(Universidade Federal de Minas Gerais (UFMG) - département de philosophie)
Le rapport de Claude Lefort1 avec le thème de l’humanisme civique remonte à l’époque de la rédaction de son livre Le Travail de l’œuvre. Machiavel2. Comme il l’a dit plus tard, la lecture de Machiavel lui a permis de reconnaître le caractère unique de la société florentine et du discours humaniste au début du Quattrocento3. Au cours des années 1970, il est revenu sur ce thème qui lui était cher : explorer la question de la relation entre la naissance de l’idéologie moderne, ou des idéologies modernes, et les transformations subies par les sociétés occidentales au même moment. En termes simples, on peut dire que son projet était à l’époque de penser l’humanisme civique en tant que premier mouvement de constitution de la modernité. Moment dans lequel la classe dirigeante de Florence établit sa domination sur la ville en associant la possession des moyens économiques à un discours de justification de son propre pouvoir4. Lefort voit naître à ce moment-là, qu’il situe entre les années 1378 (révolte des Ciompi) et 1434 (prise du pouvoir par la famille des Médicis), « une conception rationaliste et universaliste de la politique ». Discours et formes de domination sont étroitement liés, il dit, sous une forme inexistante au Moyen Âge, époque où prédomine une « représentation théologique du monde ».
Comme Lefort l’a précisé, son projet n’était pas celui d’un historien, intéressé par la délimitation des étapes de la constitution d’un concept ou d’une idée. Il est vrai que les historiens ont été les premiers à attirer son attention à propos de ce qui s’était passé à Florence au début du XVe siècle. Cependant, il n’avait pas l’intention de s’impliquer dans un projet de nature historiographique. S’appuyant sur les avancées de la recherche historique, il souhaitait comprendre les liens entre les transformations d’une société et ses représentations.
Au regard de son parcours, il serait raisonnable de penser que notre auteur adopte le concept marxiste d’idéologie et l’utilise pour mener à bien son enquête. Rien de plus étrange, cependant, que sa manière de procéder. En fait, il a recours à Marx et, selon lui, c’était inévitable. Mais il ne le fait pas parce qu’il croyait pouvoir trouver dans son œuvre un concept lui permettant de penser l’idéologie. Le détour par Marx, lui permettait de mieux clarifier la nature du phénomène qui l’intéressait. Pour Marx, dit Lefort, l’idéologie prise au sens étroit du terme semble être l’ensemble des représentations que la classe dominante utilise pour étayer sa domination5. Pour Lefort, il ne s’agit pas d’abandonner purement et simplement cette définition, qui renvoie à un aspect important de la forme d’existence des sociétés capitalistes, mais de penser ses limites à la lumière de ce que l’émergence de l’humanisme civique peut nous apprendre.
En effet, dire que l’humanisme est l’idéologie de la classe dirigeante florentine masque la dynamique de la formation de l’humanisme et le caractère idéologique de ce phénomène. Lefort suit un itinéraire complexe dont le point de départ est l’apparition des textes qui ont fait de l’héritage gréco-romain le modèle à imiter6. En ce sens, il faut dire que l’humanisme est à la fois un phénomène historiquement déterminé et un facteur déterminant de la transformation qui s’est produite en Europe pendant la Renaissance. Il ne suffit donc pas d’interpréter les textes comme les signes d’un changement, il faut comprendre que la constitution d’un discours comme celui des humanistes a changé l’image que la société de l’époque avait des rapports sociaux. Se servant de l’œuvre d’Eugenio Garin, Lefort a été conduit à penser que les exigences de la connaissance et de l’action ont discrédité l’idéal de la vie contemplative propre au Moyen-Âge. Or, ce qu’il appelle la Révolution de Florence a eu justement comme élément constitutif essentiel l’image du citoyen associé à la participation aux affaires publiques, aux antipodes de celle du moine reclus dans son monastère7.
En étudiant les textes de Garin cependant, Lefort conclut que l’historien a été amené à soustraire l’humanisme du champ de l’idéologie pour placer sa formation à un moment où la société florentine choisit une voie qui la libère des contraintes propres aux sociétés médiévales. Pour Lefort, ce n’est qu’un des points à partir duquel on peut étudier l’émergence de la pensée humaniste. Pour lui, la vérité des studia humanitatis n’a jamais été réduite à l’exploration des auteurs anciens et à l’enseignement des langues comme le latin8. Le point essentiel est la constitution d’un nouveau langage politique et c’est aussi le moment d’un élargissement de la compréhension que la société de l’époque a de l’activité politique en même. Ainsi, étudier la naissance des idéologies à travers une enquête sur l’émergence de l’humanisme italien conduit Lefort à mettre en œuvre une démarche complexe et riche où il entrelace les études de caractère historiographiques avec les analyses des textes et la recherche de transformations sociales et politiques que connaît l’Europe au cours de la Renaissance. Lefort a magistralement synthétisé cet aperçu dans un article publié à titre posthume, dans lequel il affirme que l’éthique politique, l’éthique du commerce, l’éthique de la connaissance se sont mélangés pour affirmer l’idée de la supériorité de la « vita activa » sur la « vie contemplative » et, ainsi, ouvrir une voie pour la création d’un nouveau corps politique sur les décombres d’une époque9.
Lefort et les historiens
Récemment, certains historiens ont à nouveau étudié l’émergence de l’humanisme italien en confrontant leurs analyses aux écrits de Hans Baron et ont avancé que celui-ci a contribué à idéaliser ce mouvement d’idées qui émerge à la fin du XIVe et au début du XVe siècle. À la suite des critiques formulées par Jerrold Seigel10 à Baron dans les années 1960, Mikael Hörnqvist11 et James Hankins12 ont cherché à montrer la fragilité des thèses qui font de l’humanisme civique l’un des principaux constituants de la construction de la pensée politique moderne. Pour Hörnqvist, ce que l’on appelle « l’humanisme civique » est le résultat d’une double mythologie. D’une part, une mythologie créée par les humanistes eux-mêmes pour décrire la société dans laquelle ils vivaient et occupaient des positions de pouvoir ; d’autre part, la mythologie créée par Baron dans ses études. Ainsi, pour ce critique, Baron croit qu`on peut « changer notre objet d’étude des idéologies pour l’étude du mythe13». Dans la même veine, Hankins dit qu’un auteur comme Leonardo Bruni ne peut pas être décrit comme « un homme avec un engagement idéologique profond en faveur d’une constitution républicaine14». Aux yeux de l’interprète, l’humanisme ne peut pas être appelé « civique ». Pour ces deux auteurs, il est une pensée rhétorique, liée à l’héritage de l’antiquité, ce qui compromet à leurs yeux la cohérence argumentative des textes.
En se tournant vers les œuvres de Lefort, il est possible d’apprécier l’acuité de sa démarche, parfois sinueuse et exigeante, quand il étudie la même question. Contrairement aux chercheurs mentionnés ci-dessus, il nous aide à voir qu’il ne sert à rien de recourir à une conception de l’idéologie sans en définir le statut théorique et, surtout, son mode d’instauration en tant que représentation de la politique. Ce concept est utilisé par les historiens comme s’il était uniquement signe d’une fausse représentation du réel. Mais ce qui frappe dans la critique qu’adressent les chercheurs aux travaux de Baron, c’est la façon dont elle est sous-tendue par l’idée d’une scission entre la réalité et le discours et, surtout, entre deux discours, celui du vrai et celui du faux. Inutile de dire que la combinaison d’une conception fluide de l’idéologie avec l’horreur de la rhétorique est constitutive d’une conception de la politique comme terrain d’affrontement entre des groupes rivaux qui reconnaissent le débat rationnel comme moyen par excellence de faire place au conflit. À suivre de telles conceptions, la politique est réduite à l’un de ses aspects. Elle est par là-même purgée de ses aspects symboliques et imaginaires, qui sont essentiels, pour Lefort dans la compréhension de la vie en commun.
L’humanisme civique n’a jamais cessé d’intéresser Lefort, bien qu’il n’ait jamais réalisé son projet d’écrire un livre exclusivement consacré à Florence. Le thème réapparaît à divers moments de son travail, lié à Machiavel, à la question de la modernité politique, voire au sujet du républicanisme. Dans un des essais de son livre Écrire. À l`épreuve du politique15, il commence par parler des origines du républicanisme français, pour conclure que, si nous voulons comprendre le républicanisme moderne, nous devons regarder vers Florence. Or, la thèse du lien entre l’humanisme civique de la Renaissance et la pensée du XVIIIe siècle était déjà présente dans ses études antérieures, lorsqu’il montrait que l’humanisme était « historiquement déterminant » jusqu’au XIXe siècle16. Lefort n’abandonna jamais l’axe de ses considérations antérieures sur la nature idéologique de l’humanisme italien. Pour lui, « le républicanisme florentin est une idéologie conquérante17», anticipant ainsi la recherche des auteurs tels que Quentin Skinner et Mikael Hörnqvist. Mais c’est le rétablissement du rôle de l’humanisme civique dans la formation du républicanisme moderne qui a attiré son attention dès qu’il a plongé son regard dans le mouvement de la constitution de la modernité politique. Certes, ses analyses ont été influencées par la lecture des travaux de Pocock, mais il ne faut pas oublier que les deux auteurs ne partageaient pas la même conception de la politique et de la démocratie lorsqu’ils écrivaient leurs œuvres respectives. Il faut noter que Lefort est un penseur de la division du corps social et du conflit, ce qui l’amène à écrire que : « La République ne saurait assurer l’harmonie de la société, car celle-ci est toujours divisée et ne peut que l’être entre dominants et dominés18 ». S’il est d’accord avec Pocock en ce qui concerne le rôle des théories du régime mixte dans la formation de républicanisme de la Renaissance, il suit un autre chemin argumentatif, en mettant l’accent sur l’importance des luttes politiques dans la constitution de l’espace institutionnel. Il ne s’agit pas de nier le rôle de la vie institutionnelle, mais de l’ancrer dans le domaine de la division constitutive et insurmontable du corps politique.
Les séminaires EHESS
Entre les textes des séminaires des années 1970 et ceux des années 1990, on observe un changement de perspective dans l’étude de l’humanisme civique italien, mais aussi de nombreux éléments de permanence. Lefort était toujours intéressé à explorer les champs des fondements de ce qu’il appelle « le politique » dans le cadre d’une enquête sur la naissance et le développement de la démocratie moderne. Comme il n’a jamais réduit ce projet à une étude des expressions de son organisation institutionnelle, la référence à l’humanisme est signe d’une compréhension de la politique qui échappe à bien des égards aux thèses proposées par les institutionnalistes, et par les penseurs marxistes, qui s’accrochent à un paradigme sclérosé de lecture du surgissement et du développement des sociétés modernes et contemporaines. Cela dit, il faut tenir compte du fait que le regard de Lefort sur l’humanisme civique s’est transformé du fait de ses intérêts nouveaux pour nombre d’auteurs, comme J.G. Pocock et par les dialogues établis avec d’autres penseurs comme Hannah Arendt sur les arts et les événements de son temps.
Notre objectif n’est pas d’analyser en profondeur toutes les références aux humanistes italiens présentes dans les travaux de Lefort. Partant de ce qui précède, qui témoigne de l’importance du sujet tout au long de sa carrière, il m’importe de montrer comment le changement dans la perspective analytique du thème accompagne la transformation des préoccupations théoriques de l’auteur, tout en montrant l’ouverture d’un dialogue de plus en plus large avec les penseurs intéressés par des questions telles que la démocratie contemporaine, ses origines et ses fondements. Une façon intéressante d’étudier les transformations internes de la pensée lefortienne, en particulier en ce qui concerne ses études sur l’humanisme italien, est d’avoir recours aux cours présentés lors des premières années de son enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) dont le thème était l’humanisme florentin. Donnés dans les années 1970, après la publication de son étude sur Machiavel, ces séminaires montrent comment Lefort abandonne progressivement ses anciennes préoccupations pour porter son regard sur la question plus large de la formation de l’État moderne19.
Le premier séminaire consacré au thème avait pour titre : « La genèse de l’État moderne et l’institution du social » et eut lieu au cours de l’année universitaire 1976-1977. Lefort annonce d’entrée que son cours aura comme sujet : « Florence à la fin du Trecento et au début du Quattrocento20». Le séminaire commence par la réaffirmation des thèses défendues dans ses projets de recherche antérieurs. Dans la foulée de Marx, il réaffirme la thèse selon laquelle l’humanisme était une idéologie embryonnaire de ce que serait l’idéologie bourgeoise dans sa prétention à se constituer en discours universaliste sur la politique21. Mais au delà de cette première affirmation, Lefort avance une proposition nouvelle et importante : « On voit s’instituer (avec les humanistes) une nouvelle sensibilité au temps, à l’espace, un nouveau sens, je dirais, de l’intégrité qui se manifestera aussi bien dans une représentation de la distance, de la différence du passé au présent que dans la différence du lecteur à l’auteur22. »
Florence est à ses yeux le lieu d’une expérience qui permet de questionner la fonction symbolique du pouvoir et les diverses articulations qui construisent une société dans son lien avec la connaissance, la loi et la culture. Lefort clarifie son propos lorsqu’il dit qu’en étudiant Florence, il cherche à mettre l’accent sur « une intelligibilité qui éclaire les phénomènes de la politique, les phénomènes de la culture et de l’idéologie en général23 ». Plus largement, il estime que Florence « enseigne à penser le politique24 ».
En annonçant ses objectifs, Lefort est conscient des difficultés qui l’attendent, surtout en faisant d’une société particulière, à un moment donné, un objet d’étude privilégié. Loin de fuir les problèmes posés par sa démarche, il les affronte en recourant à la critique de ce qu’il comprend être les limites de la sociologie politique de son époque. Dans le même temps, il rappelle comment Merleau-Ponty a critiqué les différentes formes d’objectivisme, pour affirmer que toute organisation sociale ou politique ne peut être étudiée et comprise que si l’on peut montrer que les représentations sont une partie fondamentale des pratiques sociales et ne peuvent être séparés d’elles.
L’État moderne
Lorsque qu’il commence son séminaire, Lefort semble entrainer ses auditeurs vers une analyse des événements qui ont marqué la vie italienne au début du Quattrocento. Il les alerte, néanmoins, sur le fait que son projet n’a pas un caractère historiographique. En fait, il ne réalise pas au long de ce séminaire une étude détaillée des conditions historiques de l’émergence de l’humanisme. Loin de se concentrer sur la période où il circonscrit ses recherches, il fait une série de considérations théoriques, qui aident à comprendre la nature de son projet intellectuel à cette époque. D’une part, il affirme l’actualité de sa pensée sur le politique, ce qu’il avait déjà fait dans ses premiers écrits réunis dans son livre Les Formes de l’histoire. D’autre part, il offre une formulation plus décantée de certaines questions, ce qui semble indiquer une réorientation de ses intérêts qui, loin de nier le chemin théorique entrepris jusqu’alors, sert à l’approfondir dans des nouvelles directions. Rappelons qu’à cette époque, Lefort a déjà publié son grand ouvrage sur Machiavel et a établi les lignes directrices de sa philosophie politique. Avec ses séminaires à l’EHESS, il assure une transition vers les questions qui seront désormais au cœur de sa réflexion, notamment, toute une théorie sur la nature de la démocratie moderne, qu’il avait déjà annoncée, mais qui n’était pas au centre de ses préoccupations, lorsqu’il analysait les thèmes présents chez les humanistes italiens.
Le premier point important de sa démarche concerne ses considérations sur la relation entre l’institution du social et sa représentation. Dans les années 1950, Lefort s’était intéressé à la scène politique internationale, ce que nous pouvons entrevoir dans ses écrits pour la revue Socialisme ou Barbarie. Le dialogue avec la tradition marxiste l’avait amené à repenser la question de la révolution et du rôle du prolétariat en lien avec la critique du phénomène bureaucratique qui avait été au centre de la création de la revue. Socialisme ou Barbarie devait non seulement être un organe de débat, mais une véritable organisation de lutte politique dirigée par une avant-garde, à distance du parti communiste français et du parti trotskyste auquel Lefort avait appartenu. Lefort ne reste pas longtemps lié au projet de la revue, qui lui semblait de plus en plus éloigné de la réalité. Reste que le dialogue avec Marx, (mais pas nécessairement avec les militants marxistes), a été crucial dans la genèse de sa critique du totalitarisme bureaucratique et dans ses premières formulations d’une théorie de la démocratie25. Le moment où Lefort commence son enseignement à l’EHESS avec un premier séminaire sur le thème de l’humanisme, est aussi celui où convergent ses préoccupations sur la nature totalitaire du régime soviétique et son interrogation sur la nature de la démocratie. Sans viser à une hypothétique synthèse, cet effort de pensée permet à Lefort de faire converger une série de concepts qui nous donne accès à ce qu’il nomme « le politique » et nous aide à en clarifier la nature26.
La rupture avec une certaine tradition qui sépare la représentation de l’institution du social conduit Lefort vers un chemin semblable à celui de certains interprètes actuels de l’humanisme civique, comme Alison Brown, qui parlent de « démasquer le républicanisme de la Renaissance27 ». Son chemin, néanmoins, est tout autre et l’amène à une philosophie politique novatrice à bien des égards. En ce qui concerne le problème de la représentation, par exemple, il nie qu’une société historique puisse séparer son processus d’institution de celui de sa représentation. En fait, pour Lefort, au fur et à mesure qu’une société s’institue, elle fait apparaître une représentation d’elle-même qui ne peut être pensée comme étant née avant ou après l’institution continue du social. C’est cela que Lefort appelle « l’énigme de son institution ». Énigme, dit-il, en raison de l’impossibilité dans laquelle se trouvent les cités d’organiser et de dominer leur origine et tout ce qu’elle apporte : les relations sociales, l’organisation des croyances et des comportements sociaux. « Dans la mesure où elle ne peut se représenter ni son origine, ni son identité, toute société est prise dans une division par rapport à elle-même, c’est-à-dire qu’elle tend à se concevoir ou à s’organiser à partir d’un au-delà de la représentation, d’un au-delà du discours social, qui ne saurait prendre figure dans le visible et qui en même temps donne sens, donne détermination à tout ce qui s’agence dans le visible28. »
Cette façon de comprendre le processus d’établissement d’une cité montre la naïveté des historiens contemporains de Florence, qui croyaient pouvoir montrer dans les discours sur la cité le signe d’un manque, voire d’une manipulation rhétorique de la parole publique. Dans cette logique, il y a un mouvement de formation objective de la société et un discours sur la cité. Pour des interprètes comme Hankins, dans le cas de l’humanisme civique de Florence, ce discours est le résultat d’un malentendu et de la volonté de tromper les citoyens à travers une représentation du réel qui ne fait rien de plus que cacher son vrai visage. Ce que Lefort nous aide à voir n’est pas le caractère non idéologique de l’humanisme. À plusieurs reprises, il a qualifié l’humanisme d’idéologie. Ce qu’il montre, c’est que la création d’un discours n’est pas un deuxième moment de la création d’une cité ou de nouvelles institutions. Il n’y a aucun moyen de séparer analytiquement la création institutionnelle et le discours qui l’accompagne. La représentation fait partie de la création et de la politique elle-même. C’est parce qu’ils ne comprennent pas cette réalité que les auteurs libéraux montrent une véritable horreur de la rhétorique qui leur semble le contraire de la transparence, qui devrait régir la vie des sociétés démocratiques. Pour Lefort, l’humanisme est une partie intégrante de la création de la société florentine et de sa représentation. Il ne peut pas être séparé du moment où il est né, mais il peut, en même temps, être le début d’un processus d’établissement à long terme de la pensée politique et des sociétés modernes.
C’est dans cette logique que, avant de se tourner vers les humanistes, le penseur français décide de clarifier ce qu’il appelle l’État moderne et de définir ses caractéristiques qui pourraient être liées à l’émergence des sociétés mercantiles modernes. Une première caractéristique qui définit un État dans la modernité est le territoire. Cette affirmation fait référence non seulement au fait qu’une société donnée doit exister à un endroit et à un moment donné, mais se réfère à l’ensemble des relations entre population, territoire et pouvoir. Selon Lefort, « l`espace territorial et l’espace social sont chacun constitués comme espace unifié, comme espace circonscrit, en vertu même du détachement du pouvoir qui, placé en surplomb, détient en quelque sorte le point de vue, de point virtuel de lecture et de maîtrise de l`ensemble29 ». Il ajoute que : « Le pouvoir politique apparaît comme fondateur de la société dans la mesure même où il trouve son fondement dans la société30 ». Lefort montre que, dans les sociétés où le pouvoir n’est pas vécu dans le cadre même de la société, le despotisme est la forme par excellence d’organisation sociale. Cela est dû au fait que le pouvoir se présente comme l’émanation d’un ordre extérieur à la société en tant que telle. Les divisions internes des sociétés et leurs conflits se présentent comme externes à l’action du pouvoir et donc extérieures à l’action au sein de la société.
Ces considérations sont importantes pour les analyses de Lefort sur le totalitarisme, mais ce n’est pas ce qui l’intéresse le plus dans ces premiers séminaires à l’EHESS. Au contraire, c’est la différence entre les sociétés modernes et les sociétés régies par un autre ensemble de références, qui l’amène à considérer l’humanisme comme le moment inaugural de l’État moderne. Ce moment se définit, selon lui, par l’impossibilité de signaler l’origine du droit, du savoir et de la division sociale. Avec cette observation, Lefort amorce une critique du marxisme qui, accentuant le conflit de classe, entend le renvoyer dans sa dimension essentielle au conflit économique. Comme il le fait remarquer, Florence avait atteint son apogée économique bien avant les différends qui marqueraient son histoire politique au début du XVe siècle et mettraient à jour la fracture sociale qui la traversait. Attirant l’attention sur le problème de l’émergence de l’État moderne, Lefort ne veut pas nier le rôle des relations économiques, mais veut les intégrer dans un processus plus large que celui d’une lutte entre de groupes sociaux antagonistes. C’est la nature fondatrice du conflit, en même temps que la prise de conscience qu’il ne peut pas être réduit à une de ses dimensions, qui amène Lefort à prendre ses distances avec le marxisme, même s’il entretint un dialogue fructueux avec Marx tout au long de sa vie.
Pour réfléchir à la nature de l’État, nous devons nous rappeler que « le pouvoir politique, en même temps qu’il se détache de la société, ne se définit que dans le rapport qu’il entretient avec elle ou qu’en y trouvant son fondement31. » Ainsi, pour comprendre le caractère unique du pouvoir politique des États modernes, il faut reconnaître qu’il porte en lui-même la marque de la quête de l’universalité de ses fondements et de la faiblesse qui découle du fait qu’il est le résultat de la contingence qui préside à sa naissance. Le pouvoir et la société, l’État et la société sont étroitement liés dans la modernité de sorte qu’il est impossible de penser un pôle sans se référer à l’autre. Il n’y a d’État que parce que l’autorité politique exerce son pouvoir à distance de la société32. La société elle-même se reconnaît par l’affirmation de la distance qui la sépare du pouvoir politique actif. Lefort critique ainsi les penseurs qui ont tendance à ne voir dans l’État moderne que son aspect répressif. Bien qu’il ne le cite pas, il est fort possible qu’il vise là Foucault33. Ce qui l’intéresse c’est que le pouvoir, en se faisant visible à travers ses actions, dévoile sa contingence et par là-même, le fait qu’il est institué par la prétention à une légitimité universelle, sans pouvoir cependant cacher à la société sa faiblesse essentielle.
Dans ce processus de constitution du pouvoir, que nous pouvons penser par référence à l’affirmation du pouvoir de l’oligarchie florentine au début du XVe siècle, ce dernier a besoin d’affirmer un discours pour le soutenir. Discours du pouvoir, dit Lefort, « qui tend à rendre leurs décisions intelligibles et légitimes34». D’un point de vue moderne, même s’il existe un certain anachronisme en disant cela, les discours d’humanistes tels que Coluccio Salutati et Leonardo Bruni n’avaient rien d’extérieur à la constitution du pouvoir qu’ils servaient. Pour Lefort, il n’y a pas de distance entre l’établissement du pouvoir et la recherche d’un discours de justification de ses actes. Si c’est le cas, c’est parce que nous ne sommes pas dans les eaux de la modernité, et encore beaucoup moins dans l’orbite du républicanisme et de la démocratie. Les interprètes libéraux d’aujourd’hui ne comprennent pas la dimension instituante du pouvoir, et encore moins le rôle des discours dans la formation de l’État et de la société modernes. Ils ne voient pas que « la délimitation d’un champ politique libère le non politique comme tel35». C’est-à-dire qu’en parlant, le pouvoir devient visible, s’expose aux critiques et aux attaques de ceux qui sont sous son contrôle. Le discours politique n’évite pas le combat politique, au contraire, si ce discours est possible, ce n’est précisément que parce que le pouvoir cherche à se justifier et à fonder ses actions en s’appuyant sur des discours. Critiquer les humanistes pour leur usage de la rhétorique, c’est leur reprocher d’ouvrir la porte à la modernité. Les auteurs qui, comme Hankins et Seigel, discréditent la rhétorique des humanistes, sont aussi obligés de leur dénier leur rôle central dans la création de la voie qui mènera à notre monde. Lefort part dans une autre direction.
Retour à l’humanisme florentin
En annonçant la continuité du séminaire, qui a commencé par des considérations sur l’idéologie et la naissance de la pensée politique moderne, Lefort dit qu’il prétend aborder « le problème du pouvoir et de la naissance de l’humanisme et de la naissance de l’idéologie à Florence au tournant du Trecento et du Quattrocento36 ». Nous pouvons parler ici d’un retour, car nous ne pouvons pas oublier, comme nous l’avons déjà mentionné, qu’il avait quelques années auparavant publié ses travaux sur Machiavel. Compte tenu de cela, il est raisonnable de supposer que Lefort n’a pas eu l’intention de répéter ses analyses antérieures, mais qu’il a, au contraire, mis à profit ses réflexions antérieures pour aborder des questions nouvelles.
Cela apparaît très clairement à la lecture de la transcription de ce séminaire. Lefort dit aux auditeurs qu’il a l’intention de clarifier la façon dont il est arrivé au thème annoncé. Il commence sa présentation en parlant des points essentiels de son interprétation du travail de Machiavel. Ceux qui le connaissent savent que cela se termine par une analyse des notions de « travail », d’« idéologie » et d’« interprétation » et que, dans cette dernière partie, Lefort s’interroge sur les relations de Machiavel avec l’humanisme à la lumière de l’idée que la pensée machiavélienne s’est élaborée dans la matrice de l’humanisme politique en même temps qu’elle acquérait son identité en s’en éloignant37. Sa préoccupation pour le phénomène de l’idéologie, qui remonte aux années 1950, trouve dans la Renaissance italienne un terrain fertile pour se développer. Les séminaires que nous examinons montrent qu’il s’agissait d’un cheminement fréquent de la réflexion lefortienne.
La présentation des idées de Machiavel au séminaire ne modifie pas les conclusions auxquelles il est parvenu dans son grand travail. Il souligne, en particulier, le rôle clé joué par les conflits dans la vie politique et leur importance dans la construction de la grandeur romaine, ce qui semble avoir été ignoré par les humanistes qui ont précédé le secrétaire florentin. Le but de Lefort, cependant, n’est pas de faire une critique de l’humanisme. Cette tâche lui semble sans intérêt. Ce qu’il veut, c’est montrer comment, dans les relations entre Machiavel et ses prédécesseurs, s’engage un conflit entre une forme de connaissance et l’idéologie du groupe dominant à Florence. Il écrit ainsi : « Donc, je dirais très brièvement qu’à mes yeux cette critique porte contre une idéologie38 ». Il fait ici référence à l’affrontement entre Machiavel et les humanistes, mais cette approche a une portée plus large, en ce sens qu’elle nous permet de comprendre comment, à partir d’une source unique, on peut forger des discours de nature très diverse. Son nouveau point de départ, cependant, n’est pas simplement de recouvrer certains aspects des thèses qu’il a présentées auparavant, mais de développer un thème qui l’intrigue depuis toujours. De ce point de vue, à la fin de la première partie du séminaire, il précise : « Le discours de Machiavel porte contre un discours si je puis dire moderne déjà là39 ». Pourtant, le conflit entre le secrétaire florentin et ses prédécesseurs est un conflit moderne, qui se développe à la fois dans le domaine de l’idéologie et de la philosophie. Y revenir fait partie d’un projet plus vaste d’interprétation de la modernité et de la naissance de la pensée moderne, et non pas seulement un souvenir des recherches déjà menées à bien.
Fidèle à la démarche philosophique de ses œuvres antérieures, Lefort réalise ensuite une étude détaillée de certains aspects de l’œuvre de Hans Baron, The Crisis of the early italian Renaissance40. Comme à d’autres reprises, Lefort expose longuement la thèse de l’historien, mais cela ne veut pas dire qu’il épouse ses idées ou même ses principales préoccupations. Rappelons qu’il n’a pas l’intention de faire le travail des historiens ni d’être impliqué dans des controverses de nature historiographique41. À la suite de Baron, Lefort révèle peu à peu ses propres thèses et le chemin qu’il compte suivre pour les établir. Il consacre un premier moment à percer la signification de la conversion des « humanistes » (terme générique qui fait référence à tous ceux qui durant la Renaissance étaient préoccupés par les questions liées à l’antiquité) à quelque chose que nous pouvons nommer « l’humanisme civique ». Lefort, récupère cependant les arguments de Baron, non pas pour participer au débat avec les historiens, ni pour évaluer la justesse de l’argument selon lequel il est possible de dater l’émergence d’un humanisme politique au début du Quattrocento. Ce qui intéresse Lefort est la constitution d’une nouvelle arène politique et d’un nouveau discours sur la politique.
En exposant soigneusement les arguments de Baron, Lefort fait remarquer qu’il se laisse emprisonner dans un dilemme : faire de l’humanisme politique une dérivation de l’humanisme en général ou, au contraire, voir dans les premières années du XVe siècle le temps de l’apparition d’un humanisme florentin tout à fait original. La thèse principale de Baron, à savoir que l’humanisme civique est né à Florence à une date précise, dans des textes spécifiques, a provoqué une avalanche de critiques. Cela importe peu pour Lefort. La réflexion de Baron est importante à ses yeux en ce qu’elle ouvre la voie à sa propre réflexion sur la nature et la signification des textes humanistes. L’aspect le plus controversé de la thèse Baron est tout simplement laissé de côté. Lefort porte son attention sur cette partie de l’analyse de l’historien pour approfondir ses interrogations sur des sujets qui ont longtemps habitées sa propre réflexion sur la politique : la division sociale, la nature du discours politique, la fondation du corps politique, l’émergence de la démocratie.
Ainsi, quand Lefort se lance dans l’étude des écrits et de la carrière politique de Coluccio Salutati et de Leonardo Bruni, il cherche un pilier pour soutenir ses hypothèses sur l’émergence de la politique moderne, un terme qu’il va essayer de définir, ou besoin, tout au long de ses investigations. Sa stratégie argumentative commence à s’éclairer quand il dit, se référant aux discours du chancelier de Florence, que : « Pendant cette période, Salutati ne cessera d’avoir une action, par la parole essentiellement, une action extrêmement efficace tant à l’échelle de l’Italie qu’à l’échelle de l’Europe au point que ce grand ennemi de Florence, Giangaleazzo, dira que M. Coluccio Salutati, chancelier de la Signoria, lui a fait une guerre plus efficace avec ses lettres que tous les capitaines de Florence avec leurs lances42. » Lefort voit dans les discours des humanistes florentins l’outil idéal pour réfléchir au fonctionnement de la fondation d’un nouveau corps politique et du récit qui l’insère dans l’histoire.
Florence est ainsi présentée au monde comme « le peuple prince », possédant une idéalité qui suscite l’envie de tous ceux qui souhaitent imiter ses gloires et ses réalisations. Descendante directe des Romains, elle a hérité non seulement de ses institutions, mais surtout de ce que nous appellerions aujourd’hui ses valeurs. Le récit de l’histoire de la ville devient une partie de la nature même de la ville. Se référant à la recherche entreprise par les humanistes florentins sur les origines de la ville, Lefort affirme que cette entreprise montre « très bien comment l’histoire fonctionne mythiquement 43». Il est donc nécessaire de revenir aux textes dans lesquels cette stratégie est clairement affichée. Parmi eux, la Laudatio Florentinae urbis de Leonardo Bruni44occupe une place particulière. Inspiré d’un texte d’Aristide, la Laudatio offre un matériel précieux pour comprendre la stratégie des humanistes florentins pour créer un nouveau récit sur les origines de la ville et sur sa nature.
Baron a déjà relevé que l’imitation des textes anciens était en grande partie une opération formelle. Ce qui est nouveau dans ce discours, souligne Lefort, c’est « le lien qui s’établit entre d’abord une représentation de l’histoire, une représentation de l’ordre politique et une représentation de l’espace de la ville45». En ce qui concerne le système politique, ce qui ressort, c’est qu’il « est conçu comme un ensemble d’institutions et d`offices qui sont agencés d’une manière strictement rationnelle, rigoureuse, nette de façon à ce que chaque instance puisse être contrôlée par les autres et qu’aucune institution, aucun office ne puisse être le foyer d’un accaparement du pouvoir46 ». Or, cette description, comme le montre Lefort, était très éloignée de la réalité politique de la ville. Loin de devenir plus démocratique au début du XVe siècle, Florence avait renforcé le pouvoir de l’oligarchie qui, depuis la révolte de Ciompi à la fin du siècle précédent, avait réformé le système des pouvoirs de la ville en les mettant chaque jour de plus en plus dans les mains des citoyens les plus riches et les plus influents.
Ce que l’on voit donc dans ces années qui intéressent Lefort, ce sont, simultanément, la consolidation d’un pouvoir, qui n’hésite pas à dupliquer les institutions pour pouvoir gouverner, et la constitution d’une image de la ville, qui a contribué à stabiliser les institutions nouvelles et ses règles. Comme le résume Lefort : « Ce qui ressort de la Laudatio, c’est non seulement la représentation de Florence comme celle d’une ville particulièrement belle, de fait particulièrement réussie, c’est la représentation de Florence comme celle de la cité parfaite47». La nature, l’espace et l’histoire se combinent pour donner l’image d’un corps politique qui a surmonté tous les obstacles pour ériger la meilleure ville possible de l’histoire. La récupération de l’antiquité produit une arme dans le présent contre ceux qui pourraient prétendre faire appel à l’histoire récente de la commune pour revendiquer des places dans le concert des pouvoirs. Ville conçue selon des critères rationnels et esthétiques, Florence s’ouvre à de nouveaux acteurs, à condition qu’ils soient eux-mêmes des novateurs qui élaborent une redistribution des espaces et des positions dans les institutions.
Jusqu’à ce point Lefort, apparemment accompagne Baron, même s’il montre dès le départ que ses objectifs sont différents de ceux de l’historien. Comme dans d’autres moments de sa trajectoire intellectuelle, il aborde et s’approprie l’exposition et les arguments des autres intellectuels pour mieux forger sa propre philosophie politique, alors que leurs préoccupations et leurs objectifs sont souvent éloignés des siens. Lefort attribue d’ailleurs à Machiavel cette manière de procéder, quand il analyse à nouveau, au cours de ces séminaires, précisément la lettre que le penseur florentin adresse à son ami Vettori peu après avoir terminé l’écriture du Prince. Lefort n’entend pas ériger Machiavel en modèle d’écriture philosophique, mais il montre comment la pensée naît souvent d’un échange avec le passé rendu présent. C’est parce qu’il est possible de penser en dialogue avec l’autre que le temps peut être aboli et la distance raccourcie, pour réaliser au présent l’opération de constitution d’un nouveau discours sur le réel.
C’est autour de la notion même de discours que Lefort formule ses conclusions. Pour en revenir aux écrits de Bruni et Salutati, il montre que ce qui est né à Florence au XVe siècle est non seulement une nouvelle forme de gouvernement calqué sur les modèles de l’antiquité. Pour lui, l’émergence d’un nouveau discours sur la ville est en même temps la production d’un nouveau pouvoir. Comme le précise Lefort : « Ce discours du pouvoir, voilà qu’en même temps, son avènement marque le pouvoir du discours48 ». À ce stade de son argumentation, Lefort est obligé de préciser les sens de sa démarche. L’association du discours et du pouvoir, l’idée que le discours « couvre » le pouvoir, rappelle certainement aux lecteurs l’intérêt que Lefort portait au phénomène de l’idéologie. Or, comme il le dit : « Je ne dis pas pour l`instant que nous sommes dans l’idéologie, c’est-à-dire que le discours dissimule le pouvoir49 ». C’est quelque chose qui se rapproche de la question de l’idéologie, et par conséquent, dit-il, « je laisse indéterminé le sens qui est en deça de la conversion idéologique. À savoir, que ce discours est un discours de vérité, qui se place sous le signe de la vérité et que d’une certaine façon il n’est le discours de personne50. »
Lefort procède ensuite à une enquête sur ce discours né au milieu de la Renaissance et qui change la manière de comprendre la nature politique des cités. Alors qu’il pouvait faire semblant d’être un « savoir », il était nécessaire de faire en sorte que son objet, la ville de Florence, soit elle-même une forme universelle, une « patrie » de toutes les patries. Pour comprendre l’efficacité de cette opération, il faut, d’abord, noter que « l’émergence du pouvoir du discours – que Lefort a cru avoir détecté dans la période analysée – en tant que discours vient pour ainsi dire voiler le but du pouvoir et se trouve proféré, prononcé comme de nulle part, c’est-à-dire proféré comme discours universel, discours de vérité, discours qui s`énonce au nom de l`humanité51 ». L’universalisation du discours n’est possible que parce qu’il est un discours historique, qui reconstitue le récit de l’histoire des villes, comme nous l’avons évoqué, en le plaçant toutefois, sous l’égide de l’universel. Ce qui est important au départ est de reconnaître que « ce discours historique est profondément lié au discours politique52». Cette connexion intrigue Lefort. Pour lui, le retour à l’Antiquité est en réalité la création de l’Antiquité elle-même. Placé à distance, circonscrite dans ses traits les plus saillants, elle devient à la fois un objet proche et distant53.
Le discours historique, né avec les humanistes au début de la modernité, est différent de celui du passé. En même temps qu’il fonde la politique, il efface la distance avec les auteurs du passé. Le discours des humanistes est, en ce sens, entièrement moderne. Comme le dit Lefort : « En somme, c’est de cette distance nouvelle au passé, de cette distance construite à partir du présent, que surgirait l’idée de l’histoire.54 » Tournant son regard vers les Florentins, il affirme qu’ils se voyaient, comme les modernes, « dans l’histoire ». La notion moderne d’histoire est ainsi forgée en même temps que le discours sur la cité cherche à reposer sur de nouvelles bases. S’il s’agissait simplement de copier le passé, il ne serait pas nécessaire de le tenir à distance. C’est parce que l’Antiquité est morte qu’elle peut être évoquée par le présent. « Le lieu de l’histoire, dit Lefort, apparaît comme un lieu décroché par rapport à ce monde, qui fourmille d’événements de toutes nature et c’est un lieu qui d’emblée se lit et de la même manière le politique apparaît comme décroché par rapport à ce que peuvent être les luttes de factions, les relations qui se nouent dans la cité de fait entre les hommes d’où le changement d’habits.55»
Florence est importante pour la compréhension de la politique parce que, dans son histoire, se sont cristallisés plusieurs phénomènes qui se trouvent au centre de nombreuses expériences de création de nouveaux corps politiques dans la modernité. Elle fait référence à un point imaginaire, la résurrection d’un passé idéal, tout en permettant la découverte de l’histoire comme le domaine dans lequel la politique établit son régime d’existence dans le temps. Elle s’échappe du présent pour montrer par la recherche de ses origines les caractéristiques de la ville idéale.
Les séminaires EHESS des années 1970 constituent un matériel important pour comprendre le développement de la pensée de Lefort et ses transitions. Quand il est revenu aux humanistes florentins, il a plus que rappelé sa trajectoire intellectuelle. Il nous montre les liens qui unissent son grand travail sur Machiavel avec ses réflexions novatrices sur la démocratie et le totalitarisme qui marqueront ses écrits ultérieurs. Réaffirmant ses références aux auteurs du passé et montrant sa méthode de travail dans toute sa force, les séminaires permettent de suivre pas à pas le processus de production d’un savoir qui a toujours refusé suivre les chemins battus de la tradition. Ils montrent comment Lefort, par un chemin parfois tortueux, est passé par des voies insoupçonnées et comment de cette procédure d’exploitation de l’histoire et des discours dans l’histoire ont été à la base de l’ensemble de ses travaux et de leurs empreintes dans la philosophie politique contemporaine.
Notes
1
Ce texte fait partie de ma recherche financée par le CNPq (Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico). Une première version a été publié dans la revue DISCURSO - USP, 2018, vol. 48, p. 259-276.
2
Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre. Machiavel. Paris, Gallimard, 1972.
3
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 407
4
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 252.
5
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 271.
6
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 284.
7
Lefort fait des références directes à deux ouvrages de Eugenio Garin : L’umanesimo italiano, Rome, Laterza, 1986 ; Scienza e vita civile nel Rinascimento italiano, Rome, Laterza, 1985.
8
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 456.
9
Claude Lefort, « La construction d’un modèle », L’Histoire, n° 394, Décembre 2013, p. 62.
10
Jerrold Seige, Rhetoric and philosophy in Renaissance humanism, Princeton, Princeton University press, 1968.
11
Mikael Hörnqvist, « The two myths of civic humanism », in James Hankins (dir.) Renaissance Civic Humanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 105-142.
12
James Hankins, « Rhetoric, history and ideology : the civic panegyrics of Leonardo Bruni » in James Hankins (dir.). Renaissance Civic Humanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 143-178.
13
Mikael Hörnqvist, « The two myths of civic humanism », in James Hankins (dir.), Renaissance Civic Humanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 142.
14
James Hankins, « Rhetoric, history and ideology: the civic panegyrics of Leonardo Bruni », in James Hankins (dir.), Renaissance Civic Humanis, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 177.
15
Claude Lefort, Écrire. Á l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Levy, 1992.
16
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 457.
17
Claude Lefort, Écrire. Á l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Levy, 1992, p. 194.
18
Claude Lefort, Écrire. Á l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Levy, 1992, p. 195.
19
Les transcriptions de ces séminaires font parties des Archives Claude Lefort déposées à l’Humathèque du Campus Condorcet. Nous remercions Gilles Bataillon pour nous avoir permis de les consulter.
20
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, 1976-1977, p. 1.
21
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, 1976-1977, p. 2.
22
Claude Lefort, Cours à l’EHESS, Archives Lefort, Paris, EHESS, 1976-1977, p. 2.
23
Claude Lefort, Cours à l’EHESS, Archives Lefort, Paris, EHESS, 1976-1977, p. 3.
24
Claude Lefort, Cours à l’EHESS, Archives Lefort, Paris, EHESS, 1976-1977, p. 5.
25
Claude Lefort, « Entretien avec l’Anti-Mythes », in Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 237-245.
26
Sur ce point les textes publiés par Lefort dans la deuxième moitié des années 1970 sont très éclairants et montrent son intérêt pour la question des totalitarismes et celle de l’institution de la démocratie comme régime faisant place aux conflits, cf Claude Lefort, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 217-421.
27
Alison Brown, « De-masking Renaissance republicanism », in James Hankins (dir.), Renaissance Civic Humanis, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 179-199.
28
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 10.
29
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 13.
30
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 13.
31
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 19.
32
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 23.
33
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 23.
34
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 20.
35
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 20.
36
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 27.
37
Claude Lefort, Le Travail de l’oeuvre. Machiavel. Paris, Gallimard, 1972, p. 771.
38
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 35.
39
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 36.
40
Hans Baron, The crisis of the early italian Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 1966.
41
Pour une synthèse des débats sur la question de l’humanisme civique, voir le livre de James Hankins (dir.), Renaissance Civic Humanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, qui offre une présentation très complète des débats sur la question de l’humanisme civique.
42
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 58.
43
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 65.
44
Leonardo Bruni, « Laudatio Florentinae Urbis », in Hans Baron, From Petrarch to Leonardo Bruni: Studies in Humanistic and Political Literature, Chicago, Chicago University Press, 1968, p. 232-263.
45
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 73.
46
Claude Lefort, Cours à l’EHESS, Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 73.
47
Claude Lefort, Cours à l’EHESS, Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 79.
48
Claude Lefort, Cours à l’EHESS, Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 81.
49
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 82.
50
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 82.
51
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 84.
52
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 85.
53
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 87.
54
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 94.
55
Claude Lefort, Cours à l’EHESS. Archives Lefort, Paris, EHESS, p. 97.