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Modération et indétermination politique dans L’Esprit des lois. L’interprétation de Bernard Manin
Professeur des universités

(Sorbonne Université - Sciences normes démocratie)

Le but de Bernard Manin, dans le chapitre intitulé « Montesquieu et la politique moderne (1985)1 », est de proposer un compte-rendu critique du livre de Thomas L. Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism2. Il s’agit de l’un des ouvrages critiques les plus importants jamais parus sur Montesquieu, et Bernard Manin entend en évaluer la fécondité et la pertinence. Cela revient à estimer la place de l’œuvre de Montesquieu au sein du libéralisme politique, et plus profondément dans l’opposition entre politique des Anciens et politique des Modernes. Cette opposition est chère à Leo Strauss et à ses disciples comme Thomas Pangle, qui a assisté aux séminaires dispensés à l’université de Chicago en 1965-1966, désormais publiés en ligne sur le site du Leo Strauss Center, source des commentaires straussiens sur Montesquieu, de Paul Rahe à Pierre Manent3.

Selon Pangle, l’ensemble des choix politiques de Montesquieu – son insistance sur la sécurité individuelle, sa défense de la séparation des pouvoirs, son éloge de l’Angleterre commerçante – trouve son ultime justification dans une conception moderne de la politique, en rupture avec la pensée classique. Pour Montesquieu, la politique n’a plus pour vocation la perfection de la nature humaine ni l’expression de son essence, mais vise avant tout à protéger les individus et à répondre modestement à leurs besoins. Selon Strauss et Pangle, L’Esprit des lois en déduirait l’éloge de l’Angleterre contemporaine : c’est dans cette nation libre que l’individu se sent le plus en sûreté. Cette république moderne est le « meilleur régime », le plus rationnel, celui qui convient mieux à la nature de l’homme – dans le sillage du hobbisme, mais libéralisé. Or Bernard Manin entend déconstruire cette vision moniste du libéralisme politique : sans jamais remettre en question son appartenance à cette tradition, il veut démontrer que Montesquieu en propose plutôt une version pluraliste, qui récuse l’idée même de « meilleur régime »

La question qui se pose donc à nous, qui lisons Montesquieu et Bernard Manin, est la suivante : face au pire régime, le despotisme, qui cause des « maux infinis » à la nature humaine et l’atteint par les supplices dans sa chair, face à la cruauté comme « summum malum » (selon les termes de Judith Shklar4), face à cette philosophie négative qui donne à nos esprits désenchantés ce qu’ils peuvent espérer de meilleur, Montesquieu a-t-il proposé ou non un « meilleur régime » ? L’introduction du « modèle anglais » au livre XI de L’Esprit des lois conduit-elle à déplacer la focale et à substituer à la typologie des régimes présente dans les huit premiers livres une apologie de la « liberté extrême » dans cette nation, la seule au monde qui ait pour « objet direct » de sa constitution la liberté politique (XI, 5) ? Faut-il considérer que cette constitution sui generis, qui forme une « république qui se cache sous la forme de la monarchie » (V, 19), crée une nouvelle forme de république dont la postérité aux États-Unis et en France sera remarquable, la véritable politeia des modernes5 ?

Cette contribution rappellera d’abord brièvement les linéaments de l’interprétation libérale de Montesquieu telle qu’elle est déployée par Thomas Pangle, afin de mettre en scène l’antagonisme entre « vertu » républicaine à l’antique et « commerce » libéral moderne dont les straussiens font la clé de voûte de leur interprétation de L’Esprit des lois. Elle évoquera ensuite les critiques puissantes que Bernard Manin adresse à cette lecture straussienne de Montesquieu (comme il condamne ailleurs la lecture républicaine ou athussérienne6), en mobilisant les concepts de modération et d’indétermination du bien politique, au fondement du pluralisme de L’Esprit des lois. Nous montrerons que la modération comme bien suprême repose selon Manin sur l’indétermination du bien, qui n’a pas tout à fait le même sens chez Aristote et Montesquieu. Enfin, nous reviendrons sur le statut des « modèles » politiques dans l’œuvre du philosophe et sur l’idée même de « meilleur » régime.

Le libéralisme de Montesquieu

La chose est entendue : L’Esprit des lois est le plus souvent invoqué parmi les œuvres fondatrices du libéralisme politique. Depuis Émile Faguet, Isaiah Berlin et Raymond Aron, mais aussi Leo Strauss, Thomas Pangle, Paul Rahe, Pierre Manent et Catherine Larrère, tous font de Montesquieu l’un des pères fondateurs, avec Locke, du libéralisme moderne7. L’œuvre fait partie des classiques du répertoire. La quintessence de la philosophie de Montesquieu a été découverte dans la théorie de la « distribution des pouvoirs », condition de la liberté politique, que Montesquieu va « trouver », non dans la construction d’une utopie politique, mais dans les méandres de l’histoire, dans l’Angleterre postérieure à la Glorious Revolution8. Pour Leo Strauss et ses disciples comme Thomas Pangle, le dessein secret de l’œuvre peut ainsi être révélé : par une fine stratégie d’écriture, Montesquieu exprimerait implicitement son choix en faveur de la république moderne, représentative et commerçante à l’anglaise, au détriment de la république participative des Anciens, au détriment de la monarchie grevée par les vestiges de la féodalité. L’Esprit des lois ferait du modèle anglais le régime le plus conforme à la nature humaine, celui qui garantit au mieux la sûreté et les intérêts des individus. Tel serait le sens du libéralisme de Montesquieu.

Pour Strauss et les straussiens, il faut donc mesurer la stratégie de dissimulation du philosophe de la Brède, son « intention » tacite. L’éloge de la vertu classique est caduc. Ce qui importe désormais est la liberté des Modernes, redéfinie comme opinion que l’on a de sa sûreté, désir de sécurité9. Le rapprochement opéré par Pangle entre Montesquieu et Hobbes se fonde, en dernière analyse, sur leur commune opposition à la vision d’Aristote et à la pensée politique classique qui concevait la politeia ordonnée à une fin que le législateur doit poursuivre comme son telos, la vie vertueuse et juste. En lieu et place de la République des Anciens, Montesquieu ferait l’éloge de la liberté sous la loi, associé à l’éloge du commerce, et esquisserait en filigrane une apologie de la modernité.

L’interprétation de Bernard Manin

La modération comme bien politique suprême

Or sur la base de cette reconnaissance accordée à l’image d’un Montesquieu tout à la fois libéral et moderne, Bernard Manin propose une critique profonde et rigoureuse de l’exégèse straussienne. Nous ne pouvons ici que restituer les grandes lignes de son argumentation, d’une finesse et d’une précision inégalables. Les concepts décisifs sont ici la « modération » et « l’indétermination » qui forment la théorie du « bien » politique face au mal despotique.

En premier lieu, la modération. Le législateur ne doit pas être seulement rationnel, il doit être modéré. Manin rappelle la formule canonique de Montesquieu : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver, l’esprit de modération doit être celui du législateur. » (XXIX, 1) On sait le rôle que ce concept de modération joue dans L’Esprit des lois. Il semble, de prime abord, revêtir plusieurs sens différents : il désigne, en certains endroits, la vertu cardinale du législateur, non violent, non cruel, non despotique ; mais il désigne aussi le caractère commun à tous les régimes autres que le despotisme : « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef d’œuvre de législation que le hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. » (V, 14) Les régimes modérés sont ceux où, parce que le pouvoir est divisé, la sécurité des individus est protégée. Par extension, la modération désigne également un état des lois et des mœurs caractérisé par l’absence de cruauté, grâce à une économie modérée du pouvoir de punir à laquelle Montesquieu est le premier à accorder une telle importance dans l’histoire de la philosophie. Apparaît ainsi une dualité entre la modération comme vertu du législateur et la modération comme caractère d’un état social.

Manin souligne que Pangle identifie bien ces deux sens, et comprend la modération comme cet état des institutions et des mœurs qui garantit la sécurité individuelle et adoucit les mœurs ; mais le straussien l’identifie au seul régime anglais où l’esprit de commerce est à son apogée10. Les régimes modérés seraient ceux qui reposent sur les passions égoïstes, libres de s’exprimer en sûreté. Or c’est ici que le bât blesse : Manin juge qu’une telle interprétation est profondément insatisfaisante. Modération et recherche de la sécurité ne s’identifient pas. L’exégète prend un exemple classique : la pensée de Hobbes est tout entière dominée par le souci de la sécurité ; la modération n’y joue cependant aucun rôle. Il faudrait donc préciser que le régime modéré n’est pas seulement celui qui protège les individus les uns des autres, mais aussi et surtout celui qui les garantit contre le pouvoir arbitraire et potentiellement abusif des gouvernants.

Cependant, selon Manin, cette précision ne suffit pas encore. Car la modération, pour Montesquieu, ne désigne pas seulement un état social ou un régime politique mais, on l’a vu, une vertu du législateur. Or, le premier chapitre du livre XXIX ne recèle, après l’appel à la modération, aucune référence à la sécurité ni à la division des pouvoirs. Relisons ce fragment : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver, l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites11. »

L’indétermination du bien

Venons-en donc au second point : l’indétermination du bien. L’interprétation de Bernard Manin devient ici particulièrement subtile. Il refuse en effet que cette formule soit interprétée purement et simplement comme un décalque d’Aristote et de sa théorie de la vertu, médiétè entre deux vices : cette interprétation tentante n’est pas concluante. La modération ne signifie pas simplement que le bien politique est un juste milieu situé à égale distance des extrêmes. L’un des exemples que donne Montesquieu est l’importance des procédures de justice, qui, quoique lentes, sont nécessaires à la liberté. D’un côté, un écueil dangereux : la suppression des formalités de justice est un caractère du despotisme qui juge sévèrement et cruellement, sans autre forme de procès. De l’autre, un écueil moins évident : le livre XXIX nous apprend aussi que la multiplication incontrôlée des procédures de justice minerait la sécurité et la liberté. On trouve donc une opposition entre deux impératifs de sens contraire entre lesquelles l’action du politique doit s’inscrire12.

À bon droit, B. Manin fait de ce procédé une structure fondamentale de l’argumentation chez Montesquieu. Elle s’applique tout autant aux pouvoirs intermédiaires. D’un côté l’existence de ces « canaux moyens par où coule la puissance » (la noblesse, les corps, les villes) constitue une garantie de la liberté ; elle freine et discipline le cours du pouvoir monarchique (II, 4). Mais, en un autre lieu de l’ouvrage, Montesquieu note aussi que l’hérédité des fiefs, l’établissement des arrière-fiefs sous les règnes des derniers carolingiens, ont conduit à l’anarchie et au dépérissement du royaume. Tout autant que la centralisation extrême, la décentralisation excessive s’avère profondément néfaste13.

Manin dégage ainsi la filiation entre les Politiques et L’Esprit des lois : dans les deux cas, l’art du législateur est un art du singulier et du contingent, une aptitude à cerner les circonstances et à y adapter l’action législatrice, loin du fantasme platonicien d’une politique comme science. Manin en conclut que la théorie de Montesquieu a un lien beaucoup plus profond et essentiel que Pangle ne le reconnaît avec la théorie classique de la prudence, en particulier avec la conception d’Aristote – ce qui l’éloigne de Hobbes et rend caduque la séparation rigide entre « politique des Modernes » et « politique des Anciens » mise en exergue par les straussiens.

Mais tout autant que cette parenté dans l’usage de la « prudence », Manin veut aussi déceler une différence d’ampleur : chez Aristote, le moyen terme qui constitue le bien politique est recherché par la prudence du législateur, celui qui s’adapte à la particularité des circonstances. Or Bernard Manin est formel : « Rien de tel n’apparaît chez Montesquieu ; seules subsistent l’idée d’une ou de tensions et la détermination des formes extrêmes. La solution unique et déterminée n’est ni assignable par le savoir, ni même posée comme le bien qu’il faudrait atteindre14. » À cet égard, l’indétermination ne joue pas le même rôle chez Aristote et chez Montesquieu : chez le second, « les extrêmes cernent simplement un espace, une plage à l’intérieur de laquelle peuvent jouer la libre invention et la créativité des hommes (…).  Le législateur demeure pris dans une tension qu’il ne peut ni dépasser ni surplomber15. » En dernière instance, Montesquieu se limite à mettre en lumière les oppositions fondamentales qui orientent l’action politique et à désigner les solutions extrêmes qu’il rejette. Dès lors, l’idée selon laquelle le bien politique se situe toujours entre deux bornes acquiert une signification nouvelle : entre ces bornes que la théorie politique doit identifier, rien n’est absolument fixé. Plusieurs options demeurent légitimes, et le penseur ne privilégie aucune d’entre elles de manière définitive ; le législateur modéré est simplement celui qui sait se maintenir dans cet espace intermédiaire. On mesure alors combien cette conception de la modération repose sur ce que nous avons désigné plus haut comme l’indétermination relative du bien politique.

Enfin, une autre différence majeure sépare Montesquieu d’Aristote. Chez le Stagirite, l’indétermination du bien politique tient à la matérialité du monde : si les choses s’altèrent et se corrompent, c’est que subsiste irréductiblement en elles ce pouvoir d’être autre qui définit la matière. Montesquieu, comme Aristote, pense l’indétermination comme caractère essentiel du monde humain, mais il est selon Bernard Manin profondément moderne, parce que cette indétermination ne tient pas d’abord à la contingence cosmologique, mais à la liberté humaine, comme il le suggère au livre I de L’Esprit des lois. Cela implique un renversement des valeurs. Car l’indétermination aristotélicienne était seulement un résidu, une imperfection ; provenant de la liberté humaine, « elle est pour Montesquieu la conséquence d’un des caractères les plus hauts de l’humanité 16 ».

Un meilleur régime ?

Pour conclure cette brève présentation, nous souhaiterions donc revenir sur un point de méthode : le statut des « modèles » politiques dans L’Esprit des lois. Y a-t-il un principe du meilleur, un meilleur régime en politique ?

Il faut mesurer d’abord l’audace de Montesquieu lorsqu’il refuse que la religion chrétienne offre au pouvoir temporel un « principe du meilleur ». Le philosophe, qui se veut jurisconsulte et écrivain politique, et non théologien, congédie l’ambition de la religion chrétienne :

« Quand, par exemple, elle donne des règles, non pas pour le bien, mais pour le meilleur ; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils et non pas des lois ; car la perfection ne regarde pas l’uni­versalité des hommes ni des choses. » (XXIV, 7)

La « sublimité » des lois chrétiennes n’est pas bonne en politique : Manin aurait pu prendre cet exemple supplémentaire qui conforte sa théorie. Ailleurs, Montesquieu relève encore que :

« La nature des lois humaines est d’être soumises à tous les accidents qui arri­vent, et de varier à mesure que les volontés des hommes changent : au contraire, la nature des lois de la religion est de ne varier jamais. Les lois humaines statuent sur le bien ; la religion sur le meilleur. Le bien peut avoir un autre objet, parce qu’il y a plusieurs biens ; mais le meilleur n’est qu’un. » (XXVI, 2)

L’Esprit des lois donne ici une formulation nouvelle et profondément originale au problème théologico-politique : il veut soumettre la religion aux intérêts politiques tout en reconnaissant son mode de fonctionnement propre, ce qui évite l’instrumentalisation machiavélienne pure et simple. Tout tient à cette différence entre le principe du « bien » et celui du « meilleur » : dans l’art de gouverner, le mieux est l’ennemi du bien.

Nous sommes dès lors en mesure de conclure sur le statut de la Constitution anglaise : s’agit-il d’un modèle qui aurait pour vocation d’être universalisé ? La réponse est clairement négative. Il faut souligner, en premier lieu, que l’Angleterre n’a rien d’un modèle idéal. Son équilibre est précaire. Montesquieu ne considère pas que la perte de la liberté tienne à l’usurpation de l’exécutif (idée répandue parmi ceux qui craignent l’usage abusif de la prérogative royale), mais au contraire à l’usurpation et à la corruption du pouvoir législatif : « Comme toutes les choses humaines ont une fin, l’État dont nous parlons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. Il périra lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l'exécutrice. » (XI, 6)

Surtout, la Constitution d’Angleterre sert d’étalon de mesure à l’aune duquel juger la liberté des autres constitutions, et en particulier la liberté de la constitution française. Elle ne constitue pas pour autant une forme politique à universaliser car chaque État doit disposer d’une législation adaptée à sa culture et à son histoire. Manin a donc parfaitement raison de l’affirmer : avec Montesquieu, « [i]l s’agit plutôt, me semble-t-il, d’une sorte de libéralisme de second degré : importer les institutions d’un peuple chez un autre, c’est faire violence à la tradition du second, c’est encore imposer. Montesquieu rejette une imposition non libérale du libéralisme17 ». En somme, l’Angleterre n’est pas un modèle absolu : la France monarchique est l’objet de toute son attention, et son « esprit de liberté » a pour Montesquieu des charmes indéniables18.

Il reste néanmoins une dernière subtilité. Il convient de dire un mot d’un chapitre que Bernard Manin ne commente jamais à notre connaissance, le chapitre XI, 8, à la fois profond et énigmatique, qui vient juste avant une prise de distance avec Aristote, qui n’avait pas d’idée « bien claire » de la monarchie (au sens où l’entend l’auteur : fondée sur les pouvoirs intermédiaires). L’historien fait ici surgir à la fois la monarchie française et la monarchie anglaise d’une matrice commune – les nations germaniques qui conquirent l’empire romain et mirent en place une forme de représentation :

« Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connaissons. Les nations germaniques qui conquirent l’empire romain étaient, comme l’on sait, très libres. (…) Quand ils étaient en Germanie, toute la nation pouvait s’assembler. Lorsqu’ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il fallait pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avait fait avant la conquête : elle le fit par des représentants. Voilà l’origine du gouvernement gothique parmi nous. Il fut d’abord mêlé de l’aristocratie et de la monarchie. Il avait cet inconvénient que le bas peuple y était esclave. C’était un bon gouvernement qui avait en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d’accorder des lettres d’affranchissement ; et bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert, que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l’Europe dans le temps qu’il y subsista. Et il est admirable que la corruption du gouvernement d’un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer. »(XI, 8)

« Un bon gouvernement qui avait en soi la capacité de devenir meilleur » ; ou encore « La meilleure espèce de gouvernement » : dans ce texte, Montesquieu revient sur l’opposition des Anciens et des Modernes, qui structure son discours. Alors que les républiques antiques étaient des sociétés closes aux conditions d’existence strictes, les sociétés modernes apparues lors de la chute de l’empire romain furent des monarchies qui devinrent, par la force des choses, des systèmes représentatifs. L’invention du gouvernement représentatif est ici présentée comme une nécessité pragmatique liée au volume des populations, lorsqu’il ne fut plus possible de s’assembler pour délibérer ensemble ; mais ce gouvernement représentatif connaît lui-même deux formes, l’une liée en France à la naissance des Parlements qui tempèrent la puissance arbitraire du prince, l’autre associée à l’avènement des Communes qui permit en Angleterre d’émanciper le peuple de sa servitude et de former une sorte de « meilleur gouvernement ». Il existe donc deux « meilleures formes » de gouvernement médiévales/modernes dans l’œuvre de Montesquieu, toutes deux nées « au fond des bois », dans l’imaginaire de la barbarie gothique et l’obscurité des forêts féodales : la monarchie fondée sur les pouvoirs intermédiaires, d’une part, la monarchie républicaine associée au pouvoir des Communes, de l’autre. L’indétermination du bien, la modération comme bien politique suprême, n’empêchent pas le pluralisme politique de Montesquieu de prendre pour « focale » historique deux exemples qui ont pour lui valeur paradigmatique : ce sont bien des « modèles » en ce sens.

Il est à cet égard remarquable que Bernard Manin, qui a pourtant mis son œuvre magistrale, Principes du gouvernement représentatif, sous l’étendard de Montesquieu en soulignant que nul mieux que lui n’avait compris que la démocratie reposait sur l’élection, principe aristocratique, autant que sur le principe démocratique du tirage au sort19, n’ait mobilisé que très furtivement le modèle de la représentation que le jurisconsulte avait mis en œuvre dans le chapitre anglais de L’Esprit des lois. À l’issue d’une magistrale histoire du principe électif, et de la substitution opérée par rapport au principe lotocratique, Manin souligne que Harrington, Montesquieu et Rousseau ont su identifier l’origine médiévale de la représentation – il cite alors la formule selon laquelle « ce beau système a été trouvé dans les bois », dans les racines obscures, décrites par Tacite, de l’arbre féodal20. On pourrait prolonger cette fulgurance, pour clore cet hommage, en disant que Manin aurait pu s’adosser plus encore à la théorie de L’Esprit des lois pour théoriser les principes du gouvernement représentatif21.

Ce que Bernard Manin a sans doute saisi mieux que quiconque, c’est la réticence fondamentale de Montesquieu à toute adhésion absolue en faveur d’un régime précis. En exposant les avantages de la représentation sur la démocratie directe, ou de la médiation sur l’expression immédiate des conflits, Montesquieu ne cherchait ni à ériger le modèle anglais en norme universelle, ni à élaborer une utopie politique. La présentation de la constitution anglaise est conclue par un souci de réalisme :

« Harrington22, dans son Oceana, a aussi examiné quel était le plus haut point de liberté où la constitution d’un État peut être portée. Mais on peut dire de lui qu’il n’a cherché cette liberté qu’après l’avoir méconnue, et qu’il a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Byzance devant les yeux. » (XI, 6)

Bâtir Chalcédoine, ayant le rivage de Byzance devant les yeux : telle est l’erreur de celui qui recherche un « perfect commonwealth », comme le soulignera également Hume contre Harrington. Le système représentatif est sans doute le meilleur qui soit accessible pour nous ; mais il peut prendre une multiplicité de formes afin de tenir compte de l’exigence d’indétermination du bien politique. Tel est le sens d’une philosophie politique qui ne prend jamais le droit comme une forme autonome, mais l’accorde à l’esprit des peuples, c’est-à-dire à la culture et à l’histoire. Pour donner le dernier mot à Montesquieu dans une formule célèbre que reprendra littéralement Rousseau : « On demanda à Solon si les lois qu’il avait données aux Athéniens étaient les meil­leures : “Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu’ils pouvaient souf­frir.” Belle parole, qui devrait être entendue de tous les législateurs. » (XIX, 21)

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    1

    Initialement paru dans les Cahiers de Philosophie politique, n° 2-3, OUSIA, 1985, p. 197-229, l’article « Montesquieu et la politique moderne » avait été republié une première fois dans Thierry Hoquet et Céline Spector (dir.), Lectures de L’Esprit des lois, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 171-231, avant d’être repris, comme son chapitre II, dans Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, chap. II, p. 99-171.

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    2

    Thomas L. Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism. A commentary on the Spirit of the Laws, Chicago, Chicago University Press, 1973.

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    3

    Paul A. Rahe, Montesquieu and the Logic of Liberty : War, Religion, Commerce, Climate, Terrain, Technology, Uneasiness of Mind, the Spirit of Political Vigilance, and the Foundations of the Modern Republic, New Haven, Yale University Press, 2009 ; Pierre Manent, La Cité de l’homme, Paris, Champs Flammarion, 1997, chap. 1 et 2. Nous nous permettons de renvoyer à Céline Spector, « Montesquieu et la crise du droit naturel moderne. L’exégèse straussienne », Revue de Métaphysique et de Morale, numéro spécial sur « Montesquieu », Denis de Casabianca (dir.), n° 1, 2013, p. 65-78.

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    4

    Judith Shklar, Montesquieu, ‎Oxford, Oxford Paperbacks, 1987, p. 89 ; voir, aussi, Judith Shklar, « The liberalism of fear », in Nancy Rosenblum (dir.), Liberalism and the Moral Life, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 21-38.

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    5

    Voir notamment Anne Amiel, « La figure de Montesquieu dans le débat constitutionnel américain », Revue de Métaphysique et de Morale, 2013/1, n° 77, p. 47-63. Nous nous permettons également de renvoyer à Céline Spector et Hugo Toudic « Montesquieu and The Federalist. A Contested Legacy at the American Founding », Early American Studies, vol. 22, n° 1, 2024, p. 80-104.

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    6

    La lecture républicaine, dans le sillage de J. G. A. Pocock et Quentin Skinner, a été développée aux États-Unis par Eric M. Nelson, The Greek Tradition in Republican Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Concernant la France, voir Catherine Larrère, « Montesquieu républicain ? De l’interprétation universitaire pendant la IIIe république », XVIIIe siècle, n° 21, 1989, p. 150-162. Concernant la lecture althussérienne, voir Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 1959.

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    7

    L'interprétation libérale de Montesquieu est classique depuis au moins Émile Faguet (Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire (1902), Genève, Slatkine Reprints, 1981 ; Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, chap. 1 ; Isaiah Berlin « Montesquieu », in À Contre-courant, trad. André Berelowitch, Paris, Albin Michel, 1988, p. 200-235. Parmi les interprétations récentes, voir Lucien Jaume, La Liberté et la Loi, Paris, Fayard, 2000, chap. 2 ; Catherine Larrère, « Montesquieu and Liberalism. The Question of Pluralism », in Rebecca Kingston (dir.), Montesquieu and his Legacy, New York, Suny Press, 2009, p. 279-301 ; Pierre Manent, La Cité de l’homme, Paris, Champs Flammarion, 1997, chap. 1 et 2 ; Thomas Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism, Chicago, The Chicago University Press, 1973; Judith Shklar, « Putting Cruelty First », Daedalus, 111, n° 3, 1982, p. 17-27. Nous avons tenté de les discuter dans « Montesquieu était-il libéral ? », in Gilles Kevorkian (dir.), La Pensée libérale, Paris, Ellipses, 2010, p. 57-71.

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    8

    Dans l’attente de la publication de l’intégralité de la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Louis de Secondat, Baron de La Brède et de Montesquieu, actuellement sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger (Oxford, Voltaire Foundation, puis Paris, Garnier), nous renverrons à L’Esprit des lois, éd. par Robert Derathé, rééd. par Denis de Casabianca, Paris, Classiques Garnier, 2011.

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    9

    Nous avons tenté de retracer les méandres de cette définition dans Servitude et Empire. Montesquieu, des Lettres persanes à L’Esprit des lois, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2024.

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    10

    Thomas Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism, Chicago, The Chicago University Press, 1973, p. 270-274.

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    11

    L'Esprit des Lois, XXIX, 1. C’est nous qui soulignons.

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    12

    Sur ce thème récurrent, voir « Montesquieu, théoricien de la monarchie », in Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, chap. 1, p. 52.

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    13

    Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Féodalité », dans Catherine Volpilhac-Auger (dir.), Dictionnaire Montesquieu, Lyon, ENS Lyon, 2008.

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    14

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 134-135.

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    15

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 135.

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    16

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 138.

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    17

    Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, 2024, p. 154-155.

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    18

    Voir Sharon Krause, Liberalism with Honor, Cambridge, Harvard University Press, 2002 ; voir, aussi, Céline Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, PUF, 2004, rééd. Hermann, 2010.

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    19

    Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p. 98-101

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    20

    Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p. 122.

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    21

    Nous nous permettons de renvoyer à Céline Spector, No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Paris, Seuil, 2021, p. 257-261.

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    22

    James Harrington (trad. Pierre François Henry), Oceana, Belin, 1995.

    Pour citer cette publication

    Céline Spector, « Modération et indétermination politique dans L’Esprit des lois. L’interprétation de Bernard Manin » Dans Luc, Foisneau (dir.), « Penser la politique avec Bernard Manin », Politika, mis en ligne le 13/06/2025, consulté le 17/06/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/moderation-indetermination-politique-lesprit-lois-linterpretation-bernard-manin