Le fascisme : phénomène historique et concept politique
Chercheur en histoire

(Université d’Uppsala - Hugo Valentin Center)

Vittoria

Tempio della Vittoria, Sacrario dei caduti Milanesi, arch. Giovanni Muzio, Gio Ponti, Ottavio Cabiati, Alberto Alpago Novello & Tomaso Buzzi, 1927-1929. Statues de Adolfo Wildt, bas-reliefs de Carlo Carrà

Roger Griffin, professeur émérite à l’Oxford Brookes University, est un grand spécialiste des études comparatives sur le fascisme. Dans The Nature of Fascism publié en 1991, le premier et le plus important de ses ouvrages sur le sujet, il définissait le fascisme comme « un genre d’idéologie politique dont le noyau mythique, dans ses différentes versions, est une forme palingénésique d’ultranationalisme populiste1 » – plaçant ainsi l’idéologie et le mythe de la renaissance nationale, ou palingénésie, au cœur de son interprétation du fascisme.

Dans les années 1980, tandis qu’il préparait la thèse de doctorat qui allait devenir son premier livre, il avait repéré une carence dans les travaux sur le fascisme : alors que de nombreux chercheurs étudiaient ce sujet sous ses divers aspects, il semblait n’y avoir aucune définition opérationnelle de ce qu’était au juste le fascisme. Pour Griffin, les marxistes avaient tendance à le réduire à un mouvement réactionnaire de défense de l’ordre capitaliste, cependant que leurs collègues non marxistes ou libéraux n’y voyaient guère qu’une forme de nihilisme irrationnel. Dans les deux cas, le fascisme était défini davantage par ce à quoi il s’opposait que par ce pourquoi il militait. À la suite de George Mosse2, Griffin se pencha donc non seulement sur la soi-disant dégénérescence dénoncée par les fascistes, mais aussi sur la société par laquelle ils entendaient la remplacer. Cette démarche lui permit de mettre en lumière leur volonté de créer une forme spécifique de modernité, dont la violence communément associée au fascisme ne constituait qu’une première étape.

Ce qui rend la contribution de Roger Griffin à ce numéro de Passés Futurs particulièrement pertinente, c’est qu’il a poussé plus loin que la plupart de ses collègues l’étude de la signification du fascisme en tant que concept politique et historique générique. Au contraire de nombreux spécialistes du domaine, il ne restreint pas l’usage du terme à la période classique de l’entre-deux-guerres. À ses yeux, en effet, 1945 n’a pas marqué la fin du mouvement, mais plutôt un tournant qui a obligé les fascistes à s’adapter à un nouveau contexte. Les anciennes méthodes reposant sur la mobilisation de partis de masse n’étant plus viables, ils ont entrepris de former, en marge de la scène politique, des groupes de petite taille mais connectés d’un pays à l’autre. Ces nouveaux avatars de l’idéologie fasciste ont été à l’origine d’attentats terroristes et ont accueilli à bras ouverts le tournant illibéral. Dans l’entretien qui suit, Griffin revient sur sa vision du fascisme en tant que phénomène historique et politique, et discute de la pertinence actuelle de ce concept.

Olof Bortz – Quelles sont selon vous les principales caractéristiques des mouvements et régimes fascistes pendant la période « classique » de l’avant-Seconde Guerre mondiale ?

Roger Griffin – Répondre complètement à cette question exigerait en soi un livre entier ! Dont un chapitre au moins devrait être consacré à préciser quelle définition du fascisme on utilise, étant donné le grand nombre d’approches et d’écoles de pensée qui existent. Certains historiens, et non des moindres, ont fini par être tellement exaspérés par l’absence de consensus sur le sens à donner à ce terme qu’ils ont appelé à en bannir totalement l’usage en dehors de l’Italie, mais c’est une position naïve dans la mesure où certains mouvements ultranationalistes de l’entre-deux-guerres se qualifiaient eux-mêmes de fascistes (notamment le Faisceau en France et la British Union of Fascists au Royaume-Uni) ou se considéraient comme apparentés au fascisme italien (le NSDAP d’Hitler ou la Phalange espagnole).

Si l’on reprend la définition que j’ai contribué à établir dans les années 1990 et qui a été largement adoptée par le nombre grandissant de contributeurs à la revue Fascism3 et de membres de la COMFAS, l’Association internationale pour l’étude comparée du fascisme, on considérera celui-ci comme une forme révolutionnaire d’ultranationalisme (un nationalisme organique, anti-libéral, « tribal »). L’ultranationalisme étant fonction d’une histoire nationale, d’une culture (religieuse ou laïque) et d’un contexte socio-politique singuliers, son idéologie, ses objectifs, son organisation et son impact historique seront très variables selon le mouvement analysé ; il suppose en outre l’existence préalable d’un fort sentiment patriotique et de la conviction que la nation, ou l’ethnie, est exceptionnelle, dotée d’un destin historique.

Au début de l’entre-deux-guerres, toutes les conditions étaient réunies en Italie pour qu’y apparaisse le fascisme, mouvement révolutionnaire ultranationaliste fondé par Mussolini ; sa conquête du pouvoir donna non seulement naissance au concept générique de « fascisme », mais fournit aussi le modèle sur lequel les autres fascismes s’appuyèrent avant la percée nazie. Parmi ses caractéristiques, on peut citer : la lutte contre ce qui était perçu comme la faiblesse, la désunion et la « décadence » de la nation ; la présence d’organisations paramilitaires en uniforme ; la foi en un parti unique et en un chef charismatique ; l’accent mis sur une homogénéité nationale exigeant la fin du pluralisme politique et culturel ; la persécution des idéologies et croyances « étrangères » ; et l’aspiration à une « renaissance nationale » (palingénésie) aux contours nébuleux. Cet objectif de renouveau complet de la société pouvait parfaitement (mais pas nécessairement) s’accompagner d’un expansionnisme territorial ou impérialiste et de l’élimination, marginalisation, « purification ethnique » ou extermination physique, des groupes n’appartenant pas à la communauté. Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, il fallut néanmoins en passer par des méthodes de manipulation du corps social (propagande, censure, « rééducation » des masses à l’échelle du pays) pour produire un consensus qui permît de façonner de « nouveaux êtres humains » (des « hommes nouveaux »), mais aussi d’expérimenter un nouveau type d’économie centralisée (mais pas nécessairement corporatiste) et de mener une épuration culturelle ainsi qu’une renaissance artistique forcées.

En pratique, cet ensemble de caractéristiques très répandues est à l’origine d’un large éventail de cas de fascismes proprement révolutionnaires et de régimes parafascistes (c’est-à-dire autoritaires mais non révolutionnaires) se réclamant de l’ère fasciste. Il faut faire preuve de beaucoup de rigueur historique et taxinomique dans leur étude si l’on veut éviter de commettre des erreurs d’analyse et de classification. Les résultats qu’on obtient alors peuvent parfois être contre-intuitifs. Les deux régimes fascistes les plus aboutis prônaient des degrés de terreur d’État et de violence exterminatrice très différents, et si tous les fascismes de l’entre-deux-guerres étaient tendanciellement racistes du fait de la virulence de leur ultranationalisme, tous ne l’étaient pas au sens biologique ou eugéniste du terme (l’Action intégraliste brésilienne, par exemple, glorifiait le mélange unique de races censé garantir la grandeur potentielle du pays). De même, alors que tous les fascismes exaltaient une conception machiste du militarisme, de la force et de l’action violente, la British Union of Fascists appelait à l’apaisement et non à la guerre. Plus important : bien que le nazisme ait représenté un phénomène unique de par le caractère maniaque de sa fixation sur la réaryanisation de l’Allemagne (via l’asservissement ou l’extermination de ceux qu’on considérait comme des non-Aryens pour des raisons raciales ou idéologiques) et sur la nécessité de conquérir un immense empire européen (de même que par l’ampleur de la barbarie systématique à laquelle ce programme conduisit), il n’était en même temps qu’une variante de l’« ultranationalisme palingénésique », et donc une forme de fascisme d’une puissance révolutionnaire et radicale hors du commun. A contrario, le régime franquiste espagnol, bien que fasciste en apparence tant que les forces de l’Axe avaient le vent en poupe, ne nourrissait au fond pas le projet radicalement révolutionnaire de créer une « nouvelle Espagne » qui aurait fait de lui un vrai fascisme, ce qui lui a permis de se muer en dictature personnelle après 1944. Auparavant, il avait réussi à phagocyter le phalangisme, qui poursuivait en revanche un idéal de régénération totale de la nation, idéal résolument révolutionnaire, réactionnaire, traditionaliste et donc fasciste, mais dépourvu de visée eugéniste ou exterminatrice.

Dernier point commun aux fascismes de l’entre-deux-guerres : leur incapacité à conquérir le pouvoir, puisque tous sauf deux furent écrasés, marginalisés ou absorbés par le régime en place. Même au pouvoir, le fascisme, en tant que mouvement révolutionnaire aspirant à une transformation permanente et complète de la nation, échoua lamentablement. Pour le plus grand malheur de l’humanité, la fondation de l’État fasciste italien par Mussolini en 1925 et sa capacité à entraîner une « renaissance nationale » rapide, mais au bout du compte chimérique, servit de modèle au nazisme lorsqu’il prit le pouvoir en 1933, à la faveur d’une crise nationale beaucoup plus profonde. Après s’être arrogé sans pitié le monopole du pouvoir étatique et culturel, celui-ci exploita le haut degré de modernité, de socialisation des individus, de développement industriel, d’efficacité bureaucratique et de militarisation du pays pour pousser la phase destructrice de sa « révolution nationale » jusqu’à des extrémités sans précédent, avant que le cours de la guerre ne s’inverse. L'alliance militaire contre nature entre la Grande-Bretagne et les États-Unis capitalistes d’une part et la Russie stalinienne d’autre part permit d’avoir raison des formes de fascisme très différentes que représentait l’axe Rome-Berlin, mais seulement au prix de dizaines de millions de morts.

Olof Bortz – Quelles furent les conditions qui mirent les mouvements fascistes au centre du jeu dans certains pays, alors qu’ils restaient marginaux dans d’autres ?

Roger Griffin – La démarche de conceptualisation du fascisme brièvement exposée ici nous amène à le considérer comme une forme révolutionnaire d’ultranationalisme qui rejette les valeurs de la démocratie libérale, de même que l’individualisme, le pluralisme, l’humanisme et le rationalisme sur lesquels elles sont censées reposer. De là il découle que la condition préalable à l’apparition d’un idéal fasciste d’ordre nouveau et de renaissance nationale est l’existence dans le pays d’un solide fond de nationalisme patriotique (peut-être dirait-on aujourd'hui « populiste ») et tendanciellement belliqueux. Pour qu’il se radicalise sous la forme d’un mouvement révolutionnaire et emporte l’adhésion d’une large partie de la population dans le monde européanisé de l’entre-deux-guerres, il fallait d’une part un État libéral en proie à une crise structurelle et d’autre part, chez un grand nombre d’individus, une crise existentielle avec perte d’identité, de sens et de sentiment d’appartenance (ce qu’on appelle parfois une « crise des repères »). D’une manière générale, il existe une forte corrélation entre l’attrait exercé par l’idéal fasciste et la profondeur de la crise socio-politique et nationale. Ainsi, une des raisons qui expliquent que le parti fasciste britannique (le BUF) n’ait pas « décollé », est que la grave crise qui frappa le pays entre les deux guerres ne s’accompagna pas du sentiment général et « populiste » que le système politique en place avait failli et perdu sa légitimité. Sous la république de Weimar, le nazisme resta sagement cantonné aux marges tant que seul un petit nombre de gens cherchaient une alternative radicale à la démocratie. Le krach de Wall Street et les conséquences dramatiques qu’il eut en Allemagne tant sur le plan social (puisqu’il entraîna chômage de masse et effondrement de l’économie) que politique (puisqu’il entraîna aussi une paralysie de la démocratie et une montée des extrémismes) créèrent le climat de chaos idéal pour que le nazisme puisse prendre le contrôle de l’État avec un large soutien des élites et du peuple.

Néanmoins, il est important ici d’insister sur la notion de crise d’une société libérale, dans la mesure où ce qu’on pourrait appeler « l’espace politique » laissé aux extrémistes constitua également un paramètre décisif. La présence d’un gouvernement autoritaire exerçant son contrôle dans tous les domaines, comme celui de Salazar au Portugal, de Vargas au Brésil, de Piłsudski en Pologne, d’Horthy en Hongrie ou de Staline en Russie, rendait impossible le développement d’un puissant mouvement ultranationaliste révolutionnaire. En Espagne, au Brésil, en Hongrie et en Roumanie, les mouvements fascistes furent écrasés ou marginalisés avant d’avoir pu enclencher une dynamique populiste. D’autres ne firent qu’acquérir un semblant de pouvoir autonome en tant que gouvernements fantoches aux mains des nazis ; ce fut le cas par exemple en Norvège, en Belgique, aux Pays-Bas, en France (si tant est qu’on puisse considérer le régime de Vichy comme fasciste), en Slovaquie et en Hongrie. La Suède, officiellement neutre, réussit à préserver les apparences d’une démocratie libérale, tout en tolérant en son sein une puissante sous-culture fasciste et raciste. Bref, il faut se pencher sur la combinaison particulière de libéralisme, d’autoritarisme et d’ultranationalisme qui prévalait dans chaque pays après 1918 (certains États venant d’être créés ou étant ressortis de la Conférence de Paris avec des frontières et des compositions ethniques totalement changées) pour comprendre pourquoi le fascisme a percé dans certains pays et pas dans d’autres.

Même les deux mouvements fascistes qui ont, si l’on peut dire, « réussi » ont suivi des trajectoires différentes dans leur ascension vers le pouvoir. L’Italie figurait dans le camp des vainqueurs de la Première Guerre mondiale, mais elle en était ressortie économiquement et politiquement exsangue, et son pouvoir central faible et impopulaire était menacé, sur sa gauche, de révolution et sur sa droite d’anarchie paramilitaire. Ce fut le roi Victor-Emmanuel III qui ouvrit les portes du pouvoir à Mussolini en le nommant chef de gouvernement (mais pas Duce), et il fallut un coup d’État par K.O. pour qu’il inaugure l’expérience fasciste et construise autour de son régime un immense consensus populaire – consensus toutefois superficiel qui ne tarda pas à se déliter lorsque l’Italie se retrouva alliée au Troisième Reich et engagée dans un second conflit mondial. Le nazisme, de son côté, resta marginal après l’échec du putsch de Munich en 1923 et ne recueillit que 2,4 % des voix en 1928. Ce fut l’extraordinaire climat d’urgence nationale et de crise existentielle provoqué à Weimar par le krach de Wall Street qui déclencha une vague d’enthousiasme populiste en faveur d’Hitler. Mais cela en soi n’aurait pas permis aux nazis de s’emparer du pouvoir, si un groupe de politiciens conservateurs, profondément anti-communistes et nostalgiques du Deuxième Reich, n’avait pas apporté son soutien à Hitler, croyant à tort pouvoir se servir de lui pour consolider la république.

Bref, comprendre les causes des succès et des échecs du fascisme exige un savant mélange de fine analyse politique et de savoir historique approfondi si l’on veut saisir certaines des dynamiques qui régissent l’itinéraire de chaque mouvement fasciste.

Olof Bortz – Quelle relation entretiennent l’histoire des cas particuliers de fascisme et le fascisme en tant que concept politique ?

Roger Griffin – J’ai effleuré cette question en parlant de la nécessité d’associer analyse politique et histoire pour appréhender le phénomène fasciste. Les termes techniques qui me viennent à l’esprit sont idiographique (et non « idéographique »), c'est-à-dire « relatif à l’étude d’événements singuliers dans toute leur particularité et spécificité » (ce qui est généralement le domaine de l’historiographie) et nomothétique, c'est-à-dire se donnant pour objet d’identifier des lois générales et des caractéristiques et processus génériques (ce qui est généralement le domaine des sciences politiques et sociales). Ainsi le fascisme italien (au sens du mouvement de Mussolini) et le néo-nazisme actuel peuvent-ils tous les deux être considérés d’un point de vue idiographique comme des phénomènes historiques singuliers et en même temps, d’un point de vue nomothétique, comme des déclinaisons spécifiques d’un fascisme générique. Toute « histoire du fascisme » (telle que celles que proposèrent Stanley Payne ou Roger Eatwell dans les années 19904) est une tentative pour construire un récit cohérent à partir des histoires individuelles d’une multitude de fascismes singuliers, particuliers. La difficulté pour l’historien qui se donne un tel projet est qu’il ne peut identifier quels mouvements, régimes et événements intégrer audit « récit » sans élaborer sa propre définition du fascisme (endossant alors le rôle du chercheur en science politique) ou en emprunter une toute faite.

Or la chose n’est pas si simple qu’il y paraît, puisque, jusque dans les années 1990, il y avait pléthore de définitions contradictoires sur le marché et que les spécialistes peinaient à s’entendre sur celle qui pouvait, éventuellement, être utile aux historiens. La question est importante, car chaque définition donnera un récit différent. Si tous les régimes et mouvements autoritaires de droite et s’opposant à la gauche, voire toutes les sociétés capitalistes, sont fascistes, alors l’histoire du fascisme prend des proportions gigantesques et mondiales. Certaines définitions cantonnent au contraire ses manifestations à l’Europe de l’entre-deux-guerres, ou incluent le régime de Franco, ou écartent le nazisme au motif qu’il serait trop « singulier » pour appartenir à la famille fasciste, quand d’autres considèrent l’impérialisme japonais des années 1930-1945 et même la Chine maoïste comme fascistes. C’est ainsi que le recensement initial des cas de fascisme, la période historique dans laquelle on situe celui-ci et l’aire géographique dans laquelle on étudie sa nature, dépendent tous de la définition qu’on lui donne.

La mienne, par exemple, inclut le nazisme, mais exclut l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, la France de Vichy et la Hongrie d’Horthy (parce que, nonobstant la propagande officielle, aucun de ces régimes ne s’était donné pour but d’accomplir une révolution visant bâtir une nouvelle nation et un « homme nouveau »). En revanche, elle permet d’identifier des phénomènes fascistes importants bien que trop peu étudiés au Brésil (mais pas le régime de Vargas), au Chili, en Argentine ou en Afrique du Sud ; et des mouvements qui doivent beaucoup au concept fasciste de transformation populiste et anti-conservatrice de droite au Japon, en Inde et en Chine. Ceci vient du fait qu’elle envisage le fascisme comme une forme révolutionnaire d’ultranationalisme qui s’est radicalement adaptée au nouveau contexte historique du monde non communiste en multipliant les versions originales d’elle-même. Il va de soi qu’une telle définition du fascisme ne doit pas être regardée comme essentialiste, ou « exacte », mais cette remarque vaut pour tous les concepts historiques et politiques. Si l’on considère le fascisme comme un « idéal-type », ou ce que Max Weber appelait une construction « utopique », produit d’une abstraction idéalisante, la seule chose qui distingue les différents idéaux-types d’un « même » phénomène, c’est leur valeur heuristique dans le cadre des études empiriques.

Le fascisme ne doit pas non plus être vu comme un phénomène statique. Comme toutes les idéologies politiques mises en œuvre au cours de l’histoire, il est sujet à un processus de transformation de ce que Michael Freeden5 appelle sa « morphologie », processus qui voit son « noyau inaliénable » rester intact et donc immuable (d’après ma définition du fascisme, ce noyau serait l’ultranationalisme palingénésique), tandis que ses attributs « périphériques » (lesquels, dans l’entre-deux-guerres, comprenaient un exercice charismatique du pouvoir, le paramilitarisme et une politique économique corporatiste) peuvent changer du tout au tout au fil du temps. L’histoire de tel ou tel cas particulier de fascisme ou du « fascisme » en général entretient donc avec le fascisme en tant que concept politique une relation dialectique et évolutive : les progrès des études empiriques permettent d’affiner le concept générique (nomothétique), ce qui vient en retour enrichir les interprétations et analyses empiriques (idiographiques).

Olof Bortz – En quoi cela serait-il différent s’il s’agissait, par exemple, du socialisme ou du libéralisme ?

Roger Griffin – Pour une fois, la réponse peut être courte ! Ce que je viens d’affirmer à propos du fascisme sur la relation qui lie le phénomène historique et le concept politique vaut pour tous les concepts politiques : il existe entre les usages nomothétiques et idiographiques des termes une dialectique, une dynamique, un dialogue constants.

Deposito Tram e Trolleybus, Milano

Depôt pour les trams et les trolleybus ATM Zara, ing. Giuseppe Casalis, 1940-1941

Olof Bortz – L’actualité politique récente en Europe et dans le monde a été marquée par un tournant autoritaire et illibéral. Pensez-vous que le fascisme soit un concept utile pour comprendre cette évolution ?

Roger Griffin – Au risque d’agacer, je dois malheureusement vous répondre en universitaire et non en journaliste : cela dépendra de la manière dont vous définissez le fascisme et de la rigueur conceptuelle et empirique avec laquelle vous appliquerez cette définition – rigueur qui dépendra à son tour du contexte dans lequel le terme sera utilisé. Si le but est de diffuser et d’encourager un sentiment d’inquiétude devant la tournure des événements sur la scène politique nationale ou internationale, la montée du nationalisme et du racisme, ou la crise de la démocratie libérale, alors affirmer que les États-Unis ou l’Europe se dirigent tout droit vers le fascisme, ou que le fascisme gagne du terrain, déclenchera de vives réactions émotionnelles, qui s’expliquent en définitive par le profond traumatisme laissé par la guerre contre les forces de l’Axe. Cela dit, le terme a été si souvent employé à des fins de dénonciation, d’invective et de dénigrement de toute forme d’autoritarisme et de racisme que son impact polémique et émotionnel est en grande partie émoussé.

Si en revanche le contexte est celui d’un débat d’idées sérieux visant à identifier et évaluer les menaces qui pèsent sur la démocratie afin de mieux les cerner, alors parler de fascisme ne sera utile que si le terme garde sa valeur classificatoire (« taxinomique ») et désigne une catégorie particulière, discrète, de la droite illibérale. À l’heure actuelle, il y a beaucoup trop de paresse intellectuelle et de glissements sémantiques entre « la droite », « la droite radicale », « l’extrême-droite », « l’ultra-droite », le racisme, le conservatisme jusqu’au-boutiste, le « populisme », l’intégrisme religieux ou le « populisme radical de droite », au point que ces étiquettes finissent par faire écran davantage qu’elles n’éclairent. En outre, l’usage abusif du concept de fascisme est encore plus marqué dans la presse de caniveau et dans la blogosphère, où l’on voit régulièrement taxer de fascisme des dirigeants illibéraux aussi éloignés les uns des autres qu’Erdogan, Poutine, Trump, Orban, Bolsonaro, Kim Jong-un et Xi Jinping.

Si l’on applique l’idéal-type défini tout à l’heure, le terme de fascisme retrouve sa fonction à la fois inclusive et exclusive, et donc son utilité scientifique en tant que concept en usage dans les milieux universitaires ; il pourra aussi être employé avec discernement par des journalistes et politiciens sérieux, s’il s’agit de désigner des projets ultranationalistes authentiquement révolutionnaires et reposant sur un mythe palingénésique de renouveau et de régénération. Pour accomplir leur dessein, ces projets doivent viser à remplacer toute forme de démocratie libérale, fondée sur l’individualisme, le pluralisme, le multiculturalisme et la mondialisation, par un ordre nouveau qui imposera une identité nationale homogène au sein d’une communauté nationale régénérée et d’une culture nationale intégrée ; mettra fin à la décadence et à la faiblesse (de quelque manière qu’on conçoive celle-ci) ; et rendra la nation ou la race de nouveau « forte » en marginalisant, excluant ou exterminant les éléments accusés d’affaiblir la nation, l’ethnie ou la race (l’hésitation tenant à l’ambiguïté même du concept de nation, qui peut désigner à la fois un État-nation et un groupe ethnique ou religieux, comme lorsque l’on parle de la « nation amérindienne » ou de l’organisation Nation of Islam).

Il faut noter que la doctrine « identitaire » de la Nouvelle Droite européenne, si elle ne prône pas ouvertement la violence pour réaliser son programme mais « seulement » la suppression de la diversité culturelle et ethnique, laisse cependant transparaître (malgré les protestations de ses pseudo-intellectuels) ses origines fascistes et ses objectifs in fine fascistes. En pratique, réaliser l’utopie de la Nouvelle Droite, c’est-à-dire instaurer un nouvel ordre socio-politique fondé sur la préservation de la « différence » au nom d’un « ethno-pluralisme », exigerait une violente campagne de ce que l’on a appelé « nettoyage ethnique » pendant les guerres de Yougoslavie, l’élimination révolutionnaire d’un Autre diabolisé entraînant guerres ethniques et massacres dans le cadre d’une alliance entre États raciaux non démocratiques.

Olof Bortz – Quelle distinction faites-vous entre le fascisme et le populisme ou autres mouvements de droite ?

Roger Griffin – Cette question se trouve au cœur de la confusion qui règne actuellement autour du terme « fascisme ». Dans ma nomenclature, le populisme démocratique de droite (il existe aussi des populismes de gauche qui contestent le statu quo des sociétés occidentales) désigne des mouvements politiques qui cultivent la nostalgie ou le désir d’un État-nation plus traditionaliste et homogène sur le plan ethnique, culturel et religieux, protégé des effets des migrations de masse, de la mondialisation, de l’appartenance à l’Union européenne, ou des incertitudes et des craintes liées au « monde moderne » en général. Ils sont représentés par des politiciens à l’écoute des sentiments des « citoyens ordinaires », qu’ils seront donc en mesure de libérer des valeurs « étrangères », du politiquement correct et de la concurrence internationale, afin que le pays ait ne serait-ce que l’impression d’avoir retrouvé sa « grandeur ». Cette forme de populisme est compatible avec les procédures démocratiques, qu’elle ne cherche pas à abolir mais à « renationaliser » afin d’éviter de « dilapider » les avantages de la citoyenneté nationale au profit d’« étrangers » et de minimiser la diversité culturelle, ainsi que l’influence de décisions politiques et économiques prises par des instances supranationales ou des superpuissances.

Lorsque ces sentiments s’expriment de manière plus ouvertement raciste, xénophobe, manichéenne, haineuse, fanatique, simpliste, ce qui favorise ou encourage activement la violence politique et xénophobe et les actes d’agression ou de terrorisme contre « le système », « les étrangers » ou « les ennemis du peuple », le populisme démocratique devient un « populisme radical de droite ». Mais c’est seulement lorsqu’une hostilité radicale de droite devant le statu quo se traduit par une aspiration révolutionnaire à instaurer un nouvel ordre national (qui peut tout à fait se concevoir comme participant d’un mouvement international de régénération raciale et civilisationnelle) qu’il est légitime ou utile de parler de fascisme.

S’il l’on applique cette grille de lecture, aucun dirigeant des démocraties illibérales n’est à proprement parler fasciste, et employer ce terme au sujet de Trump ou de Poutine, c’est mal apprécier le danger que représente le populisme radical de partis comme le Rassemblement national (ex-Front national) ; à savoir qu’ils ne sont justement pasfascistes, mais qu’ils appellent à des politiques qui donneraient en réalité naissance à des États profondément illibéraux et pratiquant l’apartheid, comme celui des États-Unis avant la victoire partielle du mouvement des droits civiques ou celui de l’Afrique du Sud jusqu’à la libération de Mandela. Il est probable que la démocratie illibérale imposée d’en haut par des nationalistes autoritaires et la gangrène progressive de la démocratie libérale du fait de l’action concertée de groupuscules venus d’en bas représentent des dangers plus graves pour la démocratie que le fascisme, que ce soit dans sa version « classique » de l’entre-deux-guerres, dans sa version néo-nazie apparue après guerre, dans sa version culturelle illustrée par la Nouvelle Droite ou dans sa version violente et terroriste. Il serait temps que les partisans du libéralisme se rendent compte qu’ils font face à une menace existentielle pour le progrès des valeurs humanistes et qu’ils sont engagés à leur corps défendant dans une bataille mondiale pour l’hégémonie.

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1

Roger Griffin, The Nature of Fascism, Londres, Palgrave Macmillan, 1991, p. 26.

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2

George Mosse, historien germano-américain, était un spécialiste du fascisme, du nazisme et de l’histoire des Juifs en Allemagne.

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3

Fondée en 2012, la revue semestrielle Fascism. Journal of Comparative Fascist Studies étudie le fascisme dans toutes ses dimensions et variantes.

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4

Stanley Payne est un historien américain connu pour ses travaux sur la Phalange espagnole et l’histoire générale du fascisme durant l’entre-deux-guerres. Roger Eatwell est un chercheur en sciences politiques britannique, spécialisé dans l’étude du fascisme, du populisme et des mouvements de droite.

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5

Michael Freeden est un professeur de sciences politiques britannique. Spécialiste de l’étude des idéologies politiques, il enseigne à l’université de Londres.