L’histoire et la fiction ne s’affrontent pas mais avancent côte à côte
László Krasznahorkai

Portrait de László Krasznahorkai

Auteur depuis 1985 de vingt ouvrages traduits et diffusés dans le monde entier, invité et primé dans les manifestations littéraires et les universités les plus prestigieuses, lauréat du Man Booker International Prize en 2015, László Krasznahorkai est aujourd’hui reconnu comme un des écrivains les plus importants de sa génération. Même si dix de ses livres sont désormais accessibles en français, son œuvre n’a bénéficié que d’une exposition relative dans l’hexagone ; une présentation succincte de son parcours et des grandes orientations de son travail paraît nécessaire afin d’éclairer l’arrière-plan de notre échange autour de la littérature et de son rapport à l’histoire.

László Krasznahorkai est né le 5 janvier 1954 à Gyula, petite ville hongroise située à la frontière de la Roumanie. À la fin des années 1970, il étudie la littérature à Budapest (il consacre sa thèse de troisième cycle à l’écrivain Sándor Márai, alors en exil) et publie ses premiers textes dans des revues. Son premier roman, Sátántangó (Tango de Satan1), paraît en 1985 chez l’éditeur Magvető. Ce texte est immédiatement remarqué dans le milieu artistique budapestois, notamment par le cinéaste Béla Tarr, qui entreprend d’en faire un film – les deux hommes collaboreront ainsi pendant vingt-cinq ans à l’écriture de cinq longs métrages. En 1989, Krasznahorkai publie un deuxième roman, La Mélancolie de la résistance2, dont la densité et la complexité achèvent d’accorder à l’écrivain une place à part dans le paysage littéraire contemporain.

 Tango de Satan
Mélancolie de la résistance

Ses deux premiers livres se distinguent par une syntaxe sophistiquée, faite de phrases longues et d’incises entremêlant divers niveaux de langue, et une série de constructions circulaires qui inscrit les personnages et le lecteur dans une forme de réitération perpétuelle. Remplis de références – souvent indirectes – à l’histoire de la philosophie, des arts et des sciences, ces ouvrages offrent plusieurs plans de lecture et interrogent la place et la valeur de la littérature en cette fin de XXe siècle. Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance s’inscrivent dans un contexte géopolitique précis, celui de la Hongrie déliquescente et sclérosée de la fin de l’ère János Kádár, mais Krasznahorkai s’attache à en faire le modèle de notre condition contemporaine, marquée par la fin des grands récits politiques d’émancipation ainsi que par une crise des systèmes de valeur philosophiques, moraux et religieux. Qu’il s’agisse de paysans de la plaine ou d’habitants des villes, tous les protagonistes de ces romans se trouvent englués dans un quotidien misérable, livrés à eux-mêmes ou aux fausses promesses d’escrocs manipulateurs et destructeurs.

Les années 1990 constituent un tournant dans la carrière de l’écrivain, qui profite comme tous ses compatriotes de l’ouverture de son pays pour entamer une vie nomade, guidée par les opportunités de travail s’offrant à lui en Allemagne, aux États-Unis, en Suisse, au Japon… Elles correspondent aussi à la découverte de son œuvre à l’étranger, ses ouvrages étant traduits en allemand puis en anglais. Ces changements s’accompagnent d’une évolution notable de son écriture, qui devient elle aussi nomade, décrivant une succession de voyages dans l’espace et dans le temps : New York au milieu des années 1990 puis l’Europe de la Renaissance dans Guerre et Guerre (1999)3, le Japon contemporain et celui du Moyen Âge dans Au nord par une montagne… (2003)4, ou encore la combinaison d’une dizaine d’époques et de territoires différents dans Seiobo est descendue sur terre (2008)5.

 

 

 

 

Seiobo

Sur le plan formel, Krasznahorkai abandonne l’usage du point et compose les chapitres de ses romans ainsi que ses nouvelles sous la forme d’une phrase unique, ce qui accentue l’impression de glissement continu d’un moment, d’un point de vue, d’un lieu à l’autre. De surcroît, il tend à effacer de manière systématique la frontière entre fiction et réalité en intégrant personnes et événements réels à des récits fictifs, ce qu’il développe au plus haut point avec le projet Guerre et Guerre6, pour lequel plusieurs actions artistiques sont réalisées en vue de donner au roman une dimension performative. Enfin, Krasznahorkai poursuit au cours des années 2000 sa collaboration avec Béla Tarr et travaille régulièrement avec des artistes contemporains : le sculpteur Mario Merz dans le cadre de Guerre et Guerre, le peintre Max Neumann pour le livre Animalinside (2011)7 ou le photographe Ornan Rotem pour accompagner un journal de travail intitulé The Manhattan Project (2017)8.

L’écrivain n’a jamais été avare d’échanges autour de sa démarche et a accordé de nombreux entretiens à la sortie de ses livres. Il n’avait cependant jamais été interrogé sur la place de plus en plus prédominante de l’histoire dans son œuvre. Il s’en explique dans l’entretien qui suit, réalisé par le biais d’un échange de courriels au cours de l’été 2020. Les questions ont été posées à László Krasznahorkai en anglais et les réponses de l’écrivain, directement rédigées en hongrois, ont été traduites par Joëlle Dufeuilly, traductrice de son œuvre en français depuis le début des années 2000. Je tiens également à remercier Marc Ulrich pour l’aide précieuse qu’il m’a apportée dans la traduction des questions en anglais.

Damien Marguet – Pour commencer, quel est votre rapport à l’histoire ? L’avez-vous étudiée, à l’université ou ailleurs ? Lisez-vous régulièrement des travaux d’historiens ou de théoriciens de l’histoire ? Si oui, lesquels ?

 

László Krasznahorkai – Pendant mes années universitaires, j’ai été à plusieurs reprises tenté d’étudier l’histoire, mais dans la Hongrie sous occupation soviétique son enseignement était tellement dévoyé que j’ai toujours fini par y renoncer. Je me suis intéressé à un certain nombre d’ouvrages d’historiens, au premier rang desquels ceux de Tacite et de Xénophon, que j’ai lus en langue originale, ce qui m’a permis d’apprendre le grec ancien et le latin. Par ailleurs, la philosophie de l’histoire développée dans La Guerre et la Paix par Tolstoï, notamment à travers le personnage de Koutouzov, a eu un tel impact sur moi que, plus tard, j’ai porté une attention particulière aux historiens en qui je pouvais déceler une forme de scepticisme vis-à-vis de l’Histoire en tant que science. Je ne partage pas ce scepticisme mais, malgré tout, Hayden White et Reinhart Koselleck me troublent encore aujourd’hui.

 

Damien Marguet – Bien que vos textes ne soient pas des romans « historiques », au sens habituel du terme, ils font très souvent référence à l’histoire, sous différentes formes. Dans Tango de Satan par exemple, le personnage du docteur lit un ouvrage portant sur l’histoire géologique de la plaine hongroise. La Mélancolie de la résistance, dont la deuxième partie s’intitule Les Harmonies Werckmeister, fait directement référence à l’histoire de la musique occidentale et de sa codification. Cette tendance est encore plus marquée dans des œuvres comme Guerre et Guerre, Au Nord par une montagne… et Seiobo est descendue sur terre, où des événements et des contextes historiques sont décrits de manière extrêmement précise. Quelle part les recherches historiques occupent-elles dans votre écriture ? Sont-elles parfois (souvent ?) au départ d’un texte ?

 

László Krasznahorkai – Pour répondre à cette question, il faut préalablement distinguer contexte historique et recherche historique. Cette dernière ne joue aucun rôle déclencheur dans mes écrits. Autrement dit, aucun fait historique décrit par les historiens n’est à l’origine d’un de mes textes, même si, indubitablement, mes romans s’inscrivent dans un contexte historique. Il serait du reste très difficile de trouver dans toute l’histoire de la littérature un seul texte totalement détaché de tout contexte historique. La littérature chrétienne du Moyen Âge, tout comme celle des mystiques soufis, des dadaïstes ou des futuristes, sont indissociables de l’Histoire. Nous aimerions souvent nous en libérer, mais cela est impossible. L’idée même d’une littérature « atemporelle », c’est-à-dire qui transcende l’histoire, est en soi ridicule. À titre personnel, je me heurte en permanence à la problématique théorique de l’histoire lorsque je réalise que je ne suis pas en mesure de décrire de façon objective un simple accident de voiture, d’énoncer les faits de façon appropriée, authentique. Je sais que c’est possible, puisque l’accident a bien eu lieu, mais je suis incapable de privilégier tel ou tel point de vue, celui de la grand-mère, de son petit-fils, du policier, du pianiste de jazz, du couple d’amoureux, ou encore celui des victimes de l’accident, etc., dont les témoignages peuvent permettre de saisir ce qui s’est objectivement passé. Je commence à recenser les descriptions provenant de multiples directions, et je crois qu’en les utilisant toutes, une description objective pourra peut-être s’ébaucher. Seulement, les points de vue, les directions sont infinis. La seule certitude, c’est qu’il y a eu un accident. Et c’est fort ennuyeux. (Mieux vaut donc se précipiter auprès des victimes pour leur porter secours).

 

Tango de Satan _ Affiche du film

Affiche du film Tango de Satan

Damien Marguet – Dans un entretien au journal Libération qui date de 20119, vous soulignez l’importance d’avoir grandi sous un régime dictatorial « qui semblait être là pour toujours », et d’être né dans la grande plaine hongroise, un lieu « que l’on désire ardemment quitter […] mais d’où on ne peut jamais partir ». Comment vos souvenirs et votre propre expérience historique nourrissent-ils votre écriture ? Cela paraît évident pour vos deux premiers livres, qui s’appuient sur des souvenirs d’enfance et de jeunesse, mais nombre de vos « héros » dans vos ouvrages plus récents ont quelque chose du Korim de Guerre et Guerre, c’est-à-dire de vous-même…

 

László Krasznahorkai – Les influences exercées sur ma personne sont évidentes, mais je tiens à garder des distances entre ma personne et mes œuvres. Mes expériences personnelles sont très différentes de celles de mes personnages. Nos vies, nos caractères, nos histoires, n’ont rien en commun. Mes personnages sont nettement, mais nettement plus intéressants que moi. C’est la raison pour laquelle je me cantonne à la prose, que je n’écris pas de poésie.

 

Damien Marguet – Dans votre texte le plus récemment traduit en français, Le Dernier Loup10, un ancien professeur de philosophie hongrois se rend en Estrémadure à l’invitation d’une mystérieuse fondation. Il se lance alors dans une enquête historique pour identifier le dernier loup d’Estrémadure, intrigué par un article scientifique usant d’étranges « tournures poétiques ». Lorsque vous adoptez la langue et la posture de l’historien dans vos livres, quelle est la part de jeu avec ce mode d’argumentation et de discours ?

 

László Krasznahorkai – Effectivement, on peut retrouver dans la masse écrasante de personnages intéressants un historien, et, par conséquent, la technique de la recherche historique, mais, comme vous l’avez sûrement remarqué, l’expert tel que celui qui mène des recherches dans l’histoire des loups n’intervient pas en tant qu’homme de science ; il se place du côté de l’événement, non de la science historique. Il accomplit un travail scientifique, mais à un moment il sort du champ de la science, en se trahissant avec quelques mots. Même s’il est historien, l’extinction des loups ne le touche pas en tant que scientifique. Bref, l’historien est également un homme. L’espoir est permis. Tous deux, l’historien et l’homme, progressent sur le même terrain, leurs méthodes de travail se complètent. Et leurs chemins aboutissent au même point : ils sont tous deux bouleversés.

 

Damien Marguet – Dans quelle mesure la littérature, royaume de la fiction et de la poésie, peut-elle rencontrer l’histoire, considérée comme une discipline scientifique ? La littérature ne travaille-t-elle pas toujours contre l’idée de « vérité historique », de récit établi ?

 

László Krasznahorkai – Il serait vain pour la littérature de se confronter à la science, puisqu’il s’agit de deux univers radicalement différents. L’écriture de l’Histoire a besoin de vérités, aussi problématiques soient-elles, au même titre que la littérature et l’art, dont les vérités sont tout aussi problématiques. Les opposer serait injuste. De ces deux mouvements de pensée on peut dire qu’ils ne délivrent pas, ne véhiculent pas la vérité, mais se débattent avec le concept de vérité. Autrement dit, si je peux m’exprimer ainsi, ni l’un ni l’autre ne dispose de la vérité. Pas plus que la religion. Ces trois approches intellectuelles parlent de ce combat, et non de la vérité. Vis-à-vis de ces trois formes d’expression nous n’avons qu’une seule attitude à adopter : faire passer leurs messages du mode affirmatif au mode interrogatif. Pour chaque phrase de Bouddha, de Dante, et d’Hérodote, nous devons remplacer le point final par un point d’interrogation. Vous imaginez la teneur de leurs textes ainsi ? Après cela, lorsque nous ouvrirons leurs livres et verrons le point à la fin de leurs phrases, nous éprouverons pour eux une profonde compassion.

 

Damien Marguet – Quel regard portez-vous sur les polémiques récurrentes qui concernent la responsabilité de l’écrivain face à l’histoire (comme celle ayant opposé assez récemment Robert Paxton et Éric Vuillard dans la New York Review of Books11) ?

 

László Krasznahorkai – Leur controverse ne tourne pas autour des concepts de neutralité/partialité, objectivité/subjectivité mais plutôt, à ce que je peux en juger, autour d’une question : quelles sont les conséquences si la littérature, avec sa propre subjectivité, franchit une frontière et pénètre là où l’objectivité règne en maître ? D’après mes réponses précédentes, vous ne serez pas surpris d’apprendre que je pense différemment. La distinction entre l’histoire et la littérature ne repose pas sur le fait de savoir laquelle évolue sur le terrain stable de la vérité, puisque ce n’est le cas pour aucune des deux. Elle vient de la divergence radicale entre leurs objectifs. La littérature et l’art aspirent à influer, pénétrer, imprégner le monde, à la manière d’un sorcier ; l’Histoire en tant que science cherche à le saisir et à le fixer autant que l’intelligence dont nous disposons en est capable. Elles peuvent librement s’interpénétrer, il n’en reste pas moins que la littérature reste la littérature, l’histoire reste l’histoire. Chacun son métier (et les vaches seront bien gardées).

 

Damien Marguet – Pensez-vous que la fiction puisse contribuer au développement d’une forme de conscience historique, nous ouvrir un accès spécifique au passé ?

 

László Krasznahorkai – Bien entendu. Chacune apporte sa contribution. L’histoire et la fiction ne s’affrontent pas mais avancent côte à côte.

 

Damien Marguet – À ce sujet, on sent un changement dans votre œuvre depuis Tango de Satan. Dans ce premier roman, la grande plaine apparaît comme un vaste champ de ruines coupé de son histoire, où le passé ne peut surgir que sous la forme du fantôme (je pense notamment à la figure du sonneur de cloche, vieillard surgi de nulle part et qui exprime la crainte éternelle d’une invasion venue d’Orient). Depuis Guerre et Guerre, vous aimez au contraire nous faire voyager dans le temps, un livre comme Seiobo procédant par d’incessants allers-retours entre passé et présent (jusqu’à confondre les époques). Comment expliquez-vous cette évolution ?

 

László Krasznahorkai – Tango de Satan est un roman post-romantique, au sens classique du terme, un roman qui croyait à l’existence de l’intemporel, de l’éternel, à la possibilité de transcender l’Histoire. Mes écrits postérieurs se sont vraiment éloignés de cela, les romans ne jugent pas, ne disent rien, n’expriment rien, ce sont les personnages qui ont des convictions, y compris sur ce qui est éternel et ce qui est intemporel. C’est là que réside, selon moi, la différence. J’aurais du mal à l’expliquer car je ne suis pas très doué pour analyser mes propres œuvres. J’ai juste le sentiment que l’évolution de mes rapports vis-à-vis de mon histoire en tant qu’homme et de l’histoire de l’univers a joué un rôle dans ce changement. J’appréhende de façon beaucoup plus complexe l’histoire de l’homme, du vivant, du non vivant, de la Terre et du cosmos. Pour plaisanter, je dirais, avec le plus insupportable des sentimentalismes, que j’ai revu mes ambitions à la baisse : j’aspire à écrire des histoires pleines de compassion non pas sur l’homme mais sur l’univers. Un raconteur d’histoire qui, en passant par l’esprit, touche le cœur. Qui n’encourage pas, mais dissuade. Qui étire le temps. Et avec qui le lecteur peut, lui aussi, étirer le temps.

 

Damien Marguet – Lors de notre entrevue en 2012, vous m’aviez dit que pour vous la littérature était finie. De fait, votre écriture est truffée d’emprunts et de références à l’histoire littéraire et philosophique (Kafka, Nietzsche, Tolstoï, Melville par exemple, pour ne retenir que des références explicites), comme si vous teniez à affirmer que toute écriture se situait aujourd’hui « après la fin » et se présentait comme une ré-écriture. Walter Benjamin affirmait qu’il fallait « développer à son plus haut degré l’art de citer sans guillemets » ? Êtes-vous d’accord ? Est-ce de cela qu’il s’agit ?

 

László Krasznahorkai – Depuis le tout début, je pratique la post-littérature. Il n’y a aucun changement. Concernant la présence de références dans mon écriture, je ne partage pas, du moins pas volontiers, ce constat. Si je trouve la merveilleuse citation de Walter Benjamin percutante, je ne me l’attribuerais pas à moi-même pour autant. Vous savez, mes livres se réfèrent au sort de mes personnages, à la condition humaine, et non à une phrase de Nietzsche ou de Tolstoï. Vous pouvez trouver cela ridicule, mais en vérité je ne suis que le scripteur, le rédacteur de mes propres romans, car ce sont les personnages qui les écrivent. Même s’il y a un narrateur, comme dans mes premiers romans, il est lui-même un personnage, et ce n’est pas moi. Et ces personnages ne se réfèrent qu’à eux-mêmes.

 

Damien Marguet – Dans Tango de Satan, le personnage de Futaki déclare « Ce qui est derrière moi est devant moi. On ne peut jamais trouver la paix », tandis que Seiobo commence par ces mots : « Autour de lui tout est mouvement ». Comment l’histoire se répète-t-elle ? Et comment le monde change-t-il ?

 

László Krasznahorkai – Le monde n’est que changement perpétuel. Surtout depuis Héraclite. Comment était le monde avant Héraclite, nous n’en savons rien. Peut-être n’existait-il pas. La phrase de Futaki exprime la conviction que le châtiment dû pour nos péchés passés nous attend dans l’avenir. Dans Tango de Satan, il y a un mouvement interne rectiligne, tandis que le roman, lui, tourne en boucle. Dans Seiobo, l’accent est mis sur la complexité extrême du mouvement, marqué par un nombre infini d’éléments, et sur le fait que ce qui ne bouge pas est inacceptable.

 

 Igloos_Merz_Schaffhausen

Mario Merz,  Igloos Schaffhausen

Damien Marguet – L’antagonisme entre progressistes et réactionnaires structure l’espace politique contemporain. Dans Tango de Satan comme dans La Mélancolie de la résistance, les promesses de futur florissant et de restauration d’un ordre ancien idéalisé sont déjà très présentes, à travers les discours d’Irimiás par exemple, ou ceux de Mme Eszter. Comment expliquer que le rapport au temps et à l’histoire soit devenu un déterminant politique aussi fondamental ? Pensez-vous que nous puissions un jour dépasser l’opposition entre un futur fantasmé et un passé rêvé ? Pouvons-nous réellement vivre au présent ?

 

László Krasznahorkai – Je ne pense pas que l’on puisse vaincre la force du mécanisme d’auto-défense qui anime les prises de positions relatives au passé et au futur. Nous ne savons rien de précis, ni sur l’un ni sur l’autre. Nous ne disposons que de fables, qui nous procurent quelques baumes à l’âme face à l’opacité des faits. Et non, je ne pense pas que nous puissions vivre au présent. Le temps, sous ses trois formats, est, si ce n’est la plus grande création humaine, celle qui a le plus marqué l’histoire. Le temps, quelque chose dont la structure unique, présente partout, sous la même forme, nous permet de nous orienter, est l’œuvre de l’esprit humain, non de la nature. L’esprit, en reconnaissant et en expérimentant la périodicité, a inventé la notion du temps. De toute évidence, cette sainte Trinité (passé-présent-futur) a été créé pour notre autodéfense, alors que dans le même temps nous refusons de reconnaître que le temps n’est pas un tic-tac universel, mais un simple baume, un remède que nous avons fabriqué contre le tourbillon de nos vies livrées au chaos. Naturellement, ce chaos ne l’est que pour nous-mêmes, il est la seule chose que nous sachions déceler de la structure et du fonctionnement de l’univers. Un artiste devrait écouter ce qu’un spécialiste en physique quantique dit de sa non-connaissance. Les rôles peuvent lentement s’entremêler. Tic tac.

 

Damien Marguet – Avec la crise du coronavirus, il est beaucoup question de « monde d’avant » et de « monde d’après ». Toute votre œuvre paraît chercher à dénoncer cette idée de rupture radicale, à en contester la possibilité. Cependant, c’est par vos livres que j’ai découvert ce que le philosophe Timothy Morton appelle « la pensée écologique »12 et qui signifie la conscience de l’interdépendance absolue de toutes les choses. Comment caractériseriez-vous la période que nous vivons ? Selon vous, quelles perspectives ouvre-t-elle ?

 

László Krasznahorkai – Lorsque, dans mes jeunes années, on me demandait pourquoi je n’aimais pas les randonnées, et que je répondais parce que la nature n’est pas telle qu’on le croit, qu’elle ne doit pas nous faire rêver mais nous faire trembler, je faisais sourire les gens. Et puis Timothy Morton est arrivé avec sa pensée incroyablement novatrice, et les sourires ont disparu des visages de ceux qui m’écoutaient. Morton, avec sa « sombre écologie », m’a totalement fasciné. S’agissant concrètement de votre question, je dirais que nous avons surmonté un assez grand nombre de catastrophes mais il est indubitable que nous savons très peu de choses sur celle-ci, qui touche l’humanité entière. De façon tragique, la blague idiote disant que tant que l’espèce humaine ne sera pas décimée nous survivrons, même à ces catastrophes planétaires, se révèle ô combien d’actualité. Ce dont je ne me réjouis pas. La pensée de Morton ouvre une voie qui se scinde en de nombreuses branches. L’une, parmi d’autres, implique que le principe d’égalité entre toutes les choses exige une nouvelle philosophie. Qui annihile la valeur des choses. Et cela nous tuera.

 

Plaque dédiée à Korim, personnage de Guerre et Guerre

Plaque dédiée à Korim, personnage de Guerre et Guerre

Damien Marguet – Pour finir, pensez-vous que les artistes puissent faire quelque chose à l’Histoire ? Avec une expérience comme Guerre et Guerre, vous avez cherché à brouiller explicitement la frontière entre réel et fiction. De quelle manière la littérature interagit-elle avec le réel, et est-elle à même d’influencer le cours de l’Histoire ?

László Krasznahorkai – Le jeu entre fiction et réalité dans Guerre et Guerre13 m’a laissé un goût amer. Ce jeu consistait à établir des correspondances entre des événements fictifs et réels. À indiquer, démontrer, par des faits précis, que les personnages fictifs du roman font partie intégrante du réel. Mais ici, le lien est unilatéral et contrairement à ce qui s’est pratiqué pendant des siècles, voire des millénaires, dans Guerre et Guerre, ce n’est pas la réalité qui exerce une influence sur la fiction, mais l’inverse : par exemple, une statue dédiée à Korim (le héros du roman) est érigée par un authentique sculpteur, Mario Mertz, sur le lieu de naissance (réellement existant) du personnage. Une plaque commémorative, inaugurée en présence d’interprètes fictifs, est posée (elle existe encore aujourd’hui) sur le lieu où le héros fictif a trouvé la mort. Ensuite, le manuscrit imaginaire présent dans le roman était, lui aussi, présent dans la réalité jusqu’à sa propre destruction. Seul un site, warandwar.com, y fait allusion, et le détenteur du site le détruit, à sa façon à lui, dans la réalité. Il est donc possible de bâtir une œuvre de fiction de cette façon. Mais le roman n’a pas réussi à faire pénétrer la fiction dans la réalité, n’a pas réussi à modifier d’un pouce cette réalité. Ce jeu de connexions entre ces deux mondes a été interprété comme la marque de la nature ludique d’un écrivain, et qui plus est ce jeu n’intéressait, semble-t-il, personne. Pas même les éditeurs. Le principe conceptuel de Guerre et Guerre consistant à faire prolonger la fiction dans la réalité en plusieurs endroits et à ne pas réduire l’œuvre à un simple texte écrit a été vu comme facteur de problèmes logistiques et ils se sont contentés de publier le texte – à l’exception de l’héroïque éditeur français, Fréderic Cambourakis, qui a tout fait pour que le lecteur français ait accès au projet, et puisse pénétrer (ou pas !) avec les personnages dans une autre réalité.

 

Guerre et guerre
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1

Tango de Satan, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Gallimard, 2000 [1985].

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2

La Mélancolie de la résistance, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Gallimard, 2006 [1989].

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3

Guerre et Guerre, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2013 [1999].

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4

Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2010 [2003].

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5

Seiobo est descendue sur terre, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2018 [2008].

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7

László Krasznahorkai, Max Neumann, Animalinside, Londres, Sylph Editions, 2012.

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8

László Krasznahorkai, Ornan Rotem, The Manhattan Project, Londres, Sylph Editions, 2017.

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10

Le Dernier Loup, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2019 [2009].

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12

Timothy Morton, La Pensée écologique, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Paris, Zulma, 2019 [2010].