Qu’est-ce qu’une traduction juste ?
Professeure de littérature française et comparée

(université de New York)

Cet article est le quatrième volet d’une série dont le but est de repenser la politique de la traduction1. Dans le premier volet, Zones de traduction. Pour une nouvelle littérature comparée (2006), je me suis concentrée sur le rôle de la traduction dans l’histoire de la littérature comparée. J’ai mis en avant les travaux de Leo Spitzer et Erich Auerbach qui, à l’époque où ils étaient exilés à Istanbul à cause des lois de Nuremberg, ont mis au point des programmes de traduction comparée en étroite collaboration avec des linguistes et des chercheurs turcs tels que Sabahattin Eyüboğlu, Azra Erhat et Süheyla Bayrav. De fait, même s’ils avaient conscience de troquer un nationalisme primaire (le national-socialisme) contre un autre (la politique de modernisation d’Atatürk destinée à supplanter le patrimoine linguistique et la culture de l’imprimé ottomane et persane), Leo Spitzer, Erich Auerbach et leurs collègues turcs ont mis sur pied un cursus moderne de sciences humaines comparées. Il va de soi que leur modèle, philologique du point de vue de la méthode, mais très marqué par la philosophie et l’herméneutique, relevait d’une démarche eurocentrique adaptée au projet culturel kémaliste de modernisation ethno-nationaliste. De ce point de vue, il s’intègre dans un ensemble d’archives historiques où s’imbriquent pédagogie impériale et instrumentalisation nationaliste. Néanmoins, il s’agissait d’une rupture historique où le personnel enseignant proposait un cursus d’études littéraires comprenant les langues vernaculaires turques et la grammaire turque moderne, annonçant un comparatisme traductif (reproduit dans le monde entier sous différents formats adaptés aux besoins des « jeunes nations » nées à la faveur de l’indépendance) dont on retrouve des échos dans les modèles contemporains d’éducation diasporique et plurilingue.

La génération suivante de comparatistes penchant vers la philosophie – qui comptait des personnalités telles que Peter Szondi, Antoine Berman, Jacques Derrida, Paul de Man, Geoffrey Hartman, Samuel Weber, Shoshana Felman, Barbara Johnson, Rodolphe Gasché et Werner Hamacher – a élargi les translation studies en s’appuyant largement sur des lectures approfondies de « la vie ultérieure de la traduction », une problématique que formule de façon assez énigmatique La Tâche du traducteur (Die Aufgabe der Übersetzers), l’essai fondateur de Walter Benjamin. Cette théorie de la traduction déconstructive et eurocentrée coïncidait plus ou moins avec la montée en puissance de la linguistique dans les études régionales et l’anthropologie. Mon livre ne proposait pas de repérage systématique des diagrammes de Venn reliant la déconstruction, la linguistique structurale, l’anthropologie culturelle, les sociologies de l’habitus et la critique postcoloniale, mais il identifiait des « zones de traduction » liées à ces vecteurs, conçues comme des espaces de pratique infrapolitiques qui mettent à mal l’universalisme et les paradigmes centre-périphérie de comparaison régionale.

Le deuxième volet, Against World Literature : On the Politics of Untranslatability (2013), mobilisait la notion d’intraduisibilité pour critiquer les modèles de littérature mondiale (world literature) d’inspiration américaine qui, à partir de la fin des années 1990, ont essaimé sous forme de construction institutionnelle de l’université néolibérale. Cette mobilisation devait beaucoup au fait que j’avais participé à l’édition du Dictionary of Untranslatables : A Philosophical Lexicon (2014), qui était une adaptation du Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles (2004), conçu et dirigé par Barbara Cassin. En reprenant son concept d’intraduisible, j’ai essayé de savoir dans quelle mesure il est possible de puiser dans la non-traduction, la retraduction, la mauvaise traduction, l’exceptionnalisme souverain et l’interdiction légale de traduire, la prohibition culturelle et la théologie pour redessiner la carte des sciences humaines comparatives de façon à mettre au premier plan la différence et l’incommensurabilité, plutôt que la ressemblance et la commensurabilité. Consciente, comme Elton Uliana l’a récemment formulé, que « l’intraduisibilité est une sorte de métalangage structurel nécessaire, pris en étau entre la nécessité théorique et l’inapplicabilité pratique », j’ai analysé plusieurs pédagogies comparatives qui mettent en avant des champs de difficulté linguistique, des impasses de traduction et des formes de singularité non négociables qui finissent par être négociées. Ces pédagogies appellent des approches où il ne s’agit pas simplement de remplacer des équivalences interculturelles par des différences, mais de penser l’opacité de la langue comme si elle était philosophiquement, spatialement et temporellement présente partout – une « épistémologie planétaire » déterminée à résister aux généralisations formalistes et aux mondes abstraits si caractéristiques des world literature studies2.

Dans le troisième volet, Unexceptional Politics : On Obstruction, Impasse, and the Impolitic (2018), je ne m’intéressais pas à la théorie de la traduction en tant que telle, même si mon approche était informée par la pratique de la « théorisation des intraduisibles ». L’idée était de générer un lexique d’épiphénomènes micropolitiques – obstruction, obstination, impasse, interférence, désengagement, thermocratie – afin de saisir ce qui a été sous-théorisé par la philosophie politique classique. La politique « telle qu’elle a lieu », les effets liés à l’atmosphère sociale, les conditions de la politique politicienne, le détail de la procédure parlementaire, les humeurs imperceptibles et impossibles à quantifier qui affectent la façon dont les décisions se prennent ou la façon dont telle ou telle contingence est prise en compte : ces différents paramètres ont donné lieu à une tentative visant à forger un vocabulaire politique d’un autre ordre. Unexceptional Politics… s’intéressait avant tout à un lexique propre à la politique (avec un petit « p ») européenne et américaine de la littérature et de la théorie des XIXe et XXe siècles. Il a contribué à alimenter un corpus croissant de travaux consacrés à la philologie politique, modélisés par la revue Political Concepts et l’ouvrage collectif Words in Motion : Toward a Global Lexicon (2009), dirigé par Carol Gluck et Anna Lowenhaupt Tsing3 ; par le livre intitulé Concepts from the Global South, fruit d’une collaboration menée par Dilip Menon4 ; par la perspective transnationale de Leela Gandhi (2008) analysant le vocabulaire de la non-violence : ahimsa, force d’âme ou esprit, résistance passive et désobéissance civile.

La philologie, on le sait, est une des plus anciennes armatures disciplinaires des sciences humaines ; c’est une science de la langue, ou une formation à cette science, née dans les bibliothèques de Pergame et d’Alexandrie au IVe siècle avant J.-C., développée par l’Humanisme de la Renaissance, par la linguistique comparée, conçue comme une branche des sciences humaines à l’époque des Lumières, par le positivisme allemand et la littérature comparée. Depuis quelques décennies, des représentants de la théorie postcoloniale (Edward Saïd, Gayatri Chakravorty Spivak, Édouard Glissant, Walter Mignolo, Aamir Mufti) ; de la cosmopolitique philosophique (Barbara Cassin, Étienne Balibar, Viveiros de Castro) ; de l’histoire des concepts dans la religion et la théopoétique (Adi Ophir, Gil Anidjar, Josef Sorett, Stathis Gourgouris) ; des critiques historiques de la linguistique eugéniste et raciste (comme celle que met en scène le récit familial de Martin Puchner, The Language of Thieves : my Family’s obsession with a Secret Code the Nazis Tried to Eliminate, qui s’intéresse au Rotwelsh, un « argot de voyous » parlé dans toute l’Europe, sur lequel ont travaillé plusieurs chercheurs nationaux-socialistes qui voulaient soumettre la langue allemande à un nettoyage ethnique) ; la world philology (telle que l’a définie Sheldon Pollock en cherchant à pallier la perte de connaissance des langues anciennes et historiques5) ; et ce que j’appelle parfois l’« Averroès redux » dans la théorie contemporaine de la traduction arabe (Abdessalam Benabdelali, Ali Benmakhlouf, Souleymane Bachir Diagne) : tous ont exploité le potentiel de la philologie pour alimenter les mouvements luttant pour la justice sociale et nourrir une approche que je dirais non-alignée de la théorie littéraire.

L’objet de ce quatrième volet, « Qu’est-ce qu’une traduction juste ? » est de repenser la traduction en l’envisageant dans le cadre de philosophies occidentales du droit, de la Sittlichkeit (normes éthiques, coutumes, pratiques) et des théories de la justice (Platon, Hegel, Rawls), mais aussi en tenant compte de travaux plus récents sur la « justice postcoloniale » qui négocient la collision entre la tendance « à l’universalité et à la normativité » et la tendance à la différence6. De façon plus large, mon ambition est de proposer une approche critique qui puisse « rendre justice » aux nuances des mots associées à l’arbitrage, et ce dans toutes les langues du monde. Compte tenu des limitations pratiques, cela implique de réduire l’échelle et de sélectionner des termes et des cas qui révèlent une injustice traductive dans des conditions de violence et de litige juridique. Parmi ces conditions, je citerai la violence de genre et la sécurité sexuelle à travers les langues, l’intraduisibilité de mots tels que réfugié et migrant, le vocabulaire semé d’embûches de la colonisation et de la non-colonisation (qui implique de traduire des termes tels qu’indigénéité, occupation, zone de détention et camp), les tests qui ont valeur de shibboleth et la forclusion du droit de résidence (qui équivaut à créer des passeport pour la parole), les scénarios multilingues de surveillance et de patrouille biopolitiques qui autorisent les entrées forcées, les interpellations suivies de fouilles et l’exécution d’ordres visant à « rapporter et déporter ». Une des tactiques les plus malfaisantes du trumpisme est la stigmatisation quotidienne des immigrants qualifiés d’« assassins », de « violeurs », de « criminels » et de « terroristes ». Le linguiste George Lakoff affirme qu’il s’agit d’une langue offensive qui active « des structures cérébrales appelées “circuits-cadres” qui servent à appréhender l’expérience » ; la répétition constante de ces “circuits-cadres” finit par imposer une Weltanschauung alternative7. Dans un contexte politique aussi sombre, la traduction est donc une arme de résistance essentielle qui fait écho au refus vieux, comme le monde, de céder à la propagande et au lavage de cerveau.

La notion de « traduction juste » correspond à la tâche qui vise à ce que des termes philosophiques puissent répondre de l’égalité politique. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Comment accomplir une telle tâche ? Le Dictionary of Untranslatables est un excellent point de départ. D’un côté, ce dictionnaire montre que certains termes acquièrent un capital politique du fait de leur lien privilégié avec la pensée. Des mots-clés tels que aletheia, Aufhebung, Begriff, Bestand, chôra, conscience, Dasein, dialectique, dikê, Geist, Geschlecht, Gewalt, logos, mimesis, moi, mir, nomos, ‘Olam, Paideia, peuple, polis, pravda, praxis, raison, sagesse, sens, Stimmung, sujet, Tatsache, to ti ên eînai (quidditas), Trieb, universel, virtù, Willkür et zôê doivent leur haut rang au fait qu’ils sont considérés comme les composants d’un métalangage philosophique, comme des vecteurs ou des outils de pouvoir qui permettent à la pensée de « penser » ou aux manières d’être d’« être ». Il s’agit de philosophèmes qui résistent au passage du temps et transitent d’une langue à l’autre tout en étant fidèle à leur langue d’origine, et qui, en tant que tels, sont constitutifs d’une autorité souveraine. Jacques Lezra va jusqu’à identifier l’intraduisible à l’« état d’exception » ou l’exceptionnalisme souverain tels que l’ont formulé Carl Schmitt et Giorgio Agamben. Imitant Carl Schmitt comme s’il était ventriloque, il lui fait dire : « Le souverain est celui qui décide de la traduction, le souverain est celui qui décide de ce qui est ou n’est pas une traduction […]. Le souverain […] est celui qui décide de ce qui est intraduisible8 ». Sa définition rappelle le souverain de Hobbes qui accède au pouvoir pour répondre à la question « Qui sera juge ? » Parce qu’il est « le terme unique, indivisible et singulier », le juge souverain est intraduisible. Mais, comme le souligne Jacques Lezra, à partir du moment où le pouvoir du souverain étend son empire et délègue, distribue et bureaucratise sa souveraineté unitaire, il devient traduisible. Jacques Lezra en conclut : « La souveraineté émerge en même temps que les pratiques et les conceptions modernes de la “traduction”. La souveraineté, c’est la traduction. »

Le Dictionnaire des intraduisibles, pourrait-on dire, vise à dissoudre l’exceptionnalisme souverain de l’intraduisible en le traduisant. En démocratisant les domaines politiques de la philosophie plutôt qu’en étendant son imperium, ses auteurs interprètent les philosophèmes comme s’il s’agissait de constructions idiomatiques plus que d’événements singuliers contribuant à ancrer les langues dominantes de la pensée européenne (le grec, le latin, le français, l’anglais et, surtout, l’allemand). L’objectif ultime de l’ouvrage, qui n’a pas été entièrement atteint à cause de l’accent mis sur les langues européennes, était de modéliser une méthode permettant d’aborder les mots de n’importe quelle langue sous l’angle philosophique. Mais il a été en partie concrétisé puisque le dictionnaire a été traduit en arabe, en russe, en ukrainien, en roumain, en espagnol, en portugais brésilien, en italien, en hébreu et en grec. À l’heure où nous écrivons, cela dit, il n’existe pas encore de plateforme numérique encourageant l’art de philosopher dans toutes les langues.

Pour Barbara Cassin, la tâche visant à penser la philosophie « en langues » impliquait de refondre ses abstractions transhistoriques pour en faire des éléments vivants d’une langue, soumis aux contingences de leur usage situationnel, à l’usure des échanges sociaux et aux paradoxes des traductions erronées. Il s’agit d’un schéma où les mots et les structures syntaxiques ordinaires exercent leur droit à la « philosophabilité », comme dans les entrées correspondant aux pronoms personnels « Je, moi, soi » ou au verbe « Être » (le « premier verbe », selon Friedrich Schleiermacher), dont la distinction espagnole entre ser et estar, l’énoncé constatif allemand es gibt (expression-clé de l’intuition dans l’esthétique transcendantale de Kant), le verbe portugais ter (avoir), ou le terme arabe rābiṭa (souvent interprété comme un synonyme du grec sumplokê ou de la copula latine qui désigne le verbe « être »)9. S’il y a une charge politique spécifique, elle est inhérente à la volonté de désexceptionnaliser le vocabulaire restreint de la philosophie ancienne, continentale et analytique, en étendant la franchise à certaines locutions et expressions familières. Prenons, par exemple, vergüenza (1338-1341), un mot espagnol qui désigne la honte et la pudeur, absent des encyclopédies philosophiques standard. Contrairement à la vergogne française, que la langue contemporaine associe davantage à des protocoles juridiques d’accusation et de jugement, la vergüenza maintient un lien vital avec d’anciens codes d’honneur dont les modèles étaient des personnages héroïques qui tiennent parole. L’expression vergüenza ajena remonte au grec aidôs, qui signifie révérence, crainte, respect de soi et des autres, honte – le contraire de ce qui est « sujet de honte ou de scandale ». Aidôs et nemesis, associés chez Homère et Hésiode, sont essentiels à l’évolution des concepts de conscience, à l’expression sociale de l’indignation publique et du sentiment d’outrage moral, aux appels à la justice et à la condamnation de l’orgueil démesuré. La vergüenza, un mot que l’on retrouve dans les mèmes idiomatiques (Qué vergüenza !, qui signifie « Quelle honte ! », « Quelle pitié ! », ou « Quel dommage ! ») n’est donc plus périphérique au canon philosophique ; c’est même un de ses fondements, un de ses piliers, comme les concepts grecs et latins de honte et de culpabilité sur lequel reposent les constructions modernes de la sphère publique.

L’affirmation par Barbara Cassin d’un droit à philosopher en langues non véhiculaires se prête à des objections de taille : elle contribue peu à démonter le privilège de la philosophie européenne ; elle repose sur un « arcadianisme politique » qui idéalise le local ; elle apprivoise et neutralise les langues vernaculaires et indigènes, ou au contraire, parce qu’elle leur livre un permis de philosopher, elle en fait des agents d’auto-colonisation épistémique10. Ceci étant dit, cette affirmation peut aussi mener à une tâche de traduction subalterne et s’appuyer sur des anthropologies des pratiques quotidiennes. Comme le fait remarquer Arjun Appadurai, « une grande partie de l’anthropologie de la connaissance (qu’il s’agisse d’Evans-Pritchardon travaillant sur la sorcellerie ou de Webb Keane travaillant sur la conversion et la rédemption dans l’Indonésie insulaire) élargit le cadre de la traduction philosophique dans un esprit comparatif, sans soumettre les ressources, conceptuellement riches, des mondes vernaculaires, quotidiens, ni de ceux des langues mineures, à la normativité disciplinaire de la philosophie ni à la force colonisatrice des principales langues de traduction11. » Dans cette perspective, décoloniser la philosophie impliquerait de vernaculariser certains prédicats et certains mots-clés, et de déprovincialiser la vision de la philosophie canonique, ce que font, par exemple, Métaphysiques cannibales (2009) d’Eduardo Viveiros de Castro, Leopold Sedar Senghor, l’Art africain comme philosophie (2019) de Souleymane Bachir Diagne, ou la Critique de la raison nègre (2013) d’Achille Mbembe. « Rendre justice » serait donc entendu au sens de restituer à ; d’appeler à rendre compte d’inégalités structurelles inscrites dans des histoires de la pensée12, des critères d’évaluation et de mesure13, et des régimes de jugement esthétique fondés sur des déterminations d’équivalence et de commensuration culturellement abstraites. Rendre justice à la philosophie impliquerait de redistribuer le regard, de faire en sorte que l’attention soit plus équitablement répartie, d’attribuer une « égalité de vivacité » aux objets de la cognition et du jugement esthétique (ce qui fait dire à Elaine Scarry que « la beauté mène à la justice14 »). Cela impliquerait de tenir compte des recherches empiriques qui historicisent les cartographies de la langue : savoir comment celles-ci ont été nommées, classées et chiffrées par les régimes coloniaux (comme dans l’ouvrage de Javed Majeed, Colonialism and Knowledge in Grierson’s Survey of India [2018]). Enfin, il s’agirait de reconfigurer les modalités et les branches classiques de la philosophie, de la métaphysique à l’éthique, de l’esthétique à la phénoménologie, et de la logique au droit canon.

La théorie de la traduction a une longue histoire, et une histoire complexe, avec le droit : non seulement elle a ses propres lois – sa doxa sur ce qui est bien ou mal traduit –, mais c’est un outil fondamental de transmission du droit dans les écoles, les tribunaux et tout ce qui concerne la déontologie professionnelle. Elle est aussi profondément liée aux protocoles théologiques de sanction divine. Quand on parle d’une langue traduite comme d’une monnaie (qu’il s’agisse de fausses pièces ou d’unités de valeur réelle), on entre implicitement dans les arènes séculières de la finance, de l’économie et des affaires. Mais cet usage séculier s’oppose presque toujours aux discours théologiques et religieux qui proscrivent la traduction de la langue sacrée. Dans ce contexte-là, l’intraduisible fait référence aux langues dites saintes, reflet direct de la parole de Dieu. Les variantes de ce modèle biblique/coranique de l’intraduisible comprennent des interdits culturels qui vont jusqu’au commandement énoncé par le titre du livre d’Abdelfattah Kilito, Tu ne parleras pas ma langue. Auquel cas, la proscription est émise, non pas pour des raisons théologiques, mais comme un bouclier protecteur contre le type de violence que la traduction exerce sur le sujet de « ma » langue, autrement dit, sur les locuteurs natifs et les communautés linguistiques locales. La traduction devient culturellement violente quand elle autorise implicitement l’accès libre à la vie privée langagière d’une culture, une expérience qui peut être invasive, profondément irrespectueuse et méprisante pour autrui. Ce qu’Abdelfattah Kilito tient à sauvegarder, ce sont les qualités et les usages d’une langue qui devraient être hors-limite, inaccessibles aux voyageurs voyeurs. Placer certains éléments d’une langue sous le signe du refus ou du retrait fait partie d’un art de vivre, d’une chorégraphie fondée sur des pratiques de bienséance, de piété, de raffinement, de décorum, d’humour et de civilité (ce que la langue arabe a tendance à réunir sous le terme généreux d’adab). L’intraduisible est ainsi un mécanisme qui sert à préserver la cohésion sociale, la cordialité, la solidarité politique et les biens communs culturels contre l’appropriation culturelle endémique propre au consumérisme de masse, au tourisme, au vol de biens et d’artefacts culturels indigènes, et à l’expropriation raciste et coloniale. Ne pas traduire, refuser de traduire – devient un moyen stratégique de renoncer à un contrat social qui sous-entend des lois de communication universelles et des protocoles d’interlingualité culturellement neutres. Dans cette perspective, l’interdiction de traduire, qui incarne la force de la loi telle qu’elle est mobilisée contre la domination, contribue à accroître la perception d’une violence essentielle au droit (son « illégalité constitutive », pour reprendre les termes de Geoffrey Bennington15), en particulier dans les zones de contact saturées d’inégalités de richesse, de pouvoir et de capital culturel.

Le droit a tendance à dissimuler sa violence sous couvert d’un état actuel des choses linguistique ou d’un « ainsi va l’époque » de la langue ordinaire. Dans ces conditions, la seule façon de tendre vers la justice est de déboulonner les lois de la langue en se concentrant sur ses apories, ses modes d’articulation qui ne sont ni universalisables, ni stabilisés, ni compréhensibles, son Verfremdungseffekt. Contrairement au cas de figure de la proscription, où l’intraduisibilité est un geste de rétention, une interdiction d’accès qui permet à une communauté linguistique de résister à l’appropriation culturelle, cet effet de distanciation mobilise l’intraduisibilité pour réagencer les relations sociales prescrites par la grammaire et la syntaxe. Prenons par exemple la déstabilisation de la position du sujet dans « Meine Sprache und Ich » (« Ma langue et moi ») d’Ilse Aichinger, une nouvelle traduite par Henri Plard qui fait partie du recueil intitulé Eliza Eliza (2007).

Meine Sprache ist eine, die zu Fremdwörtern neigt. Ich suche sie mir aus, iche hole sie von weit her. Es ist aber eine kleine Sprache. Sie reicht nicht weit. Rund um, rund um mich herum, immer rund um und so fort. Wir kommen gegen unseren Willen weiter. Zur Hölle mit uns, sage ich ihr manchmal. Sie dreht sich, sie antwortet nicht, sie lässt uns geschehen. Manchmal tauchen Zöllner auf. Ihre Ausweise? Wir passieren, sie lassen uns passieren. Meine Sprache hat nichts gesagt, aber dafür ich, ich habe diensteifrig genickt, ich habe ihnen die Freude getan16.

« Ma langue est une langue qui a du goût pour les mots étrangers. Je les choisis, je vais les chercher loin. Mais c’est une petite langue. Elle ne va pas loin. Elle tourne autour de moi, toujours autour de moi et ainsi de suite. Si nous avançons, elle et moi, c’est à notre corps défendant. Le diable nous emporte, lui dis-je parfois. Elle tourne, elle ne répond pas, elle laisse faire. Parfois surgissent des douaniers. Vos papiers ! Nous passons. Ils nous laissent passer. Ma langue n’a rien dit, mais moi, oui, j’ai hoché la tête d’un air empressé, je leur ai fait ce plaisir17. »

Ilse Aichinger imagine une scène où l’intruse qui hante le sujet pronominal de « ma langue » est comme une partenaire muette qui échappe au contrôle des passeports au moment où toutes deux sont arrêtées par un douanier. À l’heure où se multiplient les raids et les patrouilles des services de police douanière et de contrôle des frontières, la figure du Fremdwort (le mot « étranger » ou « déplacé ») prend forme en tant qu’innommable.

Identifier l’étranger qui est à la porte, c’est éveiller l’attention de la loi, ce qui montre le préjudice social lié, de façon symptomatique, aux noms qui désignent l’« étranger » dans de nombreuses langues. Prenons l’allemand et comparons der Flüchtling (une personne perpétuellement en fuite, un fugitif, un sujet dont la désignation est péjorative à cause du diminutif grammatical ling) et der Geflüchtete (une personne littéralement déplacée ou « échappée »). Der Geflüchtete est censé être un terme plus neutre, qui s’applique aux personnes en transit, sauf qu’il est aussi problématique dans la mesure où il efface le legs historique et tragique de la dénaturalisation, de la déportation et de l’exode forcé. Der Flüchtling, der Geflüchtete, die Menschen mit Migrationshintergrund (les personnes issues de l’immigration), die Menschen mit Zuwanderungsgeschichte (les personnes d’origine immigrée, avec des bagages de migrants), der Asylsuchende (le demandeur d’asile), der Ausländer (l’étranger) : comme les mots français « migrants » ou « sans-papiers », chacun, à sa manière, sape la légitimité politique de l’État-nation. Chacun rejoue une violence qui commence avec la première interpellation avant de se décomposer en mille et une injustices qui vont de la traque à la mise en cage en passant par le passeport ethnographique établi en fonction de la langue et de l’accent.

Cette violence qui nomme était évidente pendant et après les soi-disant « agressions sexuelles du Nouvel An » qui ont eu lieu à Cologne et dans plusieurs villes allemandes en 2016. Plus d’un millier de femmes auraient été agressées par des hommes « d’apparence arabe ou nord-africaine », selon la police. La maire de Cologne, Henriette Reker, a réagi en demandant aux femmes d’adopter un code de conduite les obligeant à se tenir à « distance d’un bras » des étrangers18. Outre qu’il montre que le harcèlement d’hommes identifiés comme migrants ou racisés alimente les récits ethnocratiques, l’incident a mis en lumière ce qu’on pourrait appeler le problème du « trop près », rarement pris en compte par les théories du cosmopolitisme ou les revendications d’un droit unilatéral à l’hospitalité. Il s’agit en effet d’un « trop près » qui dépend de normes de sécurité sexuelle culturellement codées, principalement occidentales, au sein de certains cadres institutionnels ou de certains espaces publics. Ce « trop près » est donc lié à la perception qu’a le sujet libéral de la transgression des frontières de la propriété de la personne, propriété elle - même fondée sur des notions de souveraineté sexuelle destinées à garantir une protection juridique contre les rapports sexuels non consentis et coercitifs19.

L’incident du Nouvel An a activé un vocabulaire de la distanciation sociale qui a été renouvelé peu après dans le sillage du Covid. Ce vocabulaire a contribué à consolider les normes de l’appartenance nationale, ainsi qu’un contrat social dont le sceau historique est une inviolabilité synonyme de blancheur, de chrétienté, de codes de conduites garantis par la loi, d’éducation uniforme et de frontières souveraines. Dans le cadre de cette histoire normative, le « trop près » représente une menace directe pour l’Europe cosmopolite, dont elle sape les fondements, qu’il s’agisse de l’idéal kantien de paix perpétuelle ou de l’ambition goethéenne de communauté élective. Cette communauté d’« affinités électives » – ou communauté de « sympathie », allusion à une autre traduction du titre du roman de Goethe Die Wahlverwandtschaften (1809), Ottilie ou le Pouvoir de la sympathie (1810) – implique une éthique volontariste lié à ce que Roland Barthes (2002) caractérisa comme l’idéal visant à vivre ensemble : la volonté de vivre ensemble, de former une unité spirituelle apparentée, d’entrer en contact, d’autoriser la proximité, d’accepter de ne pas se tenir à distance d’un bras, de refuser ce que Hartmut Rosa appelle une « indifférence répulsive », un déficit de résonance relationnelle, qui réduit au silence la relation et assourdit la chambre d’écho sociale20. Pour autant, nous savons que les mesures de proximité physique et de socialité sans frontières sont culturellement mouvantes, que les sociétés ont d’innombrables façons de reproduire le cloisonnement, l’enfermement et la mise à distance des minorités au nom de la gestion des risques. Comme le note Sara Ahmed, l’exclusion sociale naît de « murs atmosphériques », autrement dit, de dispositifs de surveillance subtils et plus efficaces que les vrais murs. « Un mur atmosphérique est efficace, écrit-elle, dès lors que l’atmosphère est tellement lourde que tu décides de partir sans que personne ne t’y oblige […] que les critères de participation sont tellement prohibitifs que tu n’oses pas entrer dans l’espace. Les murs atmosphériques sont pratiques parce qu’ils sont à la fois invisibles et sélectifs […] Dans l’indésirable, ils sont une source de honte, de culpabilité et de gêne21. » Wanda Vrasti et Smaran Dayal étendent la non-inclusivité à la perte de la « présence légitime». « La présence légitime n’est pas une quête d’inclusion dans un ordre déjà établi ; il s’agit plutôt d’affirmer une nouvelle mesure d’équité, même si cela implique de défaire l’ordre dans lequel nous existons et dont nous bénéficions22  ». Pour fonder cette nouvelle mesure, Wanda Vrasti et Smaran Dayal s’en remettent à la « communauté de ceux qui n’ont rien en commun » d’Alphonso Lingis, présentée comme « une autre communauté », une alternative à celle des « individus qui sont rationnels et se maîtrisent », prête à s’ouvrir à « l’intrus », à « l’étranger », que l’on pourrait désormais caractériser comme un nouveau nomos23. Il s’agit d’un bien commun qui ne serait plus garanti par le droit nativiste à « être là », lui-même fondé sur des procédures de défense et de gestion des risques, et des actes micropolitiques de distanciation sociale qui parachèvent les opérations de quarantaine et de police des frontières (y compris « la frontière intérieure », l’innere Grenze de Fichte) en infligeant des blessures affectives.

Vu les politiques chargées et ambivalentes de sécurisation des frontières, la traduction du non-citoyen fait partie d’un projet plus large de critique des politiques d’expulsion, quelle que soient l’apparence qu’elles prennent24. Les tentatives visant à proposer un vocabulaire « assez satisfaisant » ou « déjà mieux » sont voués à l’échec. L’expression « demandeur d’asile » encode une position de suppliant, la tête inclinée d’une personne qui dépend de la charité, toujours d’emblée redevable à la munificence de l’État éventuellement prêt à l’accueillir, le jouet de philanthropes bien-pensants évacuant les scrupules que leur vaut de posséder une surabondance de richesses en jouissant de leur don. En français, le mot exilé, officiellement approuvé par les principaux médias qui cherchent à éviter la stigmatisation que sous-entendent migrant et immigré, est aussi problématique ; il élimine les différences de classe et de privilège matériel historiques qui séparent l’élite des émigrés de ceux qui sont privés des moyens de survie élémentaires. Autre expression proposée, le « déplacement forcé de population » : elle pâtit de l’idée de deus ex machina, d’une force d’expulsion externe qui prive les personnes en mouvement de leur capacité d’agir. Impossible de trouver le mot ou la traduction juste ! C’est précisément dans ce sens que cette terminologie est intraduisible.

La dénomination, elle - même une violence catégoriale, inflige des ordres différentiels de souffrance psychique et politique à ceux qui errent dans le monde en quête d’un abri sûr et d’une hospitalité inconditionnelle. Elle laisse dans son sillage des grammaires de circonlocution non corrigibles qui désignent « l’autre » ou l’arrivant ; des postulats d’incommensurabilité radicale en ce qui concerne les droits et les privilèges ; un vocabulaire de la différence anthropologique qui montre à quel point, comme le note Étienne Balibar, s’exerce « un jugement qu’on peut appeler discriminant, au double sens d’une différenciation des individus, répartis entre des catégories sociales, mais aussi “morales” (en particulier le caractère) et d’une distinction entre les différentes modalités selon lesquelles la norme se trouve “niée” par différentes façons de renverser la normalité, de l’abolir ou de “dévier” par rapport à elle25 » – c’est ainsi que les actes de traduction et les actes d’administration de la justice se rejoignent.

 

Au contraire, Étienne Balibar en appelle à une grammaire non discriminante des dépossédés, des nouveaux blessés, des damnés de la terre. Son approche, dirais-je, est soustractive et passe par la négation. Elle implique de traduire « citoyen » loin de l’usage conventionnel, de façon à faire référence à la personne qui prive les autres du droit d’avoir des droits. Le « citoyen » est mis à nu en tant que faux délégué de la protection des immigrants, qui oublie la violence passive infligée au réfugié du simple fait de consentir au critère ethno-nationaliste de la citoyenneté. Il s’agit de la face sombre de « citoyen » qu’Étienne Balibar traduit à partir des langues sources de la citoyenneté moderne qui remontent aux Lumières. Ce qui émerge à la place, un « citoyen sujet » digne de ce nom, ce n’est pas seulement une personne sans État, mais un sujet de « réciprocité transindividuelle » qui n’est pas sans rappeler les personnages de Julie ou la Nouvelle Héloïse, démultipliés par leurs moi écrivant :

« Aucune voix souveraine, qu’on pourrait dire neutre ou absolue, ne s’élève dans ce dialogue pour nous montrer le chemin de la vérité, engendrer ce qu’on pourrait appeler à la façon de Spinoza des idées adéquates (sinon “géométriques”) quant à la nature et aux effets des passions qui se déploient entre les personnages. Les seuls critères que nous ayons à notre disposition surgissent du contenu des lettres et de leur enchaînement, de l’accord et du désaccord entre les jugements que les différents correspondants portent sur leur rapport mutuel. Pour nous, de telles interprétations restent donc par définition hypothétiques26 ».

L’« irréductibilité des voix » qui permet aux personnages de ne pas être identifiés, même quand ils sont unis entre eux, est considéré à la fois comme « le signe de l’impossibilité de la communauté » et comme le signe de « la différence sans laquelle il n’y a pas, au sens fort, de réciprocité transindividuelle27 ».

Comment nomme-t-on ou identifie-t-on une différence transindividuelle qui ne reproduit pas la structure excluante de l’« inclusion différentielle28» ? Étienne Balibar en revient aux différences anthropologiques « dans leur multiplicité instable », conçues comme « le seul site où peuvent exister des sujets à qui la question se pose, sans réponse préétablie, de savoir ce qu’implique de voir – ou non – comme des humains d’autres sujets qui sont aussi des sujets autres, et de leur conférer ainsi pratiquement un égal droit aux droits29». Pour éviter la violence de la dénomination, il oriente l’identité vers une ontologie sans forme, plus exactement une manière d’être – le malêtre – qui échappe à toute comparaison : « C’est bien le lieu du malêtre : le Wesen, “être” ou “essence” dont parlait toujours Marx à la pointe de sa critique de l’abstraction bourgeoise “individualiste” », qui « n’est jamais qu’un “non-être” ou plutôt un “monstre” (Unwesen)30». Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, le mal-être correspond à une hypersensibilité aux malheurs des autres et une sensation générale d’être-malade. On retrouve le mot dans Les Confessions, plus exactement dans la phrase « Après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain… », où il signale un état de mal-ajustement social associé à un sentiment de précarité alimentaire31. Pour Étienne Balibar, malêtre, raccroché à Un-wesen, comprend le sens d’« intrinsèquement affecté de “malaise” et de “malformation” », une condition associée au malaise ou à l’inadéquation de l’universel dans l’interpellation subjective qui met en branle « le devenir-sujet du citoyen » et le « devenir-citoyen du sujet32 ».

Cette interprétation du malêtre comme un terme processuel qui défait la violence de la dénomination au sein de la différence anthropologique et incite à penser la non-relation relationnelle comme une condition de transindividualité recourt à l’intraduisible Unwesen, substance monstrueuse du non-être qui guide le conatus vers le citoyen-sujet. Cela dit, il existe une autre façon de penser ce « non-être » et de le considérer comme une condition langagière, un Verfremdungseffekt permanent qui se manifeste sous la forme de l’intraduisibilité ; il ne s’agit pas d’une essence, mais d’un processus que j’associe ici à l’aptitude à « rendre justice » (entendue comme un verbe, une action) de la traduction. « Rendre justice » par la traduction, c’est exploiter la façon dont le malêtre en tant que Unwesen, qui se manifeste par des symptômes de résistance et d’inadaptation traductives, provoque des « renversements de pouvoir » et des « contre-identifications » qui, pour reprendre la formulation du philosophe à la fin de Citoyen Sujet, force l’exclusion à « reculer33 ».

Étienne Balibar signale des usages politiques de l’intraduisible comme un moyen de résister à, ou de se libérer de la violence de l’exclusion qui vient des dénominations du non-citoyen, ainsi que des sujets de la différence anthropologique, parfois jugés substituables en vertu d’un « schème généalogique » commun identifié en fonction de traits dont la transmission est biologique (d’une « universalisation de la génétique »), ou d’indices somatiques (le « phénomène “esthétique” des différence perçues entre les corps, quelles qu’en soient les marques et si surdéterminées soit-elle par des pratiques culturelles34»). Même si l’on se dispense de nommer la différence anthropologique dans ses formes génétiques et culturelles, le problème demeure, qui consiste à traduire la singularité du sujet transindividuel sans renoncer au droit à être identifié par son nom individuel, surtout si ce nom est porteur d’une revendication politique (manifeste, par exemple, dans le cri de protestation, devenu un slogan, « Say her name ! », qui, à l’origine, était une réaction au refus de Donald Trump de donner le nom de Breonna Taylor, tuée chez elle par la police).

Ma tentative visant à élaborer un projet de traduction « balibarien » qui défend le droit à être politiquement nommé, loin de la violence épistémique de la dénomination qui prive autrui de ses droits ou l’expulse, est l’occasion pour moi de plaider en faveur d’une traduction réparatrice, qui tendrait vers des actes de redressement et de restitution dans l’esprit du témoignage de Ta Nehisi-Coates à la chambre des Représentants le jour de la fête de l’Émancipation, en 2019, au nom d’une commission dont le rôle était de réfléchir aux réparations de l’esclavage. Cette commission avait été chargée d’une tâche de traduction presque impossible : évaluer le coût de l’esclavage en calculant, suivant des rapports d’équivalence, les milliards de dollars d’actifs extorqués compte-tenu de la torture, du viol et du trafic d’enfants. Mais cette tâche en cachait une autre, aussi, voire plus difficile : identifier, sans le regarder (au sens de montrer du doigt ou d’interpeller en réduisant), un plaignant qui ne serait pas l’unique agent d’un droit de propriété mais le sujet collectif d’une histoire – transindividuelle – qui doit être reconstituée et conçue comme étant entièrement franchisée et formant de nouveau un tout.

La praxis de la traduction réparatrice, à l’ère de ce qu’Achille Mbembe appelle le « devenir-négre du monde35 », exige que justice soit faite pour les blessures du capitalisme racial, de même qu’elle exige des compensations pour l’esclavage, la récupération des terres indigènes, la mémorialisation des cimetières et des lieux de torture afro-américains, le retrait des noms des Confédérés des commémorations historiques (ainsi que ceux des racistes, des eugénistes et des impérialistes iconiques), le rapatriement des artefacts culturels, l’abolitionnisme carcéral et la mise en œuvre d’une politique de reconnaissance fondée sur la conviction que la non-reconnaissance ou la mé-reconnaissance (comme l’affirme Charles Taylor), « peuvent causer du tort et constituer une forme d’oppression, en emprisonnant certains dans une manière d’être fausse, déformée et réduite […] accablant ses victimes d’une haine de soi paralysante36 ». Elle implique une poétique de la réparation qui ferait écho aux lignes de Fred Moten : « Enveloppés dans la trame irradiée d’un linge rêche comme dans un linge de prière […] nous sommes tous là, hors de votre juridiction, criminels au labeur et hors phase, priant, préparant, la réparation37 » – et une praxis répondant à l’appel à rectifier la « traduction-comme-violation » de Gayatri Chakravorty Spivak38. L’exemple que donne celle-ci est l’« hindoustani pidgin » de Rudyard Kipling, une sous-classe du pidgin britannique évidemment « barbare pour le locuteur natif, dépourvu de connexions syntaxiques, toujours fâcheux, presque toujours incorrect », qui est avant tout l’effet de l’empreinte d’une langue perçue comme subordonnée. En allant plus loin, nous pourrions dire que la traduction réparatrice serait une manière de soin-pansement pour le « racisme en tant que condition préexistante » nuisible à la santé mentale et physique, et pour le préjudice social du discours dont les modalités comprennent le discours de viol, le discours de haine, la violation des langues sacrées, l’abrogation des droits linguistiques et le discours non libre. Le domaine juridique, y compris la législation sur ce qui constitue une parole libre ou non libre, fournit des points de repère essentiels pour théoriser l’offense, le préjudice et les limites légitimes de l’interdiction. Mais c’est un territoire très contesté du champ de la politique culturelle. Miles Ogborn, qui s’est intéressé à la longue histoire de l’esclavage, qualifie les non-libertés de parole de « servitude imposée par la parole », de pratiques de communication qui définissent des « relations sociales […] sous-tendues par la violence », et de discours dont les frontières disciplinaires produisent « une autre géographie de l’esclavage39 ». Dans une veine complémentaire, Traduction et Violence, de Tiphaine Samoyault, se penche sur la condition non-libre de ce que Salman Rushdie (1982) a appelé (non sans controverse) les « hommes traduits » des lieux de domination coloniale, et pose le défi d’une éthique de la traduction qui trace les lignes de politiques de la traduction suivant les axes du post-impérialisme et du post-esclavagisme qui se chevauchent (et peuvent diverger du point de vue historique)40. En posant, comme je le fais, la question de savoir ce que serait une praxis de traduction réparatrice, Tiphaine Samoyault souligne l’aptitude de la traduction, qui s’inscrit au lieu même du conflit politique, à « provoquer et instruire » ce conflit en l’orientant vers une politique d’égalité linguistique41. Il s’agit d’une politique qui pourrait bénéficier du renforcement des liens entre justesse (qui renvoie à une esthétique de la droiture et de l’exactitude) et justice (entendue comme un système de valeurs qui comprend l’égalité, la solidarité et la responsabilité42). Pour l’autrice, c’est justement le caractère désajusté de la traduction – les failles et les inadéquations des langues source et cible – qui déclenche le feu du polemos, mettant alors en œuvre, de façon productive, le pouvoir de l’agonisme43. En commentant ses arguments, je dirais que cette zone de traduction en tant que zone de conflit fait du courage du dissensus un mode d’existence, une façon de faire de la politique, une expérience de l’esthétique telle que les analyse Jacques Rancière44.

À la jonction d’une politique linguistique du dissensus, d’une pratique traductive décoloniale et d’une éthique du soin, s’affirme le désir – voire, la nécessité – de sauver, comme Simone Weil (1952) l’a souligné, le sentiment de la justice de l’emprise d’un sujet souverain façonné par des notions de personnalité juridique qui, il y a bien longtemps et surtout en Occident, s’est imposée comme une unité comptable immuable et identique à elle-même. Comme le note Alain Supiot, « il n’est pas de “je” possible sans une instance garante du “je”, ou, pour le dire en termes juridiques, sans une instance garante de l’état des personnes. Nul ne peut donc décider souverainement de sa filiation, de son sexe ou de son âge […] Avant même d’accéder par l’hétéronomie du langage à l’autonomie de la parole, l’être humain accède ainsi par l’hétéronomie de la loi à la qualité de sujet de droit45. » La personnalité juridique est reconnue dans des comportements standardisés – révélateurs de « l’inféodation des libertés » – dans lesquels les contrats juridiques et les accords de non-divulgation, dont la portée augmente, assujettissent la volonté et orientent la « liberté » des employés vers l’intérêt des employeurs, réduisant encore « l’écart entre la loi et le sujet de la loi ». L’ascendance de la personnalité juridique en tant que modèle de l’individu n’a pas seulement incité à la judiciarisation et à « la résurgence de la dimension féodale de notre culture contractuelle » en tant que modèles dominants d’interaction sociale ; elle incite les entreprises, les patrons et les agences chargés du maintien de l’ordre à engager des poursuites abusives contre des sujets vulnérables46.

Qu’est-ce qu’une traduction juste ? réagit à ce climat d’hyper-légalisme en proposant l’hypothèse suivant laquelle la langue – et la faculté critique de la traduction (qui entraîne l’oreille à entendre l’injustice) – a aussi un rôle à jouer dans les politiques de réparation. Le champ appelé « droit et littérature », désormais bien établi dans les sciences humaines, ne s’est jamais penché spécifiquement sur la traduction. Il a tendance à se concentrer sur le récit en tant que forme juridique : l’histoire d’une affaire judiciaire qui constitue un genre ; le crime, les procès et le drame qui se jouent au tribunal en tant que structures dramaturgiques propices au suspense ; la « confession » en tant que forme spécifique (comme dans Troubling Confessions : Speaking Guilt in Law and Literature de Peter Brooks [2000]), et les représentations littéraires de la coutume, de l’autorité juridique, de la légitimité et des systèmes de punition (lex talionis, le prix du sang) qui modèlent le raisonnement juridique ou sous-tendent les processus d’arbitrage. De ce point de vue, le livre de Mark Sanders, Ambiguities of Witnessing : Law and Literature in the Time of a Truth Commission (2007) fait figure d’exception. Analysant méticuleusement, à l’instar de Jacques Derrida, le vocabulaire et la syntaxe de la langue des témoins lors des procédures de la Commission sud-africaine Vérité et Réconciliation, l’auteur fonde sa monographie sur l’hypothèse suivant laquelle la traduction « pourrait être le paradigme de la façon dont le droit se fait et se refait en réaction à ses autres47 ». Qui plus est, son livre jette les bases d’une théorie de la traduction réparatrice en proposant une explication nuancée de l’interprétation de Weidergutmachung (remédier aux blessures) et de Wiederherstellung (réparer l’objet endommagé, régler sa dette, surmonter) par Melanie Klein dans « L’amour, la culpabilité et le besoin de réparation », un texte de 1937.

Rendre justice par la traduction, ce que Mark Sanders lit à la fois comme un projet kleinien de dépassement de la culpabilité et un moyen d’intervention politique, peut aussi prendre pour modèle la déclaration des droits au patrimoine, esquissée par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, et fondée sur l’inaliénabilité du patrimoine culturel et le devoir de rapatriement des biens africains spoliés. L’ouvrage de ces deux chercheurs, Restituer le patrimoine africain (2018) est souvent interprété à tort comme un appel à dépouiller les collections occidentales, alors que sa thèse principale est plutôt l’idée qu’il faudrait re-justifier les termes suivant lesquels l’Europe appréhende son passé colonial et sa politique d’appropriation patrimoniale. Cette renégociation des termes – où les questions de traduction sont essentielles – est patente dans les articles de la Constitution sud-africaine post-Apartheid qui restaurent onze idiomes africains auxquels elle accorde une reconnaissance officielle48. Pour Jacques Derrida (2004), qui s’est intéressé à cet événement majeur, le mot ubuntu, qui signifie « humanité » en zoulou et dans plusieurs langues bantoues, a été « transvalué » le jour où Nelson Mandela et Desmond Tutu lui ont attribué une valeur spécifique en tant que terme de pardon, de compassion, de non-vengeance, de non-victimisation et, surtout, de justice restauratrice, dans le contexte de la commission Vérité et Réconciliation. Le philosophe critique la traduction d’amnistie par « pardon », proposée par Desmond Tutu, parce qu’elle christianise le mot et l’associe étroitement aux définitions théologiques de la repentance. Le pardon chrétien, note Jacques Derrida, exclut les notions musulmanes et juives de compassion, de réconciliation et de compensation qui pourraient compliquer l’usage qu’en fait la Commission ; en outre il révèle l’extrême difficulté qu’il y a à traduire « pardonner » tout court en tant qu’acte, sentiment, négociation officiellement sanctionnée et expression qui change de sens d’un idiome à l’autre49. Derrida est particulièrement attentif à la façon dont les idiomes du pardon – les spécificités de chaque terme dans sa langue maternelle, les nuances intraduisibles qui réfractent les sentiments et les expériences du locuteur, l’incertitude quant à l’exactitude de la traduction, et l’usage restrictif des lexiques juridico-politiques – affectent la condition et la possibilité de la « pardonnabilité ». En prenant l’exemple d’une femme dont le mari a été enlevé et exécuté, et qui témoigne que « aucun gouvernement ne peut pardonner. [Silence] Aucune commission ne peut pardonner. [Silence] Moi seule puis pardonner [Silence]50», Derrida explique que les filtres de traduction de son énonciation (zoulou, afrikaans, anglais, français) qui empêchent de savoir ce que signifie « pardonner » dans son dialecte posent une intraduisibilité, une incommensurabilité entre sa langue et celles du pouvoir et du droit. Le philosophe souligne la nécessité qu’il y a à décoloniser les modes du discours qui incitent à excuser ou autoriser quelqu’un à parler sa propre langue ; revendiquer son idiome, c’est faire un premier pas vers une « guerre anticoloniale51 ». En toute logique, un des premiers actes de justice réparatrice de la Commission Vérité et Réconciliation fut donc la restitution du droit de cette femme à dire « pardon » ou « pas de pardon » dans son dialecte zoulou

 

La restitution de la langue maternelle va avec la réparation des trous de l’histoire littéraire. Prenons par exemple Pelong ya Ka (1962), un recueil de l’écrivain sud-africain Sophonia Machabe Mofokeng, réédité sous le titre In My Heart, avec une introduction de Simon Gikandi.

Comme l’écrit ce dernier, « Sophonia Machabe Mofokeng pensait, souvent contre la logique coloniale, que les langues africaines pouvaient servir de base à une pensée systématique de l’Être Africain dans le chaos né de la colonisation ». Reconnaître la contribution de Sophonia Machabe Mofokeng à la justice rendue aux langues africaines en tant que mediums de la métaphysique africaine doit commencer par sauver Pelong ya Ka de l’« oublieuserie » (un néologisme qui revient à la mère de Salman Rushdie, lequel le retrouve au moment où il essaie de se souvenir de l’intrigue d’une nouvelle qu’il a écrite à l’âge de dix ans, perdue depuis et intitulée Over the Rainbow52). En ce qui concerne Pelong ya Ka, de Sophonia Machabe Mofokeng, l’« oublieuserie » est imputable, comme l’affirme avec raison Simon Gikandi, au hiatus entre récit et critique postcoloniale. Aux yeux des lecteurs, l’omission du massacre de Sharpeville, contemporain de la rédaction du livre, légitimait cet oubli. Le texte défie en effet le moindre déchiffrage et la moindre catégorisation politiques immédiates. Il ne fait pas vraiment partie de la vague de littérature émancipatrice qui a explosé (et se poursuit) dans le sillage de la décolonisation, des mouvements mondiaux de défense des droits civiques, de la conférence de Bandung et autres conférences tricontinentales de l’époque de la Guerre Froide. Décalé par rapport au temps du politique, rayé de la carte de l’histoire littéraire et politique, Pelong ya Ka mérite pourtant d’avoir une place au « cœur » des sciences humaines comparées contemporaines puisqu’il est en phase avec le rythme et la pulsation du malêtre de la théorie postcoloniale tardive, laquelle vise de plus en plus à évaluer les effets de la violence épistémique.

Le livre de Sophonia Machabe Mofokeng pose un regard parfaitement factuel et rafraîchissant sur le cœur en tant qu’organe physique qui alimente le corps tout en étant tapi dans ses recoins, invisible et inconnaissable. Mais il y a encore plus poignant, quand l’auteur analyse l’usage du mot « cœur » pour dire le pathos, la résonance et la corrélation. « Avoir du cœur » signifie être capable de compassion, prêt à faire des amendements ou à assumer une tâche de réparation. Auquel cas la traduction réparatrice indique la réparation des institutions de la critique littéraire qui enferment la littérature africaine dans des catégories réductrices triant le bon grain de l’ivraie entre les expressions qui sont acceptables ou celles qui sont hors-limites. Comme le note Simon Gikandi, cette camisole de force « a diminué la place des langues africaines dans l’expérience coloniale tout en maintenant ce que [Karin] Barber appelle une “polarité centre-périphérie qui exagère tout en les simplifiant les effets de l’imposition coloniale des langues européennes” et transforme “les pays colonisateurs en monolithes immuables, et le sujet colonisé en un gage homogénéisé” ». La traduction anglaise de Pelong ya Ka, que l’on doit à Nhlanhla Maake, ne peut pas restituer les subtilités de la langue originale du texte – le sesotho –, en revanche elle invite, comme une forme de pardon ou de cadeau, à faire l’expérience de l’articulation d’une éthique décoloniale qui se passe du dualisme corps-esprit, à esquisser des épistémologies qui dévoilent la relation étrangement inquiétante entre un organe et une conscience. Pour Simon Gikandi, le mot sesotho pelo désigne une large gamme de « sentiments, d’émotions, de désirs, de tempéraments et de voix intérieures […] un comportement dont les états sont disparates, qui vont de la bonté à la méchanceté » ainsi qu’un « monde intérieur » où « des expériences et des valeurs partagées – la solitude et la mort, par exemple – seraient privilégiées en tant qu’ensemble de valeurs “universalisables, mais jamais universelles”. »

Le cœur habite le corps, demeure incognito, comme l’étranger, l’intrus, qui représentait le cœur greffé de Jean-Luc Nancy (2000). Il se rapproche aussi du cerveau tel que l’a décrit N. Katherine Hayles (2017). À l’instar des théoriciens non dualistes de l’IA, Katherine Hayles exploite le « non conscient cognitif » pour décrire une partie du corps étrangère à la pensée tout en étant constitutive de celle-ci. Variant sur ce thème, Michael Robbins évoque les philosophes du dualisme de la propriété, dont David Chalmers, en affirmant qu’ils pensent que « la conscience est une propriété émergente, une forme d’accompagnement fantomatique de la réalité physique53 ». Pelong ya Ka cite des expressions sesotho telles que « Mon cœur est bilieux », « Mon Dieu, quel énorme cœur il a, banna ! » ou « C’est une personne au cœur sage ». À la fois délégué de l’humanité et prothèse de l’intelligence, le cœur de ce texte va droit au cœur des sciences humaines en nous incitant à repenser la lecture des textes traduits, notamment quand ils circulent parmi des lecteurs qui ne sont pas des spécialistes. Pour Gayatri Spivak (2020), ces questions relèvent de la pratique d’une « criticalité globale » dont la politique de la traduction est le point nodal.

Traditionnellement dédiée à l’exercice d’équivalence entre l’ordre des langues (source et cible) et les repères du savoir culturel, la théorie de la traduction devient intraduisible dès lors qu’elle est confrontée à un texte comme Pelong ya Ka. Lequel est un cas de figure qui relève de ce que Gayatri Spivak et Hosam Aboul-Ala appellent « la compréhension [under-standing] métathéorique du processus de traduction » telle qu’elle apparaît dans « Elsewhere Texts », la collection que les deux chercheurs codirigent chez Seagull Books54. Le trait d’union d’« under-standing » peut être compris dans un sens soustractif comme le signe de ce qui est insaisissable (« un mot d’une inquiétante étrangeté ») ou absent des grammaires véhiculaires obéissant à des interprétations culturellement essentialisantes55. À un autre niveau, il renvoie à des modèles de traduction réparatrice associés à des actes de justice fidèles à l’esprit de l’ubuntu, le terme zoulou mis en avant par Derrida, qui signifie « humanité », comme si c’était une ouverture vers une « phénoménologie de l’esprit en Afrique du Sud » qui pourrait être pensée « autrement que dans cette axiomatique hégéliano-chrétienne », tel « un infini pensable mais inconnaissable56 ».

La traduction réparatrice pourrait aussi prendre pour modèle le lexique hybride de Patrick Chamoiseau dans Frères migrants. L’expression « sentimographie de la mondialité » renvoie à une cartographie du sentiment ancrée dans un système de justice redistributive destiné à « disséminer les richesses, répartir les pauvretés, équilibrer les pénuries, et en finale rompre avec les accumulations absurdes57 ». L’écrivain imagine un droit de passage sidéral rayonnant sur le monde entier, passant outre les barrages juridiques et matériels mis en place par des appareils de sécurité prohibitifs déguisés de façon à pouvoir bénéficier de la légitimité de la raison d’État (42). Sa diatribe de migrant ne se contente pas de faire le point sur la cleptocratie coloniale – et tout ce qu’elle comprend de destitution, de violence subjective, de préjudice social et de privation des droits politiques –, elle montre qu’il est à la fois nécessaire et impossible de nommer ceux qui sont soumis à la violence de la loi sans leur faire violence. « Traduction juste », rendre justice par la traduction : l’une et l’autre se manifestent par des tentatives visant à décoloniser la langue de ces « dommages » en s’engageant en faveur d’une politique de reconnaissance des lieux où la traduction ne peut pas se frayer un chemin ni être à la hauteur58; en préservant les termes indigènes élémentaires (poids, mesures, étalons d’or) de l’équivalence générale ; en annulant la logique du capitalisme financier (dette, profit, produits dérivés) qui sous-tend les dispositifs de compensation de la souffrance sociale ; en comblant les vides du vocabulaire du droit local et international en ce qui concerne les objets volés du patrimoine, les vestiges pillés, les terres profanées, l’esclavage, les politiques d’expulsion, la traduction, ou la non traduction délibérée, des mots-clés et des textes qui témoignent d’une violence épistémique.

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1

NdE : Cet article est la traduction de « What is Just Translation? » publié dans Public Culture, vol. 33, n.°1, 2021, DOI 10.1215/08992363-8742208. Que soient remerciées Emily Apter, ainsi que la revue, de nous avoir gracieusement autorisées à traduire ce texte. Et merci à Cécile Dutheil de La Rochère qui l'a traduit.

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2

Voir l’analyse des « modernités hybrides de la postcolonialité » (critiquée par beaucoup à cause de son expansionnisme radical), dans Susan Stanford Friedman , Planetary Modernisms : Provocations on Modernity across Time, Columbia University Press, New York, 2015, 187.

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3

Ces essais analysent une sélection de mots-clés très riche, dont segurança/sécurité, adat/indigène, 'ada/coutume, sekinin/responsabilité, 'ilmaniyya, laïcité, sécularisme/secularism, saburaimu/sublime, 'aqualliyya/minorité, hijāb/foulard, et conjuración/conspiration. Il est important de conserver ces termes dans leur langue originale, ainsi que leurs équivalents approximatifs en français. Même si les mots provenant de langues non européennes sont colonisés par la subordination à une écriture et à une orthographe romanes, et qu'ils se présentent sous forme de compromis par rapport à leurs homologues anglophones, le fait qu'ils soient dits intraduisibles conribue à préserver des traces de leurs contextes linguistiques fondateurs. Les lexiques de concepts ont tendance à s'appuyer sur la traduction comme sur un instrument normatif qui permet à une langue cible standard d'effacer les langues d'origine.

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4

Concepts from the Global South était à l'origine le titre d'un colloque organisé par l'université du Witwatersrand, en Afrique du Sud, en octobre 2016. Ce colloque a donné lieu, entre autres, à des exégèses des termes naam (une ontologie politique justifiant la domination des Mossis au Burkina Faso), raj (un mot hindi chargé qui signifie royaume), kavya/kavi (deux lexèmes sanskrits interprétés en lien avec la poétique des tropes qui font l’histoire), et isituguthu, un mot isiZulu qui désigne plus ou moins « celui qui sait mais que l’on fait oublier ». Pour un résumé du colloque, voir John Wright et Cynthia Kros, « Concepts from the Global South », Archive and Public, non daté.

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5

Voir Sheldon Pollock, Benjamin Elman et Ku-ming Kevin Chang, dir., World Philology, Cambridge, Harvard University Press, 2015, en particulier l'introduction de Pollock et son commentaire important affirmant que « la traduction du terme “philologie” dans les idiomes des diverses traditions culturelles d’Eurasie pose évidemment des difficultés, aggravées par les complexités de son histoire conceptuelle en Occident » (1). Sheldon Pollock ajoute que la philologie a beaucoup perdu depuis son apogée dans les universités européennes du XIXe siècle, au point d’être désormais au dernier rang de « la grande chaîne de l'Être académique » (3). J'ai expliqué (et je continue à expliquer) que la philologie peut être restaurée en vertu de son lien vital avec les politiques linguistiques contemporaines.

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6

Anke Bartels, Lars Eckstein, Nicole Waller et Dirk Wiemann, « Postcolonial Justice : an Introduction », in Anke Bartels, Lars Eckstein, Nicole Waller et Dirk Wiemann (dir.), Postcolonial Justice, vii-xxix, Potsdam, université de Potsdam, 2017.

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8

Jacques Lezra, Untranslating Machines : A Genealogy for the Ends of Global Thought, Londres, Rowman and Littlefield International, 2017, p. 99.

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9

Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004, p. 433, p.645-665.

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10

Pour l’expression « arcadianisme politique », voir Scott Michaelson et Scott Cutler Shershow, « Rethinking Border Thinking », South Atlantic Quarterly, vol. 106, n° 1, 2007, p. 40.

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11

Échange mail avec Arjun Appadurai, 15 avril 2020.

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12

Voir, par exemple, Denise Ferreira da Silva, , « 1 (life) ÷ 0 (blackness) = ∞ − ∞ or ∞ / ∞ : On Matter beyond the Equation of Value », e-flux Journal, n° 79. , 2017.

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13

Pour une épistémologie ethnographique des mesures d'évaluation négociées, approximatives et jumelées dans les communautés rurales indigènes de Vādi (dans la région du plateau du Deccan, en Inde), voir Arjun Appadurai, 2019.

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14

Elaine Scarry, On Beauty and Being Just, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 91, p. 93.

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15

Geoffrey Bennington, , « Derridabase », in Jacques Derrida, Seuil, Paris, 1993, p. 241.

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16

Ilse Aichinger, Eliza, Eliza : ErzIählungen 2, Berlin, Fischer Verlag, 1991, p. 198.

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17

Ilse Aichinger, Eliza, Eliza, traduit par Jean-François Boutout, Sylvaine Faure-Godbert, Uta Müller, Denis Denjean et Henri Plard, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 301-305.

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18

Dirk Banse, Kristian Frigelj et Martin Lutz, « Oberbürgermeisterin legt Frauen “Verhaltensregeln” nahe », Welt, 5 janvier 2016.

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19

Nein heisst Nein (« Non, c’est non ») désigne le droit pénal en matière sexuelle (Sexualstrafrecht) voté en 2016, comme une mesure de protection de l'auto-détermination sexuelle, salué comme un « changement de paradigme » par le Bundesverband Frauenberatungsstellenund Frauennotrufe : Frauen gegen Gewalt (l’Association fédérale des centres de conseil et de lutte contre les violences faites aux femmes).

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20

Hartmut Rosa, Résonance : Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018, p. 362.

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21

Sara Ahmed, « Atmospheric Walls », Feminist Killjoys (Féministes rabat-joie), 15 septembre 2014.

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22

Wanda Vrasti et Smaran Dayal, « Citizenship : Rightful Presence and the Urban Commons », Citizenship Studies, 2016, vol. 20, n° 8, p. 994-1011.

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23

Alphonso Lingis, La Communité de ceux qui n’ont rien en commun, traduit par Vincent Barras et Denise Medico, Paris, éditions MF, 2021.

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24

La notion de « politique d'expulsion » vient de l’analyse de Saskia Sassen (Expulsions : Brutality and Complexity in the Global Economy, Harvard University Press, Cambridge, 2014) consacrée aux économies d'expulsion à l'ère de la financiarisation néolibérale. Cette analyse comprend les expulsions immobilières, l'accaparement des terres et les catastrophes climatiques liées aux industries extractives qui provoquent une émigration forcée et une multiplication des sans-abris.

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25

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p.492-493.

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26

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 162.

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27

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 162.

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28

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 508.

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29

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 513.

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30

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 514. Dans son texte consacré à l’interprétation du terme « mal-être » par Bernard Stiegler, Robert Hughes (« Bernard Stiegler, Philosophical Amateur, or, Individuation from Eros to Philia », Diacritics, 2014, vol. 42, n° 1, p.46) souligne son application au « mauvais-être », lui-même symptôme d'une « crise d'individuation » : « Ce mal-être est traduit par “malaise” par Stephen Barker, mais on pourrait aussi entendre dans mal-être quelque chose comme une “maladie de l'être”, puisque chez Stiegler le cœur de l'analyse du moment présent hypermédiatisé est l’affirmation que quelque chose de fondamental, d'important, ne tourne pas rond dans la structure de l'être humain. L’humanité occidentale souffre, selon Bernard Stiegler, d'une perte d'individuation, et d'une “quasi-inexistence”. On peut même interpréter le mal-être comme un “mauvais être”, puisqu'il y a une forme d'élan éthique dans la description de cette crise d'individuation. Stiegler y voit en effet un certain nombre de conséquences “mauvaises” ou malheureuses : il y voit une sorte d'atomisation sociale qui provoque un effritement de la politique ; il y voit une perte de liberté pour la pensée idiosyncrasique alors que la synchronisation avec les autres augmente ; il y voit un appauvrissement de l'appareil conceptuel à mesure que les processus de pensée se conforment aux schémas de la culture de masse ; il y voit la vie libidinale qui devient machinale, saturant et finissant par énerver la sensibilité. Ces processus, du moins leur tendance ultime, risquent d’annihiler la conscience de soi et de faire advenir un “monde d'automates” ».

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31

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, 1784, livre IV.

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32

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 513-514.

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33

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 515.

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34

Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres sujets d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 491.

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35

L’expression est le titre de l’introduction d’Achille Mbembe (Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 6).

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36

Charles Taylor, Multiculturalisme : Différence et Démocratie, traduit par Denis-Armand Canal, Paris, Champs-Flammarion, 2009, p. 41.

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37

Fred Moten, Black and Blur, Durham, Duke University Press, 2017, p. 169.

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38

Gayatri Chakravorty Spivak, « The Politics of Translation », in Outside in the Teaching Machine, New York, Routledge, (1993) 2009, p. 162.

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39

Miles Ogborn, The Freedom of Speech : Talk and Slavery in the Anglo-Caribbean World, Chicago, University of Chicago Press, 2019, p. 4, p. 5.

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40

« Ayant été menés au-delà du lieu de notre naissance, nous sommes des hommes “traduits”. Il est généralement admis qu’on perd quelque chose dans la traduction ; je m’accroche obstinément à l’idée qu’on peut aussi y gagner quelque chose, » Salman Rushdie, Patries imaginaires : essais et critiques, 1981-1991, Paris, Christian Bourgois,1993, p. 21. Cité dans Tiphaine Samoyault, Traduction et Violence, Paris, Seuil, 2020, p. 37.

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41

Tiphaine Samoyault, Traduction et Violence, Seuil, Paris, 2020, p. 109.

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42

Tiphaine Samoyault, Traduction et Violence, Paris, Seuil, 2020, p. 108.

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43

Tiphaine Samoyault, Traduction et Violence, Paris, Seuil, 2020, p. 110, p. 109.

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44

Jacques Rancière, La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée,1995.

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45

Alain Supiot, Homo Juridicus : essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, « Points », 2009, p. 58-59.

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46

Alain Supiot, Homo Juridicus : essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, « Points », 2009, p. 250, p. 251.

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47

Mark Sanders, Ambiguities of Witnessing, Law and Literature in the Time of a Truth Commission, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 9. L’auteur affirme avec force que « l'ambiguïté de toute langue qui, suivant les termes les plus classiques, désigne le littéraire, demeure au cœur de la procédure médico-légale » (p. 4-5).

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48

Sepedi, sesotho, setswana, siSwati, tshivenda, xitsonga, afrikaans, anglais, isiNdebele, isiXhosa, isiZulu.

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49

Jacques Derrida, « Versöhnung, Ubuntu, Pardon : quel genre ? », Le Genre humain 2, n° 43, 2004, p. 149-150. Au moment où cet article paraît en français, je prends connaissance de la sortie du livre de Souleymane Bachir Diagne, Ubuntu: entretien avec Françoise Blum, Paris, Éditions de l'EHESS, 2024.

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50

Timothy Garton Ash et Christophe Reffait, « La Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud », Esprit,1997, vol. 12, n° 238, p. 57.

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51

Jacques Derrida, « Versöhnung, Ubuntu, Pardon : quel genre ? », Le Genre humain 2, n° 43, 2004, p. 138.

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52

Salman Rushdie, Le Magicien d’Oz, traduit par Odile Demange, Paris, Nouveau Monde éditions, 2002, p. 9.

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53

Michael Robbins, « I Me Mind : The Unending Quest to Explain Consciousness », Bookforum, décembre-janvier 2020, p. 20.

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54

Gayatri Chakravorty Spivak et Hosam Aboul-Ela (dir.) « Elsewhere Texts ».

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55

Gayatri Chakravorty Spivak (, « The Politics of Translation », in Outside in the Teaching Machine, New York, Routledge, (1993) [2009], p. 204-205) qualifie le « Stanadāyini » de Mahasweta Devi de « mot d’une inquiétante étrangeté » et note : « Mahasweta Devi a dit qu’elle appréciait que l’on fasse attention à son style très personnel dans la version intitulée “Breast-Giver”. La traduction alternative du titre, “Wet-Nurse”, neutralise l'ironie de l'autrice qui a forgé un mot d’une inquiétante étrangeté, assez proche de “wet-nurse” pour conserver le même sens, mais assez différent pour choquer […] Le thème qui consiste à envisager le sein comme un organe qui est à la fois une force de travail et une marchandise et le sein comme un objet partiel métonymique qui remplace l'autre-en-tant-qu'objet – la façon dont l'histoire joue avec Marx et Freud à l'occasion du corps de la femme –, tout cela est perdu avant même qu’on entre dans l'histoire. Dans le texte, Mahasweta Devi utilise des proverbes surprenants, même en bengali. La traductrice de « The Wet-Nurse » n’en tient pas compte. Elle a préféré ne pas essayer de traduire ces expressions qui révèlent un bon sens terre à terre et contrastent avec l'accès à la modernité propre à chaque classe sociale, ce qui est aussi présent dans l'histoire. Si vous lisez les deux traductions côte à côte, vous sentez la perte des silences de l'original.

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56

Jacques Derrida, « Versöhnung, Ubuntu, Pardon : quel genre ? », Le Genre humain 2, n° 43, 2004, p. 127.

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57

Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris, Seuil, 2017, p.103.

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58

On en trouve un exemple concret dans la préface du deuxième volume de The Mo'olelo Hawai'i, de Davida Malo. Cette préface a été écrite par les traducteurs, Charles Langlas et Jeffrey Lyon, qui reconnaissent que l'intraduisibilité du texte est un avantage dans la mesure où elle permet de percevoir les qualités insaisissables de la langue originale et les conditions matérielles défavorables qui affectent la transmission d'un texte. « Le hawaien de Malo, qui est sec, économe et, pire encore, pas édité, est souvent un défi pour la traduction directe. Nous proposons la nôtre au lecteur en rappelant que la valeur réelle, l’apprentissage des traditions, la pensée du wâ kahiko, se trouve dans la colonne de gauche de chaque page, en hawaïen. Les lecteurs et les lectrices anglophones qui souhaitent découvrir les profondeurs de l’enseignement de Malo doivent s'y reporter. Nous avons fait de notre mieux pour mettre ces connaissances à leur disposition, hélas, nous sommes conscients de l'impossibilité de notre quête » (Charles Langlas et Jeffrey Lyon, 2020, préface).