Artigas en Paraguay par Pablo Serrano [espagnol], non signé.
Fusain sur papier 30 x 36 cm, Circa 1950.
Provenance : don de l’ingénieur Jorge Masenés, 2003 MHN de l’Uruguay.
Dossier d’inventaire N. 4026.
José Artigas (Montevideo, 1764 – Asunción del Paraguay, 1850) fut l’un des chefs de la révolution déclenchée dans le Río de la Plata en mai 1810, suite à l’installation de la junte gouvernementale à Buenos Aires, capitale de la vice-royauté, bientôt associée au mouvement indépendantiste. Son territoire d’origine était la Banda Oriental del río Uruguay, une zone frontalière qui fit l’objet d’un perpétuel et intense litige avec les possessions de l’empire portugais. La « révolution artiguiste », née dans les campagnes et désignée ainsi, ultérieurement, par l’historiographie uruguayenne, se définit sur la base d’un double conflit aux clés géopolitiques, socioculturelles et idéologiques : elle s’inscrit en opposition au statut colonial abrogé pendant la crise de la monarchie espagnole (dont les forces ont résisté à Montevideo) et contre les prétentions hégémoniques et centralisatrices de Buenos Aires sur le reste de cet immense territoire secoué par la révolution. En 1815, lorsque les forces royalistes furent délogées de Montevideo et que le « front porteño » fut momentanément vaincu, l’artiguisme atteignit son apogée, rassemblant dans la « Ligue des peuples libres » un ensemble de juridictions aujourd’hui uruguayennes et argentines. Mais cette double lutte sera également prolongée par l’invasion portugaise de la Banda Oriental en 1816. Non seulement cette invasion en affaiblira la portée et en réduira les dimensions, mais elle contribuera aussi fortement à sa défaite militaire et politique dès 1820, lorsque le caudillo s’exila dans le Paraguay complexe de Gaspar Rodríguez de Francia.
Artigas a fait l’objet de nombreuses recherches historiques, davantage en Uruguay que dans le Río de la Plata et en Argentine. Depuis le dernier quart du XIXe siècle, il est le héros national de l’Uruguay (presque tous les États ibéro-américains ont construit le leur) et sa figure a connu des appropriations et des utilisations successives, parfois contradictoires. Cette élasticité caractérise, pour une part, sa trajectoire et son ambition : contre les tendances monarchistes dominantes, Artigas fut un républicain de la première heure (division des pouvoirs, liberté civile et religieuse, etc.) ; au moment de penser un nouvel ordre, il défendit un confédéralisme inspiré de la première constitution nord-américaine ; souverainiste rousseauiste et autonomiste radical, il s’est ainsi opposé à tout centralisme provenant de la cité portuaire de Buenos Aires et de ses coutumes ; dans un monde qui s’orientait vers le libre-échange sous leadership britannique, il est resté sélectivement protectionniste ; au milieu des calamités de la guerre, il fut à la fois productiviste et colonisateur, stabilisant la société rurale et « la campagne », comme on l’appelait alors. Artigas fut à la fois libéral et catholique, il fut partisan de l’intransigeance et eut quelques initiatives jacobines, mais il sut faire preuve de clémence envers les vaincus, tout en profitant de sa proximité avec le monde indigène... Tout cela sans avoir le temps de s’affirmer dans des formes stables et institutionnalisées ; tout cela avec ou sans – selon les moments –, amoindrissement de son statut de leader soutenu par les secteurs ruraux populaires (dominants sur la rive orientale du fleuve Uruguay), par les élites pré-révolutionnaires de certaines régions et par certains intellectuels radicaux de la ville. Comme le rappelle Halperin Donghi, La Gaceta de Buenos Aires présentait alors ses soutiens comme le groupe composite de ceux qui avaient alors peu à perdre dans la tempête de la révolution et de la guerre.
La publication de ce dossier a été stimulée par un événement récent qui, en Argentine mais peu de temps après, également en Uruguay, a ravivé la figure de José Artigas. Identifié à cette geste politique et militaire du XIXe siècle, puis « nationalisé » en tant qu’Uruguayen dans le parcours de formation de nos États nationaux, son nom a été ensuite associé à une composante sociale peu commune, qui a favorisé des relectures successives au XXe siècle. Un document en particulier, le « Reglamento Provisorio de la Provincia Oriental para el fomento de la campaña y seguridad de sus hacendados », de 1815, s’est trouvé au centre de cette reconsidération.
En 2020, l’événement qui a remis Artigas sur le devant de la scène a été l’adoption de son nom par un mouvement politique et social qui, sous couvert de transfert de droits d’héritage, a été à l’origine de l’occupation d’une partie d’une ferme familiale et l’a associée à la mise en œuvre d’un projet agro-écologique de retour à la terre. L’écho identitaire réveillé par le « projet Artigas » a ainsi suscité des réactions rapides, non seulement en termes de contenu social ou politique, mais aussi, au moins virtuellement, en tant qu’invocation plus ou moins appropriée du passé. Les réactivations et les récusations, qui aux yeux des historiens font aussi partie de l’événement, relèvent donc à la fois d’analogies et d’usages de l’histoire, ainsi que d’arguments concernant sa provenance ou son caractère inadéquat. En même temps, elles impliquent des acteurs situés en divers points de l’espace économique, politique, social et national, et à divers moments historiques. Complexe et attractif, ce « dossier » a favorisé la problématisation d’une question d’actualité encore ouverte (les médias et le journalisme jouent donc un rôle aussi pertinent que l’histoire), ce qui est lié au choix de réunir un ensemble limité de textes courts, confiés à des collaborateurs de Passés Futurs (José Rilla et Ana Clarisa Agüero) et à des historiens invités (Ana Frega et Fabio Wasserman).
Ce recueil, qui réunit des historiens des deux rives du Río de la Plata, aborde divers aspects de la réactivation de la figure d’Artigas sous différents angles politiques, économiques, idéologiques et historiographiques. La vie historique de la figure d’Artigas dans ses évocations uruguayennes et argentines successives ; sa vie actuelle autour du « Projet Artigas » ; le lien toujours troublant entre le passé, la politique, les médias et l’histoire.
À propos des illustrations du dossier
Les photographies de couverture sont une série déclinée en plusieurs couleurs du portrait de José Artigas,
Artigas en Paraguay par Pablo Serrano [espagnol], non signé. Fusain sur papier 30 x 36 cm, Circa 1950.
Provenance : don de l’ingénieur Jorge Masenés, 2003 MHN de l’Uruguay. Dossier d’inventaire N. 4026.