Les réactions à la catastrophe de Norilsk de 2020
Le 29 mai 2020, plus de 21 000 tonnes de gazole se déversent d’un réservoir de carburant d’une centrale électrothermique appartenant au plus grand producteur mondial de nickel Norilsk Nickel (Nornickel), dans la ville de Norilsk, située dans l’Arctique russe. La catastrophe est sans précédent par son ampleur à cette latitude. Cet événement relance la double controverse, internationale et au long cours, sur les impacts de l’exploitation minière, d’une part, et sur ceux des produits pétroliers sur l’environnement de l’autre, notamment dans les conditions extrêmes qui règnent dans les régions polaires. Cela survient à un moment où le réchauffement climatique, avec la fonte des glaces, permet de nouvelles prospections et exploitations de ressources en énergie fossile et en minerais ainsi que l’ouverture de nouvelles routes maritimes, autant d’activités qui aggraveront augmenteront le réchauffement climatique1. Dans ce contexte, comment l’accident de Norilsk a-t-il été perçu, interprété et évalué par les différentes parties prenantes de la controverse en Russie ?
Dans les heures qui suivent la catastrophe, les habitants de la région, sous le choc, fournissent et retransmettent sur les réseaux sociaux les images en direct des flots d’essence qui se répandent dans les rivières alentour2. Les vidéos amateur et les images satellites des agences spatiales européenne et russe de la « marée rouge » font rapidement le tour du web, en Russie comme dans le reste du monde. D’autres informations plus détaillées sont ensuite publiées par des médias indépendants (non officiels), des associations écologistes et des experts. Des biologistes spécialistes des travaux de nettoyage s’expriment aussi3. L’accident met directement à l’épreuve l’action publique gouvernementale et présidentielle ainsi que l’entreprise Nornickel, qui finance ces opérations. La profusion d’informations et de critiques circulant sur les réseaux sociaux contraint en effet le gouvernement fédéral à mener de son côté une communication de crise. Le Président Vladimir Poutine décrète l’état de catastrophe fédérale le 3 juin. Lors d'une visioconférence retransmise à la télévision, il critique les responsables de l’entreprise et le gouverneur du kraï de Krasnoïarsk, Alexandre Ouss, pour n’avoir réagi que deux jours après l’accident (voir fig. 1).
Fig. 1 : Vladimir Poutine en communication avec plusieurs responsables
lors d’une réunion de crise consacrée à l’accident de Norilsk, 3 juin 2020.
Cette communication de crise est destinée à endiguer le flot de questionnements sur les dysfonctionnements de l’État qui ont eu lieu en amont de la catastrophe. Plusieurs acteurs parviennent à identifier les responsables dans l’entreprise fautive et dans les services étatiques. Le 15 juin, le directeur du programme « Industries extractives » de l’ONG WWF Russie, Alexeï Knizhnikov, commente la situation d’une façon qui résume le sentiment de bien des spécialistes et activistes environnementaux dans le pays :
« Nous avons été informés de l'accident non pas par Norilsk Nickel, mais par les médias sociaux. Après avoir regardé la vidéo et vu l'ampleur de la catastrophe, nous avons contacté le service de sauvetage maritime. Nous n’avons confiance qu’en deux sources : ce service et l'imagerie satellite4 ».
Internet est caractérisé par une forte asymétrie de pouvoir et de savoir entre individus, experts et grands acteurs publics et privés. Ici comme pour d’autres événements, l’espace public numérique donne une large place aux décideurs, aux industriels et aux experts pour définir la catastrophe de Norilsk, mais il fournit aussi des appuis critiques et des fenêtres d'expression à des groupes minoritaires et à des citoyens. Cet article propose d’étudier la catastrophe de Norilsk dans une perspective de sociologie pragmatiste des problèmes publics5. La réflexion qui sous-tend ce texte prend pour point de départ ce que le philosophe pragmatiste John Dewey appelle une « situation problématique », indéterminée, associée à un état de choc, ici liée à découverte de la catastrophe par des habitants de Norilsk, qui lancèrent l’alerte sur les réseaux sociaux6. L’ampleur de la catastrophe a mis au défi le Pouvoir de se justifier, ce qui a permis de mettre en discussion publique, c’est-à-dire en controverse, le problème de la pollution pétrolière ordinairement ignoré par le pouvoir. L’article analyse les « trajectoires » de l’alerte et de la question controversée de la pollution par le pétrole dans différentes arènes publiques numériques, c’est-à-dire des espaces de discussion publique en ligne7. Dans un premier temps, il s’intéresse aux réseaux sociaux civiques et écologistes généralistes mais aussi à ceux spécifiques aux peuples autochtones du Grand Nord. Ensuite, il explore des arènes plus institutionnelles, où la controverse se déploie par le truchement de stratégies structurées par des jeux de pouvoir complexes et évolutifs dont il n’est pas facile de mesurer les effets, principalement entre l’État russe et la multinationale Nornickel. Les révélations sur les réseaux sociaux d’un autre lanceur d’alerte, cette fois issu des services de l’État, censés prévenir et évaluer la catastrophe écologique, vient perturber ces arènes institutionnelles. Une véritable gestion numérique de crise, destinée à neutraliser la critique, se met alors en place. L’article retrace les étapes de la controverse et montre comment la médiatisation de la catastrophe via les réseaux sociaux a eu un impact sur cette gestion de crise par les acteurs gouvernementaux.
À travers la catastrophe de 2020, le souvenir des marées noires qui refait surface
Norilsk est un territoire isolé du monde extérieur, une ville mono-industrielle dont l’accès, principalement par avion ou bateau, est strictement réglementé. Jusqu’à récemment, l’information concernant l’activité de Nornickel était contrôlée par l’entreprise seule, une sorte d’État dans l’État, pour laquelle la plupart des habitants de la ville travaillent. D’après les activistes environnementaux de Krasnoïarsk, le centre administratif de la région où se trouve Norilsk, il n’y a jamais eu de militants écologistes dans cette ville polaire, qui compte pourtant parmi les plus polluées de la planète8.
Les réseaux sociaux sont, depuis la première moitié des années 2000, l'une des principales sources d'information en Russie, notamment en ce qui concerne les catastrophes naturelles et les conflits d’aménagement9. La connexion des personnes par les réseaux sociaux peut engendrer une mise en dialogue entre citoyens au-delà du cercle des premiers concernés et des réseaux de voisinage, voire une mobilisation. Les communautés en ligne ont par exemple été à l’origine de grands mouvements de mobilisation citoyenne impliquant des bénévoles, comme celles et ceux qui ont lutté contre les incendies en Russie européenne en 2010 ou qui ont porté secours aux populations sinistrées lors des inondations à Krymsk dans la région de Krasnodar, au sud du pays, en 201210. Des conflits d’aménagement locaux ont ainsi acquis par les réseaux sociaux une audience nationale, à l’instar de la défense de la forêt de Khimki, au nord-ouest de Moscou, entre 2008 et 2013 ou, plus récemment, contre un projet de décharge devant recevoir les déchets de Moscou à Shies, dans la région d’Arkhangelsk, dans le Grand Nord11. Les réseaux sociaux sont aussi des vecteurs efficaces pour les lanceurs d’alerte face aux catastrophes environnementales et sanitaires, comme celle de Norilsk.
Dès les premiers jours, les images de la fuite sont relayées de manière virale et commentées par divers protagonistes dans tout le pays : médias indépendants régionaux et nationaux, mouvements écologistes, chercheurs, citoyens et collectifs d’habitants s’opposant à des projets d’aménagement (comme celui de l’immense décharge à Shies, dans la région d’Arkhangelsk) ou dénonçant des pollutions liées à des industries extractives (minière ou pétrolière, d'exploitation forestière, etc.). Sur les réseaux militants écologistes, le cas de Norilsk est rapporté au problème général des marées noires et des pollutions industrielles en Russie. Selon un rapport du ministère de l'Énergie mis en avant par les écologistes, 17 000 accidents provoquant des fuites de pétrole ou d’un autre dérivé (carburant) ont été déclarés pour l’année 2019, soit un accident toutes les demi-heures et pour une surface équivalente à la moitié de Moscou. 90% des déversements de produits pétroliers sont dus à des ruptures d’oléoducs causées par la corrosion des canalisations12.
Toutefois, selon les associations écologistes, comme Greenpeace Russie ou le Comité de sauvegarde de la rivière Petchora (qui traverse la République des Komis et le district autonome de Nénétsie), le nombre réel de fuites, donc de marées noires, est dix fois supérieur à celui officiel : les statistiques officielles sont peu fiables, entre autres raisons car les entreprises cachent la plupart des accidents de ce type aux organismes gouvernementaux13. Il existerait un accord tacite entre l’État et les compagnies pétrolières, selon lequel ces dernières sont dispensées d’investir dans la prévention des marées noires, donc dans l’entretien des infrastructures, ainsi que dans les écosystèmes pollués, afin de rester plus compétitives sur le marché international, et de continuer à fournir au budget central russe, sous forme de taxes sur les exportations d’hydrocarbures, ce qui constitue plus de la moitié de ses recettes. Par ailleurs, les cercles dirigeants du pouvoir actuel sont étroitement liés aux compagnies gazières et pétrolières. Le cas de Norilsk est également comparé par les associations à d’autres accidents de grande envergure, tels que la rupture d'un oléoduc dans la République des Komis en octobre 199414. La catastrophe qui nous intéresse ici est l’occasion pour des scientifiques et des responsables d’ONG de rappeler, via des posts, des publications et des visioconférences en ligne, les effets néfastes immédiats et à long terme de ces marées noires pour l’environnement et les populations, notamment pour les peuples indigènes15.
Il reste pourtant des populations qui échappent à l’attention des médias et même de l’arène de l’opposition politique, dont l’ancrage géographique reste concentré dans les très grandes villes du pays. À plus de 500 kilomètres au nord de Norilsk et de ses 200 000 habitants, 10 000 personnes habitent dans la péninsule de Taïmyr, parmi lesquels des Evenks, des Dolganes, des Nenets et des Énètses. Beaucoup vivent encore aujourd'hui de l'élevage de rennes, de la pêche et de l'artisanat traditionnel. Leur voix est peu audible, or ce sont elles qui risquent d’être le plus touchées par la pollution du fleuve Piassina, conséquence de l’accident de Norilsk. Des ONG écologistes transnationales comme Greenpeace ou Bellona ont bien, au cours de l’été, recueilli le témoignage des représentants de ces peuples qui s’inquiètent de l’impact environnemental et sanitaire de la catastrophe, à l’exemple de Gennady Shchukin, député local et chef de la communauté dolgane, et de Grigory Dyukarev, président de l'Association des peuples autochtones du territoire de Krasnoïarsk de Taïmyr16. Des visites guidées du site, des réunions avec ces représentants et des promesses de financements de programmes sociaux sont initiées et présentées dans les médias par l’entreprise Nornickel, en partenariat avec les associations officielles de peuples autochtones17. Mais les populations autochtones et les habitants de cette région reculée de Norilsk produisent peu d’images sur la catastrophe qui soient visibles sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte, il est impossible de mettre la main via les moteurs de recherche sur des photographies d’animaux victimes de la pollution ou de témoignages directs d’éleveurs ou de pêcheurs ordinaires. Les non-humains, les animaux et la flore, sont totalement invisibilisés. Une autre catastrophe, liée à une fuite de 100 tonnes de pétrole découverte le 11 mai 2021 dans une rivière de la République des Komis sur un oléoduc de l’entreprise Lukoil18, a généré, au contraire, une grande production d’images par des habitants et des militants locaux. Dans cette région, les déversements sont fréquents (en moyenne tous les trois à six mois) et sont documentés aux moyens de vidéos et de photos par les communautés locales, les groupes environnementalistes et les médias locaux en ligne indépendants. Ces images restent la plupart du temps confinées dans les arènes numériques locales. Les habitants de Norilsk et de sa région isolée ne sont pas engagés dans une telle production visuelle.
Le 12 août 2020, un média indépendant régional couvre une manifestation de plusieurs dizaines de représentants des peuples autochtones en habits traditionnels dans les rues de Norilsk protestant contre « l’irresponsabilité » de Nornickel et dénonçant la partialité des pouvoirs publics19. Au même moment, le « Forum Aborigène », une association informelle de militants, d’experts et d'organisations de peuples indigènes du Nord, de la Sibérie et de l'Extrême-Orient de la Fédération de Russie envoie une lettre ouverte à Elon Musk, le cofondateur et directeur de Tesla20. L’association l’y invite à boycotter Nornickel (qui le fournit en matières premières pour la fabrication des batteries électriques) jusqu’à ce que l’entreprise fasse réaliser une expertise indépendante des dommages environnementaux liés à ses activités en Arctique, indemnise les communautés autochtones, remette en état les écosystèmes et change sa politique vis-à-vis des peuples autochtones en s’inspirant notamment de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Contrairement aux images virales du début, ces actions et revendications autochtones ne sont relayées ni par les réseaux, y compris écologistes, ni par les médias d’opposition. Ces derniers ne semblent pas intéressés par les modes d’action et d’expression – tout à fait modernes – des représentants autochtones, et ce manque d’intérêt relève peut-être d’un racisme socioculturel envers les initiatives des peuples autochtones, dont les relations avec l’État russe sont difficiles depuis longtemps21.
Ainsi, après la révélation du scandale, différents acteurs s’engagent dans des activités d’interprétation et d’évaluation de la situation indéterminée ; un processus d’enquête est alors amorcé : ils posent un problème de départ (la marée noire de Norilsk), ils récoltent des données et dénoncent le statu quo22. L’accident est rendu public avec une intensité dramatique qui résulte de la force des images et de l’identification massive des internautes à la situation. Internet a en effet, en Russie comme ailleurs, profondément modifié les modes de « visibilisation » des problèmes publics environnementaux, ainsi que la portée et la circulation des arguments notamment aux moments des controverses publiques23. Puis, dans un second temps, les processus de circulation de l’information, de critiques et de mobilisations sur les réseaux sociaux en lien avec l’accident reconfigurent des arènes publiques numériques de différents niveaux, à la fois des espaces publics larges, et des espaces intermédiaires régionaux et locaux24. Autrement dit, les habitants de Norilsk, lanceurs d’alerte, ont été entendus sur un temps très court avant que des journalistes indépendants et des activistes environnementaux ne prennent le relais. Ces derniers ont mis en perspective dans des arènes civiques régionales et nationales l’accident de Norilsk et d’autres moins médiatisés, car réguliers et de moindre envergure : des fuites quotidiennes d’essence liés aux activités pétrolières, dont le caractère ordinaire et régulier ne doit pas faire oublier la gravité de leurs impacts environnementaux et sanitaires. De cette façon, la catastrophe de Norilsk entre en résonance avec d’autres expériences passées, qui ont été reprises et réactualisées par elle. Elle a aussi été discutée dans des espaces civiques numériques liés à d’autres pollutions et risques, comme celui du projet de décharge de Shies25. Cependant, on a vu que les arènes publiques autochtones et non officielles ont été peu prises en compte dans ce processus alors qu’elles proposaient des modes d’action visibles, hors ligne et concrets (manifestation de rue et demande de boycott de Nornickel auprès de Tesla). L’accident constitue ainsi un révélateur de réseaux sociaux (au double sens du terme) et met en lumière des clivages souterrains dans la société russe, que la catastrophe n’a pas remis en question.
La gestion étatique de la crise mise à l’épreuve : de la défaillance du Rosprirodnadzor à la judiciarisation de la controverse
Dès les premiers jours qui suivent la catastrophe, les pouvoirs publics et le Service fédéral de supervision de l’exploitation de la nature (Rosprirodnadzor) se saisissent du problème. La controverse sur les impacts des activités pétrolières et minières est ancienne26. Elle se donne à voir devant un double public, l’un traditionnel et l’autre numérique, par le biais des réseaux sociaux. L’ampleur de la catastrophe de Norilsk et son retentissement mondial, alors que la Russie va assurer la présidence du Conseil de l'Arctique en 2021 pour une période de deux ans, menace en juin 2020 de faire basculer une controverse jusque-là maîtrisée en un discrédit des institutions et des pouvoirs publics. Le Rosprirodnadzor entreprend alors de venir au secours du gouvernement fédéral par différents procédés : en communiquant sur sa prise en main du dossier (alors qu’il a failli dans son rôle de suivi, de prévention et d’alerte) et en confinant la controverse dans l’arène judiciaire, connue pour son manque d'indépendance et d'impartialité en Russie27.
Dans les médias, des responsables gouvernementaux, des dirigeants de Nornickel et des experts annoncent que la catastrophe a été provoquée par l'effondrement inattendu d'un réservoir après la rupture des piliers soutenant l'édifice. L’accident serait ainsi lié à la fonte du pergélisol (ou permafrost), du fait du réchauffement climatique28. Or, ce problème est connu et étudié, depuis des années, par des chercheurs spécialistes de l’Arctique. Il est inscrit en principe à l’agenda politique du pays. Le ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement a publié, en 2018, un rapport sur l’affaissement des installations en zone arctique29. En outre, le réservoir incriminé est en exploitation depuis trente-cinq ans. Rostekhnadzor, le Service fédéral de supervision écologique, technique et nucléaire, chargé de contrôler les installations industrielles à risques dans tout le pays, a déjà alerté Nornickel sur l’état du site en 201730. Le Rosprirodnadzor et le Rostekhnadzor ont tous les deux été créés en 2004. Le Rosprirodnadzor dépend du ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement : l’exploitation des ressources et leur protection se retrouvent aujourd’hui dans une même entité dans un rapport de force défavorable à la protection de l’environnement, vis-à-vis des logiques extractivistes c’est-à-dire de l’exploitation toujours plus poussée des ressources à des fins d’exportation31. Le Rostekhnadzor, institution héritée de l’organe de supervision minière de l’époque tsariste, est, lui, sous le contrôle direct du gouvernement fédéral. La communication étatique emprunte des canaux à la fois formels et informels. Le 1er juin, Svetlana Radionova, la directrice de Rosprirodnadzor qui, avant de prendre ses fonctions en décembre 2018, a travaillé au Rostekhnadzor, dénonce sur ses pages personnelles Facebook, Instagram et VKontakte (le Facebook russe) l’interdiction de l’accès au site de Norilsk à ses employés par les vigiles de l’entreprise32. Elle est technophile et a une utilisation régulière des réseaux sociaux, à la différence de la plupart des responsables gouvernementaux en Russie.
Le 7 juin, la chaîne YouTube Noriltchanie (« Les gens de Norilsk ») contredit ce récit officiel en publiant une interview de Vassili Ryabinin, le responsable de Rosprirodnadzor à Norilsk. Ce dernier déclare n’avoir pas été autorisé par sa hiérarchie à faire des analyses dès le 29 mai dans la rivière Ambarnaïa, où l’essence s’est déversée, et avoir ensuite été dessaisi du dossier (121 000 vues, un record absolu pour cette chaîne qui compte moins de 3 000 abonnements)33. Il s’agit donc d’un « lanceur d’alerte », qui prend publiquement le contrepied de son institution, au péril de sa carrière34. Sa déclaration donne à penser que le Rosprirodnadzor est intervenu une fois que le scandale a éclaté et que son but est de mettre un terme à celui-ci. Dès le 8 juin, le média d’opposition Novaâ gazeta relaie le témoignage du fonctionnaire le jour où il est convoqué par la justice, en choisissant pour titre de l’article qui lui est consacré une de ses propres phrases : « Nous massacrons la nature, et pourtant nous travaillons au Rosprirodnadzor ». Le 10 juin, le youtubeur et opposant politique Alexeï Navalny poste à son tour une vidéo intégrant un extrait de cette interview (4,1 millions de vues en janvier 2021, soit la vidéo la plus vue alors sur le sujet, d’après Youtube)35. Pour Navalny, la raison de l’inaction de Rosprirodnadzor et de Radionova est la corruption des agents publics, son cheval de bataille depuis des années36. Il révèle notamment le fait que Radionova possède un important patrimoine immobilier et qu’elle s’est rendue à Norilsk au moyen d’un jet privé de Nornickel. Mais celle-ci, à la faveur du volet judiciaire de la crise, a déjà commencé comme nous l’avons vu à se mettre en scène comme une défenseuse de la cause environnementale, décidée à faire condamner l’entreprise mère fautive à une très lourde amende.
Fig. 2 : Vassili Ryabinin, le responsable de Rosprirodnadzor à Norilsk
Capture d’écran de la vidéo « Récit d’un agent de Norilsk du Service fédéral
de surveillance de la gestion de la nature sur l’ampleur réelle de la catastrophe écologique »
(en russe), postée par la chaîne YouTube Noriltchanie (« Les gens de Norilsk ») le 7 juin 2020.
Trois enquêtes criminelles ont alors été ouvertes pour déterminer les responsabilités. Début juillet, Rosprirodnadzor a fourni une évaluation des dommages environnementaux à 147,78 milliards de roubles (1,625 milliards d’euros), un chiffre proche de l’estimation donnée dans les premiers jours par l’ancien directeur-adjoint de Rosprirodnadzor Oleg Mitvol à des médias russes et occidentaux, ce qui constitue un record pour le pays37. La justice a le rôle d’identifier le pollueur et de définir le montant de l’amende à l’issu d’un procès ; elle s’appuie pour ce faire sur l’expertise de Rosprirodnadzor et de Rostekhnadzor. Or ces deux entités donnent raison à Radionova, l’une après l’autre, au cours de l’automne. Pour commencer, après un contrôle du site effectué durant l’été, Rosprirodnadzor pointe une multitude de violations des réglementations en vigueur dans un communiqué publié le 8 septembre 2020 : il évoque le « caractère dépassé » et « usé » des installations incriminées et indique lancer des poursuites à l’égard du directeur de la compagnie énergétique responsable du drame, et de sept autres « responsables » (non nommés)38. Environ un mois plus tard, le 12 octobre 2020, Radionova annonce sur les réseaux sociaux qu’elle assiste à la première audience du procès contre la filiale de Nornickel39, puis qu’elle participe à une rencontre avec des mouvements citoyens de Krasnoïarsk40. Enfin, en novembre, c’est au tour de Rostekhnadzor d’intervenir en déclarant que l’unique raison de l’accident était le piètre état du réservoir, excluant explicitement la fonte du pergélisol41. Le 15 janvier 2021, Radionova réaffirme la position de son institution et la responsabilité de l’entreprise à cette occasion : « Pour nous, c'est simple : chacun doit assumer la responsabilité de ses actes et de ses erreurs. L'accident de Norilsk a causé d'énormes dommages à la nature, et il faut les compenser42 ». Le 15 février, Radionova publie sur son Facebook la lettre que ses services ont envoyée à Nornickel lui enjoignant de ne pas faire appel au jugement et de régler la somme due43. Elle ajoute que cet argent sera versé au budget fédéral et sera destiné à des « projets écologiques ». Dans un commentaire de cette publication, Andrey Kuznetsov, journaliste et rédacteur en chef d’un média local de Krasnoïarsk, qualifie ce transfert d’argent de « racket environnemental » au profit de l’État, au détriment de la région sinistrée. Il est symptomatique que le gouvernement fédéral concentre et polarise les débats sur cette appréciation du préjudice : en critiquant Nornickel publiquement, il détourne l’attention du public de ses propres responsabilités. La question du rôle clé des décideurs publics, de la politique environnementale conduite par l’État et de l’inaction des autorités compétentes, malgré le caractère prévisible des risques de pollution, n’est pas abordée. De même, Rosprirodnadzor n’a pas donné d’explications sur ses manquements et ses défaillances.
Dès le 5 octobre 2020, Nornickel conteste l’estimation de Rosprirodnadzor par un communiqué de presse sur son site et une lettre ouverte à Rosprirodnadzor, qui lui répond à son tour publiquement : le géant du nickel estime les dommages à 21,4 milliards de roubles (235,4 millions d’euros), soit sept fois moins que la somme exigée par l’État44. Le 12 octobre, à l’occasion du procès contre la filiale de Nornickel, Radionova défend à nouveau la position de ses services sur son compte VKontakte : « Rosprirodnadzor a estimé les dommages causés à la nature à 147 milliards de roubles. Il n'y a aucune raison de modifier ce montant. L'entreprise n'a pas encore payé pour les dommages causés au cours des derniers mois45 ». Fin octobre, Nornickel annonce sur son site avoir achevé les trois principales étapes de nettoyage du site : l’entreprise espère sans doute ainsi montrer sa bonne foi et obtenir un allègement de l’amende que l’État lui réclame46. Face à cette querelle de chiffres entre la multinationale et Rosprirodnadzor, les réactions sur les réseaux sociaux sont hésitantes. Les usagers ordinaires des réseaux sociaux ne semblent pas attendre grand-chose de la procédure judiciaire, de Rosprirodnadzor et plus généralement de l’État, tout comme une partie des ONG47. Les commentaires sur les pages des habitants de Norilsk dénoncent des pollutions quotidiennes et massives et pointent, souvent avec ironie, l’incapacité politique face aux puissances industrielles. Toujours en octobre 2020, l’agence de presse Interfax rapporte que le tribunal de Krasnoïarsk a refusé à un pêcheur professionnel de Norilsk de porter plainte contre Nornickel : le recours à la justice paraît ainsi d’autant plus sous contrôle étatique48.
En mars 2021, la multinationale déclare dans les médias avoir payé l’amende demandée. Lors d’une nouvelle réunion en visioconférence filmée, Poutine exprime sa satisfaction à cet égard, et insiste sur la nécessité d’utiliser cette somme pour améliorer la situation écologique de la région de Norilsk – sans plus de précisions49. Plusieurs questions restent sans réponse aux yeux des populations locales, ainsi celle des risques associés aux méthodes de dépollution (dont l’utilisation de dispersants ou le nettoyage physique) et des effets de la pollution sur les écosystèmes et la santé publique. L’ampleur de la catastrophe de Norilsk est, selon Greenpeace, comparable à l’accident du pétrolier Exxon Valdez en Alaska, survenu en 1989. Or, trente ans après, les chercheurs ont montré que les effets du déversement ont été plus dévastateurs que prévu et qu’ils sont toujours présents50.
Conclusion : des problèmes publics irrésolus, des questions et des aspirations en suspens
Plusieurs acteurs sont intervenus dans l’évolution de l’alerte et le traitement de l’accident industriel de Norilsk. Les conflits, qui se sont, en partie, donnés à voir sur les réseaux sociaux, ont eu un impact sur les personnes et les institutions qui s’y sont impliquées. Vassili Ryabinin, le responsable de Rosprirodnadzor à Norilsk qui a révélé l’inaction de ses services, a été licencié. Son acte de dénonciation l’a rendu populaire à Norilsk mais aussi auprès de nombreux internautes. L’ex-fonctionnaire a été mis en avant par des bloggeurs connus en Russie, comme Georgi Kavonasân, youtubeur moscovite spécialisé dans les questions environnementales, ou par des mouvements de lutte contre des décharges, par exemple celui de la ville de Klin, à 70 km de Moscou51. L’accident de Norilsk a suscité des débats publics, un phénomène qui est entré en résonance avec d’autres expériences publiques d’interventions dans les arènes civiques numériques suite à des catastrophes écologiques antérieures. Cette expérience a enrichi des espaces civiques numériques existants en Russie et qui murissent au fil des alertes qui se multiplient grâce à leur diffusion via les réseaux sociaux. Plus généralement, elle a nourri le processus de l’expérience publique et démocratique dans ce pays : ce processus, dit le philosophe John Dewey, est capable d’auto-transformation par la formation de publics de discussion, d’enquête et d’expérimentation et par leur travail de définition des problèmes52.
Le déferlement viral des images de la catastrophe sur Internet a mis à l’épreuve l’État russe et ses institutions, tout comme l’entreprise Nornickel. D’un côté, il a obligé les autorités centrales à répondre publiquement : si les tentatives de Rosprirodnadzor n’ont pas pu clore la controverse sur ses propres responsabilités, elles y ont en partie répondu en l’enfermant dans une problématique judiciaire à travers la question de l’évaluation financière des dégâts aux écosystèmes. L’accident ne paraît pas avoir engendré de bouleversements majeurs, du moins visibles sur les réseaux sociaux, sur l'impact de l'exploitation minière et des produits pétroliers sur l'environnement et sur la santé publique, ni de prise en charge durable des dossiers par des dispositifs publics adéquats. Aucune démarche de régulation étatique sérieuse n’est venue menacer ni même questionner l’avenir de l’exploitation des ressources dans l’Arctique russe par Nornickel, premier producteur au monde de nickel. Pourtant, la question environnementale est omniprésente dans l’espace public en Russie53. La catastrophe de Norilsk, comme beaucoup d’accidents industriels, montre également que les formes de prise en compte de celle-ci (contraignantes et régulatrices, ou au contraire faibles et impuissantes) sont étroitement liées au caractère (ici extractiviste) du capitalisme dans un pays donné54.
Notes
3
Comme Roman Netzer de l’institut norvégien SINTEF ou Daniel Vorobev de l’institut de biologie de l’Université de Tomsk : https://www.dw.com/ru/масляное-пятно-из-норильска-движется-к-арктике-что-предлагают-норвежцы/a-53753031, http://www.tsu.ru/news/biologi-tgu-gotovy-pomoch-v-likvidatsii-posledstvi/?sphrase_id=261297.
4
https://www.instagram.com/p/CBdZv87C-OQ/
5
Cette approche est exposée dans : Daniel Cefaï, « Publics, problèmes publics, arènes publiques…. Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, n°30, 2016 p. 25-64 ; Louis Quéré et Cédric Terzi, « Pour une sociologie pragmatiste de l’expérience publique », SociologieS (Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations), 2015 [en ligne].
6
John Dewey, The Public and its Problems. New York, Henry Holt & Company, 1927.
7
Sur la production des alertes et leurs trajectoires, lire : Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les Sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013 ; Francis Chateauraynaud, Alertes et lanceurs d’alerte, Paris, Humensis, coll. « Que sais-je ? » n° 4102, 2020.
Sur les arènes publiques, lire : Daniel Cefaï, « Publics, problèmes publics, arènes publiques…. Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, n°30, p. 25-64, 2016. Et sur les arènes publiques numériques, lire : Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier, « Le problème public de la prostitution aux marges des arènes publiques numériques », Journal des anthropologues, n° 142-143, 2015, p. 203-226, .
9
Gregory Asmolov, « Runet in Crisis Situations » dans Sergey Davydov (ed.), Internet in Russia. A Study of the Runet and Its Impact on Social Life, Berlin, Springer Nature, 2020, p. 231-250.
10
Voir pour des cas précis : Tine Roesen et Vera Zvereva, « Social networks sites on the Runet. Exploring social communication » dans Gorham Michael S., Ingunn Lunde et Martin Paulsen (ed.), Digital Russia. The language, culture and politics of new media communication, Londres, Routledge, 2014, p. 72-87 ; Eva Bertrand, « Anatomie de l’utilisation citoyenne du Net en Russie : le cas des incendies de l’été 2010 », Herodote, n° 166-167, 2017, p. 179‑88.
11
http://regard-est.com/russie-la-foret-nouvel-espace-dinteractions-entre-societe-civile-et-pouvoir-2
Voir également : Perrine Poupin, « Quand les manifestants s’emparent de la vidéo à Moscou : communiquer ou faire participer ? », Participations, n°7-3, p. 73‑96, 2013 ; Perrine Poupin, « Social media and state repression: The case of VKontakte and the anti-garbage protest in Shies, in Far Northern Russia », First Monday, n°26-5, 2021 [en ligne].
14
Voir l’entretien avec Alexander Ananyev dans le présent dossier.
20
Voir la lettre en anglais, publiée sur le site de l’association [en ligne]
22
John Dewey, « Experience and education » [1938] dans Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011.
23
Marie-Christine Bureau, Francis Chateauraynaud, Christophe Lejeune, Didier Torny et Patrick Trabal, « Internet à l’épreuve de la critique », Programme « Société́ de l’information », CNRS, 2003.
24
Selon un processus décrit dans : Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences-Po, 2019.
26
Voir l’article de Marie-Hélène Mandrillon à paraître dans le présent dossier.
27
Sally W. Stoecker et Ramziyá Shakirova, Environmental Crime and Corruption in Russia: Federal and Regional Perspectives, London/New York, Routledge, 2014.
28
Voir l’article de Katja Doose dans le présent dossier.
31
Sur la notion d’extractivisme, voir Anna Bednik, « La grande frontière », Ecologie & politique, n° 59/2, 2019, p. 29‑40.
34
Sur la notion de « lanceur d’alerte » : Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les Sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013.
47
Voir aussi l’article de Laurent Coumel dans le présent dossier.
52
John Dewey, « Experience and education » [1938] dans Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011 ; Daniel Cefaï, « Les problèmes, leurs expériences et leurs publics. Une enquête pragmatiste », Sociologie et sociétés, n°51/1-2, 2019, p. 33-91.
53
Un sondage réalisé par le Centre de recherche Levada a indiqué qu’en janvier 2020, 48 % des Russes considéraient la pollution de l’environnement comme l’une des menaces principales pour l’humanité, passant pour la première fois devant le terrorisme (42 %) ou les guerres (37 %) [en ligne].
54
Sur le lien entre formes du capitalisme et politiques environnementales : Ève Chiapello, Antoine Missemer, Antonin Pottier (dir.), Faire l’économie de l’environnement, Paris, Presses des Mines, 2020.
Bibliographie
Asmolov, Gregory, « Runet in Crisis Situations » dans Sergey Davydov (ed.), Internet in Russia. A Study of the Runet and its Impact on Social Life, Berlin, Springer Nature, 2020, p. 231-250.
Bednik, Anna, « La grande frontière », Écologie & politique, n° 59/2, 2019, p. 29‑40.
Bertrand, Eva, « Anatomie de l’utilisation citoyenne du Net en Russie : le cas des incendies de l’été 2010 », Hérodote, n° 166-167/3-4, 2017, p. 179-188. DOI : 10.3917/her.166.0179.
Bureau, Marie-Christine, Francis Chateauraynaud, Christophe Lejeune, Didier Torny et Patrick Trabal, « Internet à l’épreuve de la critique », Programme « Société de l’« information », CNRS, 2003.
Cardon, Dominique, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences-Po, 2019.
Cefaï, Daniel, « Les problèmes, leurs expériences et leurs publics. Une enquête pragmatiste », Sociologie et sociétés, n°51/1-2, 2019, p. 33-91. DOI : 10.7202/1074730ar.
Chateauraynaud, Francis et Didier Torny, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013.
Chateauraynaud, Francis, Alertes et lanceurs d’alerte, Paris, Humensis, coll. « Que sais-je ? » n° 4102, 2020.
Chiapello, Ève, Antoine Missemer, Antonin Pottier (dir.), Faire l’économie de l’environnement, Paris, Presses des Mines, 2020.
Devillard, Valérie et Guillaume Le Saulnier, « Le problème public de la prostitution aux marges des arènes publiques numériques », Journal des anthropologues, n°142-143, 2015, p. 203-226.
Dewey, John, « Experience and education » [1938] dans Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011.
Poupin, Perrine, « Quand les manifestants s’emparent de la vidéo à Moscou : communiquer ou faire participer ? » Participations, n° 7/ 3, 2013, p. 73‑96. DOI : 10.3917/parti.007.0073.
Poupin, Perrine, « Social media and state repression: The case of VKontakte and the anti-garbage protest in Shies, in Far Northern Russia », First Monday 26-5, 2021 [en ligne].
Roesen, Tine et Vera Zvereva, « Social networks sites on the Runet. Exploring social communication » dans Gorham Michael S., Ingunn Lunde et Martin Paulsen (ed.), Digital Russia. The language, culture and politics of new media communication, London/New York, Routledge, 2014.
Stoecker, Sally W. et Ramziyá Shakirova, Environmental Crime and Corruption in Russia: Federal and Regional Perspectives, London/New York, Routledge, 2014.