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D’une utopie à l’autre. La transition alimentaire chez des personnes âgées  
chargé de recherche

(Association Savoirs Vivants (Haguenau))

Pour qui s’intéresse au changement des habitudes alimentaires, l’expérience menée par Kurt Lewin (1943) aux États-Unis durant la seconde guerre mondiale est incontournable. Replongeons-nous brièvement dans cette période. Pour soutenir l’effort de guerre, le gouvernement américain souhaite convaincre les « ménagères » de consommer des abats de manière à réserver les meilleurs morceaux de viande aux soldats envoyés au front. Une enquête est alors confiée au psycho-sociologue Kurt Lewin qui met en place un dispositif expérimental. Un échantillon d’une centaine de femmes est scindé en deux groupes, chacun étant composé de 3 sous-groupes de 17 personnes. Les trois premiers sous-groupes assistent à une conférence visant à promouvoir la valeur nutritive des abats et à présenter diverses manières de les cuisiner. Les trois autres participent à des débats : après un rapide exposé, les femmes sont invitées à poser des questions, à relater leurs expériences culinaires et à discuter des recettes présentées ; puis elles s’engagent devant les autres femmes du groupe, publiquement donc, à expérimenter chez elles lesdites recettes. Une semaine plus tard, 32 % des participantes au groupe de discussion avaient cuisiné et consommé des abats contre seulement 3 % de celles qui avaient simplement assisté à la conférence. La consommation d’abats se révélait ainsi être dix fois plus importante dans le second groupe que dans le premier. Plusieurs enseignements ont pu être tirés de cette recherche-action restée célèbre. D’abord, la prise de décision s’avère plus aisée lorsque l’individu a l’impression qu’elle relève de son propre chef et qu’elle opère dans un cadre collectif, par pression de conformité. Ensuite, et c’est ce qui va particulièrement nous intéresser ici, l’acquisition de connaissances – nutritionnelles, culinaires, etc. – est nécessaire mais insuffisante pour bousculer des habitudes alimentaires.

Si les travaux de Lewin ont par la suite suscité des critiques1, force est de constater qu’ils ont marqué durablement les recherches en sciences sociales sur l’alimentation, notamment en mettant l’accent sur l’inefficacité des recommandations de type « top-down » et en invitant à se concentrer sur leurs modes d’appropriation et, plus largement, sur les manières de faire et de penser propres aux populations d’enquête. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arriveront les anthropologues Carl Guthe et Margaret Mead2 dans leur Manuel d’enquête alimentaire, publié dans le cadre du même appel d’offre auquel Lewin avait participé : avant de chercher à savoir comment modifier les habitudes alimentaires d’un individu ou d’un groupe, il convient d’abord de comprendre ce que manger veut dire. Cette formule, poussée à son paroxysme, est aujourd’hui au cœur d’enquêtes alimentaires qui s’inscrivent dans ce que l’on appelle la recherche-action participative (RAP). S’agissant davantage d’une approche que d’une méthodologie de recherche3, cette dernière vise à co-produire des savoirs de la manière la plus horizontale possible pour ainsi lutter contre les « injustices épistémiques4 ». L’un des principes-clés étant donc de s’écarter des interventions descendantes. Dans le domaine de la transition alimentaire, la RAP consiste à mettre en relation chercheur·es et citoyen·nes pour envisager conjointement les possibilités d’une alimentation plus durable – consommer moins d’aliments gras et sucrés, moins de chair animale, plus de protéines végétales, plus de produits issus de l’agriculture biologique, etc. – qui tienne compte des dimensions sociales, culturelles, économiques, morales ou encore politiques attachées à l’acte alimentaire5.

L’ambition du présent article est de présenter la genèse, le déroulement et quelques résultats d’une RAP menée dans le Bas-Rhin et dont l’objectif était d’accompagner un public réputé rétif au changement, qui plus est dans le domaine alimentaire : les personnes âgées. De fait, s’il est admis que l’avancée en âge s’accompagne généralement de problématiques sanitaires et d’enjeux nutritionnels spécifiques6, les pratiques alimentaires des plus de 65 ans sont aussi encastrées dans des routines d’achat, dans des organisations sociales, conjugales et temporelles, dans des scripts culinaires qui ont été éprouvés par le temps et que seules des ruptures biographiques – maladie, veuvage, entrée en institution, etc. – semblent pouvoir déstabiliser7. De surcroît, celles et ceux que l’on nomme les babyboomers constituent un groupe d’âge relativement hétérogène socialement – une partie vit aujourd’hui de manière très contrainte financièrement – mais qui partage des attributs générationnels particulièrement significatifs pour notre propos : ils et elles ont grandi au cours des Trente Glorieuses, une période qui a marqué l’avènement de la société de consommation en France et où l’urbanisation et la modernisation agricole étaient présentées comme les signes du progrès. Ce grand récit modernisateur a probablement compté dans la difficulté, voire dans l’incapacité, de certain·es à se distancier d’un modèle de consommation alimentaire longtemps célébré mais qu’un grand nombre d’acteurs et d’actrices appellent aujourd’hui à réformer, notamment pour des raisons sanitaires et environnementales. À quel point les personnes âgées sont-elles désireuses et capables de changer leurs habitudes de vie au nom de la transition alimentaire ? C’est à partir de ce questionnement que la recherche présentée ici a été envisagée. Intitulée « De la fourche à la fourchette », elle est le fruit d’un partenariat entre d’une part un médiateur scientifique, une diététicienne nutritionniste et un sociologue – les trois auteur·ices du présent article – et d’autre part des personnes âgées autonomes, vivant à domicile et intéressées pour participer à puis co-construire des ateliers autour de l’alimentation, de l’écologie et de la santé. L’ambition est ici de présenter le processus par lequel ils et elles sont devenu·es co-chercheur·ses dans le cadre de cette RAP sur la transition alimentaire. Plus largement, l’article décrit une utopie concrète8 qui prend racine – celle d’une alimentation durable – et en envisage une autre, plus discrète, qui a trait aux conditions mêmes de vie des personnes âgées : celle du bien vieillir.

Une recherche-action participative

Pour saisir la genèse du projet, il faut remonter quelques années auparavant lorsque Laure Froehlig, une diététicienne nutritionniste du Bas-Rhin, anime des ateliers mensuels à destination d’un public de « seniors » et se déroulant au sein de deux espaces : le Centre d’animation sociale et familiale de Bischwiller et la Maison sport santé d’Haguenau. Chacun des ateliers est organisé de la sorte : une première partie sous un format conférence à propos d’une thématique en lien avec la santé (par exemple l’ostéoporose), suivie d’un repas cuisiné en commun (en lien avec la problématique traitée) puis partagé entre les participant·es et l’animatrice. Pour cette dernière, c’est la partie conférence qui prime et le repas est surtout envisagé comme une mise en pratique conviviale qui pourrait, de surcroît, augmenter les chances que les participant·es s’impliquent durablement dans le dispositif. Mais lors de la préparation et du partage du repas, elle remarque que des liens se créent entre les participant·es, que des savoirs et des recettes circulent. Ces échanges, de plus en plus récurrents au fur et à mesure que le groupe « prend », ne sont toutefois pas exploités. Elle en fait alors part à Quentin Czerwiec, le médiateur scientifique du Centre d’animation sociale et familiale de Bischwiller où une partie des ateliers se déroule, et ensemble il et elle vont entamer un travail d’acculturation réciproque puis envisager le lancement d’un projet de recherche davantage participatif. Son objectif était de promouvoir une démarche de type « one health » visant à une plus grande durabilité alimentaire, en formulant l’hypothèse selon laquelle le changement des habitudes de vie serait fonction de l’engagement des personnes au sein d’un dispositif collectif d’accompagnement. Un financement d’un an a été demandé (puis obtenu) à la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) dans le cadre d’un appel à projets autour de la prévention de la perte d’autonomie : le public-cible était donc un public de « seniors », âgés d’au moins 60 ans et vivant à domicile. Il restait à envisager concrètement le déroulement de ce projet. C’est ainsi qu’un sociologue spécialiste des changements alimentaires, Tristan Fournier, a été contacté. Ensemble, l’ambition était à la fois de construire une méthodologie d’enquête participative et d’envisager une manière d’évaluer le dispositif en lui-même, c’est-à-dire de se donner les moyens de mesurer son efficacité en termes de changements effectifs des pratiques alimentaires mais aussi de repérer les logiques d’action d’un groupe inscrit dans une telle démarche. L’expérience commune de Laure Froehlig et de Quentin Czerwiec en matière d’animation de groupes révélait que les participant·es, notamment en milieu populaire, privilégient l’acquisition de connaissances pour ensuite, et seulement ensuite, se sentir autorisé·es à parler, à exprimer leurs attentes et leurs souhaits, à s’impliquer concrètement dans le programme. L’idée a donc été de dédoubler chacune des séances envisagées en deux ateliers successifs : un premier « atelier collaboratif », plutôt théorique et qui visait à acquérir des connaissances scientifiques sur un sujet donné par la participation active des participant·es pour co-construire un savoir collectif, puis un second « atelier de mise en action » qui consistait en une mise en pratique de la thématique abordée (cuisine, préparation d’un produit, visite de lieux, rencontre de professionnel·les, etc.). Au terme de chaque atelier, un compte-rendu était proposé sous la forme d’une fiche de synthèse d’une page (voir image 1). L’objectif était donc double : d’une part co-construire des savoirs relatifs à la santé, à l’alimentation et à l’environnement, et d’autre part expérimenter concrètement, par l’action et l’échange, les possibilités d’un changement des habitudes de vie. On rejoint ici les travaux de Kurt Lewin, évoqués en introduction, sur l’importance de la mise en commun et de l’engagement public. Ceux du sociologue Richard Sennett doivent aussi être convoqués : grâce à la mise en pratique, les gestes et les recettes que l’on imagine relever d’un allant de soi chez les personnes âgées, sont alors révélés et deviennent des supports d’échange. Dans les manières dont l’utopie est aujourd’hui appréhendée – comme « réelle » pour Erik Olin Wright9 ou comme « concrète » pour Gary Wilder10, il y a avant tout l’idée d’une expérience vécue : c’est justement ce sur quoi le projet souhaitait se fonder pour tenter d’amorcer des changements vers une alimentation plus saine et plus durable.

affiche de "prendre soin de son microbiote"
affiche de "la fabrication de produites lactofermentés"

Image 1. Exemple de compte-rendu de l’atelier collaboratif et de l’atelier de mise en action n°4 sur « Prendre soin de son microbiote » et sur la fabrication de produits lactofermentés (mai 2023, Bischwiller).

Si l’ambition était de faire groupe, il s’agissait toutefois de rester raisonnable quant à la fréquence des séances pour ne pas risquer de perdre des participant·es par une trop forte demande d’assiduité. Il a ainsi été décidé de proposer deux rendez-vous mensuels de 2 heures durant toute l’année du projet (en laissant libre la période estivale) : l’atelier collaboratif en début de mois suivi, trois semaines plus tard, de l’atelier de mise en action qui lui faisait écho. Pour toucher un large public, l’atelier collaboratif a été dédoublé : il se déroulait le vendredi à Bischwiller (petite ville rurale et populaire de 12 000 habitants) et le samedi à Haguenau (deuxième ville du Bas-Rhin d’un point de vue démographique avec ses 36 000 habitants, caractérisée par un certain dynamisme). De fait, deux groupes distincts ont été constitués puis invités à se mélanger lors de l’unique séance d’atelier mise en action qui se déroulait à Bischwiller en fin de mois. Concrètement, il a été convenu que l’équipe du projet proposerait les thèmes des ateliers collaboratifs mais que le contenu des ateliers de mise en action serait décidé avec les participant·es, à la fin de chacune des séances des ateliers collaboratifs. Ces dernières ont été conçues selon les objectifs et axes stratégiques du Programme national nutrition santé (PNNS) : elles étaient dédiées, par exemple, à la réduction des déchets, à la diminution de la consommation de sel et de sucre ou encore à la qualité des graisses culinaires. Si ces séances collaboratives visaient à la diffusion de connaissances, l’objectif était surtout que les participant·es se les approprient pour ainsi éviter les rejets et résistances généralement rencontrés dans les ateliers de cuisine à visée préventive11. Différents outils ont été mobilisés de manière à privilégier une horizontalité du partage des savoirs. Parmi eux, l’arpentage, l’atelier Post-it et le world café. Le premier reposait sur une approche collective de la lecture initiée par le mouvement « Peuple et Culture » et visait à faciliter l’appropriation d’un article en lien avec la thématique de la séance en le divisant entre plusieurs participant·es. Chaque personne lisait une partie spécifique du texte puis restituait son contenu et ses réflexions au groupe. Cette méthode encourage l’échange d’idées, le croisement des points de vue et la construction d’une compréhension commune sur un même texte. Le second outil permettait à chaque participant·e d’exprimer son point de vue en l’inscrivant sur un Post-it (voir image 2). Il était mobilisé en début de séance pour permettre à chacun·e de se positionner face à la thématique du jour sans influence des autres participant·es. Les Post-it étaient ensuite affichés sur un tableau pour favoriser une visualisation collective mais aussi pour faire rebondir les participant·es les plus réservé·es à partir des propositions des autres car, dans la plupart des cas, les participant·es n’étaient pas vierges de connaissances ou n’étaient pas en inaction face à la thématique proposée. Enfin le dernier outil, le world café, est issu de l’éducation populaire. Il repose sur un cadre convivial qui favorise l’échange et la collaboration entre participant·es. Installés à table en petits groupes, à l’image d’un café, les participant·es exploraient ainsi une question en lien avec la thématique de l’atelier. Après un temps de discussion, ils et elles étaient invitée·es à changer de table de manière à favoriser la circulation des idées ; toutefois, un ou une ambassadrice restait à table pour assurer la continuité des échanges, pour consigner les idées sur une feuille de papier et les communiquer aux nouveaux participant·es. Les réflexions étaient enfin mises en commun, ce qui permettait de synthétiser les idées émergentes et d’aboutir à une vision collective. En plus de ces trois outils, une bibliothèque partagée a été mise en place dès la première séance et un groupe WhatsApp, qui rassemblait l’animatrice et l’ensemble des participant·es, constitué au bout de quelques séances. Enfin, l’atelier collaboratif se terminait généralement par un moment gourmand et convivial au cours duquel les participant·es étaient invité·es à apporter quelque chose à boire ou à manger pour le partager.

liste de post it
liste de post it 2

Exemples de Post-it issu de l’atelier n°4 sur le microbiote (mai 2023, Bischwiller et Haguenau).

Le recrutement s’est effectué selon plusieurs modalités. Des affichettes présentant succinctement le projet (voir image 3) ont été apposées dans divers espaces (presse locale, agenda culturel de la ville, structures sociales ou sanitaires) et distribuées sur les marchés des villes concernées et environnantes. Aussi, un certain nombre de participant·es était déjà en lien avec l’animatrice en amont du projet : plusieurs ont intégré le dispositif et en ont parlé autour d’elles et eux ; certain·es sont également venu·es accompagné·es de leur conjoint ou d’un·e ami·e. Au final, l’échantillon était composé de 34 personnes (17 à Bischwiller et 17 à Haguenau) dont seulement 5 hommes (et parmi eux, 2 accompagnaient leur conjointe). Cette très large sur-représentation des femmes est venu confirmer la dimension genrée de l’attention accordée aux questions de santé et d’alimentation12, et plus largement aux problématiques de care13 y compris dans sa dimension environnementale14. Les catégories socioprofessionnelles auxquelles les participant·es appartenaient (la plupart étant à la retraite) étaient variées : comptable, infirmière, enseignant du secondaire, assistante de direction, fonctionnaire territoriale, technicien de laboratoire, animatrice en périscolaire, etc. L’âge moyen était de 68 ans15. Toutes et tous vivaient à domicile et étaient autonomes d’un point de vue alimentaire.

 

affiche d'annonce des ateliers
affiche d'annonce recherche action

Affiches de communication du projet.

Au bout d’un an, suite à la dernière séance programmée, 3 focus groupes ont été organisés en vue de dresser le bilan du projet. Il s’agissait de donner la parole aux participant·es pour qu’ils et elles expriment leurs ressentis à l’égard du dispositif et pour que les freins et les leviers du changement vers un mode de vie plus durable puissent être discutés collectivement. Ces entretiens collectifs, chacun d’une durée de 2h30, ont rassemblé 15 personnes. Ils ont été animés par Tristan Fournier, puis transcrits et soumis à une analyse thématique. C’est sur cette base que le présent article a été construit puis distribué, avant publication, à l’ensemble des participant·es afin d’obtenir leurs éventuelles remarques, critiques et suggestions, ainsi que leur autorisation d’y faire apparaître leur nom et leur image.

Devenir co-chercheur·se

« Je suis de la vieille école alors quand on s’engage on n’abandonne jamais, c’est ma devise dans la vie ». C’est ainsi qu’Anita, une fonctionnaire de mairie à la retraite, âgée de 70 ans et vivant seule à Bischwiller, justifie l’assiduité de sa participation au projet. À première vue, l’âge ou plutôt l’effet de génération aurait positivement influencé les niveaux d’implication des participant·es dans cette RAP : par « vieille école », Anita entend en effet défendre une manière d’être certes surannée mais où la parole et l’engagement auraient été plus formels qu’aujourd’hui. L’origine sociale mérite également d’être considérée. Si les catégories socio-professionnelles et les niveaux de qualification des individus diffèrent quelque peu au sein de l’échantillon, notamment entre le groupe de Bischwiller et celui d’Haguenau, l’ensemble se situe à la croisée des classes populaires et des petites classes moyennes. Or cette dernière catégorie est caractérisée par un souci d’intégration sociale qui se donne à voir, selon Pierre Bourdieu16, par une manifestation de la « bonne volonté ». Ces deux éléments agrégés – effet de génération et classe sociale – ont ainsi pu faciliter l’adhésion puis l’engagement dans le projet.

 

Cela étant, 10 personnes (sur 34) ont tout de même quitté le dispositif en cours d’année, généralement sans fournir d’explication. Il faut dire que le fait de devenir co-chercheur·se avait été largement mis en avant au moment du recrutement des participant·es, par le biais des flyers distribués et des affiches de communication : nous pensions, peut-être trop naïvement, que l’argument scientifique pourrait attirer et convaincre. Si l’idée a généralement été vécue comme « excitante », la majorité des participant·es a toutefois évoqué prioritairement la crainte de « ne pas être à la hauteur des scientifiques », de s’embarquer dans un projet qu’ils et elles estimaient au départ surdimensionné par rapport à leurs compétences et au temps qu’ils et elles pensaient pouvoir y consacrer. Non, l’argument phare a été… l’animatrice ! Les personnes qui connaissaient déjà Laure Froehlig (par le biais de consultations en diététique, de conférences de nutrition ou d’un jardin partagé) se sont laissées aisément convaincre d’adhérer à ce nouveau dispositif car elles l’estimaient et appréciaient ses compétences. Pour les autres, ce sont ses qualités humaines qui ont été mises en avant et présentées comme particulièrement bien adaptées au format du dispositif, lui aussi très apprécié. Dans les trois groupes de discussion, le « format participatif » et la « dimension immersive » ont été salués, et le world café est apparu comme l’outil emblématique de cette horizontalité du partage de connaissances : il permettait d’échanger « d’égal à égal » avec l’animatrice mais aussi entre les participant·es, qui disposaient alors d’un espace-temps pour partager concrètement leurs connaissances, leurs habitudes, leurs recettes. À cet égard, le rôle de l’animatrice semble avoir été crucial : « Laure est dans le partage, elle ne sait pas tout et est prête à apprendre de nous, c’est un vrai échange même si elle a aussi un vrai savoir » (Anne-Marie, 69 ans, infirmière retraitée qui vit en couple à Bischwiller) ; « Laure a très bien joué son rôle, elle était honnête car parfois elle ne sait pas et le dit sans problème, voilà c’est l’honnêteté du groupe qui m’a plu » (Claude, 73 ans, assistant photographe retraité et ancien intervenant au sein de dispositifs d’insertion professionnelle, vivant seul à Haguenau).

Si la dimension participative du projet a d’abord été perçue et vécue comme intimidante, un point de bascule attestant de l’appropriation progressive du dispositif par les participant·es a pu être repéré. Il s’agissait de la quatrième séance, consacrée au microbiote intestinal. Comme à la fin de chaque atelier collaboratif, l’animatrice a demandé aux deux groupes ce qu’il leur paraissait intéressant de co-construire durant l’atelier de mise en action, ici pour prendre soin de son microbiote (voir image 4). D’une part, les propositions ont été nombreuses (au cours des premières séances, c’est plutôt l’animatrice qui suggérait des contenus) et mises en application : il s’est agi d’élaborer des boissons fermentées (kéfir et kombucha : des grains de kéfir ont ainsi circulé entre participant·es durant l’atelier et chacun·e est reparti·e avec ces matières premières et plusieurs recettes), mais aussi des légumes lactofermentés (chou rouge et chou blanc : donnant lieu à la dégustation de produits issus d’une petite entreprise locale). D’autre part, des propositions ont aussi débordé l’atelier : plusieurs participant·es ont par exemple évoqué la tenue du salon « Made in Alsace » et se sont organisé·es pour y aller ensemble et y rencontrer une jeune entrepreneuse qui proposait des ateliers de « cuisine vivante » promouvant l’alimentation crue. De surcroît, l’annonce d’une conférence en ligne organisée prochainement par l’Institut Pasteur sur le microbiote a été partagée sur le groupe WhatsApp. L’implication des participant·es dans cette RAP s’est finalement concrétisée, au terme de cet atelier de mise en action, par la proposition du prochain thème de séance collaborative, évoqué de la sorte par plusieurs personnes : « on a assez de connaissances sur l’alimentation maintenant, on aimerait avoir une séance sur les produits écologiques ». Si les thèmes des premières séances avaient été choisis en amont par les organisateur·rices du projet car des expériences passées d’animation de groupes avaient montré que les personnes âgées, notamment en milieu populaire, ne se sentent pas autorisées à exprimer d’emblée leurs attentes et leurs souhaits, le fait que les participant·es se soient à un moment concerté·es pour en proposer un nous semble pouvoir être appréhendé comme une preuve de l’endossement du rôle de co-chercheur·se tant espéré.

photo des participants de l'atelier
photo d'une prise de note d'une participante à l'atelier
photo des participants de dos
photo des bocaux de lactofermentation

Image 4. Photos de la quatrième séance, consacrée au microbiote intestinal. Une première partie collaborative sur le microbiote (en haut) et l’atelier de mise en action sur la lactofermentation (en bas) .

Sur les rails du changement

« En fait le projet c’est comme un petit gardien qui te dit attention là tu remanges du sucre alors que tu avais dit que tu n’en mangeais plus, donc là on repose le morceau de gâteau (rires), du coup c’est une espèce de garde-fou ». C’est ainsi que Michèle, une technicienne de laboratoire à la retraite, âgée de 62 ans et vivant en couple à Bischwiller, tente de résumer l’impact qu’a eu le projet sur ses habitudes alimentaires. Les participant·es aux trois focus groupes étaient effectivement invité·es à décrire leur dynamique de changement en trois étapes : 1) ce qu’ils et elles faisaient désormais, 2) ce qu’ils et elles aimeraient faire et 3) ce qu’ils et elles ne pensaient pas pouvoir ou vouloir faire. Cet exercice visait à évaluer l’acquisition de nouvelles pratiques tout en donnant la possibilité aux participant·es de se projeter dans l’avenir et surtout de les autoriser à résister au changement, ce qui permettait d’identifier les freins à une plus grande durabilité alimentaire. Le tableau 1 en présente les éléments les plus cités (au moins deux fois).

Tableau 1. Le changement des habitudes de vie

Ce qu’ils et elles font désormais

Lire les étiquettes des produits alimentaires et ménagers.

Consommer moins de sel, moins de sucre et moins de viande.

Produire et consommer des aliments lactofermentés.

Acheter plus local.

Aller au marché.

Ce qu’ils et elles aimeraient faire

Acheter davantage de produits « bio ».

Produire moins de déchets.

Ce qu’ils et elles ne pensent pas pouvoir ou vouloir faire

Devenir végétarien.

Supprimer définitivement l’apéritif, les desserts et la charcuterie.

 

Cet exercice a permis d’identifier que les changements opérés en termes de pratiques concernaient principalement l’acte d’achat, les participant·es se disant être désormais davantage attentifs aux informations nutritionnelles, à la provenance des produits et à leur impact en termes de santé et d’écologie. À cette réforme alimentaire, en voie de routinisation, s’ajoutait l’intégration d’une nouvelle catégorie d’aliment couplée à une technique culinaire spécifique : la lactofermentation. Comme expliqué précédemment, la séance sur le microbiote intestinal a été l’une des plus appréciées et a joué le rôle de charnière dans la capacité des participant·es à s’approprier le dispositif. Ce succès et le changement concomitant de pratiques – au moment des focus groupes, six mois après ladite séance, plusieurs participant·es consommaient régulièrement leur propre boisson lactofermentée – nous apparaissent liés à la satisfaction de produire soi-même un aliment et à la dimension collective du processus (par exemple l’échange de grains de kéfir). Cette mise en commun n’est pas sans rappeler l’expérience de Lewin décrite en introduction. La deuxième étape restituée dans le tableau 1 était relative à la projection d’un changement de pratiques dans l’avenir. On voit ici que les deux éléments les plus cités sont contraints par une problématique économique : d’une part la difficile accessibilité des aliments biologiques, en moyenne plus chers que les aliments conventionnels ; d’autre part la proéminence d’emballages alimentaires en plastique, ce qui plaiderait pour des pratiques jugées pertinentes – comme le « zéro déchet » – mais généralement plus coûteuses en temps et en argent, et donc réservées à une certaine élite17. Enfin, la troisième étape a permis aux participant·es de marquer une frontière entre ce qui leur semble possible et souhaitable, et ce qui leur apparaît inatteignable et inenvisageable. Ici se donne concrètement à voir leur positionnement à l’égard des questions de durabilité alimentaire. Les éléments évoqués prennent ainsi la forme de revendications au nom de la défense d’une certaine tradition, qu’il s’agisse d’aliments incarnant une identité sociale, familiale ou régionale (viande, charcuterie, dessert) ou de pratiques dont la dimension conviviale est privilégiée par rapport aux aspects sanitaires (l’apéritif). Cette radicalité apparente, nous semble-t-il, est elle aussi révélatrice d’une certaine appropriation du dispositif : les participant·es savent et clament ce qu’ils et elles ne veulent pas, ce qui leur permet de borner le processus de changement d’habitudes de vie et donc de l’investir à leur mesure.

Les discussions des focus groupes ont clairement révélé la dimension processuelle du changement des habitudes de vie, à la manière d’un cercle vertueux, comme le décrit Anne-Marie déjà citée plus haut : « on commence par une chose, le sucre ou le sel par exemple, puis on se rend compte que tout est lié, après on dort mieux, c’est mieux pour l’écologie, on peut acheter local, bon on finit par s’intéresser à tout le reste. Et le projet vient booster tout ça, ça nous aide à prioriser les choses que l’on veut mettre en pratique. » Le fait que cette dimension processuelle, largement mobilisée par l’animatrice pour rassurer les participant·es et accompagner durablement le changement, soit évoquée par certain·es nous apparaît comme un nouveau signe d’appropriation du dispositif. Lors d’un des focus groupes, une participante assidue expliquait ainsi à une participante plus jeune qui avait rejoint le projet en cours de route et disait culpabiliser de ne pas être suffisamment active en termes de changements des habitudes de vie « qu’il faut y aller progressivement, c’est tout un processus ». On le voit, les possibilités d’un changement de pratiques sont à inscrire dans le temps mais aussi dans le collectif. Sylvie, une assistante dentaire à la retraite âgée de 62 ans et vivant en couple dans une commune proche d’Haguenau, précisait que « si le médecin nous dit mangez moins sucré, bon ça nous passe au-dessus, là en collectif, avec les petits tips et les recettes de chacun c’est plus stimulant ». Si toutes et tous reconnaissent ne pas avoir radicalement changé leurs habitudes alimentaires avec le projet, toutes et tous expliquent avoir acquis de nouvelles connaissances, avoir initié de petits changements et surtout être plus réflexifs au quotidien. De fait, le projet pourrait être comparé à un Post-it collé sur le frigo : on le regarde chaque jour au début, il devient petit à petit invisible mais réapparaît de temps à autres à notre vue. Cette attention, qui semble fonctionner à la manière d’une « réflexivité routinière18» est ici entretenue par la participation bimensuelle au projet et par la dynamique de groupe qui s’y est créée.

 

Ces éléments doivent toutefois être nuancés. Si le changement est processuel, il est aussi fait de hauts et de bas, ce qui s’accompagne parfois d’un sentiment de culpabilité que plusieurs participant·es disent ressentir à l’idée de maintenir d’anciennes pratiques qu’ils et elles estiment désormais délétères pour leur santé ou l’environnement. Claude, déjà cité plus haut, l’exprime de la sorte : « On devient plus sensible, j’ai pas tellement changé mais j’ai un peu de culpabilité, par exemple j’adore les tomates cerises, bon c’est pas la saison [le focus groupe se déroule en décembre] mais j’en achète quand même, je saurai pas par quoi les remplacer, on aimerait bien faire ce que l’on a discuté pendant les séances mais au quotidien c’est pas si simple, on a nos routines, nos habitudes, nos vices hein, et c’est pas facile de changer tout ça, surtout quand on vit seul et qu’on est seul maître à bord, alors on craque de temps en temps et on culpabilise. » Cette culpabilité apparaît comme le signe d’un travail de responsabilisation en cours qui, de fait, touche davantage les personnes impliquées quotidiennement dans les activités alimentaires, comme le souligne Anne-Marie, déjà citée plus haut : « là on est beaucoup de femmes, on est responsables de la nourriture et donc on peut culpabiliser. »

Nourrir une autre utopie : bien manger et bien vieillir

Si le projet a effectivement produit quelques changements de pratiques ainsi qu’une plus grande réflexivité alimentaire chez les participant·es, il a aussi (et surtout) permis de créer du lien social. Claude, qui expliquait ne pas réussir à mettre suffisamment en place les propositions de l’animatrice au quotidien et en ressentir une certaine culpabilité, a par ailleurs été le plus actif sur le groupe WhatsApp du projet, auquel participaient 16 autres personnes : il a ainsi diffusé 55 % des 830 messages émis depuis le lancement du groupe, loin devant les 17 % de l’animatrice. Ces messages étaient toujours liés au projet et consistaient le plus souvent en des partages d’informations ou des annonces d’évènements (manifestations culturelles, émissions de télévision ou de radio, sites internet, etc.) en lien avec les séances passées. Claude, qui vit seul, exprimait lors du focus groupe sa satisfaction à avoir intégré un collectif, à y occuper une place et y être reconnu. Au-delà de l’objectif d’un changement des habitudes de vie, le projet est pour beaucoup devenu une activité en soi, pour soi, un lieu d’expression, d’échanges, d’écoute et parfois même de revendications, un lieu pour exister publiquement à un âge où les personnes se sentent souvent glisser en dehors de la société et où l’isolement peut justement constituer un accélérateur du vieillissement19.

 

De fait, le projet nous semble avoir été vécu à la fois comme un cocon et un tremplin. Comme un cocon car une bienveillance y était pratiquée, appréciée et revendiquée. Cette bienveillance était par exemple observable dans les échanges du groupe WhatsApp, où des politesses du type « chers amis » accompagnaient la diffusion d’informations, ou encore lors des moments conviviaux à la fin des ateliers collaboratifs où les participant·es amenaient des aliments et boissons, bien souvent de leur composition, pour les partager. C’est donc cette bienveillance qui leur a permis de se sentir intégrés à un collectif et autorisés à parler de soi, notamment en partageant des recettes de cuisine. Ici, le rôle des ateliers de mise en action a été crucial en raison du fait qu’ils favorisaient l’horizontalité des échanges et permettaient, par la gestuelle et la manipulation d’ustensiles et d’aliments, de visibiliser puis de comparer des manières de faire qui sont peu souvent mises en mots20. Cette valorisation des savoirs expérientiels21 a très concrètement permis de lutter contre les injustices épistémiques évoquées en introduction.

 

Le projet a également été vécu comme un tremplin, et ce pour deux raisons. La première tient à l’ambition même du dispositif, à savoir celle de relever le défi très contemporain de la transition alimentaire. Si la plupart des participant·es admettaient avoir d’abord été attirés par la promesse de mieux protéger leur santé, ils et elles reconnaissaient l’importance d’en apprendre davantage sur les questions écologiques et donc de « rester dans le coup ». C’est ainsi que l’exprime Anita, déjà citée : « J’ai pas tout changé dans ma vie hein mais grâce à ça [le projet] je vais peut-être vivre deux trois ans de plus, pis on apprend à respecter la nature, l’écologie, les saisons ». La seconde raison d’appréhender le projet comme un tremplin est liée à la première : elle a trait à la manière dont les participant·es en ont parlé à leur entourage, que ce soit pour intégrer de nouvelles personnes au sein du dispositif ou pour visibiliser leur implication dans un projet jugé nécessaire et valorisant. Certain·es sont ainsi devenu·es de véritables « entrepreneurs de morale », pour reprendre le vocabulaire beckerien. Ils et elles en parlaient à leurs proches, à l’instar d’Alfred et Élizabeth, un couple de retraités vivant à Haguenau, tous les deux âgés de 69 ans et qui tentaient d’initier leurs amis aux enjeux nutritionnels et écologiques évoqués lors des séances ; ou encore d’Anne-Marie, déjà citée, qui voyait dans ce dispositif un moyen de rester active aux yeux des autres : « Moi j’ai des amis et même mon mari une fois qu’ils sont à la retraite ils se disent mais on fait quoi ? Si on fait pas attention on fait plus rien et on vieillit mal. Il faut se trouver des choses sympas et ça [le projet] c’est sympa, il faut continuer à apprendre. » C’était également le cas de Marie-Odile, une assistante de direction à la retraite, âgée de 69 ans et vivant seule à Haguenau, qui transmettait systématiquement les supports des séances à son entourage familial, en espérant qu’ils s’y intéressent mais aussi qu’ils la perçoivent comme une retraitée active, curieuse et responsable. On le voit à travers ces quelques exemples, rendre publique sa participation au projet permet de montrer que « l’on vit avec son temps », que l’on est attentif aux grands enjeux contemporains, que l’on est actif et responsable, que l’on peut changer même à un âge avancé, bref que l’on a encore et toujours une place dans la société. On retrouve ici des mécanismes déjà identifiés dans la littérature sur la recherche-action participative, notamment celui de (re)donner une voie ou une prise aux individus et ainsi renforcer leur pouvoir d’action22. Plus largement, l’utopie du bien manger se mue ici en une utopie moins attendue mais tout aussi centrale : celle du bien-vieillir, qui invite les personnes âgées à rester dans la société.

 

Conclusion : l’utopie et ses revers

« On apprend des choses et on essaie de changer de petites choses, avant moi c’était pizza et légumes en boîte, maintenant je fais au moins une soupe par semaine et pas que du steak, je fais même un peu de poisson, en fait c’est comme une activité de loisir mais pas que. » Plusieurs éléments nous apparaissent intéressants dans cette citation d’Anita, déjà évoquée plus haut. D’abord, le fait qu’elle atteste de l’efficacité, certes relative mais tout de même existante, du dispositif en matière de changement des habitudes de vie : cette retraitée qui vit seule et qui reconnaissait volontiers « mal manger » auparavant, énumérait fièrement lors du focus groupe les « petites choses » qu’elle avait modifiées ou initiées en termes de pratiques alimentaires grâce au projet. De surcroît, la comparaison du dispositif à « une activité de loisirs » renseigne sur son aspect ludique et plaisant, mais aussi sur une certaine mise à distance de la dimension d’engagement formel, très présente au début du projet, et qui a finalement permis son appropriation par les participant·es. Enfin, le fait qu’il s’agirait d’une activité de loisir « mais pas que » indique une porosité entre les séances bimensuelles du projet et le quotidien des personnes : ce qu’Anita semble avoir apprécié, c’est d’avoir appris « des choses » dans un cadre scientifique mais aussi convivial, « des choses » qu’elle peut désormais mettre en application chez elle, à sa mesure. On retrouve ici la dimension agrégée des promesses alimentaires23 dont la performativité tient souvent au tuilage de leurs différentes composantes : œuvrer pour sa santé, se sensibiliser à l’écologie, apprendre des recettes de cuisine, s’engager dans une activité régulière, participer à une recherche scientifique, rencontrer de nouvelles personnes, etc.

En guise de conclusion, il nous semble important de résumer les éléments positifs comme négatifs du projet, qui pourraient être utiles pour l’élaboration de futures recherches-actions participatives dans le domaine alimentaire. Le changement des habitudes de vie étant une problématique du long terme, le projet mériterait évidemment d’être (pour)suivi pour vérifier si les changements initiés par les participant·es se maintiennent dans le temps. Toutefois, cette relative réussite – au sens où des personnes se sont impliquées durablement et plutôt efficacement dans le projet puisqu’elles sont restées jusqu’à la fin et ont changé quelques-unes de leurs habitudes de vie – nous semble tenir à la forme même du dispositif : une alternance d’ateliers collaboratif et de mise en action où prônaient bienveillance et convivialité, par exemple incarnées par l’outil du world café, la sollicitation des participant·es pour le choix des thèmes de séances ou encore les temps de partage alimentaire informels. Les compétences pédagogiques de l’animatrice ont également été soulignées, ainsi que ses qualités humaines. Ensemble, ces éléments ont favorisé une horizontalité des échanges, qui a elle-même permis l’appropriation du dispositif par les participant·es et nourri la double utopie précédemment décrite. C’est ainsi que le projet est devenu, pour reprendre les termes d’Anita, « une activité de loisir mais pas que ». Enfin, dernier indice d’un certain succès du projet : le fait que Quentin Czerwiec envisage la suite de ses activités de médiation scientifique sous l’angle de la recherche participative et que Laure Froehlig en ait tiré des enseignements méthodologiques pour sa pratique professionnelle quotidienne de diététicienne-nutritionniste, comme elle l’exprime dans la vidéo ci-dessous.

Transition alimentaire chez les seniors (Recherche participative en Nord Alsace)

Cela étant, le projet était un coup d’essai : nous aimerions discuter ici certains des écueils rencontrés. D’abord, aux dix abandons précédemment évoqués venaient s’ajouter des différences d’assiduité entre les participant·es et plus encore entre les groupes. Au cours de l’année, il avait déjà été repéré que l’assiduité était moindre dans le groupe de Haguenau : les participant·es ne décrochaient pas mais ne venaient pas à toutes les séances, un peu comme si ils et elles « picoraient » en fonction des thèmes programmés. Lors des discussions de focus groupes, un élément a permis de confirmer cette tendance : lorsqu’il leur était demandé de mentionner une séance qui les avait particulièrement marquées, les personnes du groupe de Haguenau énonçaient aisément leur favorite et en décrivaient précisément les raisons, alors qu’à Bischwiller les participant·es semblaient embarrassé·es par la question et expliquaient finalement avoir apprécié l’ensemble du projet et surtout son dispositif (horizontalité des échanges, qualité de l’animatrice, dimension conviviale). Ces différences d’assiduité pourraient révéler, en creux, la multiplicité des figures d’engagement dans la recherche participative24. Il nous semble ainsi davantage retrouver dans le groupe de Haguenau des « amateurs de science » ou « amateurs experts », dont le moteur de l’engagement réside principalement dans la production de savoirs ou la participation à un projet scientifique, alors qu’à Bischwiller les participant·es pourraient être plutôt assimilé·es à des « bénévoles » ou des « amateurs du dispositif », chez qui l’engagement s’apparente à un don de soi, souvent motivé par une rencontre humaine (ici l’animatrice par exemple). Ces éthos peuvent être reliés, en tendance, à des dispositions sociales : de fait, le groupe de Bischwiller rassemblait des personnes issues d’un milieu plus populaire que celles du groupe de Haguenau, ces dernières étant de surcroît davantage impliquées dans des activités sociales, culturelles ou sportives, et donc peut-être moins disponibles en temps et plus habituées à « picorer » parmi leurs multiples activités.

Le fait que des personnes issues des classes populaires et des petites classes moyennes aient participé au projet et s’y soient impliquées durablement est en soi une réussite quand on sait qu’elles sont généralement les moins perméables à l’information nutritionnelle25 et aux injonctions environnementales26, et que les programmes de prévention manquent trop souvent leur cible en s’adressant implicitement à des personnes déjà sensibilisées. Cela étant, la phase de recrutement du projet avait été quelque peu laborieuse dans la mesure où il s’avérait compliqué d’attirer des personnes en dehors de celles déjà impliquées dans des dispositifs existants (comme les ateliers de cuisine organisés par Laure Froehlig) ou fréquentant des espaces culturels (conférences, maison sport santé, etc.). Or en 2024, le dernier rapport de l’association Les petits frères des pauvres27 révélait que le taux de pauvreté ne cessait d’augmenter depuis 2015 chez les personnes âgées en France et que deux millions de personnes de plus 60 ans vivaient désormais sous le seuil de pauvreté. Parmi elles, les personnes vivant seules étaient sur-représentées. Il reste donc à imaginer des modalités de recrutement qui favoriseraient l’intégration des personnes économiquement et socialement les plus fragiles pour que la recherche-action participative soit véritablement inclusive et permette de lutter conjointement contre la précarité alimentaire et l’isolement social, pour ainsi relier l’utopie du bien manger à celle du bien vieillir.

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    1

    Les sociologues Alex McIntosh et Mary Zey ont par exemple relativisé la capacité qu’auraient les « ménagères » à changer durablement les habitudes alimentaires de leur foyer car, selon leurs termes, « la responsabilité n’est pas équivalente au con­trôle » : ce n’est pas parce que la nourriture est aux mains des femmes qu’elles en disposent selon leur bon vouloir, la satisfaction des goûts et préférences des conjoints et des enfants étant bien souvent primordiale. Alex McIntosh et Mary Zey, « Women as Gatekeepers of Food Consumption: a Sociological Critique », in Carol M. Counihan, Steven L. Kaplan (dir.), Food and Gender. Identity and Power, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1998, p. 126. DOI : 10.1080/07409710.1989.9961959

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    2

    Carl Guthe et Margaret Mead, « Manual for the study of food habits », Report of the Committee on Food Habits, n.° 111, Washington D.C, National Academy of Sciences and National Research Council, 1945.

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    3

    Jacques Chevalier et Daniel Buckles, Participatory Action Research. Theories and Methods for Engaged Enquiry (2nd edition), Londres, Routledge, 2019.

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    4

    Pour la philosophe Miranda Fricker, cette notion renvoie au fait de subir une injustice quand ses propres capacités de connaître ou de transmettre le savoir sont déniées ou empêchées. Miranda Fricker, Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007.

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    5

    Selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), l’alimentation durable correspond à l’ensemble des pratiques alimentaires qui visent à nourrir les êtres humains en qualité et en quantité suffisante, aujourd’hui et demain, dans le respect de l’environnement, en étant accessible économiquement et rémunératrice sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.

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    6

    Monique Ferry, « Nutrition, vieillissement et santé », Gérontologie et Société, vol.° 33, n.° 3, 2010, p. 123-132.

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    7

    Philippe Cardon et Séverine Gojard, « Dépendance culinaire et organisation domestique. Les enjeux quotidiens de l’alimentation des personnes âgées », in Cornella Hummel, Vincent Caradec et Isabelle Malon (dir.), Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques, Rennes, PUR, 2014, p. 293-304.

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    8

    Gary Wilder, Concrete Utopianism. The Politics of Temporality and Solidarity, New York, Fordham University Press, 2022.

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    9

    Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.

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    10

    Gary Wilder, Concrete Utopianism. The Politics of Temporality and Solidarity, New York,  Fordham University Press, 2022.

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    11

    Julie Mayer, « La prévention par la cuisine à destination des personnes âgées. Des normes alimentaires à l’épreuve du quotidien », Gérontologie et Société, vol.° 46, n.° 3, 2024, p. 135-153.

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    12

    Tristan Fournier, Julie Jarty, Nathalie Lapeyre et Priscille Touraille, « L’alimentation, arme du genre », Journal des Anthropologues, 2015, n.° 140-141, p. 19-49.

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    13

    Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.

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    14

    Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivailo Petev, La Conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

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    15

    Deux femmes plus jeunes, de 31 et 33 ans, ont également rejoint le projet en cours et ont participé aux focus groupes : il nous semblait effectivement intéressant d’introduire des rapports de générations au sein des discussions.

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    16

    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique social du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.

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    17

    Océane Sipan, « (Main)tenir les promesses ? Pratiquer et promouvoir le ‘‘zéro déchet’’ », in Tristan Fournier, Sébastien Dalgalarrondo (dir.), Promesses alimentaires. Injonctions, bricolages, résistances, Paris, MSH, 2022, p. 219-238.

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    18

    Claire Lamine, Les Intermittents du bio. Pour une sociologie pragmatique des choix alimentaires émergents, Versailles, Quae, 2008.

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    19

    Philippe Cardon, « “Vouloir agir” face aux défis de l’alimentation des personnes âgées », Gérontologie et Société, vol. 46, n.°3, 2024, p. 11-21

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    20

    Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.

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    21

    Ève Gardien, « Qu’apportent les savoirs expérientiels à la recherche en sciences humaines et sociales ? », Vie Sociale, n.° 20, 2018, p. 31-44.

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    22

    Estelle Fourat et Frédérique Jankowski, « Le théâtre-action pour expliciter et débattre des injustices de la démocratie alimentaire », Anthropology of Food, 2021 [En ligne] https://doi.org/10.4000/aof.11710.

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    23

    Tristan Fournier, Sébatsien Dalgalarrondo (dir.) Promesses alimentaires. Injonctions, bricolages, résistances, Paris, MSH, 2022.

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    24

    Florence Millerand, « La participation citoyenne dans les sciences participatives : formes et figures d’engagement », Études de Communication, n.° 56, 2021, p. 21-36.

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    25

    Rachel Reckinger et Faustine Régnier, « Diet and public health campaigns : Implementation and appropriation of nutritional recommendations in France and Luxembourg », Appetite, 2017, n.° 112, p. 249-259.

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    26

    Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivailo Petev, La Conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

    Pour citer cette publication

    Tristan Fournier ,Quentin Czerwiec et Laure Froehlig (dir.), « D’une utopie à l’autre. La transition alimentaire chez des personnes âgées   », Politika, mis en ligne le 10/12/2025, consulté le 10/12/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/dune-utopie-a-lautre-transition-alimentaire-personnes-agees