(Université de Lorraine - Centre de Recherche sur les Médiations (CREM))
La « politique des chemins courts »1. C’est par ces mots que le Président de l’Association des journalistes parlementaires (la Bundespressekonferenz) qualifie la nature des relations entre les journalistes et le personnel politique dans la capitale fédérale en 19782. Il s’offusque alors du projet de déplacer les locaux réunissant l’ensemble des correspondants de presse à quelques encâblures du quartier gouvernemental. Cette métaphore illustre à elle seule la naturalisation de la construction institutionnelle autour d’une gestion corporatiste des relations presse-politique, reconnue par les différents acteurs de l’espace politique fédéral (journalistes, responsables politiques, porte-parole, hauts-fonctionnaires).
Nicolas Hubé, La Politique des Chemins Courts. Un siècle de relations entre journalistes et communicants gouvernementaux en Allemagne (1918-2018), Vulaines-Sur-Seine, Éd. du Croquant, 2022.
En effet, du côté du gouvernement, la mise en place d’un service du porte-parolat du Gouvernement, centralisé et hiérarchiquement important, date de la fin de la Première Guerre mondiale. Son existence est continue depuis lors. Le Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda (Ministère pour l’Éducation du Peuple et la Propagande) dirigé par Joseph Goebbels de 1933 à 1945 s’inscrit dans une continuité d’un appareil d’État, même si, évidemment, il est spécifique par sa volonté de contrôle total de l’opinion, et la brutalisation des rapports avec les journalistes, mis au pas au cours de cette période3. Du côté de l’information politique, les journalistes allemands possèdent, depuis l’après-guerre, un instrument central de régulation de la production d’informations à leur initiative : la Bundespressekonferenz (Conférence de presse fédérale ; ci-après BPK). Créée en 1949 avec la République fédérale, elle rassemble à Bonn puis à Berlin (depuis 1999) l’ensemble des journalistes parlementaires de nationalité allemande et partage ses bâtiments avec l’Association des journalistes étrangers (Verein der ausländischen Presse). Institution unique en son genre, elle réunit des journalistes politiques spécialisés dans la couverture de la politique fédérale (gouvernementale et parlementaire) depuis la capitale fédérale. À ce titre, il s’agit de correspondant·e·s envoyé·e·s par leurs rédactions dont les sièges peuvent être à Berlin, Francfort sur le Main, Hambourg, Munich, Cologne ou Mayence. La BPK a été reproduite au niveau de chaque Länder comme Conférence de presse du Land. Les journalistes continuent de se désigner et sont définis par cette spécialité de journaliste de la capitale ou parlementaire. La BPK et les conférences de Länder sont des lieux de socialisation de ces correspondant·e·s. Autre spécificité, la BPK est dirigée par des journalistes. Le gouvernement n’y est qu’invité à expliquer sa politique aux journalistes, trois fois par semaine. Il est généralement représenté par le Secrétaire d’État en charge du porte-parolat et des porte-parole ministériels. Ces conférences de presse sont ouvertes, animées puis closes par un membre du conseil d’administration de la BPK sans que le secrétaire d’État n’ait son mot à dire. Sous Weimar, le Verein Berliner Presse – association réunissant les journalistes politiques berlinois et correspondants politique de presse – fonctionnait comme lieu de socialisation et d’échange du monde politico-journalistique berlinois. Une telle institutionnalisation des relations presse-politique est originale – et quasi unique – au regard des situations connues, par ailleurs, dans les autres régimes démocratiques.
Le tour de force de cette Bundespressekonferenz en 1949 est d’avoir su construire un monopole corporatiste de gestion des relations presse-politique en contrepoint de l’appareil d’État du porte-parolat gouvernemental. Comme nous avons pu le montrer, l’institutionnalisation de ce monopole n’est pas la résultante de seuls jeux d’interactions, mais un effet de la structure du champ de la politique fédérale, de son histoire incorporée et instituée ainsi que de ses évolutions depuis la sortie de la Première Guerre Mondiale. Ce texte a pour objectif non de présenter l’ensemble des résultats de cette enquête démarrée en 2010, mais plutôt de revenir sur la construction méthodologique nécessaire à une analyse de temps long.
Ajoutons qu’au départ de cette enquête réside un étonnement. Une image est durablement ancrée dans le sens commun savant : en Allemagne, les rapports de proximité et de connivence entre journalistes et acteurs politiques n’ont pas cours. Dans les enquêtes comparées4, les journalistes allemands sont ceux qui se déclarent le moins soumis aux contraintes de concurrence et de commercialisation, et leurs croyances professionnelles sont largement imprégnées d’un rôle critique. Ces représentations idéales du métier semblent confortées par la pratique : les interviews politiques sont parfois des moments de vives tensions où les journalistes gardent l’initiative des questions. Pour autant, dès que la recherche s’éloigne de cette analyse des perceptions du rôle des journalistes pour les appréhender par entretiens approfondis, le tableau est bien plus contrasté5. Plus concrètement, on peut citer différents cas de situations peu communes. L’ancien présentateur du JT de la deuxième chaîne publique (ZDF), Steffen Seibert a été nommé porte-parole du gouvernement Merkel de juillet 2010 à son départ en décembre 2021, remplacé dans la nouvelle coalition par Steffen Hebestreit, lui aussi ancien journaliste politique. Son prédécesseur a été nommé en 2010 intendant de la chaîne régionale de radio et de télévision publique bavaroise. D’un point de vue plus institutionnel, en mars 2014, la plus haute juridiction allemande, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a condamné les modes trop politiques de composition du conseil d’administration de la seconde chaîne de télévision publique (la ZDF) pesant fortement sur l’attribution des fonctions dirigeantes des rédactions6. Paradoxalement, la liste pourrait être assez longue de ces situations. Si en France ou aux États-Unis d’anciens journalistes peuvent aussi passer au service du porte-parolat, le retour au journalisme politique est plus rare. Or, on note une importante circulation du groupe des journalistes à celui des chargés de communication et inversement. Un communicant politique ne perd pas sa carte de presse, étant admis comme occupant des fonctions de diffusion d’informations. Ces modes de gestion des groupes ne sont pas remis en question, alors qu’il s’agit d’une « ligne » rouge des syndicats de journalistes en France, par exemple.
Autre mystère, en observant la pratique du off the record (ces informations et confidences reçues à l’occasion de conversations informelles, de diners, etc.) en Allemagne, comme celle afférente du spin-doctoring7, on ne peut qu’être surpris par les différences avec la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis. Ici comme ailleurs, le off suit des règles8. Ajoutons : habituellement et partout, les informations confidentielles sont données pour ne pas rester confidentielles trop longtemps. Tout « l’art » des journalistes et des politiques est de jouer avec cette règle. Le off the record (Unter Drei en allemand) correspond à un instrument de connaissance, de reconnaissance et de coordination des deux groupes d’associés-rivaux. Maitriser ces règles est un signe d’appartenance au microcosme politique. La difficulté de cet instrument est qu’il pose et suppose la maitrise stratégique de savoir s’il est possible d’utiliser ou non une information ainsi obtenue, de la « durée immunitaire » de l’information avant qu’il ne soit possible de l’utiliser. L’instrument du off pose aussi des contraintes sociales : l’obligation pour les politiques de donner du confidentiel en gage d’une bonne relation avec les journalistes et l’obligation pour les journalistes de recevoir ces informations en acceptant de se rendre à des conférences de presse, point-presse, déjeuners ou petits-déjeuners ; enfin, il pose la question du contre-don (rendre la pareille à sa source en l’interviewant ou accepter de ne pas diffuser de suite l’information). Les porte-parole politiques usent de cet instrument pour tenter de faire passer des messages, et choisissent leurs médias. Les cas français et allemands semblent très particuliers au regard des expériences internationales et opposés entre eux. En France, la pratique du off repose sur du flou, sans codification ni des lieux ni des moments d’interactions. Il y a bien des règles définies en pratique et par la pratique, rediscutées dans les interactions9. A contrario, dans le cas allemand, on ne peut qu’être frappé par l’extrême codification, par la procéduralisation du off, ce qui est loin d’être partagée dans le journalisme occidental10. Plus encore, la pratique du off est une pratique collective. Il est donné à un nombre certain de journalistes réunis dans une salle, mais strictement respecté par ces mêmes journalistes, ce qui en fait l’exception. En France ou ailleurs, dès lors que le nombre de journalistes récipiendaires de cette information s’élève de quelques unités, elle passe pour ne plus remplir les critères de la confidentialité supposée. En Allemagne, le respect de ce off reste plus systématiquement la norme. Il n’est pas peu fréquent d’observer des réunions où se trouvent plusieurs dizaines de journalistes – certes choisis avec soin – face à un élu de premier plan, sans que l’information ne fasse l’objet de fuite, au risque d’une exclusion du journaliste par ces pairs ou d’un blâme public. Ces derniers cas sont rares. Nous avons pu en noter un en mars 2013 quand un journaliste du Spiegel a publié les propos du Président de la Cour de Karlsruhe, venu rencontrer les journalistes en off. L’Assemblée générale de la BPK a immédiatement publié un blâme et un avertissement à ce journaliste.
Il ressort de cette enquête que les relations de proximité et les échanges entre presse et politique se déroulent en Allemagne dans un cadre fortement institutionnalisé et pacifié. L’explication de ce respect des règles tient à l’institutionnalisation des relations presse-politique et à ce qu’on peut nommer à la suite de Norbert Elias la curialisation11 des acteurs du jeu politique dans l’espace réduit de la capitale allemande. Au cours du XXe siècle, tout le travail politique des journalistes, des dirigeants politiques et de leurs communicants a été de réduire la tension au sein de l’espace public en installant cet espace du politique dans une arène qu’ils qualifient eux-mêmes de bateau, de vaisseau spatial ou d’île, autant de configurations où l’équilibre suppose une pacification des tensions12. Ces logiques sociales à l’œuvre permettent notamment d’expliquer la couverture plus légitimiste du politique en Allemagne à l’inverse des cas de Londres et de Paris, où la compétition et la très grande concentration des rédactions comme des institutions « incitent » à la course communicationnelle.
Une socio-histoire des relations entre journalistes et communicants gouvernementaux
La proposition de cette enquête a été d’inscrire la mise en visibilité médiatique du politique dans une sociologie compréhensive du travail journalistique et une sociologie politique du pouvoir fédéral allemand, observée dans le temps long de son institutionnalisation depuis 1918. L’enjeu de consolidation du régime (quel qu’il soit, démocratique ou autoritaire) est au cœur de la structuration de cet « espace public », pour le défendre face aux menaces réelles ou fantasmées, et convaincre les citoyens et les journalistes de son bien-fondé. La constitution d’une forme particulière de cette curialisation des acteurs de la démocratie parlementaire allemande n’est pas l’effet d’une culture démocratique allemande, mais le résultat d’un lent processus de consolidation des échanges. Une des clés d’explication importante de cette très forte codification se trouve dans la configuration très restreinte de la politique parlementaire dans l’espace confiné de la politique fédérale. Deux facteurs rendent possible et durable l’équilibre des échanges : d’une part, la configuration réduite d’acteurs dans la capitale fédérale que Bonn et Berlin partagent avec d’autres capitales fédérales (Washington, Québec ou Bruxelles par exemple), où journalistes, politiques, communicants et lobbyistes se retrouvent dans un espace d’interactions très restreint13 et, d’autre part, la construction progressive d’institutions corporatistes de régulation des échanges, associations de journalistes (Verein Berliner Presse, Reichsverband der deutschen Presse, sous Weimar et Bundespressekonferenz – BPK – et Deutsche Journalistenverband – DJV – pour la RFA) et services du porte-parolat (Vereinigte Presseabteilung der Reichsregierung sous Weimar et Bundespresseamt – BPA – pour la RFA).
Comprendre les échanges entre presse et politique, c’est donc comprendre l’espace de coproduction du discours politique et son ordonnancement, l’interdépendance et la rationalisation du travail politique orienté vers les médias en tant qu’arrangement relationnel entre ces deux groupes d’acteurs (au moins). Un des enjeux de la pacification des échanges concerne l’accès au marché des biens politiques symboliques que les agents du pouvoir politiques disputent aux journalistes et que se disputent entre eux différents secteurs de l’État14. Le tour de force des constructions stato-nationales des États modernes est d’avoir su concentrer les instruments de la légitimation15 et développer (ou tenter de le faire) un appareil d’État à l’appui de ce processus. Faire cette sociologie de la communication politique participe d’une sociologie historique de l’État16, où il est entendu que les journalistes participent du champ du pouvoir.
Afin de montrer la lente constitution et institutionnalisation de cette politique des chemins courts, nous avons suivi une démonstration tout à la fois diachronique et synchronique, sans séparer la République de Weimar et la République fédérale d’après 1949. Dans un premier temps, nous nous sommes attachés à décrire la construction sur le temps long de 1918 à 1999 d’un appareil d’État dédié au travail de porte-parolat gouvernemental, et de la construction corrélative d’un corps de presse tout à la fois concurrentiel et coproducteur des informations mises en circulation dans l’espace public. Si l’existence de corps de presse et la médiatisation des communicants rythment de nombreuses séries télévisées (The West Wing, American Crime Story – Impeachment, etc.), à la différence des États-Unis, les journalistes allemands ne sont pas « invités » par l’exécutif et ne disposent d’aucun espace dédié au sein de la Chancellerie, mais au contraire sont la puissance invitante dans leur bâtiment. Ce sont eux qui imposent au politique de venir à eux, ainsi que le rythme des conférences de presse (trois fois par semaine). Les communications officielles sont régulièrement organisées par les ministres au sein de ce bâtiment de la BPK.
Autre élément structurant du cas allemand : la perception d’une menace permanente sur les régimes est source de légitimation pour mener une politique active de propagande devenue ensuite Öffentlichkeitsarbeit (littéralement travail sur l’espace public), et mettre en place une administration des relations presse. Cependant, cette construction ne va pas de soi. Sur l’ensemble de la période (national-socialisme inclus), les acteurs gouvernementaux peinent à faire exister une unité et une centralité à cette administration, tant elle semble entrer en conflit avec les logiques politiques d’individualisation de l’action ministérielle17. La longue histoire de cette administration peine d’autant plus à exister (malgré tout) qu’elle ne reçoit une légitimité légale-rationnelle qu’en 1977 après un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Pour les journalistes de la BPK également, l’année 1977 est décisive, car ils se voient reconnus dans leur rôle central du jeu parlementaire fédéral, tout en étant lavés du soupçon d’entraver la liberté de la presse par le monopole de fait qu’ils ont construit. Sur l’ensemble de la période, tout le travail des associations de journalistes a été de créer, de maintenir et d’entretenir un cercle relativement fermé du journalisme parlementaire, dont l’effet sera l’autonomisation progressive des acteurs de ce champ, au regard de leurs confrères journalistes politiques travaillant depuis le siège des rédactions.
En Allemagne comme en France ou ailleurs, journalistes et politiques sont des associés-rivaux18, participant ensemble au travail de production symbolique du politique. En tant qu’associés, ils participent à la mise en visibilité du politique, de ses règles et ses cadres ainsi que de ses enjeux autour desquels se structure le jeu politique. En tant que rivaux, ils suivent des intérêts et des attendus divergents : au politique, la volonté de s’assurer une forte visibilité, une image positive, un cadrage avantageux ; aux journalistes, la volonté de garder une indépendance dans ce cadrage, un sens critique jusqu’à la possibilité de mener de l’investigation. Aussi, après avoir observé comment ces deux groupes se mettent en place, le troisième moment de l’enquête aborde ces relations au concret, en observant tout particulièrement les mécanismes de régulation de ces échanges et leur pacification par leur routinisation et leur installation dans un lieu. Les conditions d’une socialisation par coalescence, faite de rencontres permanentes, et d’une curialisation des acteurs dans un espace restreint seront progressivement réunies et recherchées. Le déménagement de Bonn à Berlin en 1999 modifie profondément la configuration tout à la fois économique et en personnel du champ étudié, entrainant de fortes tensions après l’arrivée à Berlin. Les modes de régulation retrouvent cependant leurs règles de fonctionnement à la suite de ces crises dont aucun des acteurs n'a pu tirer profit19. Finalement, cet épisode confirme l’hypothèse que la gestion corporatiste est la plus structurante de ces relations, fournissant des modus operandi et vivendi biens plus facilement acceptés que la recherche du dépassement de l’autre.
Cette politique des chemins courts s’observe topographiquement, et se comprend sociologiquement par l’organisation concrète des rédactions à Bonn puis à Berlin. Les métaphores spatiales (des « chemins courts » au « vaisseau spatial ») pour désigner le fonctionnement de la Capitale dépassent les formules rhétoriques pour décrire la réalité de ces rencontres permanentes dans un cadre tout à la fois professionnel et privé. Nous avons pu l’objectiver en dressant la carte de l’espace topologique du pouvoir, l’espace de cheminement concret des acteurs. Enfin, pour saisir la force structurante de ce champ, une analyse plus sociographique des propriétés des acteurs de ce champ indique un ensemble de propriétés homologiques fortes entre journalistes, politiques et porte-parole, ainsi qu’une circulation d’un secteur à l’autre20. En effet, la sociogénèse et la sociohistoire des relations presse-politique en Allemagne ont conduit à la construction d’un espace autonome au sein du champ du pouvoir fédéral, celui de la production des biens symboliques gouvernementaux à destination du grand public. Cet espace n’est toutefois ni indépendant, ni autonome. À bien des égards, il est un champ qu’on peut qualifier d’« interstitiel »21. Il s’agit en effet bien d’un champ, en tant qu’espace de position et de disposition structuré, encadrant un espace de pratiques. Mais la faiblesse de ce champ tient précisément à sa position interstitielle, où les acteurs sont pris par des logiques d’action de leurs champs propres, mais où s’échangent des biens, des normes, des savoirs et où se convertissent des capitaux et des positions d’un champ vers un autre. Ils sont suffisamment tenus par ces règles du jeu relativement autonomes pour parler de champ, mais aucune profession ou groupe professionnel n’est toutefois en mesure d’imposer ses règles et ses préceptes pour en structurer son centre de gravité22.
Enquêter sur le temps long
La perspective socio-historique adoptée a supposé plusieurs arbitrages concernant les cadres temporels de l’enquête. Il existe, certes, dès l’Empire, une politique de presse (Pressepolitik) et un conseiller – Otto Hamman – en charge de cette politique de Bismarck à 191623. Pour autant, ce n’est véritablement qu’avec la Première Guerre mondiale, que s’organise un appareil d’État dédié, bâti à partir des expériences concurrentes, dont celle de la France et du Royaume-Uni24, véritable ministère de la Propagande, rattaché au Ministère des affaires étrangères, et animé par des diplomates. Ce modèle est repris par l’Allemagne. À la différence des services précédents, un poste de Pressechef (chef de la presse) est créé en 1917 auprès du Chancelier25. Le service est fusionné avec les services d’information des Affaires étrangères, en une première centralisation des différents services en charge de la propagande. À cette date, les premières Pressekonferenz sont organisées en collaboration avec les journalistes, destinées à établir l’espace du journalistiquement dicible. Le basculement révolutionnaire de novembre 1918 et l’installation du parlementarisme font entrer la question des relations presse-politique dans une configuration politique nouvelle, et marquent le début de la construction d’un appareil d’État et de l’affirmation concurrentielle des journalistes berlinois26. Nous avons donc fait le choix de partir de 1918 comme point de départ de cette enquête.
Une seconde raison politique justifie ce choix : celui de relations presse-politique dans un cadre démocratique, et non autoritaire ou totalitaire. Cette question s’est particulièrement posée pour la période nationale-socialiste et son Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda dirigé par Joseph Goebbels, sur laquelle nous avons fait le choix de passer plus rapidement. La brutalisation des échanges et la mise au pas des journalistes rendent difficilement comparables cette période avec la précédente et la suivante27. Il va toutefois sans dire que si l’on veut comprendre et expliquer les relations presse-politique dans leur continuité, les douze années du Troisième Reich ne peuvent être délaissées (et ce d’autant moins qu’elles ont été très bien couvertes par l’historiographie). Nous les avons traitées sous l’angle des continuités bureaucratiques. Plus encore, pour l’analyse de ces permanences et de l’institutionnalisation de ce champ, nous avons surtout cherché à connaître les usages (ou références) que les acteurs font du national-socialisme28 et de l’échec de Weimar, pour définir un nouveau cadre d’entendement à partir de ces représentations du passé.
Note du Bundespresseamt en date du 18 février 1958 envoyée au bureau de la Bundespressekonferenz afin de monter les différences entre son organisation bureaucratique et celle des services administratifs en charge du porte-parolat
sous la République de Weimar en 1926.
En choisissant l’espace démocratique et parlementaire de l’Allemagne (de l’Ouest), nous nous sommes intéressés aux configurations où l’on trouve une compétition politique ouverte, reconnaissant à la presse une certaine liberté d’action. Nous n’avons pas analysé les relations presse-politique en RDA. En revanche, nous avons prêté une attention toute particulière à la manière dont les acteurs en RFA agissent à l’égard de la partie orientale de l’Allemagne et de son régime. Un dossier en particulier a animé la BPK : quelle place donner aux journalistes de la RDA ? Ce cas relève d’un dilemme cornélien : une association défendant la liberté d’expression et le journalisme peut-elle exclure des journalistes fussent-ils réputés « non-démocrates » ? Or, ces arbitrages ne sont pas de seul fait des journalistes mais sont négociés avec la politique du gouvernement ouest-allemand. Si la construction du Mur de Berlin en août 1961 légitime leur exclusion, le retour à une Ost-Politik par les gouvernements sociaux-démocrates de Willy Brandt et Helmut Schmidt d’ouverture et de dialogue avec la RDA a poussé à trouver une solution négociée de ré-intégration de ces journalistes après 1973… en tant que correspondants étrangers. Cette qualification des journalistes comme « étrangers » participe d’une normalisation d’une solution à deux États.
Télégramme de protestation de la télévision publique de la RDA, Deutschlandsender, (15 septembre 1961) protestant contre l’exclusion de son correspondant et comparant cette pratique à celle du régime nazi.
Retracer une histoire bureaucratique
Pour retracer les continuités administratives de l’appareil d’État, nous avons constitué une base de données des différents services et responsables des associations de journalistes de 1949 à 2015, ainsi que des porte-parole des différents ministères de 1918 à 1945 et depuis 1949, à partir des annuaires administratifs de l’État allemand (Taschenbuch für Verwaltungsbeamte) et les annuaires de la Bundespressekonferenz depuis 1949, conservés à la bibliothèque du service du porte-parolat du Gouvernement allemand (BPA) (voir illustrations).
Premier annuaire de la Bundespressekonferenz, e.V., 1950.
Annuaire de la BPK, 2006.
Le principe de sélection des annuaires a été différent pour les deux périodes. Pour la République de Weimar et le national-socialisme, les collections au BPA et à la bibliothèque du Reichstag ne sont pas complètes. De plus, l’instabilité du gouvernement est telle, qu’il n’était pas possible d’établir un principe rationalisé de sélection. Pour l’appareil d’État, nous avons consulté l’ensemble des annuaires administratifs disponibles sur la période. Trois « trous » importants sont à noter : 1919-1924, 1938-1940, puis les années d’après 1943. Après l’interruption liée à la fin de la guerre et la période de transition, un premier annuaire est édité en 1952. Les gouvernements étant plus stables après-guerre, et suivant l’hypothèse d’un principe politique de nomination des porte-parole, nous avons ensuite suivi un système simple de sélection de ces sources : prendre l’édition suivant une élection, le temps d’actualiser et de nommer les personnels. De ce fait, la dernière édition consultée est celle de 2014. En l’absence d’informations sur les journalistes, nous n’avons pu retracer les évolutions du groupe qu’après 1949 auprès de la Bundespressekonferenz, dont le premier annuaire date de décembre 1950. Un listing de membres est également disponible pour la Frankfurter Pressekonferenz en 1948, première association de journalistes créée après-Guerre dans l’espoir que Francfort devienne nouvelle capitale allemande (voir illustration).
Liste des membres de la Frankfurter Pressekonferenz, 1948.
À partir de ces annuaires, nous avons pu retracer quelles ont été les structures administratives créées et quels sont les personnels dédiés à ces tâches. Faire la sociologie des « porteurs d’institution(s) » nous semblait important pour « comprendre et expliquer le procès de production-reproduction des institutions publiques dans la diachronie longue […] et dans les routines professionnelles »29.
Nous avons pu reconstituer un tableau de 660 occupant·e·s de ces fonctions. Nous avons ensuite cherché à récoler ces noms avec les annuaires biographiques à notre disposition (Wer ist wer? Das Deutsche who’s who ; Biographisches Handbuch der Mitglieder des Deutschen Bundestages 1949-2002 ; Biographisches Handbuch der deutschen Politik)30 ainsi que – pour les personnes vivantes – sur les réseaux sociaux professionnels (LinkedIn et Xing)31. Certaines biographies sont également disponibles sur les sites officiels des employeurs. En revanche, pour des questions de protection des données personnelles, il ne nous a pas été possible de consulter les fiches biographiques des membres de la BPK, rassemblées (de façon sans doute imparfaite) depuis 1949. Cette recherche prosopographique est restée incomplète, du fait de l’absence d’informations disponibles sur les journalistes en poste entre 1918 et 1945, ainsi que de données extrêmement parcellaires concernant les personnels administratifs travaillant dans les ministères. Cela nous a cependant permis de construire une prosopographie à partir des fonctions et des postes occupés dans les différents espaces professionnels (journalisme, bureaucratique, politique et diplomatique) et d’objectiver la structure du champ de production des biens symboliques gouvernementaux. Cela nous a en particulier permis de décrire les logiques en termes de carrière ainsi que les reconversions de capitaux, de ressources et de savoirs qui peuvent s’opérer sur ce champ où on ne reste pas, vers les autres champs (journalistiques, mais surtout bureaucratiques et politiques).
Il ressort de cette analyse que les passages par la fonction publique et par les tâches d’encadrement politiques et administratifs sont les voies d’entrée de plus en plus importantes pour l’accès au porte-parolat (28,4% sous Adenauer, atour de 38% des postes depuis Helmut Kohl), et sont les lieux de sortie des occupants de ces postes (32,4% sous Adenauer ; 43,6% avec Schröder). Loin d’être le signe d’une professionnalisation de la communication politique, le passage par la communication gouvernementale participe d’un cursus honorum ascendant vers plus de fonctions d’encadrement politique. Aussi, à l’inverse de la France où le pantouflage dans le secteur privé est fréquent à la sortie d’un cabinet, les trajectoires dans le secteur privé et l’entreprise sont plutôt rares. Le champ de la politique de communication gouvernementale allemande est bien un espace de gouvernement bureaucratique en ce sens que, à quelques cas isolés près, le secteur privé n’est ni l’endroit où l’on acquiert des capitaux à réinvestir en cabinet, ni un endroit de reconversion de ces capitaux, au moins jusqu’au tournant des années 2000.
Ce travail à partir des annuaires nous a également permis de réaliser une cartographie des lieux de pouvoir. Pour construire notre cartographie, nous sommes partis de l’annuaire de 1959, car il est celui dont la forme est la plus simple d’usage : les entrées se font non pas seulement par noms de journalistes, mais également par rédaction, avec le nom des journalistes y étant associés. Le traitement des adresses s’est fait à partir de l’unité « rédaction », qui est celle de la division quotidienne du travail journalistique. Partant du principe que la topographie du pouvoir s’inscrit somme toute dans une certaine continuité structurale, nous avons retenu les dates suivantes : 1959, 1977, 1995 et 2010. Le choix de l’année 1977 s’explique du fait qu’elle correspond à une date avant l’arrivée de la télévision et de la radio commerciales, libéralisées avec l’arrivée du gouvernement conservateur d’Helmut Kohl à partir de 1982, tandis que 1995 est précisément celle correspondant au dernier gouvernement, d’avant le déménagement de 1999. L’année 2010 est celle d’une stabilisation des rédactions à Berlin après des années d’euphorie – les journaux investissent alors massivement la ville – liées à l’installation de la capitale dans la ville, suivi d’un retrait des rédactions (faute d’un marché médiatique suffisant) entre 2000 et 2003, et correspond pour beaucoup à l’état de la situation actuelle.
Seuls ont été pris en compte les journalistes membres de la BPK. Cependant, le défaut de cette source est qu’elle ne tient pas compte de la présence des journalistes étrangers de la VAP, des sièges des rédactions de journaux à Bonn ou à Berlin, ni de l’ensemble des accrédités au Bundestag, dont on sait qu’ils sont plus nombreux32. Elle ne tient pas non plus compte des lieux plus informels de rencontre, des lieux de sortie ou de mondanités, ni des résidences personnelles (sauf pour les journalistes travaillant à domicile, généralement des membres freelance). Si la carte des cheminements politico-médiatiques ne saurait être complète, elle a, cependant, un sens sociologique. Les rédactions retenues sont structurantes de la production de l’actualité parlementaire et politique (voir illustration).
Afin de pouvoir lire les cartes, nous indiquons ici le sens des termes figurant sur celles-ci. Le Bundestag est la chambre basse du Parlement allemand. Le Kanzleramt indique le siège de la chancellerie. Le bâtiment du Bundespräsident désigne la Présidence de la République fédérale et les Bundesministerien les différents ministères. Ces derniers sont adjoints généralement des acronymes de leur fonction dans la nomenclature officielle. Par exemple, le BMJ correspond au ministère fédéral de la justice (Bundesministerium der Justiz), le AA au ministère des affaires étrangères (Auswärtiges Amt), etc. De la même façon, nous avons adjoint les acronymes des partis à leurs bâtiments : SPD pour les sociaux-démocrates, CDU-CSU pour les conservateurs, FDP pour les libéraux, PDS pour le parti de gauche post-communiste. Les Landesvertretungen correspondent aux représentations des Länder auprès du Bundesrat (chambre haute – Sénat – du Parlement allemand). La ARD correspond aux bureaux de la première chaine d’information publique. La BPK au siège de la Bundespressekonferenz,
l’association des journalistes parlementaires.
Pour construire cette cartographie, nous avons pu bénéficier du soutien de Florent Chossière, (masterant en géographie à l’ENS Lyon) au Centre Marc Bloch de Berlin au printemps 2015, et que nous remercions ici vivement pour sa patience. La difficulté a été de retrouver la permanence des noms de rue. Le fond de carte utilisé par le logiciel QGis est un fond anhistorique, c’est-à-dire contemporain. Or, le quartier gouvernemental de Bonn (première et seconde cartes) a subi de nombreux changements de noms de rue : les rues au nom d’Adenauer, Willy Brandt, Ludwig Ehrard, Theodor Heuss ou Franz-Joseph Strauss ne font leurs apparitions que bien après l’édition des années de 1959 ou de 1977 pour certains. Il nous a donc fallu rechercher des cartes ou des identifications de lieux avec une adresse contemporaine. Nous avons été aidés par l’édition par la Stiftung Haus der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland et l’office d’édition du Bund (Bundeszentrale für politische Bildung) d’un guide touristique du Bonn politique en 2014, permettant de retracer l’emplacement de certains lieux à leur adresse actuelle.
Enfin, l’organisation d’un appareil d’État et des organisations journalistiques ne passe pas seulement par la mise en place de structures administratives mais s’objective dans sa matérialité. Nous avons tenté de retracer l’évolution des budgets des services d’État au travers de l’analyse des projets de loi de finances ainsi que des réponses fournies par la Chancellerie et le ministère des Finances aux parlementaires qui les interrogent sur les dépenses de communication. Nous avons également cherché à objectiver la position centrale de la Bundespressekonferenz dans le jeu politique en comptabilisant les manifestations organisées au sein de cette organisation. À l’aide du secrétariat général de l’association, nous avons pu avoir un aperçu du nombre des conférences ainsi que des qualités des personnes invitées sur la dernière décennie.
Années électorales
Histoire croisée d’archives
Afin de comprendre comment les échanges entre les groupes se sont structurés ainsi que la manière dont historiquement les journalistes se sont constitués comme un corps en réaction au politique, il a été nécessaire de consulter aussi bien les archives des services ministériels que des associations journalistiques. Il nous importait de suivre l’évolution des regards croisés portés par un groupe sur l’autre, ainsi que le jeu autour de la façade publique et des échanges confidentiels entre les groupes.
Le travail sur les archives du porte-parolat du gouvernement nous a permis de comprendre les contours du rôle, ses contraintes et ses marges d’action. Nous avons obtenu un accès aux archives de la Bundespressekonferenz (qui est une association) sur l’ensemble de la période légale allant de 1949 à 1986, tout comme un accès à celles de l’Association des Journalistes étrangers (Verein der ausländischen Presse – VAP). Ces dernières ont été importantes pour y rechercher des informations complémentaires concernant le sort des journalistes de la RDA dans les années 1960 et la période d’entre-deux-guerres.
La difficulté réside dans l’identification des archives des associations professionnelles journalistiques d’avant 1945, dont les historiens disent avoir perdu la trace33. La VAP (association des journalistes étrangers) nous a signalé avoir récupéré au début des années 2010 des archives sur la période 1906-1944 et jusque-là conservées dans les caves de l’ambassade de Suède, où nous avons pu retrouver des informations sur les associations professionnelles de la période de Weimar et du national-socialisme mais surtout y observer les lieux et pratiques de sociabilités mondaines. Mais ce terrain de la VAP n’a été que secondaire.
Cartons du VAP conservés dans les archives de l’ambassade de Suède.
En regard de ces sources journalistiques, nous avons consulté les archives du service du porte-parolat du gouvernement (Pressesprecher et Bundespresseamt) ainsi que les archives des services similaires existants sous Weimar, conservées au Bundesarchiv de Berlin et de Coblence. Le fond du service du Porte-Parolat est assez exhaustif sur la période 1949-1973 puis plus disparate de 1973 à 1986. Les archives des services du porte-parolat des ministères sont moins complètes. Pour la période 1918-1945, les archives de la Chancellerie sont plutôt bien conservées. Grâce au programme de numérisation des Bundesarchiv, il a été également possible de consulter les éditions numériques des procès-verbaux des conseils des ministres de la République de Weimar et de la République fédérale, pour y relever les discussions relatives à la propagande et/ou à la Öffentlichkeitsarbeit.
Une sociologie de la pratique
On l’a dit, à Berlin ou à Bonn, les deux groupes d’associés-rivaux (professionnels de la politique et journalistes) se rencontrent. Pour comprendre comment se déroulent ces relations, il nous a fallu observer en détail cette codification de la confiance. Si les logiques générales de fonctionnement ont déjà pu être décrites34, il restait à bien comprendre comment ces échanges sont pratiqués par les différents acteurs du jeu, et non pas seulement par les journalistes qui sont souvent les seuls enquêté·e·s dans ces analyses.
Pour mener à bien cette analyse, nous avons réalisé une série d’entretiens et d’observations ethnographiques auprès de journalistes et des responsables politiques, au sein de la BPK, mais aussi auprès des responsables des différents clubs de journalistes (comme le Berliner Presse Club), auprès des institutions politiques (porte-parole du gouvernement, des partis, du Bundestag). Cela permet, par exemple, de prendre la mesure des usages stratégiques de l’outil off the record par les différents acteurs, les marges de jeu et les contraintes qu’ils ou elles ont à maîtriser.
L’enquête a été réalisée en plusieurs phases. Nous sommes partis de deux premiers entretiens réalisés pendant notre thèse en 2004 portant sur le choix des Unes dans les presses françaises et allemandes35 et peu exploités. Ces entretiens avaient été réalisés avec des responsables des bureaux berlinois de quotidien et au cours desquels étaient évoqués les effets du déménagement de Bonn à Berlin sur leur pratique. Une phase d’entretiens exploratoires a été ensuite réalisée en janvier 2010 auprès de la Bundespressekonferenz, du Bundespresseamt et d’un certain nombre d’institutions (Bundestag, Berliner Press Club et CDU). Ces entretiens nous ont permis d’affiner la problématique de notre enquête et de poser les bases de la cartographie du champ étudié. L’essentiel des entretiens a ensuite été réalisé entre mai 2013 et juillet 2015 avec des journalistes (de presse écrite, audiovisuelle et internet, essentiellement basés à Berlin), des acteurs du champ politique, des porte-parole ministériels et porte-parole de partis et de groupes parlementaires mais aussi des auxiliaires du politique (assistants politiques, fonctionnaires). Ces entretiens ont été conduits auprès d’acteurs ayant travaillé à différentes époques (depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui), ayant vécu ou non le déménagement de Bonn à Berlin. Dans l’ensemble, l’accès au terrain a été relativement aisé, sans doute du fait d’un capital symbolique valorisé aux yeux des enquêté·e·s. Maitre de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne devenait rapidement « Professeur à la Sorbonne » pour nos interlocuteurs et fonctionnait comme un véritable sésame. L’ensemble des sollicitations a fait l’objet d’une réponse rapide (dans un délai allant d’une quarantaine de minutes à deux semaines), positive ou négative, mais toujours ferme. Au final, nous avons pu réaliser 51 entretiens à Berlin.
Cette démarche a été complétée par l’observation de plusieurs moments de rencontres et d’échanges comme les conférences de presse de la Bundespressekonferenz, où nous pouvions nous rendre aisément. En réalisant le travail de consultation des archives de la Bundespressekonferenz dans la salle de réunion de la BPK, nos rencontres avec les journalistes étaient fréquentes ainsi qu’avec la Secrétaire générale de l’organisation qui nous renseignait sur le déroulé de la journée que nous pouvions par ailleurs observer depuis les grandes baies vitrées ouvertes donnant directement sur le patio de la BPK. De la même façon, en ayant accès à la cafétéria de la BPK, les discussions informelles avec les journalistes permettaient de documenter et de vivre le quotidien d’un membre de la BPK, et facilitaient d’autant plus la prise de contact pour des entretiens.
Journalistes attendant la fin de conférences de presse à la BPK des principales têtes de liste aux élections législative de 2017 pour des réactions individuelles, 25 septembre 2017.
Deux autres observations plus ponctuelles ont pu être réalisées. La première a eu lieu en novembre 2015 à la suite d’une invitation au bal de la presse fédérale. Nous avons pu assister à ce moment mondain et de forte sociabilité des relations presse-politique en Allemagne.
Carton d’invitation et tenue du chercheur se rendant au Bal de la presse.
La seconde a eu lieu en septembre 2017 dans le cadre d’une mission d’observation des élections fédérales organisée par le DAAD (Office allemand d’échanges universitaires) avec dix-sept collègues universitaires internationaux. Nous avons pu y suivre des meetings et rencontrer candidat e s, chargé e s de communication, syndicalistes, lobbyistes, responsables associatifs, journalistes, responsables de partis à Bonn, Cologne, Francfort, Halle, Leipzig et Berlin. Ce séjour a permis de documenter certains aspects plus ponctuels de l’enquête.
Sortie de scène du candidat libéral Christian Lindner (FDP) lors d’un meeting à Francfort-sur-le-Main, 18 septembre 2017.
Enfin, afin de retracer le vécu des relations presse-politiques des acteurs, et sans se laisser prendre à l’illusion biographique, nous avons consulté un ensemble de mémoires et de journaux intimes qui ont pu être publiés. Pour la période de Weimar, nous disposons du très précieux mémoire de Max Reiner pendant son exil en Palestine36. Max Reiner est un journaliste juif du groupe libéral Ullstein, rédacteur au Vossische Zeitung et au Berliner Zeitung, très introduit dans le monde politique et artistique berlinois. Son récit, de près de 200 pages, de sa vie avant et après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, fourmille de détails sur cette vie de journaliste dans ces univers entremêlés. On peut y lire le récit d’une vie mondaine où l’on entre dans l’intimité des acteurs et y comprendre les interdépendances entre journalistes et politiques. On y voit un univers fait de rencontres permanentes, d’une vie sociale quasi continue, où les personnes quittées la veille sont celles qu’on commence par appeler le matin quand démarre ce qu’il appelle la « tournée » des ministères. Cette vie mondaine chahute la vie domestique de Reiner. Son épouse doit faire l’apprentissage douloureux de recevoir vers 23h à domicile, hommes de lettres, de théâtre et de politique contre toute convention sociale, pour cette bourgeoise rhénane, habituée à des horaires domestiques réguliers. Le journal du Ministre des affaires étrangères et prix Nobel de la Paix, Gustav Stresemann (DVP) (Stresemann, 1933) ainsi que la publication de son autobiographie par Walter Zechlin, porte-parole du gouvernement de 1926 à 1932 (Zechlin, 1956) ont permis d’inverser la perspective en partant du politique. On y entend les chanceliers tancer et limoger tel membre du cabinet pour un soutien affaibli ou l’expression d’un doute quant à la politique menée. On entre dans la stratégie politique d’une équipe ministérielle vis-à-vis des journalistes. Le journal de Joseph Goebbels, traduit et publié entre 2005 et 2009, est une plongée vertigineuse et paranoïaque dans l’univers polyarchique du national-socialisme. Il nous a permis de retracer une partie du vécu administratif d’un ministre auprès d’Hitler et de démythifier la figure d’un Goebbels héraut de la propagande, alors qu’il a mis du temps à récupérer pleinement cette activité, concurrencée par le porte-parole personnel d’Hitler et le service de propagande du NSDAP, sans compter les activités communicationnelles des ministres (en particulier des Affaires étrangères ou de l’Armée). La centralisation de cette activité autour de sa personne a été son combat et son obsession maladive quasiment jusqu’au bout de son activité ministérielle.
Pour les premières années de la RFA, nous disposons de plusieurs documents. Tout d’abord les retranscriptions des conversations autour du thé du chancelier avec quelques journalistes soigneusement choisis (Teegespräche) donnant un aperçu du contenu des conversations entre les deux groupes, pour l’essentiel autour des « grandes questions » de politique nationale et internationale37. Les journaux de Günter Diehl (1994) – porte-parole du ministère des affaires étrangères (1952-1955), haut-fonctionnaire au BPA (1960-1967), porte-parole de la grande coalition (1967-1969)38 –, et d’Otto Lenz (1989) – secrétaire d’État à la Chancellerie de 1951 à 1953 – , permettent une plongée dans le quotidien et les rivalités politiques et bureaucratiques au sein de l’appareil d’État et du gouvernement. Ces témoignages ont été complétés par l’autobiographie de Felix von Eckardt (1967) – journaliste membre de la Reichspressekonferenz sous Weimar et porte-parole du gouvernement de 1952 à 1962 – ainsi que le recueil de témoignages effectué par Karl-Günther von Hase (1988), porte-parole du gouvernement de 1962 à 1967. Sans nous faire prendre au piège de l’illusion rétrospective, il n’en reste pas moins qu’ils complètent habilement les lacunes archivistiques sur la période en donnant à ressentir quelques « tranches de vie ».
Conclusion
En définitive, pour mener à bien cette observation des interactions entre journalistes et communicants gouvernementaux sur le temps long, et comprendre comment elles se réalisent dans des lieux, des trajectoires et des cadres institutionnels, sans oublier la spécificité de la construction stato-nationale particulière de l’Allemagne (de l’Ouest) au cours du XXe siècle, nous avons dû dépasser les seules archives ou entretiens pour assembler plusieurs indices sociologiques qui, mis bout à bout, objectivent cette « politique des chemins courts ».
L’exemple du journalisme allemand fait sans doute figure de cas-limite des échanges d’informations confidentielles et de fréquentations non-publiques de groupes en interdépendance mus par des intérêts partiellement divergents. L’intérêt de ce décentrement par l’étranger doit inciter à porter le regard sur les structures institutionnelles, économiques et politiques qui contribuent au façonnage de ces relations ainsi que sur leur historicité. Ces échanges se construisent par les actes et notamment par les moments précis de tensions, qui, lors de leurs résolutions, viennent temporairement refermer les incertitudes et tendent à inscrire dans la durée ces échanges. Ce que nous enseigne ce cas, c’est qu’en définitive, la codification des relations entre journalistes et des acteurs politiques l’emporte sur les intérêts à rompre cet équilibre des pratiques, tant il est intériorisé. À condition d’ajouter que ce système est contingent, historiquement et socialement construit.
Notes
1
Ce texte est la présentation du cheminement méthodologique d’une enquête financée partiellement par le fonds de préfiguration du labex TEPIS en 2015-2016. Il reprend des éléments textuels de l’introduction de l’ouvrage Nicolas Hubé, La Politique des Chemins Courts. Un siècle de relations entre journalistes et communicants gouvernementaux en Allemagne (1918-2018), paru en 2022 aux Éditions du Croquant.
2
Lettre du 26 juillet 1978 d’Ernst Ney, Président de la Bundespressekonferenz à Dr. Hans Daniels, Oberbürgermeister der Statd Bonn (Maire de Bonn). Archives de la BPK, classeur : « VORSTAND 14.02.1978 bis 12.02.1979 ».
3
Elke Fröhlich, « Joseph Goebbels. Profil de sa propagande (1926-1939) », in Joseph Goebbels, Journal 1933-1939, Paris, Tallandier, 2007, p. 17-53; Daniel Mühlenfeld, « Vom Kommissariat zum Ministerium. Zur Gründungsgeschichte des Reichsministeriums für Volksaufklärung und Propaganda », in Rüdiger Hachtmann et Winfried Süß (dir.), Hitlers Kommissare. Sondergewalten in der nationalsozialistischen Diktatur, Beiträge zur Geschichte des Nationalsozialismus 22, Konstanz, Wallstein Verlag, 2006, p. 72-92.
4
Thomas Hanitzsch et Rosa Berganza, « Explaining Journalists’ Trust in Public Institutions Across 20 Countries: Media Freedom, Corruption, and Ownership Matter Most », Journal of communication, vol. 62, n° 5, 2012; Hans-Matthias Kepplinger, Journalismus als Beruf, Wiesbaden, VS Verlag, 2011.
5
Michael Meyen et Claudia Riesmeyer, Diktatur des Publikums. Journalisten in Deutschland, Konstanz, UVK, 2009.
6
Valérie Robert, « L'audiovisuel public allemand, entre autonomie et dépendance », INA - La Revue des médias, 2016.
7
Frank Esser et Carsten Reinemann, David Fan, « Spin-doctoring in British and German election campaigns », European Journal of Communication, vol. 15, n° 2, 2000.
8
Jean-Baptiste Legavre (dir.), L'informel pour informer. Les journalistes et leurs sources, Paris, Pepper/L’Harmattan, 2014.
9
Jean-Baptiste Legavre, « Off the record. Mode d'emploi d'un instrument de coordination », Politix, vol. 19, 1992, p. 135-158.
10
Jean-Baptiste Legavre (dir.), L'informel pour informer, Les journalistes et leurs sources, Paris, Pepper/L’Harmattan, 2014.
11
Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 2008 [1974].
12
De manière moins sociologique, on se réfèrera au roman de John Le Carré se déroulant dans la capitale fédérale allemande à la fin des années 1960 et dont le titre résume à lui-seul la situation : Une petite ville en Allemagne (A Small Town in Germany, publié en 1968).
13
Olivier Baisnée, « En être ou pas. Les logiques de l’entre-soi à Bruxelles », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 166-167, 2007, p. 110-121 ; Ralf Bläser, « Ménage à trois : la pertinence géographique des relations de lobbying entre les ONG-Bankwatch, l’État national et la Banque mondiale à Washington D.C. », L'espace politique, vol. 1, 2007.
14
Philippe Aldrin et Nicolas Hubé, « Parler au nom de l’Europe. Luttes d’institutions et conflits de légitimités pour le porte-parolat de “l’Union” », in Philippe Aldrin et al., Les Médiations de l’Europe politique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2014, p. 49-75.
15
Jacques Lagroye, « La légitimation », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, t. 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.
16
Rodney Benson, « Bringing the Sociology back in », Political Communication, vol. 21, n° 3, 2004, p. 275-292 ; Michael Schudson, « The “public sphere” and its problems: Bringing the state (back) in », Notre Dame Journal of Law, Ethics & Public Policy, vol. 8, n° 2, 1994, p. 529-546.
17
Hubé, Nicolas. « Le Gouvernement peut-il parler d’une seule voix ? Institutionnalisation et délimitation du rôle du porte-parole du gouvernement fédéral allemand (1949-2015) », Revue française d'administration publique, vol. 171, n° 3, 2019, p. 681-696.
18
Jean-Baptiste Legavre, « Entre conflit et coopération. Les journalistes et les communicants comme ‘associés-rivaux’ », Communication & langages, vol. 169, n° 3, 2011, p. 105-123.
19
Nicolas Hubé, « Laver son linge sale en famille. Gérer les contraintes de la médiatisation du politique en Allemagne », Quaderni, vol. 101, n° 2, 2020, p. 47-61.
20
Nicolas Hubé, « Une institutionnalisation sans professionnalisation ? L’espace interstitiel de la communication gouvernementale en RFA », Les Enjeux de l'information et de la communication, vol. 21, n° 2, 2020, p. 13-26.
21
Stephanie Mudge et Antoine Vauchez, « Building Europe on a Weak Field: Law, Economics, and Scholarly Avatars in Transnational Politics », American Journal of Sociology, vol. 118, n° 2, 2012, p. 449–492 ; Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris, Éditions de l’EHESS, 1999 ; Antoine Vauchez, « Interstitial Power in Fields of Limited Statehood: Introducing a ‘Weak Field‘ Approach to the Study of Transnational Settings », International Political Sociology, vol. 5, n° 3, 2011, p. 340-345 ; Thomas Medvetz, « Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 200, 2013, p. 44-55.
22
Antoine Vauchez, « Interstitial Power in Fields of Limited Statehood », International Political Sociology, vol. 5, n° 3, 2011, p. 342.
23
Peter Jungblut, « Unter vier Reichskanzlern. Otto Hammann und die Pressepolitik der deutschen Reichsleitung 1890 bis 1916 », in Ute Daniel et Wolfram Siemann (dir.), Propaganda. Meinungskampf, Verführung und politische Sinnstiftung 1789-1989, Frankfurt/Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1994, p. 101-116.
24
Didier Georgakakis, « Le gouvernement des esprits : concurrence internationale, comparatisme et développement de la propagande d’État en Europe (1917-1940) », in Olivier Ihl, Martin Kaluszynski et Gilles Pollet (dir.), Les sciences de gouvernement en Europe, Paris, Economica, 2003, p. 53-57.
25
Kurt Koszyk, Deutsche Presse 1914-1945. Geschichte der deutschen Presse, Teil III, Berlin, Colloquium Verlag, 1972.
26
Kurt Koszyk, Deutsche Pressepolitik im Ersten Weltkrieg, Düsseldorf, Droste, 1968.
27
Jürgen Wilke, Presseanweisungen im zwanzigsten Jahrhundert. Erster Weltkrieg – Drittes Reich – DDR, Köln/Weimar/Wien, Bölhau, 2007.
28
Thomas Mergel, Propaganda nach Hitler: Eine Kulturgeschichte des Wahlkampfs in der Bundesrepublik. 1949-1990, Göttingen, Wallstein Verlag, 2010.
29
Jean-Michel Eymeri, « Pour une sociologie politique comparée des institutions et de l’action publique », in Françoise Dreyfus et Jean-Michel Eymeri (dir.), Science politique de l’administration, Paris, Economica, 2006, p. 271.
30
Wer ist wer? Das Deutsche who’s who - Qui est qui ? Le who's who allemand. Biographisches Handbuch der Mitglieder des Deutschen Bundestages 1949-2002 - Annuaire biographique des membres du parlement fédéral allemand 1949-2002. Biographisches Handbuch der deutschen Politik - Annuaire biographique de la politique allemande.
31
Dans l’ensemble, ces données ont été traités dans le respect des principes du RGPD.
32
Antoine Laporte, De Bonn à Berlin. Le transfert d’une capitale (1990-2010), Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2016.
33
Jürgen Wilke, Presseanweisungen im zwanzigsten Jahrhundert, Köln/Weimar/Wien, Bölhau, 2007.
34
Denise Burgert, Politisch-mediale Beziehungsgeflechte. Ein Vergleich politikfeldspezifischer Kommunikationskulturen in Deutschland und Frankreich, Berlin, LIT Verlag, 2010 ; Isabelle Borucki, Regieren mit Medien. Auswirkungen der Medialisierung auf die Regierungskommunikation der Bundesregierung von 1982-2010, Opladen/Berlin/Toronto, Barbara Budrich Verlag, 2014 ; Matthias Revers, Contemporary Journalism in the US and Germany. Agents of Accountability, New-York: Palgrave MacMillan, 2017.
35
Nicolas Hubé, Décrocher la « Une ». Le choix des titres de première page de la presse quotidienne en France et en Allemagne (1945-2005), Strasbourg, PUS, 2008.
36
Max Reiner, Mein Leben in Deutschland vor und nach dem 30. Januar 1933, mémoire pour le projet Harvard University, Widemer Library, 1940. My life in Germany before and after the 29th 1933, consultable au United States Holocaust Museum, document n°2015.299.1
37
Rudolf Morsey, Hans-Peter Schwarz et Hanns Jürgen Küsters (dir.), Adenauer Teegespräche. 1950-1954. Rhöndorfer Ausgabe, Berlin, Siedler, 1984; Rudolf Morsey, Hans-Peter Schwarz et Hanns Jürgen Küsters (dir.), Adenauer Teegespräche. 1955-1958. Rhöndorfer Ausgabe, Berlin, Siedler, 1986 ; Rudolf Morsey, Hans-Peter Schwarz et Hanns Jürgen Küsters (dir.), Adenauer Teegespräche. 1959-1961. Rhöndorfer Ausgabe, Berlin, Siedler, 1988 ; Rudolf Morsey, Hans-Peter Schwarz et Hans Peter Mensing, Adenauer Teegespräche. 1961-1963. Rhöndorfer Ausgabe, Berlin, Siedler, 1992.
38
Si depuis 2005, Angela Merkel a gouverné à trois reprises avec un gouvernement dit de grande coalition (2005-2009 ; 2013-2017 ; 2017-2021), cette configuration est inédite jusqu’alors et expérimentée qu’au milieu des années soixante. Il s’agit d’un gouvernement composé des deux principaux partis, habituellement opposés les uns aux autres : les conservateurs de la CDU-CSU et les sociaux-démocrates de la SPD.