Conclusions factuelles
72. Le processus décisionnel du Tribunal a été méthodique : il a examiné les déclarations et les dépositions écrites et orales des témoins, a tiré des conclusions factuelles fondées sur des preuves jugées fiables et a finalement appliqué le droit à ces éléments constatés.
73. Différentes normes de preuve ont été appliquées dans des contextes judiciaires divers, mais le Tribunal appliquera la plus conservatrice d’entre elles, c’est-à-dire la barre la plus élevée de « preuve au-delà de tout doute raisonnable ». L’application de ce critère permettra, de la meilleure façon, d’éliminer pour tous l’incertitude et d’éviter le risque d’une possible injustice à l’égard de la Chine.
Annexe 23 : « Niveau de preuve » (Standart of Proof), paragraphes 665-669.
74. Il est important de reconnaître la planification méthodique nécessaire à un État pour se lancer dans une politique telle que celle de la Chine au Xinjiang. Chaque détention aura été planifiée par quelqu’un. Chaque décision de maintien en détention, ainsi que les décisions de libération et les conditions de celle-ci, auront été prises et consignées, probablement par écrit1. Les politiques à l’égard des personnes détenues – même si chacun des actes ne s’est pas produit – auront été planifiées, probablement par écrit. Les nouveaux bâtiments de détention construits avec des « cellules d’isolement dans le noir » (« dark rooms ») dépourvues de caméras de surveillance et utilisées pour la torture, des cellules avec des conditions sanitaires limitées ou inexistantes, auront été planifiés par écrit, sur des plans d’architectes et d’ingénieurs. Les décisions d’interroger ou de torturer des individus pour la quelconque violation d’une règle sont prises au sein d’une chaîne de commandement et probablement couchées par écrit. Des commandes ont été passées pour les équipements de torture – bâtons à décharge électriques, chaises du tigre et fouets. La preuve qu’un détenu soit obligé de faire ses besoins dans un sceau, à la vue de tous dans la cellule, est la preuve que quelqu’un regarde par vidéosurveillance l’homme ou la femme utilisant un sceau pour aller aux toilettes, à la vue de tous, embarrassé et humilié. Le fait qu’un homme doive s’agenouiller lorsque la porte s’ouvre, et par laquelle la nourriture ne peut passer que s’il entonne un chant, est la preuve que quelqu’un l’a planifié et l’a regardé faire. Le fait qu’une personne soit battue ou abusée sexuellement dans sa cellule par d’autres codétenus ou gardiens « coopérants » est la preuve que quelqu’un l’a planifié et autorisé. Le fait qu’une personne soit extraite d’une cellule pour être torturée hors de la vue des caméras a été ordonné ou approuvé et planifié pour terroriser l’homme ou la femme torturé(e) et lui faire croire qu’il ou elle n’avait vraiment aucun espoir. Les systèmes de surveillance complets et invasifs qui ont pénétré tous les aspects du quotidien, ainsi que les mesures de contrôle des naissances et d’avortement, sont la preuve que ces actes ont été planifiées, mis en œuvre et observés.
75. Ces preuves – pour le moins des violations flagrantes des droits humains – révèlent non seulement la souffrance des victimes, mais aussi que des milliers de personnes ont planifié les systèmes en vigueur, ont été formées – et ont formé d’autres personnes – à faire tout ce qui était nécessaire pour les mettre à exécution. Les professionnels – architectes, ingénieurs, médecins, etc. – étaient satisfaits que leurs compétences soient utilisées pour de tels systèmes, tous préparés par la Chine pour nier les droits de leurs concitoyens.
76. Ces personnes étaient-elles, dès le départ, indifférentes aux droits des autres ? Peut-être certaines – non pas les violeurs ou les tortionnaires, bien entendu – croyaient-elles sincèrement que ce qu’elles faisaient l’était pour le bien de la Chine en général ? La Chine a-t-elle, par quelque stratagème que ce soit, créé une énorme force d’individus pour lesquels les droits d’autrui ne signifiaient rien face aux exigences de l’État, ou n’étaient peut-être pas considérés comme mauvais ?
77. Le rôle et la responsabilité de ces individus, ainsi que leur perception, comme celle des autres, des bonnes ou des mauvaises actions qu’ils ont eu à commettre, ou à laisser faire, quoiqu’il arrive, sont nécessairement compliqués. Il n’appartient pas à ce Tribunal d’examiner leur responsabilité2. Cependant, le fait qu’ils aient agi, ou que l’on leur ait fait accepter – par milliers – d’agir comme ce qui a été fait est pertinent en soi et démontre l’intention générale de la Chine. La création d’une main-d’œuvre de cette nature – ou l’utilisation d’une main-d’œuvre existante et volontaire – reflète clairement un besoin et l’intention d’accomplir certains actes.
78. Compte tenu de tous ces éléments de contexte, le Tribunal a été en mesure d’analyser les éléments de preuve qu’il a reçus sur des questions résumées comme suit :
Y avait-il un plan ?
79. Les tensions intermittentes et fluctuantes entre les populations autochtones de la région, en particulier les Ouïghours et les Chinois han de Chine centrale (Han-centric China) se sont amplifiées en 2014 suite au débordement de violence en Chine « continentale » (mainland China). Le Parti communiste chinois a lancé la « Guerre contre la terreur », dont l’objectif était d’éradiquer la menace pour la sécurité que la population minoritaire musulmane était censée représenter, mais aussi de transformer la région en une zone plus intégrée à la Chine pour, entre autres raisons, en tirer des avantages économiques.
80. Le président Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2013 et a effectué une visite dans la Région autonome ouïghoure du Xinjiang en 2014, au cours de laquelle il a appelé à la « lutte contre le terrorisme, l’infiltration et le séparatisme » ... « qui devait être absolument sans pitié » (voir paragraphe 63 ci-dessus). La responsabilité de Xi Jinping dans ce qui a suivi est abordée en partie par les Xinjiang Papers transmis au Tribunal et qui ont fait l’objet de dépositions présentées le 27 novembre 2021, comme évoqué dans le paragraphe 88 ci-dessous.
81. En 2016, Chen Quanguo est nommé secrétaire du Parti de la RAOX [Région autonome ouïghoure du Xinjiang]. En qualité de [Premier] secrétaire du Parti de la Région autonome du Tibet depuis 2011, qu’il avait contrôlée par une surveillance extrême, le recours à la détention et diverses mesures.
82. En 2017, le « Règlement de “désextrêmisation” de la RAOX » a été introduite en guise de politique régionale, ce qui a légalisé la stratégie de « rééducation par internement ».
83. Le président Xi est retourné dans la région en 2017 et, le 31 mars 2017, le Bureau général du Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire de la région a déclaré : « Il a été souligné que le Règlement [de “désextrêmisation” est une mise en œuvre des décisions et déploiements des politiques du gouvernement central, et plus particulièrement une mise en œuvre des instructions et exigences importantes du Secrétaire général Xi Jinping ».
84. En juillet 2019, le gouverneur de la Région autonome ouïghoure du Xinjiang, Shohrat Zakir, a déclaré : « Le camarade Xi Jinping a attaché, en son essence même, une grande importance au travail au Xinjiang... et a consacré beaucoup d’efforts à ce travail au Xinjiang ». Voir le rapport d’Amnesty International : « Comme si nous étions des ennemis de guerre. Internements, torture et persécutions perpétrés à une échelle massive contre les musulmans du Xinjiang », page 136 [en anglais].
85. Ces politiques se sont intensifiées en 2018 avec un discours visant à « Briser leur lignée, briser leurs racines, briser leurs liens » (paragraphe 36). L’expression de ces politiques a continué d’évoluer à de multiples niveaux, mais semble-t-il reliés les uns aux autres, à tous les échelons de l’administration régionale, locale et communautaire, au cours des années qui ont suivi. Cela englobait tous les aspects de la vie des Ouïghours. Il y avait des politiques et des plans de contrôle des naissances, de stérilisation, de transfert forcé de main-d’œuvre, de placement des enfants dans des pensionnats et des orphelinats publics, d’introduction de Hans dans les foyers ouïghours, de destruction des mosquées et d’internement de masse.
86. Les règlements et les plans étaient souvent basés sur des objectifs, avec gratifications et sanctions pour les fonctionnaires selon qu’ils réussissaient ou échouaient.
87. Un système de surveillance conçu pour contrôler les moindres détails de la vie des Ouïghours a été déployé de manière si complète et si sophistiquée qu’il a fait de la région une prison virtuelle à ciel ouvert.
88. Avant de recevoir les Xinjiang Papers divulgués en septembre 2021, le Tribunal en était arrivé à la conclusion selon laquelle ces politiques nécessitaient la construction de centaines de bâtiments et le déploiement de milliers, ou plutôt de centaines de milliers d’employés à un coût véritablement considérable. Le Tribunal conclut que ce vaste appareil de répression étatique ne peut exister sans un plan autorisé aux plus hauts niveaux et une mise en œuvre ordonnée à chaque échelon gouvernemental. Le Tribunal est convaincu que la Chine a élaboré un plan global de mise en œuvre de ces politiques multiples, mais interdépendantes, visant les Ouïghours. Cette conclusion a été renforcée ultérieurement par l’analyse des Xinjiang Papers par le Dr. Zenz et, indépendamment, par le professeur [James] Milward et le Dr. [David] Tobin.
Dirigeants et responsabilité du gouvernement central
89. Des extraits de la déposition du Dr. David Tobin (et alii) montrent clairement les structures centralisées du pouvoir qui existent au sein de l’édifice politique chinois :
a. Le système politique de la Chine est un État-parti centralisé, sans séparation significative entre l’État et le parti au pouvoir, le Parti communiste chinois (PCC). Les décisions stratégiques sont prises par le Parti, alors que l’État gère les affaires quotidiennes du gouvernement conformément à la politique du Parti.
b. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, le processus décisionnel est de plus en plus centralisé, notamment avec la fin de la limitation des mandats présidentiels, l’accession rapide de Xi à la Commission militaire centrale (CMC) et l’inscription de la « pensée de Xi Jinping » dans l’idéologie officielle de l’État, comme l’un des « guides d’action » du PCC.
c. Xi a centralisé le pouvoir et a constamment expliqué que la politique ethnique était une question de sécurité nationale relevant de la Grande Renaissance de la Chine et de la souveraineté nationale, ce qui lui a permis de mettre en œuvre une politique de « fusion » sans opposition significative.
d. Les liens directs entre politique ethnique et sécurité nationale ont été réaffirmés lors de récentes réunions de haut niveau relatives aux affaires ethniques, annonçant que les directives centrales doivent être observées et que tout le travail de politique ethnique doit être mené « dans la perspective du renaissance nationale » pour maintenir la souveraineté et la sécurité de la Chine.
David Tobin, https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2021/11/27-Nov-Statement-David-Tobin.pdf ; https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/07/UT-210910-David-Tobin.pdf
Rachel Harris : « Chapitre 3. Torture et violence sexuelle dans les camps », https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/08/State-Violence-in-Xinjiang-A-Comprehensive-Assessment.pdf
Laura Murphy : « Chapitre 1. Le travail forcé », https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/08/State-Violence-in-Xinjiang-A-Comprehensive-Assessment.pdf
Joanne Smith Finley : « Chapitre 4. Destruction de la pratique et du patrimoine religieux » et « Chapitre 5. Destruction culturelle », https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/08/State-Violence-in-Xinjiang-A- Comprehensive-Assessment.pdf
Rian Thum, https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/01/UT-211220-Rian-Thum.pdf
Rukiye Turdush, https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/01/UT-211220-Rukiye-Turdush.pdf
Nyrola Elima, https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/01/UT-211116-Nyrola-Elima.pdf
90. Le Tribunal s’est vu présenter un organigramme décrivant la hiérarchie et l’interconnexion des différentes instances de l’État et du PCC, duquel il résultait que tout le pouvoir provenait des échelons les plus élevés du gouvernement3.
Annexe 24 : « Organigramme » (Organogram), paragraphes 670-679.
Le professeur James Millward a attiré l’attention sur la centralisation spécifique de la politique ethnique et religieuse :
« Lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2013, il s’est lancé dans une révision radicale du système de diversité de la Chine. Il a transféré la commission d’État aux Affaires ethniques et l’administration d’État aux Affaires religieuses, qui relevaient auparavant du Conseil d’État, pour les placer sous la tutelle du Département du travail du Front Uni du Parti communiste. En d’autres termes, il a retiré du gouvernement les administrations chargées de l’ethnicité et de la religion pour les placer sous le contrôle plus direct du Parti ».
James Milward, https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/01/UT-211220-James-Millward.pdf ; https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2021/11/27-Nov-Millward-Statement-converted.pdf
91. La divulgation des Xinjiang Papers au Tribunal et leur analyse ultérieure par le Dr. Zenz renforcent la compréhension précédemment établie par [James] Millward, [David] Tobin et alii, selon laquelle la politique de la Chine – d’une telle importance pour la menace perçue à la sécurité nationale – a été initiée et dirigée par le Secrétaire du PCC, le Président Xi Jinping et, étant donné son contrôle sur l’appareil d’État, par les plus hauts fonctionnaires, comprenant les membres du Comité permanent du Politburo.
92. Des documents datant de 2014 montrent que le président Xi a autorisé le gouvernement local du Xinjiang à rédiger ce qui est devenu le « Règlement de “désextrêmisation” »4, intimement liée à la campagne de rééducation et aux camps d’internement qui l’ont accompagné.
93. Les discours prononcés en 2014 par le président Xi Jinping et d’autres hauts dirigeants, dont Li Keqiang et Yu Zhengsheng, devaient être étudiés par les cadres du Parti et de l’État, car ils intégraient le « déploiement stratégique du Comité central du Parti pour le travail au Xinjiang » et visaient à « transmettre et apprendre l’esprit de la série de discours importants du Secrétaire général Xi Jinping ».
94. Une deuxième série de discours de 2017 et de 2018 implique directement Chen Quanguo, secrétaire du Parti et membre du Politburo du Xinjiang, et son adjoint Zhu Hailun, dans l’intensification de la politique du président Xi Jinping de 2014, y compris les instructions ordonnant d’« arrêter tous ceux qui devraient l’être ».
95. Ces documents, relevant respectivement des degrés de confidentialité suprême et immédiatement inférieur, relient directement le président Xi Jinping aux politiques et aux actions qui ont été mises en œuvre au Xinjiang.
96. Le Tribunal est convaincu que le président Xi Jinping, Chen Quanguo et d’autres très hauts dirigeants de la Chine et du PCC sont les premiers responsables des actes qui se sont produits au Xinjiang. Le Tribunal reconnaît que certains crimes individuels, tels que des viols ou des actes de torture, ont pu être commis sans que le Président Xi ou d’autres dirigeants en aient eu une connaissance détaillée. Mais le Tribunal est convaincu que ces actes commis sont la conséquence directe des politiques, du langage et des discours promus par le Président Xi et d’autres et, en outre, que ces politiques n’auraient pas pu être établies dans un pays avec une hiérarchie aussi rigide que la Chine sans autorisation implicite et explicite venant du plus haut niveau.
97. La torture
98. Le Tribunal est convaincu, comme indiqué précédemment, qu’au sein du système pénal chinois des actes de torture barbares, cruels et sadiques ont été perpétrés.
Annexe 25 : « Torture, conditions insalubres, surpopulation, malnutrition, refus de soins médicaux, lavage de cerveau et surveillance dans les prisons et les centres de détention » (Torture, Insanitary conditions, Overcrowding, Malnutrition, Withholding of Medical Care, Brainwashing and Surveillance in Prisons and Detention Centres), paragraphes 680-761. (Les centres/installations/camps de détention sont traités dans presque toutes les annexes et tout au long du présent jugement et ne font pas l’objet d’une annexe distincte).
99. Viols et violences sexuelles
100. Le Tribunal est convaincu, comme indiqué précédemment, que le viol et d’autres violences sexuelles au sein du système de détention (penal system) étaient répandues.
Annexe 26 : « Viol et violence sexuelle » (Rape and Sexual Violence), paragraphes 762-771.
101. Destruction de biens religieux et culturels
Annexe 27 : « Mosquées, autres biens religieux et culturels et implantation urbaine », (Mosques and Other Religious and Cultural Property. Plus, Urban Settlement), paragraphes 772-778.
102. L’imagerie satellite a permis d’identifier la destruction ou l’endommagement d’environ 16 000 mosquées, soit 65 % du total précédent dans la région, éléments de preuve confirmés par les observations directes des témoins. En outre, des cimetières et d’autres sites d’importance religieuse ont été détruits. Les Ouïghours sont punis par l’emprisonnement et la torture pour avoir manifesté leur adhésion à une religion, notamment en se rendant à la mosquée, en priant, en portant le voile et la barbe, en ne consommant pas d’alcool ou de porc.
Annexe 28 : « Consommation forcée d’alcool, tabagisme, barbe, foulard et autres vêtements » (Forcible Drinking of Alcohol, Smoking, Beards, Headscarves and Other Clothing), paragraphes 779-782.
103. Le Tribunal est convaincu que la Chine a mis en œuvre une politique globale de destruction de sites religieux matériels, a mené une attaque systématique contre la religiosité (religiosity) des Ouïghours dans le but proclamé d’éradiquer l’extrémisme religieux.
104. Au sujet des « disparus » en général
Annexe 29 : « Personnes déclarées disparues en prison » (People Reported Disappeared in Prison), paragraphes 783-787 ; Annexe 30 : « Personnes détenues et disparues » (People Detained and Disappeared), paragraphes 782-811.
105. La majorité des témoins ont déclaré que des membres de leur famille, parfois nombreux, avaient été emprisonnés. Bien souvent, ils n’avaient aucune idée de l’endroit où se trouvaient leurs proches. Un homme a ainsi raconté que quatorze de ses nièces et neveux avaient disparu. Il ne savait pas où ils étaient, ni s’ils étaient encore en vie. Le Tribunal n’a pu entendre qu’un nombre limité de ces témoins en personne, mais a reçu des preuves de milliers de personnes rapportant l’incarcération de milliers de parents ou amis.
106. Le Tribunal est convaincu que la Chine a construit un réseau très étendu d’institutions de détention et d’établissements pénitentiaires (penal institutions), qu’elle a emprisonné des centaines de milliers de Ouïghours, peut-être un million et plus, sans raison valable et sans aucune procédure légale reconnaissable ou légitime.
107. Contrôle des naissances
Annexe 31 : « Control des naissances-planification familiale, taux de natalité, avortements forcés, stérilisation forcée » (Population Control-Family Planning, Birth Rates, Forced Abortions, Forced Sterilisation), paragraphes 812-886.
108. En 2016, le gouvernement chinois a amendé la politique de l’enfant unique introduite en 1979 pour permettre à ses citoyens d’avoir deux enfants par couple. En 2021, en réponse à la baisse du taux de natalité, la politique a de nouveau été modifiée pour permettre aux couples d’avoir trois enfants.
109. Les mêmes restrictions ne s’appliquaient pas jusqu’alors aux minorités ethniques du Xinjiang, qui étaient autorisées à avoir deux enfants et, dans les zones rurales et reculées, jusqu’à quatre.
110. En 1949, les Han représentaient 6,7 % de la population de la région, mais une augmentation spectaculaire de 41,6 % a été observée en 1978. Toutefois, la combinaison du faible taux de natalité des Han et de l’émigration a fait chuter la population han à 31,6 % en 2018.
111. En comparaison, entre 2005 et 2015, la population ouïghoure a connu une croissance rapide. Cela a suscité un débat au sein du gouvernement chinois et des cercles universitaires qui ont constamment décrit la hausse de la population ouïghoure et d’autres minorités comme « excessive » et, entre 2015 et 2019, ont associé extrémisme religieux et croissance démographique. Un programme d’enseignement gouvernemental diffusé en mai 2015 indiquait que « l’extrémisme religieux engendre des remariages et des naissances illégales supplémentaires » et, dans un article scientifique, Liao Zhaoyu a écrit que « le déséquilibre entre la composition de la population des minorités ethniques et celle des Han dans le sud du Xinjiang a atteint un degré de gravité incroyable ».
Voir paragraphe 816 [Annexe 31 : Population Control-Family Planning, Birth Rates, Forced Abortions, Forced Sterilisation].
112. En 2017, la politique s’est intensifiée quand le gouvernement s’est lancé dans une campagne à l’échelle de la région relative à « la poursuite d’une mise en œuvre approfondie de la campagne spéciale de contrôle du non-respect de [la politique de contrôle] des naissances ».
113. Il en a résulté une forte augmentation des poursuites et des internements (de Ouïghours) pour non-respect de la politique de contrôle des naissances, comme en témoignent les documents officiels divulgués. La liste de Karakash identifie les motifs d’emprisonnement d’individus pour violations de la politique de contrôle des naissances comme étant les plus fréquentes.
114. Les autorités ont mis en place un vaste programme de contrôle médical des femmes ouïghoures en âge de procréer, « examinant toutes celles qui doivent l’être ».
115. D’ici 2019, il était envisagé que plus de 80 % des quatre préfectures rurales du sud [de la Région ouïghoure] abritant des minorités soient soumises à des « mesures de contrôle des naissances efficaces sur le long terme ». En 2018, le Xinjiang a posé 45 fois plus de dispositifs intra-utérins (DIU) pour 100 000 habitants que la Chine dans son ensemble (963 contre 21,5). Entre 2015 et 2018, le Xinjiang a posé 7,8 fois plus de DIU à valeur nette par habitant que la moyenne nationale.
116. En outre, en 2019, les autorités ont élaboré un plan pour procéder à une stérilisation généralisée, y compris dans deux districts de Hotan (dans le sud) visant à stériliser respectivement 14,1 et 34,3 % de la totalité des femmes en âge de procréer.
117. Le Tribunal a recueilli les témoignages de plusieurs personnes qui avaient elles-mêmes été contraintes d’avorter ou qui, comme dans le cas d’un témoin qui travaillait dans un hôpital, avait assisté à l’avortement forcé de bébés proches du terme. Dans un rapport présenté au Tribunal en 2021, l’organisation Uyghur Transitional Justice Database a cité une employée hospitalière qui travaillait en qualité d’obstétricienne et avait été témoin du meurtre de bébés aussitôt après leur naissance.
118. Ces politiques ont abouti à une réduction sensible des taux de natalité et à une baisse de la croissance démographique, renversement des tendances encore observées dans un passé récent, à savoir la réduction des naissances chez les Han et l’augmentation des naissances chez les Ouïghours. A l’échelle de la région, les taux de naissances au Xinjiang sont restés relativement stables et modérés depuis la création de la Chine. Pendant la première décennie de la politique de l’enfant unique, de 1979 à 1989, le taux de natalité du Xinjiang était en fait inférieur à la moyenne de la Chine ; sous l’effet des politiques de planification familiale mises en œuvre depuis 1990, le taux de natalité du Xinjiang s’est stabilisé à environ 125 % de la moyenne nationale en Chine, mais a diminué de manière significative en 2018 et 2019 pour atteindre 80 %. Le graphique ci-dessous illustre ce phénomène en comparant le déclin démographique de la région à celui des provinces de Jiangxi, Sichuan, Yunnan, Shanxi, Qinghai et Ningxia, toutes situées en Chine « continentale ».
[Nathan Ruser, Dr. James Leibold, « Family De-planning: The Coercive Campaign to Drive Down Indigenous Birth-rates in Xinjiang », rapport ASPI [Australian Strategic Policy Institute], 12 mai 2021, https://www.aspi.org.au/report/family-deplanning-birthrates-xinjiang (NDÉ)].
119. Entre 2015 et 2018, les taux de croissance naturelle de la population ouïghoure dans les préfectures du sud du Xinjiang ont diminué de 73,5 % et, en 2018 et 2019, dans plusieurs districts, ils sont descendus à zéro, voire sont devenus négatifs.
120. À travers les 29 districts du Xinjiang à majorité autochtone pour lesquels le Tribunal dispose de données pour 2019 ou 2020, le taux de natalité a chuté de 58,5 % par rapport à la moyenne de référence de 2011-2015. Dans les districts qui sont composés de plus de 90 % de population autochtone, le taux de natalité a chuté à un niveau encore plus important, affichant une baisse de 66,3 % en 2019-2020. Par exemple, 99 % de la population du district de Hotan, dans le sud du Xinjiang, est ouïghoure. Hotan a connu une baisse du taux de natalité : 25,41 ‰ en 2012 à 7,41 ‰ en 2018, soit une diminution de 70,8 %. Ceci est la continuation d’une tendance nette dans tout le Xinjiang depuis le début de la répression à l’échelle de la région, au sein de laquelle les taux de natalité ont diminué de manière drastique et disproportionnée dans les districts peuplés d’importantes populations non-han. Le graphique ci-dessous montre l’évolution du taux brut de natalité dans la région du Xinjiang entre la période de référence précédant la répression et le taux de natalité de 2018, les districts étant classés selon qu’ils sont peuplés par une majorité han ou par une majorité autochtone.
121. Évolution du taux brut de natalité en XUAR, basé sur une référence avant l’accélération de la répression à un taux de natalité de 2018 avec des districts triés selon une majorité han et une majorité autochtone5.
[Nathan Ruser, Dr. James Leibold, « Family De-planning: The Coercive Campaign to Drive Down Indigenous Birth-rates in Xinjiang », rapport ASPI [Australian Strategic Policy Institute], 12 mai 2021, https://www.aspi.org.au/report/family-deplanning-birthrates-xinjiang (NDÉ)].
122. Pour des raisons non spécifiées, les autorités ont cessé de publier un volume important de données démographiques sur l’année 2019. Dans un rapport adressé au Tribunal, le Dr. [Adrian] Zenz a présenté une série de résultats possibles concernant l’impact réducteur de cette politique d’« optimisation de la [structure de la] population » (population optimization), telle qu’elle a été décrite par les pouvoirs publics. En utilisant des données extraites d’articles universitaires chinois, dont un article de l’université du Xinjiang évalué par des pairs, il a estimé de manière prudente que, d’ici 2040, la population aura diminué de 2,6 à 4,6 millions de personnes ; si l’on se fonde sur des projections démographiques actuelles, cela implique une diminution comprise entre 20 % et 34 % des Ouïghours qui auraient été encore en vie [à cette date] si l’État ne s’était pas engagé dans les politiques et les actions qu’il a mises en œuvre. Le Tribunal reconnaît sans réserve qu’il s’agit là d’estimations et de projections pour les dix-neuf années à venir, mais l’ampleur de l’ingérence de l’État dans la reproduction naturelle de la population ouïghoure est déjà manifeste et doit avoir un impact significatif sur la taille de cette population en temps voulu. Le Tribunal accepte le large éventail de réductions projetées par [Adrian] Zenz, même s’il est inévitablement imprécis.
123. Dans ce même sens, [James] Leibold et [Nathan] Ruser expliquent (voir paragraphe 844, Annexe 31 : « Population Control-Family Planning, Birth Rates, Forced Abortions, Forced Sterilisation »]) :
« Les statistiques brutes des taux de natalité indiquent des changements démographiques significatifs dans l’ensemble du Xinjiang. Il y a maintenant des centaines de milliers de naissances en moins dans certaines zones du Xinjiang par rapport à ce qui était prévu avant la répression, mais les enfants qui ne sont pas nés (missing children) se trouvent de manière disproportionnée dans les zones à majorité autochtone. Selon les données complètes de 2018, les districts à majorité han ont connu en moyenne une très légère augmentation du taux de natalité, par rapport aux niveaux d’avant la répression : environ 1 000 enfants de plus sont nés en 2018 par rapport à ce que cela aurait été, si le taux de natalité était resté statique, au niveau de référence d’avant 2017. Cela montre que dans les districts à majorité han, le taux de natalité est resté essentiellement stable. En comparaison, presque tous les districts à majorité autochtone ont connu une baisse du nombre de naissances, totalisant 162 700 enfants de moins en 2018 par rapport à ce qui aurait été attendu avant la répression. En 2019, le déficit s’élève à 186 400 de naissances au Xinjiang par rapport à ce qui aurait été prévu si les taux de natalité étaient restés inchangés, à un niveau de référence d’avant 2017. Pour 2019, bien que les données complètes au niveau des districts n’aient pas été divulguées, sur la base des informations publiées, environ 95 % des naissances non-advenues (missing births) au Xinjiang se situent dans des districts à majorité autochtone. »
124. Il [Adrian Zenz] a expliqué en outre que la [« ]stratégie d’optimisation[ »] de [la structure] de la population comporte trois composantes : a) l’immigration des Han ; b) le transfert des minorités ethniques, le moyen d’action le plus efficace ; c) la réduction du taux de naissance des Ouïghours. Cette dernière est due à des contraintes pratiques eu égard à l’ampleur des deux premières composantes.
125. Le Tribunal est convaincu que la Chine a mené une politique intentionnelle, systématique et concertée dans le but d’« optimiser » la population du Xinjiang en réduisant à long terme la population ouïghoure et celle des autres minorités ethniques par la réduction du taux de naissance des Ouïghours.
126. Transfert forcé d’enfants
Annexe 32 : « Traitement des enfants : séparation forcée, détails sur les orphelinats, détails sur les internats », (Treatment of Children: Forced Separation, Details of Orphanages, Details of Boarding Schools), paragraphes 860-901.
127. De 2017 à 2019, les chiffres du gouvernement chinois enregistrent une augmentation de 43,5 %, portant à 880 400 le nombre d’élèves ouïghours du primaire et du collège qui ont fait l’objet de placement dans des internats gérés par des Han et dont le personnel est composé de chinois han. Cette politique a été, selon le département à l’Éducation du Xinjiang, délibérément conçue pour isoler les enfants de l’influence de leurs familles. Les parents n’ont pas été en mesure de lutter contre cette politique et la séparation involontaire s’est généralisée, en partie parce que certaines familles ont été victimes de l’internement d’un ou des deux parents.
128. Le Tribunal est convaincu que la Chine s’est engagée dans une politique délibérée de séparation des enfants de leurs familles pour les placer sous la tutelle de l’État, dans le but d’éradiquer leur identité et leurs liens culturels ouïghours.
129. Travail forcé
Annexe 33 : « Travail forcé : transfert forcé dans la région et en Chine “continentale” », (Forced Labour-Forcible Rransfer Within the Region and to ‘Mainland’ China), paragraphes 902-939.
130. Le Tribunal a reçu des preuves, y compris à partir de l’imagerie satellite, de la construction ou de la conversion de centaines de très grandes usines, dont certaines sont implantées au sein de camps d’internement (internement camps). Selon les médias d’État, des centaines de milliers de Ouïghours ont été intégrés dans des programmes de main-d’œuvre, dont 611 500 dans la seule ville de Hotan en 2018. Les transferts ont eu lieu au sein de la région autonome du Xinjiang et en Chine « continentale » également.
131. Le Tribunal est convaincu que la Chine a orchestré un programme de travail forcé à grande échelle à des fins de développement économique, de sécurité, de profit et d’« optimisation » [de la structure] de la population dans le cadre de l’objectif officiellement déclaré de « diminution de la pauvreté » (poverty alleviation).
132. Avant d’aborder le sujet du droit, il peut être utile de prendre un peu de recul par rapport aux faits établis et de se pencher sur le tableau qui se dessine sous un angle différent.
Le témoignage de Ton Zwaan
133. Le témoignage du Dr. Ton Zwaan, sociologue et expert des questions de génocide, a été entendu tardivement6. Mais par chance, cela a permis à son éclairage d’arriver au meilleur moment pour être pris en compte par le Tribunal. Le plus souvent, les crimes sont [d’abord] définis par les législateurs d’un pays et la signification sociologique du cadre (setting) possible de crimes particuliers – viol, abus d’enfants, consommation de drogue – ne vient que plus tard. En ce qui concerne le génocide en tant que crime, sa compréhension sociologique est venue en premier et, bien que le concept de Raphael Lemkin n’ait pas été adopté dans sa totalité par l’ONU en 1948, la détermination des actes à qualifier de crime de génocide est venue ultérieurement. Quatre passages de la déposition du Dr. Zwaan méritent d’être cités, en commençant comme il se doit par une citation de Lemkin lui-même :
134. « D’une manière plus générale, le génocide ne signifie pas obligatoirement la destruction immédiate d’une nation, sauf lorsqu’il est accompli par le massacre de tous les membres de cette nation. Il vise plutôt à désigner un plan coordonné de différentes actions visant la destruction des fondements essentiels de la vie des groupes nationaux (...). Les objectifs d’un tel plan seraient la désintégration des institutions politiques et sociales de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion, et de l’existence économique des groupes nationaux, ainsi que la destruction de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité et même de la vie des individus appartenant à ces groupes (Lemkin, 1944 : 797) ».
135. En se fondant sur l’étude d’événements antérieurs classés comme génocides, [Ton] Zwaan explique :
136. « D’une manière générale, le génocide peut être considéré comme un processus organisé de persécution et de destruction systématique d’un groupe ou d’une catégorie considérable de personnes par d’autres personnes, sous les auspices d’un État ou d’un régime politique. L’appartenance au groupe-cible est définie par les persécuteurs, et les persécutés ne sont pas persécutés pour ce qu’ils sont, pensent, font ou ont fait individuellement, mais exclusivement parce qu’aux yeux d’autres personnes qui leur sont hostiles, ils sont membres du groupe-cible qui doit être détruit. À ce titre, les génocides sont avant tout la conséquence de convictions idéologiques et du pouvoir de régimes politiques sans pitié ».
137. Et, note-t-il :
138. « […] mais les génocides les plus connus, les plus étendus et les plus cruels du siècle dernier ont été le fait de trois “familles” d’idéologies politiques : le communisme ; le national-socialisme et le fascisme ; le nationalisme ethnique radical. Ces idéologies et les régimes qui les ont épousées présentent certes des différences substantielles, mais ils partagent ce que j’ai appelé ailleurs “l’infrastructure génocidaire” (genocidial infrastructure) des idées dominantes, c’est-à-dire que, là où un tel faisceau d’idées est prédominant et détermine les perspectives et les politiques de l’élite politique à la tête de l’État, les probabilités que des atrocités de masse et des pratiques génocidaires surviennent sont élevées ».
139. [Ton] Zwaan explique en ce qui concerne la Chine :
140. « Les autorités chinoises peuvent s’abstenir de commettre un génocide de masse, mais le régime et ses services de sécurité disposent de nombreux moyens de ce que l’on appelle les “techniques d’écrasement” (crushing technics), déjà développés à l’époque de Mao : surveillance étroite, “rééducation” forcée dans des “écoles” (centres de détention, camps), travail forcé, contraintes et harcèlements sans fin. Les victimes peuvent rester en vie, mais leur liberté de vivre est cependant détruite à un degré élevé ».
141. Selon le Dr. Zwaan, les sociologues estiment que le génocide peut être enraciné, ou prendre racine, dans de nombreuses politiques aux intentions diverses. Il a réfuté la possibilité que les bonnes intentions d’un État soient associées à [ses] mauvaises [intentions] dans les cas où un génocide serait en train de se produire ou risquerait de se produire, bien que la protection d’un État contre les terroristes et la protection par un État de ses frontières puissent toujours être une action étatique légitime, sous réserve de la manière dont elle est réalisée.
142. Enfin, pour tous ceux qui pensent que les allégations actuelles de génocide ne doivent pas être considérées comme sérieuses parce que des meurtres de masse ne sont pas invoqués, [Ton] Zwaan nous rappelle que :
143. « [...] les intentions ne sont pas des données fixes mais ont tendance à évoluer et à se développer dans le temps. Dans le cas du meurtre des Juifs par les nationaux-socialistes allemands, il a fallu plus de sept ans et le début de la Seconde Guerre mondiale pour que leur antisémitisme aboutisse à la décision selon laquelle les Juifs devaient être tués. Dans l’Empire ottoman et le nationalisme turc naissant, l’idée de la déportation et du meurtre de masse des Arméniens et d’autres minorités avait germé au moins deux décennies avant la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle elle s’est produite sous un régime nationaliste turc radical, mis en place par un coup d’État en 1913 ».
144. Il est irréaliste de penser que le concept juridique de génocide puisse être complètement dissocié de sa ou ses racines sociologiques. En effet, certains arguments contemporains en faveur d’une extension de la qualification juridique du génocide – voir le rapport Newlines ci-dessus – visent manifestement un élargissement de son champ d’application, qui permette une qualification juridique dans le cas de certains actes observés ; cela est plutôt compatible avec l’approche de M. Zwaan qui autorise la coexistence de nombreuses politiques et intentions. Et, comme le professeur [John] Packer de [l’institut] Newlines l’a reconnu dans sa réponse au Tribunal lors de son audition, les génocides définis par la loi ne sont qu’une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste d’actes que les sociologues identifient comme étant des génocides ; s’il on en croit le Dr. Zwaan, la façon dont apparait, à un sociologue expert en génocide, ce qui arrive aux Ouïghours, peut être utile à ceux qui doivent se concentrer sur ce que peut être un génocide du point de vue du droit. Quant à l’intention elle-même, le point de vue du sociologue sur la difficulté de prouver l’intention – fermement exprimé dans la note écrite du Dr. Zwaan – est le problème récurrent des avocats dans les procès pour génocide. Le témoignage du Dr. Zwaan n’assouplit pas pour autant les critères de qualification d’un génocide en droit, mais contribue à expliquer pourquoi cette qualification est difficile à établir8.
Droit
145. Annexe 34 « Droit » (Law), paragraphes 940-960.
Les deux éminents experts juridiques qui étaient initialement disposés à aider le Tribunal ont dû se retirer, ce qui est tout à fait compréhensible, en raison des effets que les sanctions auraient eu – sur d’autres personnes qu’elles-mêmes – s’ils avaient apporté leur aide. Il a été estimé que le Tribunal ne devait pas inviter de nouveaux juristes britanniques à faire partie de l’environnement désormais sanctionné du Tribunal. A la place, le Tribunal s’est tourné – et lui est reconnaissant pour son assistance – vers Andrew Khoo de Malaisie, connu du Président et du Vice-président depuis le Tribunal Chine, dont l’indépendance et les compétences juridiques ont été appréciées. Il a travaillé avec les membres de l’équipe juridique pour fournir des conseils en droit, que le Tribunal a réduits à un ensemble de directives consécutives – à la manière d’un juge dirigeant un jury – pouvant être comprises par des citoyens ordinaires, ni juristes ni-spécialistes. La correspondance avec Andrew Khoo et les conseillers juridiques est incluse dans l’annexe 34. Dans ce qui suit, les passages en gras sont le cœur des orientations juridiques ; les passages en caractères réguliers sont des commentaires supplémentaires utiles.
146. Pour la torture, est requise la preuve de9 :
a. […] tout acte par lequel une douleur ou une souffrance aiguë, physique ou mentale, est intentionnellement infligée à une personne aux fins de lui extorquer, ou d’extorquer à une tierce personne, des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de la contraindre, ou pour tout autre motif fondé sur une discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent public ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son accord ou son consentement exprès ou tacite. Elle ne comprend pas la douleur ou les souffrances découlant exclusivement de sanctions légales, qui sont inhérentes à celles-ci ou occasionnées par elles. Même si la motivation de l’auteur (perpetrator) est entièrement sexuelle, il ne s’ensuit pas que l’auteur n’a pas l’intention de commettre un acte de torture ou que son comportement ne cause pas une douleur ou une souffrance aiguë, physique ou mentale, puisque cette douleur ou cette souffrance est une conséquence probable et logique de son comportement10.
147. Pour les crimes contre l’humanité, est requise la preuve de11 :
a. La commission de certains crimes ou actes prohibés dans le cadre d’une attaque de grande ampleur ou systématique visant des civils. Les actes prohibés relevant des crimes contre l’humanité (CCH) aux yeux du Tribunal sont énumérés plus loin.
b. Une « attaque » ne se limite pas à l’usage de la force mais comprend tout mauvais traitement de la population civile.
c. « Généralisée » se réfère à la nature d’une attaque de grande échelle et au nombre de personnes ciblées.
d. Le terme « systématique » fait référence à la « nature organisée des actes de violence ». L’existence d’un plan ou d’une politique peut être une indication du caractère systématique de l’attaque, mais elle ne constitue pas un élément juridique distinct.
e. L’auteur (perpetrator) – celui qui accomplit effectivement l’acte qui relève des crimes contre l’humanité – doit savoir qu’il existe un plan ou une politique généralisé(e), ou une attaque systématique contre une population civile et que ses actes font partie de cette attaque, mais il n’est pas nécessaire qu’il ait une connaissance détaillée de l’attaque ou qu’il en partage l’objectif.
148. Pour le génocide, est requise la preuve de12 :
a. Certains actes prohibés commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé en tant que tel ; « en tant que tel » signifiant que l’infraction « requiert l’intention de détruire un ensemble de personnes ayant une identité de groupe particulière »13.
b. Les groupes protégés sont les groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux et aucun autre.
i. Le groupe protégé doit constituer un ensemble de personnes ayant une identité de groupe particulière, qui doit être définie de manière positive et présenter des caractéristiques distinctives uniques, constatées de manière objective ou subjective. S’il est subjectif, c’est-à-dire issu de la pensée de l’auteur (perpetrator), le groupe doit néanmoins être, sous une forme ou une autre, « stable » ou « permanent », de telle sorte que les victimes ne puissent normalement pas être dissociées du groupe.
ii. Un groupe protégé ne peut être défini de manière négative.
iii. Pour déterminer un génocide, les actes ou omissions des auteurs doivent inclure au moins un des actes prohibés ; les autres faits répréhensibles (culpable acts) tels que la détention arbitraire, les disparitions forcées et d’autres violations générales des droits de l’homme, en soi, n’entrent pas dans le champ d’application.
149. Les actes prohibés ci-dessous du génocide, qui doivent être volontaires ou intentionnels, sont :
a. Le meurtre des membres du groupe ;
Les éléments matériels du meurtre sont équivalents à ceux de l’assassinat.
b. Causer une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
Le préjudice corporel ou moral causé doit être d’une gravité telle « que cela contribue ou tend à contribuer » à la destruction du groupe. Ces atteintes peuvent inclure la torture, le viol, les violences sexuelles et les violences physiques non mortelles qui entraînent la défiguration ou des lésions graves des organes externes ou internes. Le préjudice doit être causé intentionnellement. Il n’est pas nécessaire qu’il soit porté à chacun des membres du groupe.
c. Infliger délibérément au groupe des conditions d’existence visant à entraîner sa destruction physique, en totalité ou en partie ;
Les actes peuvent inclure l’expulsion systématique du domicile, le refus de soins médicaux et la création de circonstances menant à une mort lente, telles que l’absence de logement, de vêtements et d’hygiène appropriés ou un travail ou un effort physique excessif. Ces actes doivent être accomplis « délibérément ».
d. Imposer des mesures destinées à restreindre les naissances au sein du groupe ;
Les mesures envisagées peuvent se traduire, entre autres, par « des mutilations sexuelles, la pratique de la stérilisation, le contrôle forcé des naissances, la séparation des sexes et l’interdiction des mariages ».
e. Le transfert forcé d’enfants du groupe vers un autre groupe.
i. Le transfert forcé doit concerner au moins un enfant du groupe protégé vers un autre. Un enfant est une personne âgée de moins de 18 ans.
ii. Le terme « forcé » ne désigne pas uniquement la force physique, mais peut inclure d’autres formes de contrainte, telles que la menace de commettre des violences, la pression psychologique, la coercition et la détention.
150. Trois des cinq actes susmentionnés exigent une preuve de résultat (à savoir le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale et le transfert d’enfants d’un groupe à un autre). Deux [d’entre eux] n’exigent pas une telle preuve (à savoir l’élément relatif aux conditions de vie et les mesures destinées à restreindre les naissances).
151. L’intention de détruire le groupe protégé, en totalité ou en partie, comme tel :
a. L’intention requise pour le génocide est une intention spécifique de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé en tant que tel. Cette intention spécifique distingue le génocide des autres crimes internationaux car elle exige que l’auteur vise un individu parce qu’il appartient au groupe protégé, plutôt qu’en tant qu’individu en soi. L’intention spécifique a été décrite de la manière suivante : « Pour que l’un des actes reprochés constitue un génocide, il faut que lesdits actes aient été commis à l’encontre d’une ou plusieurs personnes parce que cette ou ces personnes étaient membres d’un groupe déterminé, et spécifiquement, en raison de leur appartenance à ce groupe ». Ainsi, la victime est distinguée non pas selon son identité individuelle mais selon son appartenance à un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
b. L’intention spécifique doit avoir pour but la destruction du groupe protégé. Il n’est pas nécessaire que la destruction se produise objectivement, mais qu’elle soit simplement envisagée.
152. Le terme « détruire », dans le cadre de la condition d’intention, est limité à la destruction physique ou biologique de tout ou partie du groupe.
a. Cette interprétation restrictive a été avancée par la Commission du droit international (International Law Commission), la jurisprudence de tous les tribunaux internationaux à ce jour et certains universitaires. Le fondement initial de cette interprétation se trouverait dans les travaux préparatoires de la Convention sur le génocide, où « le génocide culturel sous la forme de la destruction de l’existence nationale, linguistique, religieuse, culturelle ou autre d’un groupe n’a finalement (malgré une proposition du Comité ad hoc) pas été inclus dans la Convention »14. La destruction culturelle ou la destruction résultant de la « simple dissolution du groupe » n’ont donc pas été acceptées par la CPI [Cour pénale internationale], le TPIY [Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] ou le TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda].
b. Il a été souligné que, lorsqu’il y a destruction physique ou biologique, il y a souvent des attaques simultanées contre les biens et les symboles culturels et religieux du groupe-cible, attaques qui peuvent légitimement être considérées comme des preuves de l’intention de détruire physiquement le groupe. Dans une affaire, la Chambre de première instance a pris en compte comme preuve de l’intention de détruire le groupe la destruction délibérée de mosquées et de maisons appartenant à des membres du groupe. L’intention spécifique de détruire peut ainsi être trouvée dans des déclarations directes, orales et/ou écrites, faites par les auteurs (perpetrator) qui plaident pour la destruction d’un groupe protégé. Toutefois, la preuve directe de l’intention faisant défaut dans la plupart des cas, l’intention spécifique pourra être déduite des faits et circonstances environnants dans lesquels se produisent les actes prohibés. Pour évaluer l’intention spécifique, il faut prendre en considération l’ensemble des preuves. Les circonstances de l’affaire peuvent inclure : « (a) le contexte général de la perpétration d’autres faits répréhensibles dirigés systématiquement contre ce même groupe, que ces actes aient été commis par le même auteur ou par d’autres ; (b) l’ampleur des atrocités commises ; (c) leur caractère général ; (d) leur exécution dans une région ou un pays ; (e) le fait que les victimes ont été délibérément et systématiquement choisies en raison de leur appartenance à un groupe déterminé ; (f) l’exclusion, à cet égard, des membres d’autres groupes ; g) la doctrine politique qui a donné lieu aux actes en question ; (h) la mise en évidence d’un état d’esprit dans la commission des actes prohibés qui en découlent ; (i) la répétition d’actes destructeurs et discriminatoires ; (j) l’existence d’un plan ou d’une politique ; et (k) la perpétration d’actes portant atteinte au fondement même du groupe ou considérés comme tels par leurs auteurs. Les « autres faits ordinairement répréhensibles » ne constituent pas des actes prohibés, mais ils peuvent être considérés comme des preuves indiquant l’intention spécifique de l’auteur de détruire le groupe. La présence d’un plan ou d’une politique n’est pas un élément juridique du crime de génocide ; elle peut devenir un facteur pertinent pour prouver l’intention spécifique. De même, la preuve des politiques ou des motifs des auteurs présumés peut ne pas avoir fait l’objet d’une réflexion ou être pertinente dans la question de l’intention ; le motif n’est généralement pas pertinent. L’intention – à savoir l’état d’esprit – doit être rattachée à la perpétration des crimes ; les politiques ou les motifs peuvent cependant être concrétisés par la perpétration des crimes.
153. Un auteur (perpetrator) – un auteur de haut niveau dans le cas d’un génocide – ordonnant ou provoquant l’acte ou les actes en cause doit « clairement chercher à accomplir l’acte en cause » ou, en d’autres termes, avoir « l’intention claire de causer cette infraction. »
a. Il est suffisant que l’intention spécifique de l’auteur vise à détruire le groupe « en partie » par opposition à la totalité. Lorsqu’une partie seulement d’un groupe protégé est visée, cette partie doit constituer une part substantielle de ce groupe, de sorte qu’elle soit suffisamment significative pour avoir un impact sur le groupe dans son ensemble. Pour déterminer le caractère substantiel, des considérations non exhaustives peuvent inclure :
i. Comme point de départ, la taille numérique de la partie visée (évaluée non seulement en termes absolus mais aussi par rapport à la taille générale de l’ensemble du groupe) ;
ii. La proportion de la partie du groupe au sein d’un ensemble plus vaste ; si la partie ciblée est représentative de l’ensemble du groupe ou essentielle à sa survie ;
iii. La zone de contrôle et d’activité des auteurs ; et la portée potentielle des auteurs.
154. Lorsqu’une intention spécifique est déduite, cette déduction doit être la seule raisonnable tirée de l’ensemble de la preuve.
155. Les États ont l’interdiction de commettre tout acte de génocide, ce qui signifie qu’ils doivent s’abstenir de :
a. La perpétration par ses propres organes, agents et/ou fonctionnaires, de tout acte prohibé ; et/ou
b. La perpétration des actes prohibés par d’autres personnes agissant en leur nom ou sous leur direction et leur contrôle.
156. De plus, les États, en vertu du droit coutumier international et des traités, ne doivent pas être complices des actes prohibés commis par d’autres en leur sein. (Convention sur le génocide, Art. III(e), IV & V). Ils doivent utiliser tous les moyens à leur disposition pour prévenir le génocide et punir les personnes là où le crime a été commis. (Convention sur le génocide, Art. I, IV). Ce dernier point implique nécessairement des efforts pour enquêter sur le fait que le génocide a eu lieu et/ou est en train de se produire. Ils doivent adopter la législation nécessaire pour donner effet à ces obligations en vertu de la Convention sur le génocide (Convention sur le génocide, art. V)15.
157. L’attribution de crimes aux organes, agents et fonctionnaires de l’État ne doit pas être confondue avec d’autres obligations imposées aux États en vertu du droit international coutumier ou de la Convention, comme indiqué ci-dessus. Ainsi, les États ont une obligation permanente de prévenir le génocide. Ce devoir est nécessairement antérieur à la commission du génocide et implique l’obligation de mettre fin à (d’empêcher) d’autres actes prohibés une fois que le génocide a pu commencer.
158. Concernant la reconnaissance de la culpabilité de l’État qui ne possède pas de personne [morale ou physique] (organe, agent ou fonctionnaire) ne peut pas commettre de crime, car la CIL [Commission du droit international] et la CIJ [Cour internationale de Justice] ont rejeté la notion de crime d’État ; il n’existe pas de pratique constante des États ni de jurisprudence importante à ce sujet. Cependant, cela n’empêche pas de conclure à la responsabilité de l’État pour génocide lorsqu’aucun individu n’a été reconnu coupable de ce crime.
159. Ayant à l’esprit les conseils et commentaires en droit susmentionnés, le Tribunal a noté en particulier que les termes « détruire » ou « destruction » n’ont pas de sens unique et sont toujours liés à un contexte spécifique16 ; de plus, la destruction doit être une « destruction physique ou biologique ». La destruction physique est suffisamment contextuelle en partie, car tuer les membres d’un groupe est manifestement une destruction physique – en quelque sorte – d’un élément constitutif du groupe. La « destruction biologique » n’a, à la connaissance des conseillers juridiques du Tribunal, jamais été définie de manière adéquate par aucun tribunal.
160. Le Tribunal a estimé intéressant le fait que, dans la première version de la Convention en 1947, trois catégories de génocide ont été définies :
a. Le génocide physique : causer la mort des membres d’un groupe ou porter atteinte à leur santé ou à leur intégrité physique en procédant à :
i. Des massacres collectifs ou des exécutions individuelles ; ou
ii. La soumission à des conditions d’existence qui, faute de logement, de vêtements, de nourriture, d’hygiène et de soins médicaux appropriés, ou en raison d’un travail ou d’efforts physiques excessifs, sont de nature à entraîner l’affaiblissement ou la mort des individus ; ou
iii. Les mutilations et les expériences biologiques imposées à des fins autres que curatives ; ou
iv. La privation de tout moyen de subsistance, par la confiscation de biens, la spoliation, la limitation de l’accès au travail, le refus de logement et de fournitures normalement disponibles pour les autres habitants du territoire concerné.
b. Génocide biologique ; limitation des naissances par :
i. La stérilisation et/ou l’avortement obligatoire ; ou
ii. La ségrégation des sexes ; ou
iii. Les obstacles au mariage.
c. Génocide culturel : destruction des particularités du groupe par :
i. Le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ; ou
ii. L’exil forcé et systématique d’individus représentant la culture d’un groupe ; ou
iii. L’interdiction de l’usage de la langue nationale même dans les rapports privés ; ou
iv. La destruction systématique des publications dans la langue nationale ou des ouvrages religieux ; ou
v. L’interdiction de nouvelles publications ;
vi. La destruction systématique des monuments historiques ou religieux ou leur détournement à d’autres fins, la destruction ou la dispersion de documents et d’objets ayant une valeur historique, artistique ou religieuse et d’objets servant au culte.
161. Le deuxième projet du Comité ad hoc, qui s’est réunie entre le 5 avril et le 10 mai 1948, comprenait les éléments suivants :
Le génocide est un crime de droit international, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre.
a. Article II : [Génocide « physique et biologique »].
b. Au sens de la présente Convention, le génocide s’entend de l’un des quelconques actes intentionnels suivants commis dans l’intention de détruire un groupe national, racial, religieux ou politique, en raison de l’origine nationale ou raciale, des croyances religieuses ou des opinions politiques de ses membres :
i. Le meurtre de membres du groupe ;
ii. L’atteinte à l’intégrité physique des membres du groupe ;
iii. Le fait de faire subir aux membres du groupe des mesures ou des conditions d’existence visant à provoquer leur mort ;
iv. Imposer des mesures destinées à entraver les naissances au sein du groupe.
c. Article III [Génocide « culturel »]
d. Dans la présente Convention, le génocide s’entend également de tout acte délibéré commis dans l’intention de détruire la langue, la religion ou la culture d’un groupe national, racial ou religieux en raison de l’origine raciale ou de la croyance religieuse de ses membres, tel que :
i. Interdire la pratique de la langue du groupe dans les interactions quotidiennes ou dans les écoles, ainsi que l’impression et la diffusion de publications dans la langue du groupe ;
ii. Détruire ou empêcher l’utilisation des bibliothèques, musées, écoles, monuments historiques, lieux de culte ou autres institutions et objets culturels du groupe.
iii. [caractères en gras ajoutés]
162. Les versions ultérieures développées à partir de ce premier projet ont abouti à la formulation de la Convention (copiée dans la plupart des lois, bien que certaines lois nationales criminalisant le génocide en aient modifié ou étendu la définition) :
a. Article II
b. Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en totalité ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
(a) Meurtre de membres du groupe ;
(b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
(c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
(d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
(e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
163. Dans la mesure où le terme « détruire » tel qu’il est formulé dans la Convention n’est pas défini et où les tribunaux n’ont guère examiné les actes prohibés énoncés dans la Convention, sauf en ce qui concerne le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique et mentale et l’imposition intentionnelle de conditions d’existence visant à détruire les membres du groupe, le Tribunal estime qu’il serait prudent de garder à l’esprit la façon dont la destruction biologique a été pensée à l’origine – même si les juristes ont dit au Tribunal que cela ne devrait pas l’être17.
164. Les praticiens et les chercheurs en droit affirment souvent que le crime de génocide n’est pas vraiment indispensable, puisque la définition actuelle des crimes contre l’humanité couvre généralement tous les actes susceptibles de constituer un génocide et que les crimes contre l’humanité sont tout aussi graves. La seule différence réelle tient à l’intention particulière – l’état d’esprit – de l’agresseur ou de l’État agresseur. Sans adopter cet argument, le Tribunal peut noter qu’il pourrait être peu sage de s’aventurer sur un territoire où le droit n’est pas complètement clair, si ce manque de clarté18 pouvait être utilisé pour attaquer le jugement du Tribunal et détourner l’attention de questions de fond qui pouvaient être traitées, si tant est qu’elles le soient, comme des crimes contre l’humanité.
Andrew Khoo (transcription de la déposition) : https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/07/UT-210913-Andrew-Khoo.pdf
Orientations juridiques par les conseillers juridiques du Tribunal, Hamid Sabi, Aarif Abraham, Aldo Zamit Borda : https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2022/09/UT-Legal-Directions-Applicable-Law-AA-04.10.2021-Final.pdf
Notes
1
La fuite de documents examinés dans [le rapport] « Architecture de la répression » (Architecture of Repression), paragraphe 36 ci-dessus, comprend plusieurs documents écrits relatifs aux visites aux familles des détenus.
2
Toutes les publications montrent que, même si la Chine devait changer à un moment donné de manière substantielle pour revoir ses propres erreurs historiques, et celles de ses citoyens, les barrières protectrices de la culpabilité, de la honte, de l’évitement et du déni rendraient toute évaluation équitable de la responsabilité des citoyens extrêmement difficile, voire impossible à définir avec clarté.
3
Le Tribunal a mandaté la Dr. Nevenka Tromp et deux chercheurs du Tribunal pour préparer l’organigramme de l’appareil d’État, du gouvernement et du Parti communiste chinois à partir de documents publics officiels afin d’identifier les titulaires de postes et la multiplicité des postes occupés par les personnes concernées. L’organigramme a été vérifié et son exactitude confirmée par d’autres témoins.
4
Pour une analyse approfondie des textes de lois sur les questions de dé-radicalisation, voir le rapport de l’OHCHR « Assessment of Human Rights Concerns in the Xinjiang Uyghur Autonomous Region, People’s Republic of China », en particulier la partie III « China Lega and Policy Framework on Countering Terrorism and “Extremism”», https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/ohchr-assessment-human-rights-concerns-xinjiang-uyghur-autonomous-region (NDÉ).
5
Note laissée blanche intentionnellement (NDÉ).
6
Dr. Ton Zwaan, professeur associé de sciences sociales et d’études sur le génocide à l’Université d’Amsterdam et à l’Institut of War, Holocaust and Genocide Studies aux Pays-Bas (NIOD), à la retraite. Voir : https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2021/11/Ton-Zwaan-Note-for-the-Members-of-the-Uyghur-Tribunal-converted.pdf.
7
Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe. Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposal for Redress, Clark, New Jersey, The Lawbook Exchange, ltd., 2008 (2d ed.), p. 79 (NDÉ).
8
Lorsque les Juifs étaient déportés dans des camps de concentration, ceux qui étaient encore suffisamment forts étaient mis au travail comme travailleurs forcés. Les autres, c’est-à-dire les personnes âgées, les enfants, les femmes enceintes et les personnes malades, étaient immédiatement tués dans des chambres à gaz si le camp en disposait, tués d’une autre manière ou laissés mourir lorsque les chambres à gaz n’existaient pas. Cela a des implications au regard du cas des Ouïghours, pour lesquels le travail forcé est tout autant important que ne l’est l’intention de maintenir le nombre de Ouïghours à un niveau faible et de les contrôler.
9
Voir la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par la Chine en 1988.
10
Voir TPIY, le Procureur c. Kunarac, Kovac et Vukovic, « Arrêt d’appel », IT-96-23-T et IT-96-23/1-A. 12 Juin 2001, paragraphe 153.
11
En vertu du droit international coutumier, codifié par les Art. 2 et 3, Commission du droit international (CDI) ; projet d’articles sur les crimes contre l’humanité adopté provisoirement par la CDI à sa 67e session (2015), A/70/10, p. 50 et commentaire p. 58-72 et Art. 7, Statut de Rome de la Cour pénale internationale (17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002).
12
Le génocide est une norme acceptée et reconnue par la Communauté internationale des États dans son ensemble, à laquelle aucune dérogation n’est permise (Art 53, 64 VCLT [Convention de Vienne sur le droit des traités], 1969) ; selon la Commission du droit international (CDI), « Les normes impératives qui sont clairement acceptées et reconnues comprennent l’interdiction de l’agression, du génocide, de l’esclavage, de la discrimination raciale, des crimes contre l’humanité et de la torture, et le droit à l’autodétermination » (CDI, « Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaires », novembre 2001, Supplément n°10 (A/56/10), chap. IV. E.1., p. 112-113). Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 1948, (entrée en vigueur le 12 janvier 1951), art. II.
13
Voir TPIY, le Procureur c. Milomir Stakić, « Arrêt d’appel », Affaire n° IT-97-24-A, Chambre d’appel, 22 mars 2006, paragraphe 20.
14
Source non identifée (NDÉ).
16
Toute personne doutant de ce point devrait élaborer des phrases utilisant l’un ou l’autre de ces termes et les essayer sans fioriture sur un collaborateur volontaire : « Je détruirai votre jardin » ; « Je détruirai votre entreprise » ; « Sa réputation risque d’être détruite » ; « Le jeu de train et les jouets ont été détruits », etc. La réponse, si le contexte n’a pas déjà été clarifié, sera probablement : « Comment ? ».
17
Le Tribunal ignore comment, alors que le « génocide culturel », qui comprenait spécifiquement le « transfert forcé d’enfants vers un autre groupe humain » dans le premier projet, a été totalement exclu lors de la deuxième session de rédaction de la Convention et des sessions suivantes ; le « transfert forcé d’enfants du groupe vers un autre groupe » est réapparu dans la liste limitée de cinq actes dans la version finale adoptée, sans aucune explication quant à la nature de la destruction – physique, biologique ou autre – dont il s’agit maintenant.
18
Pour une discussion relative aux bénéficiaires du manque de clarté de la loi, Annexe 34 sur le « Droit », paragraphes 940 et suivants.