Barak Kushner, Men to Devils, Devils to Men, Harvard University Press, 2015
Directrice de recherche (CNRS, CECMC)

(EHESS - Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine)

Barak Kushner, Men to Devils, Devils to Men. Japanese War Crimes and Chinese Justice (Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2015)

Barak Kushner, Men to Devils, Devils to Men. Japanese War Crimes and Chinese Justice, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2015.

Cet ouvrage de Barak Kushner s’empare d’un épisode largement oublié de la fin de la Seconde Guerre mondiale : les procès menés sur le sol chinois contre les criminels de guerre japonais. Depuis le milieu des années 1950, ces procès ont largement disparu des discussions et débats publics ; ils ont en outre été négligés par les travaux universitaires en Chine comme ailleurs. Le livre s’ouvre donc sur une question de mémoire, ou plutôt d’oubli : comment expliquer que ces procès aient été occultés à un point tel que la mention même de leur existence suscite aujourd’hui surprise et étonnement ? Comme a d’ailleurs été occultée, il faut le souligner, la participation chinoise au Tribunal Militaire International pour l’Extrême-Orient, plus connu sous le nom de Procès de Tokyo, qui jugera entre le 29 avril 1946 et le 12 novembre 1948 des officiers japonais accusés de crimes de guerre.

Barak Kushner avance une première réponse : le rapport au droit et le respect du droit manifestés par ces procès ne sont rapidement plus de mise dans la Chine communiste de Mao comme sur l’île de Taiwan où se réfugie, en 1949, un Parti nationaliste vaincu. Et, de fait, de part et d’autre du détroit et pendant plusieurs décennies, les gouvernements en place feront peu de cas des pouvoirs législatifs et judiciaires. Qui plus est, la relative bienveillance adoptée par les autorités communistes lors de ces procès ne sera plus audible dès lors que le Japon sera formellement désigné comme l’un des principaux ennemis extérieurs, un ennemi dont la dette historique est loin d’être épuisée.

Dans cet ouvrage novateur, Barak Kushner ne revient pas sur les crimes commis, sur leur nature ou sur leur étendue mais s’attache à décrire les poursuites judiciaires engagées. La plupart des tribunaux qui, en Asie, ont jugé les crimes de guerre japonais ont été établis par des empires coloniaux soucieux de réaffirmer leur autorité : la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Australie et la Hollande. C’est donc dans des circonstances très différentes et avec des enjeux bien distincts que le gouvernement nationaliste chinois traduira en justice 883 Japonais, sur les 5 700 criminels de guerre jugés par des tribunaux en Asie. Parmi eux, certains sont de rang B (accusés de crimes de guerre conventionnels comme les meurtres, les incarcérations illégales, les viols ou les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre) ou de rang C (accusés de crimes contre l’humanité). Sur les 883 personnes incriminées, 335 seront jugées coupables et 149 seront exécutées (sur un total de 984 exécutions prononcées par les tribunaux établis en Asie).

Barak Kushner consacre des pages passionnantes à la manière dont la nécessité de juger les crimes de guerre va se heurter à des catégories en tension – les catégories juridiques d’une part, et les appartenances nées d’une expérience historique complexe, d’autre part –, un moment de rencontre qui implique un travail d’interprétation, de classification et de traduction que l’historien restitue avec force et limpidité. Ce faisant, il jette un éclairage nouveau sur cet épisode oublié et sur le difficile travail de catégorisation à l’œuvre dans ces tribunaux de guerre.

Trois éléments rendent ces procès particulièrement ardus. En premier lieu, ils sont mis en place dans un contexte où le Japon est déclaré vaincu sur le plan international alors même qu’il a remporté des victoires successives en Chine et n’a pas été défait sur le sol chinois. Nombre de soldats et d’officiers Japonais peinent donc à reconnaître la victoire de la partie adverse et sa légitimité à s’ériger en juge et vainqueur. De plus, ces tribunaux se déroulent non pas au sortir d’une guerre brève entre la Chine et le Japon mais, bien au contraire, seize ans après que le Japon ait envahi, en 1931, une partie de la Mandchourie. Ils mettent un terme à huit ans d’une « guerre sino-japonaise » débutée en 1937, qui s’accompagne de la présence japonaise croissante dans de nombreuses villes et régions de Chine, de l’influence étendue (quoiqu’aujourd’hui encore peu étudiée) du Japon dans les secteurs de la production, de l’éducation, de l’administration. Indice parmi d’autres de cette présence japonaise, on estime qu’au moment de la reddition du Japon, près d’un million deux cent mille Japonais, soldats et civils, se trouvent dans la région de la Mandchourie alors qu’un million cinq cent mille sont installés dans le reste de la Chine. La défaite du Japon mais aussi l’incarcération et le rapatriement des prisonniers de guerre seront dès lors des processus étalés dans le temps et très contrastés selon les régions. Enfin, ces procès interviennent alors que la guerre civile entre le Parti nationaliste au pouvoir et le Parti communiste reprend de plus belle après avoir fait l’objet de compromis successifs pendant la guerre sino-japonaise. En 1945, si le Parti nationaliste dirige le pays, le Parti communiste est implanté dans plusieurs régions. Dans un contexte de rivalité croissante entre les deux camps, se pose dès lors la question suivante : quel parti a autorité pour poursuivre criminels de guerre et collaborateurs ?

À partir du mois d’avril 1946, les procès de criminels de guerre japonais organisés par le Parti nationaliste se tiendront dans une dizaine villes chinoises. Comme le souligne Barak Kusher, l’une des premières interrogations qui surgit en amont des procès concerne l’identité nationale des accusés. Que signifie exactement le fait d’être Japonais ou Chinois ? La question est de taille puisqu’elle porte en creux la distinction entre criminel de guerre et collaborateur. Cette question s’impose en particulier dans le cas des soldats Taiwanais enrôlés dans l’armée Japonaise – Taiwan, il faut le rappeler, ayant été colonie japonaise à partir de 1895 et jusqu’à la défaite du Japon [en 1945]. Dans les rangs des prisonniers de guerre japonais se trouvent des Taiwanais qui, pour nombre d’entre eux, portent patronyme japonais et parlent le japonais. Doivent-ils être considérés comme Japonais et donc comme criminels de guerre ou comme Chinois et donc comme collaborateurs ? Comment se considèrent-ils eux‑mêmes ? Si les enquêtes menées s’efforcent de distinguer coupables et non coupables en s’inscrivant dans le cadre du droit international, elles ne permettront pas toujours d’apporter une réponse claire aux questionnements juridiques. Il n’en demeure pas moins que 173 des 883 criminels de guerre jugés par ces tribunaux sont en réalité nés sur le sol taiwanais ; 26 d’entre eux seront exécutés. Il faut souligner que cette question de l’appartenance nationale des Taiwanais se traduit également par des situations ambigües dans le cas des Taiwanais qui avaient choisi, bien avant la défaite japonaise, de s’installer au Japon : avec le basculement de 1945 ils seront tout à coup considérés comme Chinois et donc comme représentants d’une nation victorieuse au sein même de la nation vaincue.

Outre les criminels de guerre, 45 000 individus, parmi lesquels nombre de Taiwanais, ont été jugés comme collaborateurs entre 1945 et 1947 par des tribunaux ordinaires, un verdict qui sera confirmé pour environ 30 000 d’entre eux. Là encore, Barak Kushner consacre de très belles pages aux questions que pose leur identification. Il décrit comment le qualificatif de « traître » et les éléments qui prouvent la « collaboration » diffèrent alors en Chine du droit international – des distinctions encore renforcées par l’usage que fait le Parti communiste d’une expression inédite, celle de zhanfan ou de « criminel de guerre traître ».

Autre question délicate qui se pose alors au gouvernement nationaliste : la Chine ne peut entièrement se passer de la main d’œuvre japonaise dans plusieurs secteurs d’activité et la tenue des procès sera donc affectée par la nécessité de faire des prisonniers de guerre mais aussi de maintenir ceux-ci, du moins pour un temps, dans l’activité qui était la leur. Cet état de fait est assez établi pour qu’une décision américaine fixe à l’été 1946 – et non pas plus tôt – le départ de Chine de tous les soldats et civils Japonais, et au mois de janvier 1947, leur départ du sol taiwanais.

Des situations complexes se mettent donc en place qui donnent lieu à des négociations locales tirant parti de la porosité des statuts : dans la province du Shanxi, le général Yan Xishan souhaitera conserver les 59 000 soldats et les 45 000 civils qui travaillaient sous son autorité et qui poursuivront, sous un autre statut mais tout en bénéficiant de sa protection, le projet impérial japonais de modernisation de la Chine. Si, face à la montée en puissance des communistes, ils rentreront peu à peu au Japon, ils seront néanmoins plusieurs centaines à être arrêtés par l’armée communiste en 1949 puis, pour certains d’entre eux, à être jugés par ces derniers.

En effet, en 1956, quelques années après la création de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949, les dirigeants communistes organisent à leur tour le procès de criminels de guerre japonais. Des tribunaux spécialisés sont mis en place dans les villes de Taiyuan (Shanxi) et de Shenyang (Liaoning) même si, selon l’auteur, des tribunaux populaires non officiels prononcent aussi jugements et sanctions. On y présente les criminels de guerre arrêtés au Shanxi et surtout les 960 prisonniers de guerre remis en janvier 1950 par l’URSS à la Chine pour qu’ils y soient jugés.

Dans sa conclusion, Barak Kushner juge que ni les procès nationalistes de 1945-1947 ni les procès communistes de 1956 n’ont manifesté une grande sévérité à l’égard des criminels de guerre poursuivis. L’auteur insiste notamment sur le recours aux méthodes de conversion ou de rééducation déployées dans les procès communistes et qui visent à transformer ces « diables » en « êtres humains » – pour reprendre l’expression qui donne son titre à l’ouvrage. De fait, pour l’un et l’autre parti primait alors le prompt rétablissement des relations avec le Japon dans un contexte international en pleine transformation.

Pour dresser le tableau de ces poursuites judiciaires menées par des tribunaux chinois, Barak Kushner s’est tourné vers des sources, nombreuses et jamais exploitées, en Chine, à Taiwan comme au Japon. Il croise de manière inédite, nuancée et particulièrement révélatrice, les perspectives et les temporalités. Si l’on aurait aimé que l’auteur propose une description des matériaux trouvés dans ces différents fonds d’archives et des questions qu’ils soulèvent ; si l’on aurait souhaité entrer, au moins pour quelques cas, dans le détail des procédures, cet ouvrage magistral apporte néanmoins une contribution inédite et particulièrement bienvenue aux réflexions sur l’usage du droit dans les périodes de sortie de guerre, et sur l’écheveau complexe des échanges, des relations et des circulations dans cette région de l’Asie.