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Sociologie de la vertu et vertu de la sociologie
Directeur d’études

(EHESS - Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités - Fonds Yan Thomas)

À l’évidence, les deux derniers chapitres du Montesquieu de Bernard Manin, comme plus généralement l’ensemble de l’ouvrage, se prêtent à de multiples lectures. Celle que nous privilégierons a pour parti-pris de chercher à engager un dialogue entre la théorie politique et la sociologie.

Deux raisons, à nos yeux, le justifient. La première est que Bernard Manin comptait parmi les rares philosophes du politique capables de rendre encore possibles des échanges entre sa discipline et la sociologie dans un monde académique où la division du travail intellectuel se traduit généralement par une indifférence mutuelle entre philosophes et sociologues, volontiers érigée, de part et d’autre, en marque de professionnalisme1. La seconde est que l’auteur dont Manin nous fait ici redécouvrir l’œuvre, occupe une place-clé dans l’histoire des rapports entre philosophie et sociologie. De fait, si Montesquieu est de toute évidence un contributeur majeur à la théorie politique des Modernes, nombreux sont les sociologues qui ont aussi vu en lui un précurseur génial de leur discipline2. Nous aimerions ici proposer un pas supplémentaire en suggérant que l’importance de Montesquieu pour la pensée politique moderne tient toute entière au fait que, sans doute le premier, il y a introduit des raisonnements authentiquement sociologiques – dont la caractéristique distinctive, comme nous le verrons, est de ne se laisser réduire ni à l’individualisme contractualiste des Modernes, ni au holisme naturalisant des Anciens. À cet égard, il se pourrait que Montesquieu ait inauguré dans la philosophie politique moderne une voie nouvelle, alternative à celle qui la domine aujourd’hui encore largement et que Manin décrit sous le nom de libéralisme « individualiste » et « unitaire »3.

Cette voie alternative est celle d’un libéralisme qu’on pourrait qualifier par contraste d’holiste, dans la mesure où elle nous invite à reconnaître que la société n’est pas seulement formée d’individus mais aussi et d’abord de groupes sociaux auxquels ces individus appartiennent et dans lesquels ils se reconnaissent. Pour cette raison même, cette voie alternative pourrait également être qualifiée de pluraliste : elle conduit en effet à considérer que c’est seulement par la conflictualité réglée entre les différents groupes sociaux qui composent la société, comme entre les institutions qui les représentent, que la liberté et la sécurité de chacun peuvent être défendues et garanties4. Finalement, cette voie holiste-pluraliste initiée par Montesquieu au sein de la philosophie politique moderne pourrait aussi bien être nommée celle d’un « libéralisme sociologique »5.

Nous tenterons d’étayer cette affirmation en suivant les analyses que Bernard Manin, dans les deux chapitres qui vont être ici commentés6, développe autour d’une question spécifique : celle de la conception que Montesquieu se fait de ce qu’il nomme « vertu » et de la manière dont il en explique et en rend prévisible l’existence.

La vertu selon Montesquieu

Dans ces deux chapitres, Bernard Manin entend revenir sur une opposition au fondement d’ « un des plus grands débats qui traversent la pensée politique du XVIIIe siècle7 ». Comme il le souligne dans une note, cette opposition structure aujourd’hui encore l’analyse que font les meilleurs spécialistes lorsqu’ils reviennent sur ce débat ancien8. Quelle est-elle ? C’est celle entre l’idéal républicain et le développement du commerce. Les deux choses, à l’époque de Montesquieu, sont généralement considérées comme incompatibles car elles engageraient des choix de société antagonistes. Le plus souvent, les analystes de ce débat ancien ont cru pouvoir ranger Montesquieu dans le camp de ceux qui entendaient faire prévaloir le commerce9. Manin brise impitoyablement cette idée reçue. Il montre d’abord que, d’après Montesquieu, vertu républicaine et commerce ne s’opposent pas ou du moins, pas en tout temps, ni en tout lieu. Il montre ensuite que, de ce fait, c’est à tort qu’on assimile Montesquieu à un défenseur du commerce contre l’ordre républicain. Tout simplement, cette antinomie ne correspond pas à la façon de raisonner de l’auteur de L’Esprit des lois. C’est d’ailleurs ce qui, aux yeux de Manin, explique que les acteurs de la Révolution française – nous allons y revenir – se sont tant nourris de la pensée de Montesquieu, ce qui leur aurait été difficile si cet auteur avait été l’adversaire du républicanisme que l’on prétend parfois.

Or dans son entreprise pour complexifier la position de Montesquieu au sein du débat entre ordre républicain et enrichissement marchand, Manin est conduit à faire une place centrale à la notion de vertu. On sait que la vertu, entendue comme « amour des lois et de la patrie », est considérée par Montesquieu comme une nécessité fonctionnelle pour tout régime républicain, qu’il soit d’inspiration aristocratique ou démocratique. Mais Manin, en revenant en détail sur les raisons pour lesquelles il en va ainsi, nous fait découvrir chez Montesquieu un concept de vertu dont nous n’avions pas forcément mesuré la consistance, ni la centralité. C’est que, là où ce concept est volontiers envisagé comme une qualité morale générale et abstraite, Manin, pour sa part, nous invite à y reconnaître un concept dispositionnel de type sociologique. Si, en effet, la vertu est si indispensable au régime républicain, c’est que, dans ce régime et dans lui seul, ceux qui appliquent les lois peuvent être amenés à devoir les appliquer contre leurs propres intérêts ou contre ceux de leur groupe social ou de leur caste. Dans ce régime seulement, des individus doivent donc vouloir parfois viser un résultat qu’ils savent indésirable pour eux-mêmes ou pour les leurs. C’est une disposition sociale très étonnante qu’il leur faut par conséquent acquérir, à savoir celle qui consiste à trouver satisfaisant d’aller à l’encontre de ses satisfactions personnelles. Manin souligne qu’un tel renoncement chez l’individu à satisfaire ses inclinations immédiates ne peut pas s’obtenir chez lui seulement par un calcul au sujet de ce qu’est son intérêt. En d’autres termes, ce n’est pas l’évaluation par l’individu de la sanction qu’il encourt, ou du préjudice à long terme qui le menace, qui peut suffire, chez lui, à renoncer à son intérêt propre ou à ses solidarités immédiates. Il lui faut encore et surtout être mu par une passion, dit Montesquieu. C’est d’ailleurs précisément sur ce point que nous pouvons reconnaître en lui un précurseur du raisonnement sociologique.

Car, contrairement à ce que ferait un penseur libéral classique, Montesquieu n’oppose pas à l’intérêt immédiat de l’individu un autre intérêt que cet individu aurait par ailleurs – par exemple, à plus long terme. Ce qu’il oppose à cet intérêt immédiat, c’est bien plutôt une passion que subit cet individu. C’est, autrement dit, quelque chose que cet individu ne calcule pas et qu’il n’est pas en mesure de calculer mais qu’en revanche, il vise en tant qu’idéal. Ainsi voit-on au milieu du XVIIIe siècle, Montesquieu, au sein de la théorie des passions compensatrices, redonner à une certaine passion, qu’il appelle « amour des lois et de la patrie » ou « vertu », l’ascendant sur la notion d’intérêt10. C’est en cela, répétons-le, qu’il se fait devancier de la pensée sociologique. Et cela d’autant plus qu’il n’universalise pas cette suprématie de la vertu sur l’intérêt individuel. Car c’est seulement au sein de certains régimes politiques déterminés, les républiques, que la vertu est appelée à exister. Ni les monarchies, ni les régimes despotiques n’ont besoin de s’encombrer d’une telle passion. Et c’est pourquoi la vertu tend, en leur sein, à être une disposition sociale inconnue.

On voit dès lors de quelle manière Montesquieu entre dans la question des rapports entre ordre républicain et commerce, à savoir d’une manière tout à fait orthogonale vis-à-vis des termes du débat tels que ses contemporains les posent. Pour commencer, Montesquieu ne se range nullement du côté des défenseurs absolus et a priori du républicanisme. Et ce, pour la simple raison qu’en sociologue avant la lettre, il sait que le régime républicain ne correspond pas à l’esprit général de toutes les nations. Ainsi dans certaines d’entre elles, la monarchie, tout autant, sinon davantage que la république, est en mesure de servir de garde-fou efficace au despotisme, qui est le seul véritable mal à combattre. La république ne s’impose donc pas comme l’unique solution possible pour préserver la liberté au sein des sociétés humaines. Pour autant, Montesquieu ne se laisse pas non plus classer du côté des partisans inconditionnels et a priori de la société marchande, ni – ce qui est lié – du côté des promoteurs de la défense des intérêts matériels personnels. Car ici encore, il opte pour la vision sociologique. C’est ce qui le conduit, Manin le montre parfaitement, à envisager l’ordre marchand d’abord et essentiellement du point de vue des dispositions sociales que celui-ci produit. Les activités économiques, en effet, obligent ceux qui s’y livrent à acquérir une certaine discipline – un « esprit d’ordre et de règle », dit Montesquieu – qui les oriente vers la frugalité et la maîtrise de leurs impulsions. Le commerce apprend ainsi d’abord aux individus à réfréner, par une force interne qu’il leur faut acquérir, l’attrait des plaisirs et des jouissances. Notons qu’ici encore, dans l’analyse qu’en fait Montesquieu, il s’agit de passion, et non d’intérêt. Car c’est un certain idéal qui arrête l’intérêt immédiat, à savoir un idéal de l’intérêt personnel, consistant pour l’individu à faire prévaloir son intérêt à long terme sur ses intérêts les plus immédiats, et dont une certaine forme d’autodiscipline et d’ascétisme est la conséquence pratique11.

Dès lors, il faut convenir que la notion de vertu, chez Montesquieu, prend un sens plus sociologique que politique. En effet, elle ne se construit pas seulement en référence au domaine des rapports politiques et des affaires publiques : elle englobe aussi ce qui advient dans le quotidien des activités économiques. Car dans ce quotidien aussi, les individus acquièrent un esprit d’ordre et la volonté de se plier à des règles impersonnelles – en l’occurrence, celle des échanges économiques. Dans ce quotidien aussi, ils apprennent à contrôler leurs pulsions immédiates et à faire preuve d’une « discipline de soi »12. Au final, la notion de vertu chez Montesquieu, telle que Bernard Manin nous la fait découvrir, apparaît ainsi fort proche de celle d’autocontrainte chez un sociologue du XXe siècle comme Norbert Elias. Elle a en tous cas la même amplitude sociologique que chez cet auteur, correspondant, comme chez lui, à une conception générale de la capacité des individus à la maîtrise de soi, capacité d’autant plus attendue d’eux que les rapports sociaux sont organisés d’une manière qui rend cette maîtrise toujours plus indispensable au fonctionnement social13.

Si Montesquieu n’oppose pas le commerce au régime républicain, c’est qu’il envisage l’un et l’autre à partir de leur fonction socialisatrice, c’est-à-dire sur la base de leur commune tendance à générer au sein des populations des dispositions sociales à l’autocontrainte. En ce sens, l’esprit du commerce non seulement ne nuit pas nécessairement à l’esprit républicain mais encore, dans bien des cas, il le renforce. L’inverse, d’ailleurs, apparaît tout aussi vrai : l’esprit républicain peut parfaitement fortifier l’esprit de commerce. C’est précisément ce renforcement mutuel qui s’observe en Angleterre.

Ne pas empêcher l’économie mais la réguler

Il n’en demeure pas moins – Montesquieu est le premier à l’admettre – que les cas sont légion dans l’histoire où le commerce et la finance, et plus globalement, l’importance croissante prise par les transactions monétaires, ont bel et bien amené à la dégénérescence du corps politique et à la perte de la liberté. Dans ce cas, le commerce a eu indéniablement sur la vertu républicaine un effet corrupteur. Comment en rendre compte ?

C’est arrivé à ce constat et à la question qu’il pose que Bernard Manin fait surgir une opposition passée souvent inaperçue dans l’œuvre de Montesquieu entre ce que cet auteur appelle le « commerce d’économie » et ce qu’il appelle le « commerce de luxe »14. Le commerce dit d’économie correspond à des besoins économiques réels, se fonde sur le travail de ceux qui commercent et ne produit jamais entre eux que des gains faibles quoique constants. Le commerce dit de luxe renvoie lui à des dépenses somptuaires relevant de l’orgueil, de la fantaisie et de l’excès de la part de personnes qui ne travaillent pas mais qui jouissent des fruits du travail d’autrui. Pour Montesquieu, ce second type de commerce est caractéristique des régimes monarchiques et de leur mentalité fondée sur l’honneur. En république, un tel type de commerce devient corrupteur, car se fondant sur la satisfaction des désirs et sur la jouissance sans entrave, il contredit les dispositions à l’autocontrainte nécessaires à la vie républicaine15. Il en résulte que sous la plume de Montesquieu, ce n’est jamais le commerce qui, en soi, pose un problème à la république : c’est seulement la forme qu’il prend. En effet, le commerce de luxe n’est possible que dans la mesure où certains individus au sein de la société sont en mesure de s’enrichir en ponctionnant une partie du fruit du travail des autres, au moyen du prélèvement fiscal, du pillage ou de la prédation. Ce type de commerce entraîne ainsi, en même temps que l’enrichissement de certains individus, l’appauvrissement de certains autres. Au contraire, le commerce d’économie conduit à une distribution plus égalitaire, car mutuellement bénéfique, du fruit du travail de chacun.

Cette lecture que propose Bernard Manin n’est pas très loin, on le voit, de nous faire voir en Montesquieu non plus seulement un précurseur de la sociologie mais encore – ce qui est lié – un précurseur de la pensée socialiste. Cette affirmation paraîtra exagérée, tant il paraît hors de doute que Montesquieu appartient d’abord au mouvement de pensée qui va donner lieu plus tard à ce que nous appelons le libéralisme. Il n’est pas nécessaire de le contester mais on peut toutefois faire remarquer qu’en portant une attention particulière à la façon dont des moyens violents (prélèvement fiscal, pillage, prédation) sont employés par certains groupes sociaux pour acquérir des richesses au détriment du travail des autres, Montesquieu donne de la pensée libérale une version orientée vers l’exigence égalitaire. Dans cette version, la république, pour survivre, doit se donner les moyens de combattre ce qui nuit au commerce d’économie, c’est-à-dire ce qui, en introduisant de la violence dans les rapports économiques, empêche ceux-ci d’être générateurs d’autocontrainte pour ceux qui ont soif de consommer à tout prix, en même temps que générateurs, pour ceux qui produisent, d’une forme d’autonomie et de liberté acquise par leur travail. Il ne s’agit donc pas, dans l’optique de Montesquieu, de condamner en soi, comme viles et avilissantes, les activités économiques – pour prôner contre elles la supériorité de l’otium aristocratique ou pour plaider en faveur d’un retour à l’économie féodale du troc. Mais il n’est pas davantage question de vanter en soi, sans égard pour son organisation et ses effets concrets sur les populations, le développement du commerce et de la financiarisation. Toujours attaché à penser « entre deux limites »16, Montesquieu esquisse ainsi la perspective d’une régulation politique de l’économie, guidée par le souci de laisser libre cours au développement des forces productives et commerciales de la nation mais aussi par celui de ne pas permettre l’exploitation et l’asservissement des travailleurs.

« Moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite », note à ce sujet Montesquieu17. Sommes-nous si éloignés de ce qu’écrivait deux siècles auparavant, Thomas More, l’auteur de L’Utopie, dont on sait qu’il a souvent été considéré lui-même comme un précurseur tout à la fois du socialisme et de la sociologie18 ? Comme More, Montesquieu a en tous cas ceci de distinctif qu’il ne voit nullement dans le développement des activités économiques la source du malheur qui frappe la société. C’est dans un certain défaut de régulation politique des rapports économiques que réside, selon les deux auteurs, l’aspect civiquement destructeur du commerce et de ce que, de nos jours, nous appelons le capitalisme19.

La production sociale de la vertu

On a souvent dit, en effet, que l’influence de cet auteur sur les révolutionnaires avait été bien moindre que celle de Rousseau. Ce n’est pas faux, nous dit Manin, mais cela occulte quel fut néanmoins l’apport de Montesquieu et où, exactement, il se situa. Cet apport se joua d’abord dans le fait que l’ensemble des révolutionnaires – Robespierre, le premier – firent leur la définition donnée par Montesquieu de ce qu’était la vertu en république et que tous reconnurent que cette passion spécifique était le principe même de ce type de régime, de sorte que chacun devait être prêt, un jour, à appliquer des lois qui nuiraient à ses propres intérêts ou à ceux de son groupe. L’apport se joua ensuite dans le constat selon lequel la vertu, pour être respectée par chacun, nécessite que soit mise en place une certaine organisation institutionnelle qui en favorise le respect. Sur ce plan, l’ensemble des révolutionnaires – les Jacobins y compris – admirent la nécessité de la séparation des pouvoirs.

Cependant, entrant ici dans les détails de la technique constitutionnelle et juridique, Manin montre en quoi la Constitution de 1791 et moins encore, celle de l’an III, ne sont parvenues à épouser pleinement les analyses de Montesquieu. Elles ont été arrêtées par des formes de raisonnement abstrait qu’on serait tenté de qualifier d’anti-sociologiques. En effet, nombre de révolutionnaires ont refusé de promouvoir l’existence de plusieurs organes se partageant le pouvoir législatif – comme c’était le cas dans le système anglais où le roi, la chambre des Lords et la chambre des communes se partageaient à trois un tel pouvoir. Ces révolutionnaires ont considéré que la nation étant indivisible, il convenait que l’intégralité du pouvoir législatif soit aux mains d’une instance parlementaire unique. En quoi cette conception peut-elle être qualifiée d’anti-sociologique ? C’est qu’au contraire de ce que Montesquieu préconisait, elle négligeait que, « par la disposition des choses, le pouvoir doit arrêter le pouvoir », et que pour ce faire, il importe que le pouvoir législatif soit partagé entre des autorités qui représentent des forces sociales et des intérêts collectifs qui soient reconnus différents.

Les révolutionnaires, à cet égard, ne voulurent pas prendre en compte institutionnellement la différenciation interne de la société, c’est-à-dire l’existence en son sein de groupes sociaux aux intérêts divergents et conflictuels. Ils préférèrent la fiction d’une homogénéité nationale et d’un consensus obtenu naturellement entre les citoyens conçus seulement en tant qu’individus. Ce fut paradoxalement une manière de faire peser sur certains groupes sociaux la domination de certains autres20. Montesquieu, lui, avait suggéré que la réalité sociologique du pays soit fondatrice de la représentativité des institutions, manière à ses yeux de conférer à la conflictualité sociale une expression et un débouché institutionnels. La société aurait été mieux respectée dans sa structuration interne et ses interdépendances, et la nature du type de consensus que peut atteindre un régime républicain eût été mieux compris dans sa spécificité, à savoir celle d’un consensus qui se produit non à travers l’unanimisme mais au contraire à travers l’institutionnalisation du dissensus21. Sur ce point, nous dit Manin, à l’exception remarquable des Monarchiens, Montesquieu ne fut ni écouté, ni même compris. C’est que la plupart des intellectuels qui firent la Révolution, à l’instar de Sieyès, voyaient dans le pluralisme institutionnel un renoncement à l’unité de la raison : leur conception de la société était métaphysique et abstraite, quand celle de Montesquieu se voulait concrète et sociologique. Aussi, s’ils crurent en la vertu, ils ne comprirent pas comment elle se produit socialement.

On notera que ce constat rejoint celui que Manin a dressé dès le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Montesquieu, théoricien de la monarchie »22. Ainsi, dans l’analyse délivrée par Montesquieu et mise en lumière par Bernard Manin, ce qui, dans l’absolutisme d’Ancien Régime, permettait que s’expriment des dispositions à la modération et qui empêchait par-là qu’un tel régime ne devint despotique, n’était autre qu’une certaine organisation des institutions : celle, en l’occurrence, des corps intermédiaires et du dépôt des lois. En effet, ces pouvoirs « subordonnés et dépendants » fonctionnant comme autant de « canaux moyens » par où la puissance royale s’écoulait dans la nation23, ils ne pouvaient que ralentir le débit de cette puissance qu’ils convoyaient et que la détourner en mille endroits du cours qui lui avait été prévu. Ainsi, en même temps que la volonté du monarque était exécutée et parvenait aux populations, elle se trouvait, par la force des choses, freinée, amortie et diversement réinterprétée.

La leçon constante de Montesquieu, à cet égard, est que la vertu au sens républicain, soit l’amour des lois et de la patrie, comme plus largement la modération, en tant que trait politique caractéristique des régimes non-despotiques, ne naissent pas spontanément et ne se maintiennent pas par elles-mêmes. Car elles ne sont pas des qualités innées et universelles mais plutôt le résultat de la façon dont certaines sociétés humaines parviennent à intégrer politiquement et à représenter institutionnellement la pluralité des groupes sociaux qui les composent24. Une telle leçon de sociologie est-elle audible du point de vue de la philosophie politique dominante ? Peut-elle paraître posséder la moindre valeur aux yeux de celles et de ceux qui se reconnaissent d’abord et avant tout dans une conception individualiste et unitaire de la modernité politique ? Force est de constater qu’en tous cas, elle ne fut pas entendue par Sieyès, ni non plus par nombre de ceux qui, au cours des deux derniers siècles, animés parfois des intentions les plus « vertueuses », ont plongé certaines sociétés, à certaines époques, dans l’abîme du despotisme.

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    1

    Précisons que le dialogue avec la sociologie, chez Manin, n’était cependant pas nécessairement recherché comme tel : c’est plutôt que son intérêt constant pour les données historiques, ainsi que son style d’analyse et la subtilité de ses interprétations, le provoquait sans cesse. Tel est l’hommage que dans les lignes qui suivent, un sociologue de profession aimerait lui rendre.

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    2

    C’est notamment le cas, comme on le sait, d’Émile Durkheim et de Raymond Aron. Voir Émile Durkheim, La Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, Paris, SHS éditions, 2023 [1892] ; et Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 2017 [1967].

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    3

    Il la reconnaît chez Hobbes aussi bien que chez Rousseau et plus proche de nous, chez Hayek. Voir Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 155-156.

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    4

    Comme l’écrit Manin : « Tout montre que chez Montesquieu l’opposition ou le conflit des pouvoirs est la source de la liberté et de la sécurité. La pluralité interne de la cité, et non simplement la multiplicité des individus, est essentiellement bonne. » (Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p.162)

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    5

    Nous développons cet argument dans un article à paraître dans la revue Politix sous le titre « Que peut la sociologie pour la théorie politique ? Manin, lecteur de Montesquieu ».

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    6

    Il s’agit en premier lieu du chapitre 4 qui clôt l’ouvrage et qui, sous le titre « Montesquieu : la république et le commerce », fut d’abord publié dans une revue de sociologie, les Archives européennes de sociologie, vol. XLII, n° 3, 2001, p. 573-602. Il s’agit ensuite du chapitre 3, intitulé « Montesquieu et la Révolution française », qui parut initialement dans un ouvrage coordonné par des historiens : le Dictionnaire critique de la Révolution française dirigé par François Furet et Mona Ozouf, Paris, Flammarion, 1988.

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    7

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 178.

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    8

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 198 n1. Sont ici concernés, au premier chef, John Pocock et Quentin Skinner. Voir John Greville Agard Pocock, Vertu, commerce et histoire. Essais sur la pensée et l’histoire politiques au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998 [1985] et Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil, 2016 [1998].

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    9

    C’est tout particulièrement le cas de Thomas Pangle. Voir à ce sujet, ici même, le commentaire par Céline Spector du second chapitre de l’ouvrage de Bernard Manin.

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    10

    Sur cette théorie et sur la façon dont à partir de la fin du XVIIe siècle, l’intérêt vint y occuper la place centrale, voir Albert Hirschman, Les Passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 1981 [1977].

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    11

    Montesquieu semble annoncer ici les analyses de Max Weber au sujet de ce que l’esprit du capitalisme doit à une certaine éthique du salut individuel. Chez les deux auteurs, l’orientation des individus vers leur intérêt personnel, et l’autodiscipline qui en résulte, ne trouvent pas leur source dans l’intérêt individuel lui-même mais dans une croyance partagée en un bien d’ordre supérieur.

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    12

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 217.

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    13

    Voir notamment Norbert Elias, La Société des individus, Paris, Fayard, 1991 [1987].

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    14

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 216-218.

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    15

    « Une âme corrompue par le luxe devient bientôt ennemie des lois qui la gênent », in Montesquieu, L’Esprit des Lois, VII, 2 ; cité par Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p 216.

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    16

    « Le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites. » in Montesquieu, L’Esprit des Lois, XXIX, 1, cité par Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 129)

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    17

    Montesquieu, L’Esprit des Lois VII, 2, cité par Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 217.

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    18

    Voir Norbert Elias, « La critique de l’État chez Thomas More », in Norbert Elias, L’Utopie, Paris, La Découverte, 2009, p. 31-102 [2006].

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    19

    Sur ce point, Manin oppose une fois encore Montesquieu à Rousseau : quand le premier voit dans le commerce un facteur possible d’autonomisation du citoyen, le second y reconnaît « le règne de la dépendance généralisée » (Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 219).

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    20

    Sur cette dynamique, on se reportera également à Bernard Manin, « Un voile sur la liberté ». La Révolution française, du libéralisme à la Terreur, Paris, Hermann, 2025.

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    21

    Comme l’écrit Montesquieu : « Et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on pourra être assuré que la liberté n’y est pas. Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose très équivoque. La vraie est une union d’harmonie qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société comme les dissonances, dans la musique, concourent à l’accord total » (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence ; cité par Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 160-161 et souligné par lui).

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    22

    Voir ici même le commentaire qu’en donne Luc Foisneau.

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    23

    Montesquieu, L’Esprit des Lois, II, 4, cité in Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 34-35.

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    24

    Soulignons ici que dans l’optique de Montesquieu, ce n’est jamais par l’intimidation et la menace qu’une autorité politique est en mesure de produire socialement de la vertu au sens civique ou encore de l’esprit de modération. De telles pratiques de pouvoir ne peuvent faire davantage qu’engendrer de la peur. Or celle-ci étant le sentiment propre aux régimes despotiques, elle corrompt nécessairement tant le fonctionnement des régimes républicains que celui des monarchies.

    Pour citer cette publication

    Cyril Lemieux , « Sociologie de la vertu et vertu de la sociologie » Dans Luc, Foisneau (dir.), « Penser la politique avec Bernard Manin », Politika, mis en ligne le 16/06/2025, consulté le 17/06/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/sociologie-vertu-vertu-sociologie