettre en évidence la variété documentaire qui se fabrique au sein du procès. D’autre part, il ouvre une réflexion sur la fonction sociale des archives en interrogeant à la fois le rôle des chercheur.es dans le processus de mise en archives et celui des institutions patrimoniales, en particulier les Archives nationales, qui prennent part de manière active à ce processus d’archivage. Si ce texte s’inscrit dans une dynamique collective qui vise à entreprendre un premier état des lieux des informations collectées en vue d’un archivage, son angle est influencé par la place et la démarche qui sont les miennes dans ce procès. Doctorante en sociologie, je travaille sur l’évolution du savoir archivistique à l’époque du numérique. Dans le cadre de cette recherche, j’ai signé une convention d’hébergement avec les Archives nationales qui me permet de suivre le quotidien des agents des Archives et d’étudier l’évolution des savoirs-faire, des méthodes et des techniques au sein de ce nouveau milieu, le numérique1. Le procès V13 présente un certain nombre d’enjeux et de problématiques concrets en matière archivistique, tant du point de vue de la création en direct d’archives que de celui de la pérennisation des archives qui conditionne leur exploitation par les futur.es chercheur.es et publics dans le temps long.
Face à cet entrelacs d’expressions écrites, orales, audiovisuelles qui se créent à la fois sur format papier et sous forme numérique, il s’agit de construire une typologie des sources collectées. J’ai choisi de structurer ces sources selon une méthode spécifique, qui consiste à aller du plus prévisible à l’imprévisible. En effet, si certaines archives sont soumises à une obligation légale, telles que les archives audiovisuelles de la justice (article L221-1 du code du patrimoine) ou les chroniques judiciaires diffusées sur Internet (loi du 20 juin 1992 relative au dépôt légal), d’autres archives répondent à une logique d’archivage moins rigide, plus aléatoire et interrogent par la possibilité de leur absence, autrement dit par le fait qu’elles auraient pu ne pas être conservées. Il s’agit en particulier ici des documents produits par certaines parties civiles au procès : des parties civiles qui, au contact de l’équipe de recherche ProMeTe et des représentant.es des institutions patrimoniales, ont accepté de partager leurs créations (dessins, photographies, portraits, écrits, journaux de bord) afin qu’elles fassent l’objet d’un archivage à long terme. Ce choix d’aller du prévisible à l’imprévisible s’inscrit dans une volonté de rendre compte de la diversité des méthodes de collecte mais aussi de témoigner des liens qui se sont créés au fil du temps entre les différents acteurs du procès. Des liens qui ont rendu possible la constitution de fonds d’archives pluriels2.
Une typologie : du prévisible à l’imprévisible de la collecte d’archives
Les archives audiovisuelles de la justice : le film du procès et ses métadonnées
Le procès V13 s’inscrit dans la lignée d’autres procès qui, qualifiés d’historiques, ont fait l’objet d’une captation audiovisuelle tout au long du déroulement des débats, donnant lieu à un matériau inédit : le film du procès. L’enregistrement des procès est marqué par le geste de Robert Badinter, ministre de la Justice à l’époque qui, peu de temps avant le procès du responsable nazi de la Gestapo de Lyon Klaus Barbie (1987), ouvre les débats sur l’intérêt de filmer les procès pour l’histoire. Alors que les seuls éléments iconographiques étaient les croquis d’audience réalisés par les dessinateur.ice.s judiciaires, la loi Badinter du 11 juillet 1985 autorise la captation audiovisuelle des débats lorsque son « enregistrement présente un intérêt pour la constitution d'archives historiques de la justice » (article L221-1 du code du patrimoine). Comme nous l’explique Martine Sin Blima-Barru, conservatrice du patrimoine aux Archives nationales, ces archives audiovisuelles de la justice ont un statut très spécifique : « dérogatoire à l’interdiction de capter les audiences de la loi sur la liberté de la presse, exception au régime général des archives, cette mise en archives de la Justice sélectionne quelques procès pour l’exemple et pour la mémoire de la Justice3 ». Ainsi, une version audiovisuelle du procès V13 est conservée aux Archives nationales, qui permettra à l’avenir d’interroger « la manière dont la justice veut être regardée4 » lorsqu’elle juge les actes de terrorisme. La création en direct des archives audiovisuelles de la justice au procès V13 fait l’objet d’une réflexion par quatre chercheuses du collectif ProMeTe qui questionnent cette mise en scène audiovisuelle de la Justice à travers l’analyse des conditions de filmage et la production d’un discours par l’image. Destinées à être des « documents d’histoire » utilisés par les chercheur.es, ces archives audiovisuelles de la justice ne sont ni des archives administratives ni des preuves de la vérité judiciaire, elles sont produites du point de vue de la loi dans le seul but de devenir des archives historiques.
Malgré leur statut dérogatoire, les archives audiovisuelles de la justice sont des sources attendues et prévisibles qui seront conservées par les Archives nationales. Depuis 1985, celles-ci ont la charge de la conservation et de la pérennisation des archives audiovisuelles de la justice. Dans le cadre du procès V13, les Archives nationales interviennent dans la fabrique des archives en amont, pendant et après le procès. Contrairement aux autres procès filmés conservés aux Archives, le procès V13 a nécessité le déploiement d’un dispositif exceptionnel pour suivre les dix mois d’audience qui ont donné lieu à des centaines d’heures d’enregistrement audiovisuel sur support numérique (704 heures environ). En parallèle de la réalisation du film du procès, les Archives nationales ont pour mission de pérenniser ce flux audiovisuel dans le temps afin qu’il soit accessible aux générations futures. Dans l’univers numérique, la production de données – ici le film du procès – doit s’accompagner de la création de « métadonnées » qui permettent de donner accès dans le temps à l’information produite. Si le terme est récent, la pratique qu’il recouvre ne date pas d’hier. Lors d’un entretien, la conservatrice des Archives nationales revient sur sa définition :
« Les métadonnées c’est la création des éléments minimum de description dans la mesure où l’enregistrement seul ne suffit pas à donner une existence aux archives. Dans l’univers des archives, on retrouve toujours ce duo indissociable entre les archives et leur description. C’est un duo indispensable pour faire des recherches mais aussi pour fournir des informations nécessaires à la pérennisation des archives dans le temps long. Pour les archives audiovisuelles, comme pour toute autre archive, c’est important de créer des descriptions en direct. On parle alors de « métadonnées » car nous sommes dans l’univers numérique : on crée des données sur d’autres données qui permettent de rendre les données lisibles, intelligibles et accessibles dans le temps. Le rôle des archivistes au procès s’inscrit dans un double objectif pour la recherche : il s’agit de créer des éléments de contexte mais aussi des éléments pour la pérennisation. Cette démarche nécessite d’allier des éléments de langage littéraire à des éléments d’information beaucoup plus succincts que l’on appelle « indexation » ou « mot clef » ainsi que d’autres éléments plus techniques qui tiennent à la durée de l'enregistrement, au nom des fichiers, au poids des fichiers, au moment à partir duquel le fichier débute, à quelle heure il termine, etc. Autrement dit, c’est cette alliance de différents éléments d'identification et de représentation qui donne vraiment pleinement vie aux données enregistrées5 ».
Les Archives nationales ont décidé – c’était une première – de recruter une personne chargée spécifiquement de remplir cette mission de « création en direct des métadonnées du procès ». Elles sont le seul corps professionnel du procès qui bénéficie de deux places réservées en salle des Criées (espace réservé à la presse et aux chercheur.es pour la réalisation de ce travail de longue haleine). Depuis dix mois, c’est l’historienne Aurore Juvenelle, chargée de mission aux Archives nationales sur les archives audiovisuelles de la justice du procès V13, qui endosse ce rôle quotidiennement à travers deux activités principales : d’une part indexer en direct à l’aide de mots-clefs, sur un logiciel expérimental, le flux audiovisuel qu’elle visionne principalement en salle des Criées, et d’autre part, faire une synthèse des débats :
« Le flux passe, je le reçois dans mon cerveau, je fais une synthèse en direct et je ressors un résumé avec des mots les plus lisses possible qui doivent aider les chercheur.es à l’avenir. (…) L’intérêt de mon travail c’est de donner du sens, c’est quelque part la meilleure place qu’il puisse y avoir puisqu’on est perpétuellement confronté à l’impensable6 ».
Badge Archives nationales
Au-delà des enjeux de conservation, dans l’enceinte judiciaire du procès V13, ce film-archive est un acteur central dans la mesure où il est visible immédiatement et en de multiples endroits, par et pour les protagonistes du procès : le film est en effet diffusé en direct en salle d’audience où les regards des parties civiles, des avocats ou des accusés convergent vers les écrans disposés aux quatre coins de la salle, en salle des Criées où le film est retransmis pour les journalistes, les chercheur.es et les archivistes des Archives nationales, et enfin en salle des publics (salle Odette-Dumas), où la publicité des débats est garantie par une retransmission du film accessible à toutes et tous, en dehors de l’espace sécurisé.
Archiver la couverture médiatique du procès : des croquis d’audience au #Procès13novembre
Au quotidien, en salle des Criées comme en salle d’audience, les journalistes et dessinateur.ice.s judiciaires occupent les bancs de la cour d’assises spécialement composée. Les journalistes sont situé.es géographiquement sur trois rangées au milieu de la salle d’audience tandis que les dessinateur.ice.s ont une place de choix : des chaises à tablette leur sont réservées au cœur du prétoire entre l’endroit où siège la Cour, les magistrats du Parquet national antiterroriste (PNAT), le box des accusés, la barre d’audience et les bancs des avocats des parties civiles et de la défense. Si le procès est filmé pour l’histoire, seuls les croquis d’audience donnent une représentation visuelle de la vie au procès et du déroulement des débats dans la mesure où les archives audiovisuelles de la justice ne font l’objet d’aucune diffusion en direct hors des murs du tribunal7. Au sein de l’équipe ProMeTe, nous avons la chance de travailler avec le dessinateur de la presse judiciaire Benoit Peyrucq qui couvre le procès pour l’AFP et dont les dessins sont conservés et archivés.
Autres acteurs traditionnels des tribunaux, les chroniqueurs judiciaires contribuent à la publicité des débats à travers des expressions diverses : articles dans la presse écrite, émissions et comptes rendus radiophoniques que l’on retrouve désormais sous format de podcasts sur internet, émissions à la télévision mais aussi rédaction en direct de live-tweets avec des hashtags relatifs au procès (#13novembre, #procès13novembre). L’ensemble des expressions écrites, orales, audiovisuelles qui sont produites et qui circulent sous un format numérique sur le Web fait l’objet d’un archivage spécifique. Fruit de la collaboration entre les trois institutions patrimoniales que sont les Archives nationales, la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’Institut national de l’audiovisuel (INA), l’archivage du Web constitue une pratique incontournable pour conserver les traces d’un évènement ; les institutions patrimoniales suivent ainsi les évolutions des modes d’expression d’une société, s’adaptant aux différents supports d’information et de communication qui sont employés par les membres d’une communauté politique. L’archive du Web a commencé il y a plus d’une vingtaine d’années avec la fondation Internet Archives (https://archive.org) qui archive le Web mondial depuis 1996. En France, cette pratique date de 2006 où le Web est intégré au dépôt légal. La BnF s’occupe de collecter et d’archiver le Web français tandis que l’INA a pour mission d’archiver les sites des médias audiovisuels. Les logiques de collecte et d’archivage diffèrent selon les institutions patrimoniales dans la mesure où la matière à conserver présente à chaque fois des problématiques distinctes : d’un côté, « l’INA collecte et assure la conservation de la couverture médiatique du procès réalisée, parmi les 179 chaînes de radio et de télévision captées 24h/24h et 7/7, par les médias audiovisuels et les sites du web média8 » et de l’autre côté, la BnF entreprend une collecte dite « d’urgence » qui concerne « des événements inattendus ayant un fort impact sur la société et qui sont relayés de façon spontanée dans les réseaux sociaux9 ».
À l’échelle du procès, un dialogue s’est construit entre le collectif ProMeTe et les trois institutions patrimoniales afin d’opérer une collecte des données la plus large et approcher ainsi au plus près la couverture médiatique du procès. Si les choix de collecte sont évolutifs au fil de l’audience, fruit de réévaluations concertées, plusieurs hashtags font l’objet d’un archivage systématique tels que #13novembre, #attentats13novembre ou encore les comptes Twitter des associations de victimes comme @lifeforparis, @13onze15. La BnF se charge de moissonner les revues de presse des titres nationaux ainsi que de la presse quotidienne régionale (PQR). On peut citer, de manière non exhaustive, les live-tweets des journalistes de France Inter Charlotte Piret et Sophie Parmentier qui se relaient en salle d’audience ou dans la salle des Criées pour témoigner en direct des débats de l’audience ou encore les tweets des journalistes Guillaume Auda et Aurélie Sarrot qui sont très suivi.e.s et participent à la diffusion de l’information tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du tribunal. L’essor du dialogue entre justice et réseaux sociaux contribue à une meilleure connaissance de la justice par le public et fait l’objet de nombreuses réflexions tant par les professionnel.les du droit que par ceux du journalisme10.
À gauche : compte-rendu de Florence Sturm, France Culture.
À droite : live-tweet de Charlotte Piret.
Au-delà des journalistes et dessinateur.ice.s judiciaires, d’autres acteur.ice.s se sont engagé.e.s dans un processus de médiation de l’audience et représentent ce moment judiciaire autrement. Je souhaite ici porter mon attention sur les dessins de Babou (pseudo sur Twitter), partie civile au procès des attentats du 13 novembre 2015, qui met les débats en image et en texte de manière originale. Ses dessins sont échangés, transférés, relayés sur Twitter avec le #Procès13novembre et sont devenus des médiums de discussions et de rires. Dans le cadre de cet article, elle a accepté que nous diffusions une de ses planches, des créations qui sont collectées et conservées avec le moissonnage du Web.
Toutefois, comme l’explique le chercheur Matteo Treleani, « le Web présente une série de problèmes assez concrets11 » qui impliquent une réflexion tant sur les méthodes de collecte des archives que sur les manières dont ces sources seront exploitées à l’avenir par les différents publics, notamment les chercheur.es. En effet, « la page, n’étant pas fixée sur un support physique, se visualise différemment à chaque accès » et suit une logique dynamique, non statique : « la collecte utilise donc des “robots”, sortes de logiciels qui imitent le comportement d’un usager cliquant partout12 ». Contrairement à un document papier dont le contenu informationnel est fixé durablement sur un support matériel définitif, le Web est un « flux temporel » dont le contenu évolue au fil des heures. Pour Matteo Treleani, « l’intégrité (du Web) est manifestement difficile à respecter dans ce type de collecte. Les institutions patrimoniales semblent par conséquent mettre à disposition des chercheurs des traces qu’il faudra par la suite reconstituer ». Cette reconstitution s’accompagne d’un travail de contextualisation des sources qui devra être opéré par les différents publics qui viendront exploiter ces archives du Web dans les années à venir. Pour cela, le travail des archivistes sur les métadonnées sera un outil indispensable. Mais aussi les autres données, en particulier les données de la recherche produites par les chercheur.es seront également propices à alimenter les réflexions.
Les données de la recherche : enjeux et responsabilités pour la protection des données personnelles
De manière individuelle ou collective, les chercheuses et chercheurs de l’équipe ProMeTe produisent au quotidien ce que l’on appelle des « données de la recherche » : rédaction en direct de verbatim (retranscription mot à mot des débats), analyse des témoignages des parties civiles, analyse relative à la personnalité des accusés, réalisation d’entretiens formels ou informels avec les acteurs du procès sur les marches ou dans les couloirs du palais, prise de vues photographiques ou encore écriture de carnets de terrain où se mêlent la prise de notes sur le vif, l’analyse et l’esquisse d’audience. Dans le cadre du programme de recherche sur les procès historiques du terrorisme, la production et la collecte des « données de la recherche » sont des activités qui sont intimement liées à la problématique de la protection des données à caractère personnel. En effet, le procès V13 invite à encore plus de responsabilité de ce point de vue au regard des axes de recherche qui sont portés par le collectif, à savoir : le « récit du droit » à travers entre autres l’étude des logiques et stratégies juridiques des professionnel.les du droit (droits de la défense, droits des parties civiles, ligne d’accusation du PNAT, règles du procès équitable, etc.) mais aussi l’analyse de la place et du rôle au procès des parties civiles et des victimes. Le travail de production des données pour ces deux axes de recherche se traduit par la collecte, la manipulation et le stockage d’un nombre important de données personnelles. Les données de la recherche sont encadrées juridiquement par le RGPD (règlement général pour la protection des données, entré en vigueur le 25 mai 2018, dans la continuité de la loi informatique et libertés de 1978 et de la création de la CNIL13) qui établit un équilibre entre les besoins de la recherche scientifique en matière de récolte d’informations et la protection des droits fondamentaux.
Carnet de recherche.
Au-delà de ces données de la recherche que l’on peut qualifier de traditionnelles ou de prévisibles qui s’inscrivent dans un cadre légal d’archivage préétabli, d’autres types de sources collectées s’écartent de l’ordinaire de la boite à outils du chercheur ou de la chercheuse. Il s’agit en particulier des documents qui sont produits au cours du procès V13 par certaines parties civiles. Depuis ces dix derniers mois, la coprésence quotidienne entre les différents acteurs du procès à fait naître des rencontres imprévues. En salle d’audience, sur les marches du palais, à côté de la machine à café ou encore dans les brasseries en face du Palais de justice, des liens se sont noués et la quotidienneté a permis de solidifier ces rapports entre les chercheur.es et les avocats, les journalistes et certaines parties civiles présentes au procès. Entre les membres de l’équipe de recherche, au fil des témoignages à la barre et des échanges hors de la salle d’audience, s’est construite l’idée de porter une attention soutenue aux documents qui sont créés : les textes servant à la préparation et aux témoignages mais aussi ceux qui sont produits pour suivre l’audience chaque jour. Ces créations, qui vont des dessins d’audience au récit à travers un journal de bord, rendent compte de la diversité des expériences du procès, des manières d’y faire face et d’y être acteur.
Les archives inattendues : de l’imprévisibilité des liens dans la création d’archives
L’expression « archives inattendues » permet de souligner le caractère imprévisible quant à la collecte et la conservation de ces documents dans le cadre d’un archivage porté par des organismes compétents. Des traces du procès qui contrastent avec la collecte d’archives dont l’existence et l’enregistrement sont soumis à un régime réglementaire, autrement dit des traces dont la mise en archives n’était pas anticipée ni automatisée.
Dans cet article, je souhaite en particulier revenir ici sur deux types d’archives en présentant d’une part, la constitution d’un « fonds d’archives des parties civiles du procès » qui est porté par l’équipe ProMeTe depuis plusieurs semaines et d’autres part le cas de David Fritz-Goeppinger, partie civile et auteur, qui écrit au quotidien un journal de bord publié sur France Info, dont les traces vont devenir archives et seront conservées aux Archives nationales.
Dans le texte de présentation communiqué aux parties civiles du procès pour la constitution du Fonds d’archives, on peut lire « Notre équipe de chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales suit le procès au quotidien depuis ses débuts. Nous avons ajouté et pris en note tous les témoignages des parties civiles, soucieux de prendre en considération chaque récit sans présélection ou effet de médiatisation. Nous nous intéressons plus largement à la manière dont les parties civiles vivent le procès, sur place ou à distance ». Il s’agit de porter attention à la matérialité des discours et du vécu du procès en collectant tous types de matériaux : les textes plus ou moins formels qui ont pu servir de support aux témoignages énoncés devant la cour spécialement composée, les prises de notes, les impressions, les réflexions, les dessins, les photographies.
Deux éléments sont importants à souligner dans cette démarche. Il s’agit d’une part d’une collecte de données qui, dans le cadre de ce projet, fait l’objet d’une déclaration de traitement auprès de la Déléguée à la protection des données (DPO) du CNRS et s’inscrit dans la protection des données à caractère personnel. Pour le moment, ces données entrent dans la sphère des archives de la recherche mais des discussions sont en cours sur un projet d’archivage au sein de certaines institutions patrimoniales. D’autre part, cette collecte s’accompagne d’une nécessaire contextualisation des sources qui s’est traduite par la mise en place de rendez-vous entre les parties civiles qui ont acceptées de verser leurs archives et Emmanuel Cayre, chercheur au sein de l’équipe ProMeTe dont les travaux de recherche portent sur la sociologie de la mémoire et la mémorialisation des attentats. Aujourd’hui, déjà plus d’une trentaine de personnes ont répondu positivement à ce processus d’archivage qui va s’inscrire dans un temps long, après la fin du procès des attentats du 13 novembre 2015.
Témoignages et notes d’audiences d’une partie civile assistant au procès.
En parallèle de ce fonds d’archives, un autre projet a vu le jour au cours des premiers mois de l’audience. Il est né d’une rencontre entre David Fritz-Goeppinger, auteur et partie civile au procès et Martine Sin Blima-Barru, déjà citée plus haut, qui participe au procès dans le cadre de la constitution des archives audiovisuelles de la justice. Depuis le début de l’audience, David Fritz-Goeppinger tient un journal de bord associant écriture et photographie qui est publié sur le site Web de France Info sous forme d’un blog. À partir de « petits carnets » et de Google docs, il retranscrit les débats et traduit ses émotions en mots et en images. Ces traces de son expérience du procès vont faire l’objet d’un archivage aux Archives nationales et seront à ce titre des archives privées, consultables par les générations futures. La problématique de la transmission est au coeur de sa démarche et s’inscrit dans une perspective mémorielle, pour se souvenir et ne jamais oublier. Pour mieux approcher cette conscience d’archives qui anime David Fritz-Goeppinger, nous avons fait le choix de retranscrire des extraits d’un entretien réalisé le 22 juin 2022.
Mathilde – Quelle a été ta réaction quand l’idée de ce projet d’archivage est né ?
David – J’étais honoré, je ne pensais pas que tout mon travail ou les petits carnets que je tenais au début, que tout mon quotidien était important. C’est en dialoguant avec Antoine et Martine que j’ai compris qu’il y avait une importance, pas pour moi en fait. Je trouvais ça vachement beau de pouvoir marquer l’histoire, enfin marquer l’histoire je ne sais pas, mais en tout cas m’inscrire dans toute cette phase mémorielle sur le procès et avoir ma petite boite aux Archives nationales (…) Je veux tout verser, y compris les petits carnets, je vais verser mon livre, mon futur livre s’il sort un jour et en fait, ce n’est pas que je veux me débarrasser de ça mais je voulais tout verser. Je voulais verser aussi des documents que j’avais par rapport au 13 novembre, un peu entre guillemets “qui était David au moment du procès des attentats”. Et ce “qui” c’est un peu comme la lettre que je reçois en sortant de ma première déposition le 14 novembre, des choses qui font comme une frise chronologique de ce qu’est David Fritz-Goeppinger, la victime mais aussi l’homme. Dire que je verse à la recherche ce que j’ai fait ici c’est un peu dire “voilà j’ai commencé à exister ici” alors que c’est faux, alors que pour moi mon existence en tant que victime elle est dès le 13 novembre, dès le 14 novembre. (…)
Mathilde – Dans l’entretien que tu as fait avec Sandrine et Aurore, tu dis qu’une fois que tu avais terminé ta déposition, avant même les questions de la Cour, tu t’étais débarrassé d’un truc. Est-ce que déposer ces archives c’est un peu pareil ?
David – Oui, j’ai dit après ma déposition, à la radio, que quand on dépose à la barre…en fait avec le terme déposer on a l’impression que l’on pose une boîte. Et c’est vrai qu’en donnant à la recherche et aux archives ce qui fait de moi une victime, je dépose une partie, non pas de mon identité, mais une partie de ma construction. J’espère que dans trente, cinquante, cent ans je ne sais pas, mais quand je serai poussière, j’espère que les gens se pencheront sur ces archives en se disant “mais qui étaient les victimes du terrorisme du 13 novembre en particulier, comment s’est passée l’audience”, et surtout qu’ils tireront des conclusions que je n’arrive pas encore à tirer.
Mathilde – Tu dis ne pas avoir eu de rapport aux archives avant cette rencontre mais comme tu l’expliques dans l’entretien avec Aurore et Sandrine, tu es passé par de nombreuses démarches administratives où ton nom est inscrit dans des archives.
David – Il y a une forme d’archivage normal, en tant qu’humain, en tant que citoyen on fait partie de la construction du pays et de la mémoire du pays. Là, par le fait de donner volontairement une partie de mon existence aux archives, je décide d’être acteur dans ma propre construction personnelle de la mémoire et c’est hyper important quand on est victime du terrorisme car on subit tellement de choses, tellement de choses face auxquelles on n’a pas notre mot à dire.
Mathilde – Quand je lis tes derniers papiers, tu parles beaucoup de la fin du procès et de ce qu’il va rester, disparaître, tu t’interroges sur la durabilité des liens d’amitié par exemple. Est-ce que les archives c’est important pour toi dans ce rapport à la pérennisation et de suite ?
David – Oui, carrément. L’archive a en elle-même son existence. Elle est vouée à exister beaucoup plus longtemps et surtout à être consultée dans des temporum qui sont complètement… si ça se trouve on ne sera même plus ici, tu vois. C’est ça qui est intéressant, c’est ça ce qui moi me touche. Si tu veux moi, en tant que fils d’immigré et même-moi qui suis immigré chilien, je n’ai pas accès à la mémoire de mes parents en fait.(…) La mémoire collective me touche et c’est un truc qui me travaille depuis un an après les attentats. Je me dis mais qu’est-ce qui va rester de tout ça, qu’est-ce qui va rester de tout ça. Tu vois on parle de l’âge de la Shoah et il y a des gens qui sont négationnistes aujourd’hui et qui se disent “mais non ça n’a pas existé ce truc-là”. Qui ne te dit que dans cent ans les gens ne diront pas “mais non la prise d’otages, ça n’a jamais exister au Bataclan”. Le Stade de France est déjà en train d’être effacé… les terrasses… Aujourd’hui le 13 novembre c’est le Bataclan et c’est gravissime.
La démarche de David s’inscrit dans un important processus de mise en archives qui s’est construit tout au long du procès V13 grâce à la mobilisation des différents acteurs. La pluralité des sources collectées en direct au procès témoigne d’un double mouvement : celui qui consiste à s’exprimer et celui qui consiste à conserver ces expressions écrites, orales, audiovisuelles qui participent à l’édification du patrimoine matériel d’une société donnée. Pour Armando Petrucci, historien médiéviste et archiviste, la mémoire « est soumise à des pratiques constantes d’inventaire, de catalogage et d’étude mais elle subit aussi un processus parallèle et non moins constant d’oubli progressif, d’abandon et de destruction. Ce processus peut prendre plus ou moins d’importance en fonction d’une part, du degré de vigilance institutionnelle et, de l’autre, d’une conscience plus ou moins affirmée de l’enjeu social14 ». Au regard des moyens humains et matériels mis en place pour couvrir cet événement judiciaire à travers une pratique plurielle de collecte d’archives, il semblerait que la diversité des vécus du procès reste inscrite dans le temps. Néanmoins, le sort de toute culture matérielle « dépend non seulement de l’espérance de vie que les auteurs nourrissent pour leurs oeuvres respectives ou de l’abondance de leur diffusion, mails il dépend aussi et surtout de la résistance dans le temps des techniques de conservation et de la durée de vie des institutions juridiques et physiques préposées à la sauvegarde de cette culture : essentiellement les dépôts d’archives et les bibliothèques15 ». L’analyse d’Armando Petrucci invite à poursuivre l’étude de la collecte d’archives et des conditions de conservation qui, dans l’environnement numérique, présentent un certain nombre de problématiques techniques et éthiques aux enjeux sociaux importants.
Notes
1
Bruno Bachimont, Patrimoine et numérique : technique et politique de la mémoire, Bry-sur-Marne, INA, « Médias et humanité », 2017.
2
Merci aux membres de l’équipe ProMeTe - Pauline Jarroux, Johanna Lauret, Sandrine Lefranc, Antoine Mégie et Anne Wyvekens - pour leur lecture minutieuse et leurs remarques constructives dans la rédaction de cet article.
3
« Filmer les procès pour l'histoire : la fabrique d'une archive de la justice », Les Cahiers de la Justice, vol. 2, n° 2, 2021, p. 297-308
4
« Filmer les audiences ? », in Les Cahiers de la justice, Dalloz, vol. 2, n° 2, 2021, p. 193-194.
5
Entretien avec Martine Sin Blima-Barru, réalisé le 4 avril 2022. Pour continuer la réflexion : Françoise Banat-Berger, Laurent Duplouy, Claude Hui, L’archivage numérique à long terme. Les débuts de la maturité ?, Paris, Direction des Archives de France, La Documentation françaises, 2009.
6
Entretien avec Aurore Juvenelle, réalisé le 6 janvier 2022.
7
Sur le rôle des dessinateurs judiciaires dans le prétoire depuis la loi du 6/12/1954 : Sécail, Claire. « De la loi du 6 décembre 1954 au rapport Linden (2005) : vers le retour des caméras dans le prétoire ? », Le Temps des médias, vol. 15, no. 2, 2010, p. 269-284.
10
Colloque annuel « La justice et les réseaux sociaux », Université Paris II Panthéon-Assas, Master 2 Justice et droit du procès, vendredi 29 mars 2019 [en ligne].
11
Matteo Treleani, Qu’est-ce que le patrimoine numérique. Une sémiologie de la circulation des archives, Lormont, Édition Le bord de l’Eau, coll « UDPN », 2017, p. 30-34.
12
BnF; https://www.bnf.fr/fr/archives-de-linternet : « Les collectes sont réalisées à l’aide d’un robot-logiciel qui explore les sites comme le ferait un internaute, en copiant à mesure de sa progression tous les éléments constitutifs des pages: textes, images, fichiers audio et vidéo, animations, feuille de style et liens.La collecte ne prétend pas à l’exhaustivité mais repose sur un principe de représentativité. »
14
Armando Petrucci, Promenades au pays de l'écriture, Paris, Zones sensibles, 2019 (2002), p. 115-116.
15
Armando Petrucci, Promenades au pays de l'écriture, Paris, Zones sensibles, 2019 (2002), p. 120.