(Archives de l’État en Belgique - Centre d'Études Guerre et Société contemporaine)
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Quand l’absence de plaque interpelle… Des militants décoloniaux ont subtilisé la plaque de l’avenue du Congo, à Bruxelles,
photo prise en mars 2021.
Dans la ligne de ses analyses sur les usages du passé, Passés futurs consacre un dossier à la question très présente et très universelle de l’odonymie, un thème qui, comme celui sur l’avenir incertain des statues, fait aujourd’hui l’objet de débats et de controverses1. Branche de la toponymie, l’odonymie est un terme qui a récemment gagné en visibilité dans la recherche en sciences sociales2. Toponymie et odonymie sont souvent utilisées tels des synonymes. En effet, la première étudie les noms propres désignant un lieu au sens large. L’odonymie se consacre, elle, à l’étude des noms désignant une voie de communication. Quel que soit le terme choisi, force est de constater que nous sommes désormais sortis du monde de l’anecdotique et que l’étude des lieux est un champ couvert par de nombreuses disciplines, des historiens aux sociologues, des géographes aux linguistes3. Elle participe également de l’intérêt renouvelé pour tout ce qui touche l’espace public4. Ce dernier est aujourd’hui revisité et fait l’objet d’approches en apparence nouvelles. Les débats qu’il génère sont-ils l’apanage du très contemporain, de l’émergence de nouvelles mémoires ou le phénomène s’inscrit-il dans la longue durée ? Que nous révèlent-ils et comment nous conduisent-ils à revisiter certains éléments du passé ?
Les controverses qui se déroulent dans l’espace public relèvent de « nouvelles » mémoires tout en s’inscrivant aussi sur une plus longue durée quant aux usages du passé. Elles portent sur des figures commémoratives d’hier vouées à une marginalisation progressive ou soudaine5 tandis que d’autres émergent mais sans nécessairement faire consensus. L’étude de la toponymie nous plonge donc dans le dossier complexe des liens entre passé, présent et futur ; entre les mots choisis et leurs réceptions et interprétations successives ; entre des décisions imposées ou portées par la société et l’émergence de nouvelles formes de contestations. Dans le sillage d’autres dossiers publiés par Passés futurs, comme celui sur les passés non maîtrisés, l’objectif est de revenir sur la question des héritages et de la manière dont ils ont été perçus au fil du temps. Ces débats sont-ils vraiment neufs ? Que peut nous apprendre un retour sur certains aspects du passé ?
Existe-t-il des lieux plus propices à la controverse ? En d’autres termes, s’agirait-il aussi d’une nouvelle manière d’appréhender les luttes urbaines ? Existe-t-il des personnalités qui vont transcender les espaces, qui ont marqué durablement et profondément les sociétés et qui pourtant sont désormais contestées ou, plus simplement, marginalisées ?
L’examen de diverses expériences nationales et régionales illustre la variété des enjeux identitaires que les enjeux odonymiques catalysent. Ces enjeux seront observés au prisme de cas en Amérique du Sud et en Europe occidentale. Si elles semblent avoir une dimension universelle, les pratiques nominatives de l’espace public ne suivent pas partout les mêmes logiques et ne sont bien évidemment pas porteuses du même sens. Dans certains contextes, les lieux urbains ou périurbains à nommer sont pensés comme « sans passé ». Les nomenclatures numériques de New York6 ou de tant de villes étasuniennes, ou de La Plata, dans la province de Buenos Aires, ne sont que des exemples où, lorsqu’il s’agit d’identifier les voies de circulation, tout semble être détaché de l’histoire et obéir à un plan rationnel d’un présent réputé à l’écart de toute référence historique. La nomenclature des zones balnéaires de nombreuses villes suspend ou renonce à l’évocation de faits ou de personnes (à l’exception des artères centrales) et peut renvoyer, par exemple, à des êtres ou à des milieux naturels : oiseaux, poissons, flore, etc.7. Bien entendu, cette trêve vis-à-vis du passé est temporaire, car tout nom maintenu dans le temps, même lorsqu’il se réfère à des entités apparemment « neutres », peut se charger progressivement d’histoires et de significations accumulées.
L’acte de dénomination d’un objet est une démarche ancienne. Cette pratique a été largement étudiée depuis l’Antiquité. Elle est à considérer comme un geste d’appropriation qui, à l’instar des chroniques de voyages ou de conquêtes, décrit, sélectionne, inclut, voire rejette et invisibilise. Les chroniques peuvent dès lors être considérées comme une préfiguration des représentations et des simplifications analogues à ce que peuvent produire des cartes ou des notes territoriales8. Dans sa version traditionnelle, la chronique est un récit d’origine sensorielle dynamique (ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on sent...), converti ensuite en un modèle de représentation qui permet de montrer la maîtrise d’un espace ; d’en faciliter l’accès et la circulation à l’intérieur et à l’extérieur de ses limites topologiques. À cette double fonctionnalité s’ajoute, selon une chronologie spécifique à chaque cas considéré, celle de la mémoire des lieux décrits et nommés, qui participe du cumul de leurs significations partagées au sein d’une collectivité.
Un changement récent – et peut-être plus radical ou contraignant – a été provoqué par l’utilisation diffuse des technologies de l’information et de la communication qui remplacent les formes antérieures d’identification spatiale et inaugurent d’autres systèmes et pratiques quotidiennes. Le sens de l’odonymie s’est rapidement transformé du fait de l’existence de nouveaux instruments avec lesquels il est désormais possible de se déplacer et de s’orienter dans l’espace urbain. Il est de plus en plus rare de voir des personnes consulter, au coin des rues, des cartes en papier, ou des guides touristiques contenant cartes et itinéraires. L’écran allumé du téléphone portable aide le passant à repérer sa destination ou à se situer (« vous êtes ici ») dans l’espace, établit un modèle qui nécessite peu de justifications et institue un rapport différent à l’espace, un « nouvel ordre des choses »9.
Comme tous les phénomènes multidimensionnels et malgré son apparente « innocence » sémantique, l’odonymie nous confronte à une multitude de facteurs et d’enjeux : politiques, institutionnels, culturels, démographiques et sociaux.
a) La croissance urbaine, ses rythmes et ses formes. Citons l’expansion de la population des villes, le poids de l’immigration et la multiplicité des déplacements – qui peuvent aussi être perçus comme des formes d’appropriation de lieux jusqu’alors plus périphériques – de même que la création de nouveaux espaces qui semblent abolir les frontières entre la vieille ville, la ville nouvelle et tous les phénomènes de conurbation. Toutes ces formes d’expansion sont autant d’opportunités pour des nouvelles dénominations mais le risque de saturation apparaît aujourd’hui bien réel. En effet, en l’absence de nouveaux espaces à dénommer, on en vient à nommer des ponts, des allées, des contre-allées, des squares, autant de lieux parfois inhabités mais qui permettent de nouvelles superpositions mémorielles.
b) Les degrés de centralisation de la prise de décision en termes de nomenclature. Très souvent, les sphères de résolution correspondent à des politiques infranationales relativement autonomes, où les municipalités, les communes, les départements ou les provinces jouissent de la légitimité institutionnelle la plus élevée pour traiter les décisions, gérer les groupes de pression et les plaintes. Les espaces locaux peuvent également, du fait de leur autonomie, fonctionner comme des espaces de contre-mémoire en l’absence de politiques de reconnaissance nationale de certains faits ou acteurs. Même dans les États-nations fortement centralisés, le processus de dénomination est largement déterminé par les autorités locales, en raison de leur proximité avec le quotidien et dans le cadre de la tradition de juridiction urbaine.
c) La nomenclature urbaine et ses variations sont un espace idéal pour apprécier les traditions – entendues comme des pratiques, des connaissances et des héritages transmis – qui lient le passé et le présent. Nous sommes donc confrontés à un large éventail de possibilités et à des limites intérieures poreuses : l’odonymie peut fonctionner comme un miroir immédiat des événements contemporains ou comme une réfraction d’images différées, d’événements décantés par le passage du temps. La première option connaît de multiples variations en ce sens qu’elle prévaut dans la volonté d’incorporer des nouveautés et de satisfaire les exigences du moment ; la seconde repose sur des critères d’historicité pour lesquels le coût du changement de nom est perçu comme très élevé en termes d’identité. En principe, il est prévu qu’une période déterminée doive s’écouler entre le décès d’une personne et l’attribution d’une dénomination. Mais dans la pratique, cette règle même est souvent sujette à quantité d’exceptions, signe des urgences et des attentes ou, plus simplement, de la crainte d’une dépossession au profit d’autres localités.
d) Récemment, des chercheurs se sont penchés sur les transformations de l’odonymie, en particulier de la nomenclature urbaine, à la suite de processus de changement politique. Les plus significatifs d’entre eux s’inscrivent dans des phases de transition, d’un régime à l’autre, d’une guerre à l’après-guerre. L’instauration de ces nouveaux régimes impliquant la mise en œuvre de récits alternatifs, d’iconographies nouvelles, de points de repère et de valorisation de héros liés à une « nouvelle » reconnaissance nationale. Mais ces processus peuvent aussi rester dans l’ordre de l’inachevé : l’héritage de la colonisation des puissances européennes reste très présent ; les processus de féminisation de l’espace public tardent à se concrétiser.
Un jour sont nées les rues
Les lieux et les rues naissent avec leurs noms. Ceux-ci complètent leur identité dans la mesure où ces dénominations se réfèrent à une pratique liée à l’usage quotidien et permettent une identification et une reconnaissance qui dépassent le groupe des utilisateurs habituels10. Avec la naissance des villes et donc des voiries, la démarche première a d’abord été utilitaire. Les noms de rues renvoyaient à une fonction sociale ou à une dimension géographique. Les artères étaient d’abord consacrées par les pratiques sociales de ceux et celles qui les arpentaient. Ce n’est qu’ensuite que ces dénominations ont pris un caractère plus honorifique et mémoriel.
Avec l’émergence de l’État moderne – avec des chronologies qui varient selon les pays et les continents –, les rues sont nommées pour administrer et rationaliser l’espace public urbain, pour localiser leurs habitants, pour collecter leurs factures et leurs impôts, pour déployer des interventions publiques dédiées à la propreté, à l’hygiène, à la salubrité, pour assurer l’intervention des services de sécurité et maintenir l’ordre, pour faciliter les recensements et autres enquêtes. L’action nominative peut alors devenir éminemment politique11 et peut se fonder sur la référence à des événements qui se sont déroulés dans l’espace à nommer, ou plus souvent à des événements d’ordre général – nationaux, régionaux, voire internationaux – qui sont considérés comme dignes de mémoire ou qui génèrent un sentiment d’appartenance. À l’heure de l’urbanisation et de la croissance démographique, il est essentiel de souder et de tisser des liens. L’odonymie rend hommage, célèbre, encense mais aussi oublie et efface. Elle sélectionne, à l’instar d’un testament12. Elle simplifie, c’est à la fois sa force mais aussi sa faiblesse. Si son caractère bref et fermé empêche en effet la nuance, la banalité de la démarche fait aussi sa force13. Elle est aussi espace de changement. Elle peut vouloir faire table rase d’un passé pour changer la configuration d’un lieu à l’instar de ces quartiers vidés de leurs habitants – généralement pauvres – et ensuite rasés. De nouvelles rues sont tracées et renommées. Il y va alors de la destruction d’un patrimoine matériel et symbolique et de l’édification d’un nouveau, à l’attention d’autres groupes sociaux, et porteur d’autres valeurs. La toponymie est alors complice d’un bouleversement du paysage urbain. Des personnalités ou des groupes issus du passé fondateur ou héroïque (« José Ellauri » à Montevideo ; la Constitution, ses valeurs et ses « pères fondateurs » de 1831 à Bruxelles), ou d’un présent parfois plus polémique, servent également de base aux processus d’élaboration et de réélaboration de la nomenclature urbaine. Posé en termes stricts et sur base d’une logique top-down, le nom d’une voirie peut dès lors apparaître comme l’expression de la domination que le pouvoir en place exerce ou croit exercer sur la collectivité. Mais la réalité du terrain révèle aussi d’autres stratégies et quantité d’autres acteurs dont le rôle et le poids ne sont pas aisés à cerner. Ils ont évolué au fil du temps compte tenu des processus de démocratisation et se distinguent en fonction des contextes analysés. Si un répertoire mémoriel s’inscrit souvent en termes d’évidences lors de son installation ; le sens et le signifié n’ont même pas besoin d’être énoncés. Mais au fil du temps, les mémoires se brouillent, se lissent, se reconstruisent. Les légitimités passées peuvent sombrer dans l’oubli. Elles perdent dès lors leur capacité mobilisatrice et laissent place à l’indifférence et à l’ignorance. Parfois c’est un regard externe qui interpelle. Les habitants du Barrio Peñarol de Montevideo ne savent plus qui est « ce » Pétain qui donne son nom à l’une de ses rues ; ce sont les visiteurs étrangers qui interrogent ce choix, parfois avec étonnement.
Malgré l’indifférence qui souvent domine, les initiatives qui modifient et portent atteinte à un répertoire établi risquent de s’exposer à de vives réactions. Le nom de la rue où l’on vit relève en effet de l’intime, voire prend un caractère presque sacré pour certains. Dès lors que s’exprime une volonté de changement, la mémoire se ranime, un passé non maîtrisé peut jaillir dans le présent et des controverses peuvent surgir. À n’importe quelle époque, le geste d’effacer des marqueurs contestés qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, de fixer des changements de temporalité et de légitimité, peut entraîner une mobilisation au nom de la sacralité et de l’intouchabilité du passé. Ces pratiques peuvent être portées par les acteurs de la société civile ou par de (nouveaux) pouvoirs. Les deux peuvent agir conjointement. Les controverses peuvent se manifester lors d’intentions de changements émis par les pouvoirs publics mais elles éclatent le plus souvent parce que les dénominations du passé sont confrontées à l’émergence de nouvelles logiques mémorielles et d’acteurs jusque-là absents de l’espace public. Dans ce contexte, les choix d’hier ne sont pas, ou ne sont plus nécessairement, les légitimités d’aujourd’hui.
Des nomenclatures urbaines d’ici et d’ailleurs
L’émergence des républiques américaines et africaines – dont l’histoire est certes très différente – a donné lieu à des actions de reconnaissance des héros et des dates fondatrices du nouvel ordre politique, souvent liées à des victoires militaires ou à d’autres exploits. Ailleurs, la chute du système soviétique à la frontière de l’Europe occidentale a entraîné le remplacement et le changement de nom de rues et de places, en lien direct avec les acteurs des mutations politiques ou, le cas échéant, au passé qui avait été « oublié » ou enterré pendant près d’un siècle. Dans certains cas, comme celui de Zagreb étudié par Laura Šakaja et Jelena Stanić14, de Budapest traité par Emilia Palonen15, ou Lviv de Tamás Sajó, d’intéressants processus de substitution et même de relocalisation à la périphérie ont eu lieu après d’intenses négociations. La très longue dictature de Franco en Espagne a unifié la politique de dénomination des rues et des places (les statues équestres du dictateur, les avenues et les places portant le nom des généraux du soulèvement ou de José Antonio Primo de Rivera étant parmi les plus fréquentes) ; l’avènement d’un système démocratique toujours en Espagne après 1975 et les actions mémorielles successives ont eu un impact direct sur les différends relatifs à la nomenclature urbaine, qui restent très vifs16.
Sur ces thèmes, les sciences sociales semblent se trouver à un tournant. Le nombre d’études disponibles aujourd’hui ouvre la voie à des approches comparatives d’espaces géographiques et de contextes politiques très contrastés. La recherche s’est ouverte dans le domaine de la géographie17, mais elle anime aujourd’hui les débats dans diverses disciplines telles que l’histoire, les études culturelles, l’urbanisme et l’anthropologie. Des publications militantes ont également vu le jour. De nouveaux réseaux sont nés18. Des partenariats d’envergure entre académiques et environnements militants se sont dessinés. L’émergence récente de thématiques controversées prolonge dans l’espace public des débats relatifs aux questions de genre, à la notion de colonialité, au concept d’inclusivité19 et de ce qu’il implique20. La remise en cause profonde des subalternités post-coloniales a largement nourri les polémiques sans pourtant produire des mutations radicales. Au-delà des frontières et par-delà les continents, on retrouve le même genre d’interrogations et de revendications mais aussi de puissants freins au changement. Fait nouveau, les « affaires » s’exportent et nourrissent les mobilisations d’ici et d’ailleurs. En la matière, il y a là aussi un rôle nouveau joué par les réseaux sociaux.
Davantage qu’une nouvelle somme désordonnée de questions, davantage que des « nouveautés d’agenda », il s’agit d’une avancée de paradigmes critiques qui cherchent à dépasser le caractère représentatif des noms, à intégrer une approche attentive aux aspects performatifs qui peuvent être reconnus dans la nomenclature urbaine, ainsi destinée à produire des effets sur la vie quotidienne des personnes qui habitent la ville. Ce récent tournant critique21 vise à dépasser la phénoménologie immédiate (nommer les choses pour les représenter) et s’intéresse à la recomposition publique de l’espace, à partir des tensions entre le passé et le présent, le soi et l’autre, le « nous » et les « autres » (autant de notions, bien sûr, à géométrie variable).
Un certain nombre de transformations sont pourtant en cours. S’il est encore trop tôt pour en mesurer pleinement l’impact ou pour recueillir des témoignages sur ces nouvelles voies de la toponymie, sur l’émergence de nouveaux thèmes et enjeux, de personnalités, de processus et de dates marqués par un intérêt performatif, on peut dire que les équilibres internes du corpus des voiries commémoratives et mémorielles souvent mis en place à partir du XIXe siècle, à la faveur de l’émergence des États-nations, sont en train de se modifier significativement. Certaines nouveautés se « perturbent » mutuellement, ou se chevauchent inévitablement. Le modèle classique longtemps centré sur le militaire au détriment du civil, sur le masculin dominant le féminin, sur les élites par rapport aux couches sociales plus populaires fait un peu partout l’objet de contestations. Force est de constater que celles-ci ne sont pas nécessairement entendues. Les freins au changement continuent de peser lourdement. En somme, l’odonymie en tant qu’artefact urbain est une manière de saisir la façon dont les sociétés sont liées sur plusieurs plans à la fois : le temps et l’espace, le passé et le présent, le même et l’autre. Les pratiques nominatives visent plusieurs résultats de façon concomitante : fixer un passé dans le présent (l’expression « transformer l’histoire en géographie » est heureuse22), désarticuler un passé avec le présent, promouvoir l’expérience anticipée, peut-être utopique, de l’avenir.
Le lecteur l’aura compris, l’odonymie – ou la toponymie – offre d’innombrables portes d’entrée. À travers ce numéro, notre contribution reste modeste. Le tour d’horizon est limité mais il nous plonge néanmoins dans deux continents et se veut porteur d’un dialogue passé-présent. Les textes présentés peuvent être regroupés en deux ensembles : ceux qui se réfèrent à des capitales et ceux consacrés à l’étude de l’influence spécifique de certaines personnalités. Carolina Porley nous plonge dans l’histoire de Montevideo de 1840 à 1940. Pablo Valaco s’intéresse, lui, à la capitale argentine et à la toponymie comme source d’identité nationale. Chantal Kesteloot nous emmène sur les traces des strates mémorielles dans l’espace public bruxellois. Camille Zucchi questionne la place de Giacomo Matteotti en Italie, cent ans après son assassinat. Carina Martins Costa et Claudia Rose Ribeiro da Silva analysent la mémorialisation d’une mort violente, à savoir l’assassinat, au Brésil, en 2018, de la militante Marielle Franco.
Les premiers articles portant sur les capitales s’inscrivent dans une logique plus classique, portant sur la longue durée et remontant au XIXe siècle. Évoquant des contextes géographiques et politiques résolument différents, ils nous montrent combien les enjeux de dénomination des lieux recèlent un caractère d’universalité. Ils s’intéressent aux formes de changements et aux enjeux de l’urbanisation des acteurs sociaux investis dans l’espace public. Bien évidemment, les dénominations considérées dans le cadre de ce dossier s’inscrivent dans une logique commémorative. La toponymie strictement utilitaire ne fait pas ici l’objet d’une attention particulière.
Les trois capitales concernées – Bruxelles, Buenos Aires et Montevideo – présentent tout à la fois des similitudes et des convergences. Il s’agit dans les trois cas de jeunes États nés dans la première moitié du XIXe siècle. Ils se sont émancipés soit d’un pouvoir colonial, soit d’une autorité perçue comme extérieure. Ce contexte a bien évidemment laissé des traces dans l’aménagement de l’espace urbain. Une autre convergence est l’importance de l’urbanisation et de la croissance démographique entraînant le développement de nouveaux quartiers apparaissant comme autant d’opportunités toponymiques. L’implantation de certaines dénominations dans les lieux plus centraux apparaît également comme un critère déterminant ; les héros ou les événements jugés d’importance moindre étant souvent relégués dans des quartiers excentrés. Il existe donc clairement dans ces trois capitales une volonté de pédagogisation de l’espace public. Qui dit nouveau contexte et nouveau pouvoir dit aussi volonté d’effacer la trace des héros et dirigeants du passé. C’est là aussi un trait commun aux trois villes considérées.
La croissance démographique est ici aussi porteuse de diversité qu’elle soit sociale ou internationale voire les deux. Pour les villes en question, il s’agit également d’intégrer les nouveaux venus, de les faire participer au modèle en place. Pour ce faire, la toponymie peut apparaître comme un instrument utile puisqu’indispensable dans le cadre de l’aménagement de l’espace urbain. Bien évidemment, chaque cas présente également un certain nombre de spécificités. L’impact de ce que l’on qualifie de « Grande Guerre » (1839-1851) en Uruguay se retrouve exclusivement dans l’odonymie de Montevideo. La place du projet colonial au Congo ou encore des deux guerres mondiales fait sens dans le contexte bruxellois. À Buenos Aires, la politique planificatrice a été bien plus développée que dans les deux autres capitales considérées. En toile de fond de ces trois contextes, il y a aussi le développement d’une historiographie nationale et la création d’institutions muséales. Des interactions existent même s’il est évident que l’odonymie touche la société dans son ensemble. C’est à travers ce fil rouge d’un phénomène qui touche les sociétés que l’on peut également appréhender les deux autres contributions de ce dossier. L’article de Camilla Zucchi consacré à la mémoire de Giacomo Matteotti dépasse le registre de l’odonymie classique puisqu’il s’intéresse également à la mémoire virtuelle du militant socialiste assassiné. Quelle place occupe-t-il aujourd’hui dans le monde numérique et à travers les réseaux sociaux ? Dans quel contexte est-il évoqué et quelles conclusions peut-on en tirer sur l’importance d’une mémoire publique virtuelle dès lors que l’on commémore le 100e anniversaire de son assassinat.
C’est également l’espace public au sens large qui est appréhendé dans la contribution relative à l’assassinat de la militante brésilienne Marielle Franco. Les deux auteures s’attachent à l’importance de la dimension odonymique, à sa dimension militante et officielle, à sa muséalisation mais aussi à des formes non conventionnelles de commémoration en ligne. À travers ces deux contributions, un pan entier de l’espace public physique et numérique en vient à compléter les approches odonymiques plus classiques.
Toujours dans le cadre de ce dossier, nous sommes également allés à la rencontre de la sociologue Sarah Gensburger. Dans cet entretien, elle revient sur le rôle des stratégies mémorielles mais aussi sur les nouvelles formes de militantisme dans l’espace public et, de manière plus globale, sur toutes les formes de participations citoyennes.
Enfin, au terme de ce dossier, le numéro comprend également une stimulante recension par la politiste Lynda Dematteo de l’ouvrage paru en 2022 de Giulia Albanese et Lucia Ceci intitulé I luoghi del fascismo. Memoria, politica, rimozione. Il y est aussi et notamment question d’odonymie…
Notes
1
Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg, Dé-commémoration. Quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues, Paris, Fayard, 2023.
2
Voir Dominique Badariotti, « Les noms de rue en géographie. Plaidoyer pour une recherche sur les odonymes / Street names, an argument for a geographic research », Annales de Géographie, t. 111, n° 625, 2002. p. 285-302 ; Vincent Veschambre, Traces et mémoires urbaines. Enjeux sociaux de la patrimonalisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Frédéric Giraut, « Dénominations plurielles : quand les noms de lieux se concurrencent ! », EchoGéo, vol. 53, 2020.
3
Voir notamment Derek Alderman, « Commémorer par la toponymie : nommer les lieux, revendiquer le passé, réparer l’avenir », in Frédéric Girault et Myriam Houssay-Holzschuch (dir.), Politiques des noms de lieux, dénommer le monde, Londres, ISTE Editions, 2023, p. 3-30.
4
Voir Thierry Paquot, L’Espace public, Paris, La Découverte, 2015.
5
Voir l’étude pionnière et particulièrement stimulante de Maoz Azaryahu, « The power of commemorative street names », Environment and Planning, Society and Space, vol. 14, n° 3, 1996, p. 311-330.
6
Reuben Rose-Redwood, « From number to name », in Reuben Rose-Redwood, Derek Alderman et Maoz Azaryahu (dir.), The Political Life of Urban Streetscapes. Naming, Politics, and Place, New York, Routledge, 2020, p. 490 et suiv.
7
Un exemple extrême et classique, mais non balnéaire : le fait de nommer l’avenue la plus importante de Berlin Unter den Linden a neutralisé toute charge polémique tout en lui permettant de se maintenir dans une ville ayant pourtant connu bien des variantes politiques.
8
Alfred Korzybski, Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Éclat-poche, 2015.
9
Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 7-16.
10
Voir Jean-Claude Bouvier, Les Noms de rues disent la ville, Paris, Christine Bonneton, 2007.
11
Kari Panolen, « Reading Street Names Politically », in Kari Palonen et Tuija Previko (dir.), Reading the Political, Tampere, Tammer-Paino Oy, 1993, p. 103-121 ; Daniel Milo, « Le nom des rues », in Pierre Nora, Les Lieux de mémoire. La Nation, Paris, Gallimard, tome 2, 1997, p. 1887-1920.
12
Hannah Arendt, « La brecha entre el pasado y el futuro », in Entre el pasado y el futuro. Ocho ejercicios sobre la reflexión política, Barcelona, Península, 1996, p. 6. Ouvrage paru en traduction française sous le titre La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
13
Michael Billig, Banal Nationalism, Londres, Sage, 1995.
14
Laura Šakaja et Jelena Stanić, « The spatial codification of values in Zagreb’s city-text », in Reuben Rose-Redwood, Derek Alderman et Maoz Azaryahu (dir.), The Political Life of Urban Streetscapes. Naming, Politics, and Place, New York, Routledge, 2020, p. 285-313 ; Tamás Sajó étudie les changements de l’avenue de la Liberté de Lviv depuis l’Empire des Habsbourg jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine : Tamás Sajó, « Urban Space as Erinnerrungslandschaft. The Case of Lemberg/Lwów/Lvov/Lviv », European Review, vol. 21, n° 4, 2013, p. 523-529.
15
Emilia Palonen, « The city-test in post-communist Budapest. Street names, memorials, and the politics of commemoration », GeoJournal, vol. 73, 2008, p. 219-230.
16
Ce n’est qu’en 2015 que le conseil municipal de Madrid a procédé à la suppression des noms de 30 rues, conformément à la loi de 2007 sur la mémoire historique. La décision s’est appuyée sur l’avis historique de la chaire de l’université Complutense de Madrid, « Mémoire historique du XXe siècle », et a supprimé les noms de Franco, Millán-Astray, Fanjul, Sagardia Ramos, Iglesias, Orgaz, Mola, Moscardó parmi de nombreux généraux impliqués dans le soulèvement et la politique de répression du régime. Voir : Ayuntamiento de Madrid, « Listado de calles con toponimía franquista para su cambio de denominación », Diario de Madrid, 22 décembre 2015. L’historien Antonio Ortiz Mateos a dressé une liste de plus de 250 noms d’artères à remplacer. Cependant, en 2015, plusieurs rues ont « résisté » et conservé leurs noms franquistes. En 2022, un litige particulier concernant six rues a été le reflet des tensions politiques. Les six rues en question apparaissent ici avec leur « contrepartie » : Millán-Astray remplacé par Maestra Justa Freire ; Hermanos García Noblejas par Institución Libre de Enseñanza ; Caídos de la División Azul par Memorial 11 de marzo de 2004 ; Crucero Baleares par Barco Sinaia ; le rond-point de Cirilo Martín Martín par Ramón Gaya et Algabeño par José Rizal.
17
Derek Alderman, « Commémorer par la toponymie : nommer les lieux, revendiquer le passé, réparer l’avenir », in Frédéric Girault et Myriam Houssay-Holzschuch (dir.), Politiques des noms de lieux, dénommer le monde, Londres, ISTE Editions, 2023, p. 3-30. Maoz Azaryahu, « The power of commemorative street names », Environment and Planning, Society and Space, vol. 14, n° 3, 1996, p. 311-330. Duncan Light et Craig Young, « Habit, Memory and the Resistence of Socialist Era Street names in postsocialist Bucharest, Romania », Annals of the Association of American Geographs, vol. 104, n° 3, 2014, p. 668-685 ; Brenda S. A. Yeoh, « Street Names in Colonial Singapore », Geographical Review, vol. 82, n° 3, 1992, p. 313-322.
18
C’est notamment le cas du « Black European Academic Network » qui est à l’origine de la parution de l’ouvrage de Natasha A. Kelly et Olive Vassell (dir.), Mapping Black Europe. Monuments, Markers, Memories, Londres et Bielefeld, transcript, 2023.
20
Voir Garance Clément et François Valegras, « De quoi la “ville exclusive” est-elle le nom ? Exploration d’un concept émergent à partir de discours scientifiques et opérationnels », Métropoles, vol. 20, 2017.
21
Sur le tournant critique : Maoz Azaryahu, « The Critical Turn and Beyond », ACME. An International E-Journal for Critical Geographies, vol. 10, n° 1, 2011, p. 28-33. Reuben Rose-Redwood, Derek Alderman et Maoz Azaryahu (dir.), The Political Life of Urban Streetscapes. Naming, Politics, and Place, New York, Routledge, 2020. Sur la performativité : John Langshaw Austin, How to Do Things With Words, Oxford, Clarendon Press, 1962, Lecture I et II, p. 2-24 ; Judith Butler, « Discourse produces the effects it names », in Bodies That Matter, New York, Routledge, 1993, p. 239-245.
22
Yves Boquet, « Christian Grataloup : Faut-il penser autrement l’histoire du monde ? », Territoire en mouvement. Revue de géographie et d’aménagement, vol. 12, 2012.
Bibliographie
Derek Alderman, « Commémorer par la toponymie : nommer les lieux, revendiquer le passé, réparer l’avenir », in Frédéric Girault et Myriam Houssay-Holzschuch (dir.), Politiques des noms de lieux, dénommer le monde, Londres, ISTE Editions, 2023, p. 3-30.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
John Langshaw Austin, Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962].
Ayuntamiento de Madrid, « Listado de calles con toponimía franquista para su cambio de denominación », Diario de Madrid, 22 décembre 2015.
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