(Khortytsia National Academy)
Le 6 juin 2023, les forces armées russes ont fait sauter le barrage de Kakhovka, construit dans les années 1950, et détruit la centrale hydro-électrique du même nom. Ce faisant, ils ont commis le crime de guerre environnemental le plus grave depuis l’invasion de la totalité de l’Ukraine en 20221. Quelques jours plus tard à peine, en effet, le torrent né du réservoir de Kakhovka avait atteint la mer Noire et inondé les plaines situées en aval du Dniepr, provoquant de nouvelles pertes humaines (52 morts signalées au 19 juin) et bouleversant les écosystèmes du cours inférieur du fleuve. Graisses, eaux usées, déchets, engrais, tout a été charrié par le courant avant d’échouer dans la mer Noire, et les mines placées le long des berges ont explosé. La démolition du barrage a détruit la biodiversité de la région et détérioré à jamais le parc national de NyzhnoDnieprvskyi, le delta du Dniepr et plusieurs sites « Ramsar », le nom de la convention dont les signataires se sont engagés à préserver les écosystèmes de zones humides uniques.
Le désastre a touché les zones situées le long du Dniepr en amont et en aval du barrage. En quelques jours, le réservoir de Kakhovka, qui s’étend de la centrale hydro-électrique de Zaporijia (Dnipro HES) au barrage de Kakhovka, a été vidé de la totalité ou presque de son eau. Les poissons qui vivaient dans les eaux moins profondes ont été décimés et leur disparition s’est répercutée sur les oiseaux et les mammifères. La chute du niveau du réservoir de Kakhovka, qui fournit l’eau de refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia (Energodar), risque d’y provoquer une seconde catastrophe, sans compter une pénurie d’eau potable dans les villes de Kherson, Zaporijia et Dnipro, et dans plusieurs zones du sud de l’Ukraine. Le réservoir de Kakhovka servait avant tout à irriguer les fermes de cette région de steppes. S’il est entièrement vidé de son eau, plusieurs cultures essentielles seront menacées et il y a lieu de craindre une crise alimentaire mondiale sachant que de nombreux pays d’Afrique et d’Asie dépendent des céréales ukrainiennes.
La catastrophe de Kakhovka a été suivie de près par la presse ukrainienne et les réseaux sociaux qui mettaient à jour les variations du niveau d’inondation, minute par minute, et publiaient des rapports sur l’évacuation des habitants, la présence de bénévoles venus au secours des personnes et des bêtes (bétail et animaux de compagnie) et les multiples conséquences de l’inondation. Mis bout à bout, ces rapports forment un tableau particulièrement inquiétant des dégâts existants et de tous ceux, souvent pires, qui menacent. C’est donc à juste titre que de nombreux commentateurs parlent d’écocide, de crime de guerre environnemental et d’éco-terrorisme.
Les villages de la rive gauche du Dniepr, sous occupation russe, sont sous l'eau après la rupture du barrage de Kakhovka le 6 juin 2023.
Dans la société ukrainienne, le nombre incalculable de drames et de vies détruites en aval du Dniepr, ainsi que la circulation de photos de paysages inédits le long du fond entièrement drainé du réservoir, ont ravivé les débats d’avant-guerre sur les priorités économiques et environnementales du pays. Faut-il que le redressement et la reconstruction de l’Ukraine privilégient le Dniepr ou le réservoir de Kakhovka ? Les zones humides du fleuve ou la mer ? La nature ou l’agriculture et l’industrialisation ? La tradition ou le progrès ?2Les lignes qui suivent tentent de résumer les principaux arguments des deux côtés.
Les zonées marécageuses du Dniepr : ce qu’elles signifiaient et signifient pour les Ukrainiens
C’est à l’école primaire que j’ai entendu parler pour la première fois des « oasis » « luxuriantes », voire « magiques », d’Ukraine. L’institutrice nous expliquait que ces oasis étaient dûes à la densité des réseaux fluviaux et lacustres, ainsi qu’à la diversité de la flore et de la faune de la région que les communautés locales considéraient comme une manne et une soupape de sécurité en cas de guerre et de famine. Non seulement les zones humides du Dniepr étaient vitales pour les habitants de la région, disait-elle, mais elles étaient chargées d’histoire et faisaient partie de l’enfance et de la mémoire collectives des populations riveraines. C’est ainsi que j’ai découvert le drame des zones humides de Dniepr, submergées par les eaux du réservoir de Kakhovka dans les années 1950. Adulte, j’ai poursuivi en orientant mes recherches sur la région, lesquelles confirmaient ce que nous disait notre institutrice et justifiaient la nostalgie des habitants pour ces terres marécageuses.
Vestige des zones humides du Dniepr près de Zaporijia, 2020.
Avant la construction du barrage, ces terres formaient une région distincte de la steppe du sud de l’Ukraine. Le Dniepr a beau être bordé de zones humides tout au long de son cours, les plus vastes étaient celles du sud, baptisées Bazavluk et Konka Plavni, qui allaient de l’actuelle Zaporijia jusqu’au confluent du Dniepr et de son affluent, le Rohachyk. Ces zones étaient considérées comme des « oasis » parce qu’elles offraient un contraste bienvenu avec la sécheresse et la chaleur de la steppe : elles servaient de réserve et de base naturelles pour l’économie locale, et représentaient une source de revenus essentielle pour les populations locales. La construction du barrage de Kakhovka, imposée par décret soviétique, a bouleversé cet équilibre et elle a été vécue comme une « tragédie » par les habitants de la région.
Peu à peu, ce drame a été absorbé par la mémoire collective nationale, elle-même ravivée en 1991, quand l’Ukraine est devenue indépendante. Car c’est là, dans les marécages du Dniepr, connus à l’époque sous le nom de Velykyï Louh, ou « Grande prairie », que les cosaques zaporogues avaient construit leurs forteresses et établi leur base économique. Au XIXe siècle, Velykyï Louh était même le symbole de ces pères de la nation ukrainienne, auteurs des institutions démocratiques du pays et farouches défenseurs de son indépendance. Jusqu’aux années 1990, quand Velykyï Louh est devenu une des pierres angulaires de l’identité nationale ukrainienne, les zones humides du Dniepr étaient considérées comme le territoire ukrainien « historique », par opposition au nord de la mer Noire, « non historique », connu sous le nom de Novorossia (Nouvelle Russie) et colonisé par l’empire russe.
Le barrage de Kakhovka en 2013. La rupture s'est produite à la hauteur du portique de manutention.
Le réservoir de Kakhovka et la modernisation soviétique
La construction de la centrale hydro-électrique et du barrage de Kakhovka a entraîné la submersion presque totale des zones humides de Bazavluk et de Konka par les eaux du réservoir, même si l’idée qui consiste à exploiter le courant du Dniepr n’était pas nouvelle. Il en était déjà question au XIXe siècle, mais il a fallu attendre l’année 1927, soit l’ère soviétique et le plan d’électrification de l’État, pour que la première centrale hydro-électrique du Dniepr soit construite à Zaporijia. Le « Grand Dniepr », un projet qui date du début des années 1930, prévoyait la création de plusieurs centrales hydro-électriques et d’une cascade de réservoirs se dévidant au fil du Dniepr pour fournir de l’énergie, de nouveaux moyens de transport, etc. En 1938, cela dit, le « Plan Staline pour la transformation de la nature », assigna une fonction particulière à la centrale et au réservoir de Kakhovka : il ne s’agissait plus de produire de l’électricité, contrairement aux autres centrales du Dniepr, mais d’exploiter et de cultiver les immenses steppes du sud de l’Ukraine. Accompagné d’un système de canaux, le réservoir devaient permettre d’irriguer les terres, fertiles mais arides, des oblasts de Kherson et de Zaporijia, et celles de Crimée. Autrement dit, le réservoir de Kakhovka a été conçu comme un moyen de surmonter les obstacles naturels qui empêchaient de cultiver la région.
Nova Kakhovka, dessin d'Oleksandr Hubarev, 1953.
En 1952, un nouveau décret lui assigna un autre but : doper le développement industriel du sud de l’URSS. Conformément au décret du Conseil des ministres soviétique3, la construction de la centrale hydro-électrique de Kakhovka (Dnipro HES) a commencé en 1950, et le réservoir s’est rempli peu à peu, de 1955 à 1958, pour atteindre une profondeur de 16 mètres. La création du bassin de ce gigantesque « lac » a évidemment entraîné de nombreux grands travaux : abattage des arbres, destruction et déplacement de bâtiments administratifs et résidentiels, de routes et de voies ferrées, relogement de la population, mais aussi, fouilles archéologiques dans la région. Le plan prévoyait l’inondation de 219 000 hectares de terres (dont 56 800 hectares de terres agricoles et 63 000 hectares de forêts et de formations arbustives) et de 17 480 habitations. Seuls 8 400 hectares de terres et 8 270 logements devaient être protégés par de nouveaux barrages. 34 000 personnes, issues de 75 zones habitées, devaient être relogées. Installations industrielles, routes, voies ferrées et lignes de communication devaient être transférées hors de la zone de submersion.
Les populations locales ont été profondément marquées par l’inondation des zones humides du Dniepr. « Notre nouvelle mer est notre nouveau chagrin », disait un dicton de l’époque. Le fait est que ce plan n’a jamais fait l’objet de la moindre consultation ni du moindre débat. Les experts n’avaient d’autre choix que d’entériner la décision des autorités soviétiques, et ils n’ont jamais demandé son avis à la population locale. Les archives de l’époque comprennent pourtant des rapports de scientifiques essayant de convaincre le gouvernement de construire un second barrage pour ne pas avoir à noyer ces terres. Leurs arguments ont peu à voir avec la protection de la population ni avec le symbole historique que ces terres représentent. Ces experts insistent sur leur valeur écologique et leur valeur économique potentielle pour l’agriculture soviétique en rappelant qu’elles sont idéales pour des cultures très prisées, dont, par exemple, le kénaf, dit « chanvre du Sud ». Qu’importe, leurs rapports ont été ignorés et les zones humides ont été inondées.
Pour le pouvoir soviétique, la construction de la centrale hydro-électrique et du réservoir de Kakhovka allait de pair avec la création d’un paysage radicalement nouveau, d’une « mer » entièrement fabriquée par l’homme qui permettrait à Moscou de renforcer sa mainmise économique et politique sur la région. D’un côté, les autorités soviétiques vantaient ces avantages, de l’autre, les communautés locales regrettaient la perte de leur « oasis dans la steppe ». En témoignent les récits oraux, la littérature et le cinéma de l’époque qui présentent des points de vue variés et souvent divergents : Le Poème de la mer, un film d’Alexandre Dovjenko, réalisateur ukrainien soviétique, sorti en 1958, en est un exemple particulièrement révélateur4. Le scénario a beau avoir été écrit pour chanter les louanges du progrès, le film met surtout en scène le drame des Ukrainiens et des zones humides du Dniepr, notamment à l’époque soviétique.
Dès le début, le réservoir de Kakhovka a suscité des réactions ambivalentes car il a fallu plusieurs décennies pour que les habitants s’habituent à ce nouvel environnement et à cette « nouvelle mer », comme ils l’appelaient. Entre-temps cette immense masse d’eau est devenue un pilier de l’économie locale et un des principaux moyens de subsistance des habitants dont beaucoup n’ont aucun souvenir des zones humides. Le réservoir était indispensable à l’industrie de la région, à la centrale nucléaire de Zaporijia, à la navigation, à l’irrigation, etc. Aujourd’hui, pour les personnes comme moi, nées et ayant grandi dans une des villes de la périphérie de Zaporijia, autour de ce réservoir, il est extrêmement troublant de voir cet immense bassin à sec, privé de l’eau qui animait notre paysage et notre vie quotidiennes.
Conclusion
Que ce soit en vertu, ou à cause de sa construction par le régime soviétique dans les années 1950 ou de sa destruction récente par l’envahisseur russe, le barrage de Kakhovka a joué un rôle considérable dans la vie et le bien-être des populations locales. Désormais, son avenir est l’objet d’un vaste débat relayé par la presse ukrainienne et les réseaux sociaux. Faut-il que l’Ukraine reconstruise le barrage et remplisse le réservoir pour relancer l’économie régionale, sans tenir compte de l’environnement ni de l’histoire ? Ou faut-il qu’elle ignore les considérations économiques et réfléchisse à la restauration des zones humides du Dniepr, réserve naturelle et « oasis » vital de cette région de steppe ?
Les avis sont nettement divergents. Immédiatement après la rupture du barrage de Kakhovka, les responsables d'Ukrhydroenergo, la société d'État ukrainienne qui gère les centrales hydroélectriques, ont insisté sur le fait que le barrage serait reconstruit et que des plans étaient déjà en cours d'élaboration à cet effet. Je peux affirmer qu'ils persisteront dans leur projet. J'en veux pour preuve le projet d'élever le niveau du réservoir d'Oleksandrivsk sur la rivière Pivdennyi Buh, qui inondera le site historique de Buzkyi Hard et aura un impact négatif sur l'environnement, projet qu'ils tentent de mettre en œuvre même sans l'approbation des résidents locaux et des militants de l'opposition. depuis plusieurs années.
À l’heure où j’écris, une nouvelle controverse est donc en train de naître. Elle oppose d’un côté les représentants du gouvernement et les modernisateurs qui n’envisagent l’avenir de la région qu’au prisme de son développement économique ; de l’autre, les personnes attachées à l’histoire et à l’écologie de ces terres, qui veulent éviter une nouvelle catastrophe sur le Dniepr. Je m’en souviens, quand j’ai commencé à travailler sur l’histoire de ces zones humides, je me demandais s’il était souhaitable, ou même possible, de drainer le réservoir de Kakhovka. De fait, il a été drainé par les forces russes, alors pourquoi ne pas en profiter pour le conserver ainsi ?
Notes
1
Анна Олененко. “Новое наше море – новое наше горе”: Конфликт между украинским и советским в борьбе за конструирование ландшафта Нижнего Поднепровья. Ab Imperio. 1/2019. C. 125–152.
2
« L’explosion du barrage de Kakhovka : un “dilemme vert” et un test pour la renaissance à venir de l’Ukraine. » https://uwecworkgroup.info/blasting-of-kakhovka-dam-a-green-choice-test-in-ukraines-revival-efforts
3
Постановление Совета Министров СССР от 20.09.1950 г. “О строительстве Каховской гидроэлектростанции на р. Днепр, Южно-Украинского канала и об орошении южных районов Украины и северных районов Крыма”. Решения партии и правительства по хозяйственным вопросам. В 5-ти тт. Москва, 1968. Т. 3. С. 648-651.
4
Poema pro more (Le Poème de la mer): https://www.youtube.com/watch?v=CJN0riQ35kI.