Politika - Quand et pourquoi – en Allemagne puis en France – le projet de cette réédition est-il né ?
Florent Brayard - La législation européenne sur le droit d’auteur stipule qu’une œuvre tombe dans le domaine public soixante-dix ans après la mort de son créateur : chacun peut alors la publier légalement sans en référer à quiconque. Cette législation ne prévoit évidemment aucune exception pour un auteur aussi singulier qu’Adolf Hitler, dont les droits patrimoniaux étaient exercés par le ministère des Finances du Land de Bavière. Celui-ci s’est, presque jusqu’au dernier jour, opposé à toute exploitation commerciale de Mein Kampf et a donc interdit toute nouvelle édition, en Allemagne et ailleurs, même sous la forme d’une édition critique. La perspective de la fin du copyright a enclenché une sorte de compte-à-rebours dont divers acteurs, en Allemagne, en France ou ailleurs, étaient bien conscients.
En Allemagne, l’Institut für Zeitgeschichte, le très réputé centre d’histoire contemporaine de Munich, avait envisagé à plusieurs reprises d’établir une édition critique du livre de Hitler. Une telle édition aurait naturellement pu prendre sa place dans la grande série de publications des discours et écrits de Hitler avant 1933. L’IfZ avait ainsi publié, dès 1961, ce qu’on appelle le « second livre » de Hitler, écrit en 1928 et demeuré inédit. Mais il n’a pu en faire de même avec Mein Kampf, dont l’intérêt intrinsèque et l’importance historique sont pourtant sans commune mesure. Il y avait là un manque, une lacune, qu’il convenait de combler.
C’est la raison pour laquelle, en prévision de la fin du copyright, l’IfZ a constitué une équipe d’historiens autour d’un chantier scientifique ambitieux et complexe : Mein Kampf n’est pas n’importe quel livre ; ce n’est pas non plus un livre court, puisqu’il comporte 700 pages ; il n’existait pas, dans une autre langue, d’édition critique intégrale sur laquelle s’appuyer. Le travail de l’équipe dirigée par Christian Hartmann, un historien très respecté, déjà impliqué dans d’autres projets de publication de sources, a duré plusieurs années et a été entièrement financé sur fonds publics. Le but que nos collègues munichois s’étaient fixé était de faire coïncider cette parution avec le passage dans le domaine public : il s’agissait en quelque sorte de préempter le marché, dès janvier 2016, et d’éviter ainsi que des éditions insatisfaisantes, ou pire encore, idéologiquement tendancieuses puissent voir le jour. Comme on le voit, il y avait, à côté de la préoccupation scientifique légitime, une préoccupation politique ou citoyenne qui, à mon avis, ne l’est pas moins.
Pour le côté français, je ne peux véritablement témoigner que de ce qui s’est passé qu’à partir de 2015, quand les éditions Fayard m’ont demandé d’assurer la direction du projet. Celui-ci, cependant, avait été lancé en 2010-2011, à l’initiative d’Olivier Nora, alors PDG de Fayard, et d’Anthony Rowley, alors en charge du département Histoire de la maison. Une première équipe, relativement restreinte, a été constituée : la plupart de ses membres, bientôt rejoints par d’autres collègues, ont poursuivi l’aventure avec moi. Parallèlement, une nouvelle traduction a été commandée à Olivier Mannoni, un traducteur de grande qualité. Le premier jet avait été livré en 2014-2015, dans un environnement très différent. Anthony Rowley était décédé prématurément, Olivier Nora, parti pour se concentrer sur la direction de Grasset, avait été remplacé par Sophie de Closets. Celle-ci a choisi de maintenir ce projet hors norme, que j’ai repris et étoffé. Avec mon équipe d’une douzaine de chercheurs et enseignants-chercheurs, j’ai pu ainsi travailler pendant cinq ans avec une absolue liberté et en l’absence totale de contraintes économiques ou éditoriales : c’est suffisamment rare pour mériter d’être souligné…
Politika - Quelles sont les différences entre le projet allemand et le projet français ?
Florent Brayard - Avant d’indiquer ce qui nous différencie, il convient de souligner ce que nous devons à l’édition allemande. Et nous lui devons énormément ! Il nous est rapidement apparu en effet que cela n’avait pas de sens de faire une édition critique française sans nous appuyer sur les extraordinaires acquis de l’appareil critique élaboré par nos collègues allemands. Il y a, dans l’équipe française, de formidables connaisseurs de l’histoire du nazisme, de celle de la Shoah ou de celle des Juifs, mais il est tout de même difficile de rivaliser avec les éditeurs principaux de l’édition munichoise. Songez qu’elle comprenait par exemple, outre Christian Hartmann, l’historien Othmar Plöckinger qui est le plus grand spécialiste de Mein Kampf, sur lequel il a publié en 2009 une somme quasiment indépassable... L’enjeu était donc de concevoir une forme de partenariat avec l’IfZ, concrétisé par une convention nous autorisant à adapter ce travail à destination du public français. Notre édition doit donc beaucoup à celle qui l’a précédée outre-Rhin, et c’est la raison pour laquelle le directeur de l’IfZ codirige avec moi l’édition française. Je n’ai là aussi qu’à me féliciter de cette collaboration exemplaire qui a permis d’effectuer, dans les meilleures conditions possibles, un transfert de connaissances entre l’Allemagne et la France.
Pour autant, nous avons décidé de ne pas traduire tel quel l’ensemble de l’appareil critique allemand, mais de l’adapter. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. En premier lieu, nos collègues ont dû élaborer la toute première édition critique de Mein Kampf, ils devaient donc se fixer des standards particulièrement élevés en termes d’érudition ou de niveau de détail. Arrivant après, nous avons pu, quant à nous, mettre l’accent sur d’autres enjeux, comme la lisibilité, la commodité pour le lecteur, étant entendu que les spécialistes, évidemment germanophones, disposent déjà de la possibilité de se reporter à l’édition originale. Par ailleurs, la tradition philologique allemande a une longue histoire et donc des spécificités. Tout cela explique l’appareil critique particulièrement développé et profus mis au point par l’équipe munichoise : l’ensemble des notes allemandes est deux fois plus long que le texte de Hitler lui-même ! Nous avons essayé de trouver un équilibre qui nous paraissait, à nous, plus raisonnable. Il s’agissait en quelque sorte de conserver toutes les informations essentielles, de supprimer ou résumer ce qui pouvait l’être sans dommage, et d’exprimer ce condensé dans une langue à la fois très lisible et très précise, ce qui n’est pas si facile.
Au final, nous avons conservé la très grande majorité des notes allemandes, même si leur volume a été fortement réduit : la longueur des notes, dans notre édition, est équivalente à celle du texte de Hitler. Il a fallu bien sûr ajouter des notes pour le public français, moins versé évidemment dans la culture et l’histoire allemandes, et pour lequel certaines choses ne vont pas de soi. Enfin, à de rares endroits, nous avons estimé qu’une note supplémentaire était nécessaire, pour éclairer telle ou telle prise de position de Hitler ou mettre en évidence une allusion qui avait échappé par accident à nos collègues ou pour justifier nos choix de traduction de tel ou tel terme important. Comme nous disposions également de plus de temps, nous avons veillé à rendre plus fluide la circulation entre les notes, avec beaucoup de renvois d’une note à l’autre. L’appareil critique constitue dans tous les cas un enrichissement véritablement massif des connaissances dont le lecteur pourra tirer beaucoup : nous avons nous-mêmes énormément appris en effectuant ce travail.
La différence fondamentale entre l’édition allemande et la nôtre – outre la question de la traduction du texte de Hitler, sur laquelle il faudra revenir – concerne les paratextes. L’édition de l’IfZ est précédée par une très longue introduction, que nous avons reprise, adaptée et complétée. Mais ensuite, le lecteur se trouvait livré à lui-même, au moment d’entrer dans le texte. Or notre expérience de lecture est que Mein Kampf est un texte difficile, rébarbatif, maladroit, souvent révoltant. Nous avons donc considéré qu’il était de notre responsabilité d’accompagner le lecteur plus loin. C’est pourquoi nous avons décidé de faire précéder chaque chapitre par une introduction propre. Or il y a vingt-sept chapitres. C’est là un apport considérable : l’ensemble des introductions est aussi long, à nouveau, que le texte de Hitler. Si bien que le livre comporte trois composantes d’une taille équivalente : la nouvelle traduction, l’appareil critique adapté et l’ensemble des introductions. Dans celles-ci, nous essayons à la fois d’orienter le lecteur et de l’armer avant qu’il ne prenne connaissance du texte. Il y a ainsi un résumé du chapitre qui, je crois, sera très utile pour les enseignants et les formateurs, ou même pour tout lecteur intéressé, une fois qu’il aura constaté l’épreuve que constitue la lecture de Mein Kampf. Nous donnons également des indications philologiques sur la rédaction du chapitre, l’existence ou non de brouillons, ou de prépublication.
Mais surtout, nous réservons dans ces introductions une longue place à l’analyse. Ici, nous mettons en évidence les mensonges de Hitler, par exemple dans son autobiographie, qui se trouveront également abordés dans les notes. Là, nous soulignons les emprunts que Hitler a fait aux penseurs völkisch de son époque : tout le livre est conçu comme une célébration de sa qualité de penseur, capable d’inventer une doctrine, une « vision du monde », à partir de rien. Or rien n’est plus faux : Mein Kampf est en vérité une mosaïque, un réagencement d’énoncés en circulation à l’époque. Combattre le mythe de Hitler comme penseur original a donc été l’une des préoccupations des éditeurs allemands et français. Ailleurs encore, nous mettons en évidence la manière dont les idées développées par Hitler ont pu être mises en œuvre, ou non, une fois celui-ci arrivé au pouvoir. Car l’intérêt majeur de Mein Kampf en tant que source historique réside évidemment dans le fait que son auteur est parvenu au pouvoir en 1933 et qu’il l’a conservé jusqu’en 1945, s’ingéniant avec constance à faire advenir pendant ces douze ans la monstrueuse utopie raciste et belliciste qu’il avait en partie décrite en 1925-1926.
Politika - Quelle a été la réception de l’édition critique en Allemagne en 2016 ?
Florent Brayard - Il faudrait poser la question à mon collègue Andreas Wirsching, qui a suivi les choses avec beaucoup d’attention. Permettez-moi de vous donner mon impression. En premier lieu, le fait frappant est l’attention extraordinaire accordée par la presse mondiale à cette édition critique, dont il est vrai qu’elle était la toute première, en janvier 2016, à avoir été publiée. Cela dit quelque chose de la manière dont Mein Kampf est appréhendé dans la sphère publique : comme une source pour l’histoire du XXe siècle peut-être, mais surtout comme un objet spectaculaire, entouré d’une sorte d’aura maléfique ou frappé de tabou. Mais je crois que l’IfZ est très vite parvenu à remettre de la rationalité et de la science au cœur de cet événement : ce dont il s’agit, c’est de faire progresser la connaissance, de faire en sorte que celle-ci soit diffusée dans les meilleures conditions possibles, en résumé qu’on parvienne à mieux saisir la signification historique de Mein Kampf et ce que ce livre contenait en germe. D’un point de vue académique, quelques très rares personnalités ont exprimé leur désaccord avec cette réédition, ou une réédition sous cette forme-là. Ces prises de position rendent visible le fait que nous ne sommes pas tous faits du même bois, ni surtout d’un seul bois. On peut être historien, et pour autant avoir une réaction épidermique à l’idée d’une réédition, même critique, de Mein Kampf : c’est paradoxal, mais c’est humain, chacun a un passé et une histoire familiale différente. Ces réactions ont été ultra-minoritaires. Puis il y a eu la réception critique proprement dite, par les pairs. Comme il est normal, des historiens ont émis des critiques sur certains aspects de l’annotation, ou sur sa longueur, ou sur d’autres points encore. Mais, dans l’ensemble, la réception me semble avoir été très positive. Cela n’est pas étonnant : nos collègues ont réalisé un formidable travail qui sera très utile pour les générations à venir d’étudiants, d’enseignants, ou de lecteurs curieux. Et c’est cet aspect-là qu’il faut retenir. Une fois l’écume de l’actualité passée, une fois que l’attention médiatique a reflué, tout le monde, au fond, se réjouit de ce que cette édition critique existe, tout simplement parce qu’elle est utile. Nous espérons qu’il en sera de même en France, une fois l’effet de curiosité passé.
Politika - Qu’apporte la nouvelle traduction par rapport à celle de 1934 ?
Florent Brayard - La question de la traduction est une autre différence avec l’édition allemande : nos collègues n’ont pas eu à se préoccuper de ce problème, particulièrement ardu. Mais il est vrai qu’ils ont, de leur côté, pris le soin de comparer une demi-douzaine d’éditions de Mein Kampf, parmi le millier de rééditions jusqu’en 1945, pour établir les variantes, ce dont nous nous sommes dispensés côté français. Comme je l’ai dit, la traduction a été confiée à Olivier Mannoni, qui a à son actif la traduction d’un nombre considérable d’ouvrages, souvent très importants : il ne manque donc ni d’expérience ni de talent. Le plus difficile, pour nous, a été de déterminer le résultat auquel nous désirions parvenir, puis les moyens par lesquels nous pouvions y parvenir. Car le traducteur va habituellement dans le sens de l’auteur, pour faire en sorte que l’ouvrage soit à son meilleur quand il migre dans une autre langue : traduire, c’est souvent améliorer, embellir. Vous vous souvenez que le premier, et pendant longtemps unique, traducteur de Proust en anglais était Charles Scott Moncrieff. Il avait traduit le titre à sa manière : non plus À la recherche du temps perdu mais Remembrance of Things Past, ce qui montre les libertés qu’il s’autorisait à prendre. Dans tous les cas, selon la légende, Joseph Conrad trouvait la traduction anglaise encore supérieure à l’original. Mais je ne veux pas faire ici de comparaison, évidemment, entre Hitler et Proust dont le seul point commun est d’avoir tous deux écrit des livres traduits en différentes langues. Nous avons d’ailleurs choisi de ne pas traduire le titre, Mein Kampf, immédiatement compréhensible en français.
Avec le livre de Hitler, il fallait aller à rebours des réflexes de traduction et veiller à ne pas rendre son texte meilleur. Or, si le chef du parti nazi était à l’évidence un orateur et démagogue habile, il était très loin d’avoir la même aisance à l’écrit. Et cela se voit partout : son livre est mal construit, répétitif, ennuyeux ; il y a beaucoup d’impropriétés, et même des « cuirs », pour reprendre l’expression proustienne pour désigner les fautes de Françoise, la servante du narrateur. Rien de cela n’est étonnant : Hitler avait quitté l’école à l’adolescence, il était fondamentalement un autodidacte, à la culture certes relativement vaste, mais faite de bric et de broc, sans ordre et sans hiérarchie. La maladresse dont le lecteur allemand fait l’expérience en se confrontant à l’original, il est fondamental qu’elle ne se trouve pas effacée par la traduction : il faut que le lecteur français en ait un rendu fidèle en lisant la traduction. Nous nous sommes ainsi ingéniés à reproduire les répétitions de mots dans un même paragraphe quand le bien écrire français voudrait qu’on cherche à varier les substantifs. La construction bancale des phrases est reprise aussi souvent que possible. Nous avons rendu les différents niveaux de langue, parfois très vulgaires, à d’autres moments sentencieux ou emphatiques.
Notre chance, c’est qu’Olivier Mannoni s’est prêté de bonne grâce à l’exercice et également qu’il ait accepté de rendre plus collectif l’exercice ordinairement solitaire de la traduction. Il a repris son premier jet, achevé en 2014-2015, en s’efforçant d’aller plus loin dans la délittérarisation, si je puis dire, du texte de Hitler. Chaque chapitre a ensuite été revu ligne à ligne par un groupe de trois ou quatre membres de l’équipe scientifique : nous sommes tous évidemment germanophones, certains d’entre nous sont germanistes, d’autres mêmes allemands. Il fallait essayer de ne rien laisser passer, l’idée étant que la nouvelle traduction avait vocation à servir de référence indiscutable. Il fallait aussi faire appel à l’inventivité de chacun pour trouver le meilleur équivalent à telle expression étrange, tel néologisme aventureux, telle construction de phrase particulièrement malhabile. Enfin, ces propositions de modification ont été soumises à Olivier Mannoni, qui les a validées. La traduction française résulte donc d’un travail collectif intense et prolongé où les expertises particulières de chacun ont été mises au profit du projet collectif. Je crois pouvoir dire qu’Olivier n’était pas mécontent de s’abstraire, le temps de ce projet hors norme, de la solitude du traducteur de fond, qui est sa condition habituelle.
On imagine bien que la rigueur que nous avons déployée n’était pas de mise au sein de l’équipe de traducteurs animée par Jean Gaudefroy-Demombynes et André Calmettes, qui s’est chargée de la traduction publiée par Fernand Sorlot en 1934. Cela n’a rien d’étonnant. Nous proposons une traduction scientifique, eux souhaitaient rendre accessible au public français un document d’actualité, de l’actualité la plus brûlante, et ils ont travaillé dans l’urgence – et non sans arrière-pensée idéologique. Leur traduction intégrale est donc datée, elle est aussi parfois fautive : nous avons relevé un certain nombre d’erreurs et de choix discutables. Traduire völkisch par raciste, par exemple, est pour le moins problématique. De la même manière, il n’est pas judicieux de traduire le plus souvent par « juiverie » le terme allemand Judentum, qui appartient à un registre de langue assez relevé : mieux vaut rendre le mot par « judaïsme » ou parfois par « judéité » et n’employer le vocable « juiverie » que dans les phrases dont le ton est délibérément vulgaire. La nouvelle traduction française est donc, à tous égards, incomparablement plus solide d’un point de vue philologique. L’effet paradoxal du soin que nous avons mis à rendre, en français, les défauts de l’original allemand est qu’elle sera sans doute plus difficile à lire que la traduction de 1934. Le caractère difficultueux et pénible de la lecture, nous espérons que le lecteur français veillera à en blâmer l’auteur, et non pas Olivier Mannoni et notre équipe…
Politika - Quels sont les grands axes de votre appareil critique ?
Florent Brayard - Comme on le sait, Mein Kampf est un livre hybride, qui rassemble plusieurs livres en un : une autobiographie mythifiée ; une histoire biaisée du jeune NSDAP ; une invraisemblable histoire de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et même de l’humanité toute entière, élaborée au prisme de la « race » ; un manuel de militantisme politique ; un programme politique enfin, la présentation de l’utopie raciste et révisionniste qu’il se proposait de mettre en œuvre une fois parvenu au pouvoir. C’est un « livre-monde » en quelque sorte, mais qui part avec maladresse dans de multiples directions : non seulement Hitler était incapable de resserrer son propos et de l’ordonner suivant un enchaînement logique, mais il souhaitait aussi faire la preuve, avec son livre, de l’étendue de ses connaissances en tous domaines et la profondeur supposée de sa réflexion. Autant dire qu’il y a énormément de choses à commenter et à corriger. Nos collègues allemands ont ainsi déployé plusieurs strates d’annotation.
Concernant le récit arrangé de sa jeunesse, de sa participation à la Grande Guerre, de la naissance de sa vocation politique et de son émergence comme leader du parti nazi, les éditeurs de l’IfZ ont veillé à ne rien laisser passer, à corriger toutes les inexactitudes – et les inexactitudes foisonnent, puisqu’encore une fois, il ne s’agit pas d’une autobiographie sincère, si tant est que cela puisse vraiment exister, mais d’une machine rhétorique destinée à asseoir l’idée que l’auteur était le nouveau Messie dont l’Allemagne avait besoin. Pour ce faire, ils n’ont pas hésité à se reporter une nouvelle fois aux sources primaires, pour savoir si vraiment un auditoire aussi nombreux assistait à tel ou tel meeting, et si le discours de Hitler y avait fait si forte impression. Ce n’est pas le souci du détail pour le détail : cette rigueur ambitionne de montrer tous les arrangements que Hitler a pris avec son passé, avec l’idée qu’il faut en passer par là pour prouver la fausseté intrinsèque du discours. Mais Hitler ne délivrait pas des informations approximatives ou erronées seulement quand il parlait de son propre passé ou de l’histoire de son petit parti.
Choisir de parler de tout et de presque n’importe quoi, comme Hitler l’a fait, c’est en effet s’exposer à commettre partout des erreurs. Celles-ci peuvent résulter d’une stratégie assumée de mensonge, mais être aussi commises en toute bonne foi, si l’on peut dire, en pensant sincèrement mais à tort maîtriser la classification des espèces ou l’histoire de la Double monarchie ou des Grandes invasions. Là encore, il a fallu tout vérifier, en prenant soin de se fonder non seulement sur l’état actuel des connaissances en biologie, par exemple, mais également sur l’état de l’art à l’époque. Un énoncé peut être considéré comme faux aujourd’hui du fait des progrès scientifiques ; il est moins excusable encore si, à l’époque déjà, il était contesté par les autorités scientifiques. L’ampleur des sujets traités a poussé l’IfZ à s’appuyer sur un réseau d’experts extérieurs dans les différents domaines concernés. Les notes racontent ainsi, à l’endroit, l’histoire du monde, que Hitler avait le plus souvent mise à l’envers. Soit dit en passant, on perçoit de plus en plus clairement, depuis quelques années, que le fact checking, le combat contre les fake news, la promotion d’un espace public fondé sur l’idée d’une vérité possible et partagée ne sont pas des distractions optionnelles, dont on pourrait éventuellement se dispenser, mais une question de salubrité publique, ni plus ni moins.
La partie, cependant, qui nous a semblé la plus passionnante et qu’il convient de saluer tout particulièrement, ce sont les très nombreuses notes consacrées aux sources de Hitler et à la manière dont son discours s’inscrit dans un certain substrat idéologique, en particulier porté par la mouvance völkisch en Allemagne et en Autriche depuis plusieurs dizaines d’années. Il s’agit là d’un travail vraiment remarquable qui permet de mettre à mal la fiction de Hitler comme grand idéologue – ce mythe dont il avait tant de plaisir à se prévaloir, dans ses discours, ses écrits ou ses propos privés, et que la propagande nazie a relayé avec beaucoup d’efficacité. Le nazisme est en grande partie composé de vieilles idées, articulées de manière parfois novatrice ou reliées habilement à une actualité récente qui en a démultiplié la puissance. C’est en particulier le cas pour le discours antisémite dont certaines composantes remontent au Haut Moyen Âge ou plus loin encore, mais auquel les soubresauts révolutionnaires des années de sortie de guerre, en Bavière, en Russie ou ailleurs, ont contribué à donner un caractère opératoire dans le présent.
Enfin, il y a deux aspects que j’aimerais mettre en évidence. Le premier concerne le passé et le présent du texte. Mein Kampf a été écrit il y a presque cent ans par un auteur de trente-cinq ans qui avait passé la moitié de sa vie dans l’empire austro-hongrois, aboli en 1918. Pour dire les choses autrement, pour la plupart des lecteurs et en particulier les plus jeunes, le livre de Hitler constitue une plongée dans l’histoire ancienne, ou tout comme, de celle dont on peine à comprendre les lignes de force, tout simplement parce que, à l’inverse des lecteurs allemands de 1925-1926, nous ne maîtrisons pas le socle de connaissances nécessaires à cette opération. Hitler parlait pour son époque, voire même pour ses supporters, ceux supposés être au fait des débats internes au NSDAP et plus généralement des milieux völkisch et nationaliste du milieu des années 1920 – et cette époque n’est plus la nôtre. D’où la nécessité de nombreuses notes permettant de contextualiser ou recontextualiser le texte de Hitler, en apportant les précisions nécessaires à la compréhension de ses enjeux.
Mais Mein Kampf se distingue des textes bénéficiant habituellement d’éditions critiques en ceci qu’il n’est pas seulement tourné vers son passé et son présent. Dans son livre, Hitler a en effet également présenté son projet politique. Et il s’est malheureusement trouvé qu’il a été, à un certain moment, en position de le mettre en œuvre, alors même que cette arrivée au pouvoir était en 1925-1926 totalement improbable, y compris sans doute pour l’auteur lui-même. Il a donc fallu, dans les notes, embrasser également l’avenir du texte, ce qui s’est passé après qu’il a été publié et qui, pour une bonne part, est justement issu des annonces de Hitler. D’où les nombreux développements sur la manière dont, entre 1933 et 1945, certaines de ces idées, souvent barbares, ont été mises en application, avec le résultat tragique que l’on sait et qui a, en quelque sorte, changé l’image que l’humanité dans son ensemble se fait d’elle-même. On ne pense plus après Auschwitz comme avant, ne serait-ce que parce qu’on sait qu’ayant existé, Auschwitz demeure encore possible. C’est pour cette raison que Mein Kampf, source historique majeure s’il en est, est aussi un enjeu pour le présent, surtout s’il est correctement mis en perspective : il nous renseigne sur la manière dont nous en sommes arrivés là.
Je viens de parler des notes, il faut aussi évoquer les introductions que nous avons rédigées collectivement et dont les finalités sont les mêmes : expliquer et expliquer encore, contextualiser, corriger et mettre en perspective. Il me semble qu’elles ont un avantage sur les notes elles-mêmes, celui évidemment de n’être pas fractionnées, atomisées : on peut, dans une introduction, conduire un propos avec beaucoup plus de constance qu’il n’est possible de le faire dans un appareil critique. Nous espérons qu’elles seront utiles au lecteur, qu’il soit étudiant, enseignant ou amateur d’Histoire. Leur réception est pour nous un enjeu important. Car nous avons, je crois pouvoir le dire, un espoir secret : celui que le lecteur, échaudé par l’expérience pénible de la lecture de la prose hitlérienne, se rabatte, sans presque s’en rendre compte, sur ces introductions et que ce soit de celles-ci qu’il retire une connaissance plus approfondie non seulement de Hitler ou de son livre, mais aussi de l’histoire tragique de l’Europe depuis un siècle et demi.
Politika - Dans ce travail d’équipe, la diversité des profils et des points de vue a-t-elle été décisive ?
Florent Brayard - Je voudrais effectivement souligner le caractère collectif, qui plus est transnational, du travail qui a été réalisé. Comme je l’ai dit, l’édition allemande a accaparé quatre éditeurs principaux à plein temps pendant plusieurs années, mais aussi des collaborateurs occasionnels et l’ensemble du personnel de l’IfZ mobilisé autour de cette entreprise. Du côté français, nous avons été également nombreux à travailler à la version française, adaptée et complétée. Il est indispensable de nommer les membres de l’équipe avec lesquels j’ai eu la chance de travailler pendant six ans. Il s’agissait, à côté d’Olivier Mannoni et d’Andreas Wirsching, d’Anne-Sophie Anglaret, David Gallo, Johanna Linsler Olivier Baisez, Dorothea Bohnekamp, Christian Ingrao, Stefan Martens, Nicolas Patin et Marie-Bénédicte Vincent. D’autres encore se sont joints à nous de manière plus ponctuelle. Comme on le voit, l’équipe était très diversifiée : nous avons essayé de croiser les expertises et les points de vue ! Des hommes, des femmes ; des Français et des Allemands ; des historiens et des germanistes ; des spécialistes de l’histoire de la Shoah, de celle du nazisme, ou de l’histoire des Juifs ; des chercheurs et des enseignants chercheurs. Ce fut vraiment une aventure collective au long cours et je me réjouis que nous soyons arrivés à bon port, tous ensemble, malgré le caractère souvent répulsif de l’entreprise.
Car, lire et relire Mein Kampf avec ce degré de concentration pendant une si longue période, cela ne contribue pas toujours à rendre la vie plus légère. Traduire, adapter, relire et vérifier presque trois mille notes, ce n’est pas toujours non plus un labeur exaltant. Pourtant, nous avons tous accepté de consacrer une partie plus ou moins grande de notre temps de recherche – c’est-à-dire de notre vie – pour faire en sorte que cette édition critique, Historiciser le mal, existe, parce qu’elle est indispensable. Le livre de Hitler circule en France dans le circuit commercial de manière importante, le plus légalement du monde, depuis des décennies et l’avènement d’internet n’a fait qu’accentuer cette disponibilité. Pour des historiens et germanistes comme nous, il n’était pas pensable que cette diffusion se fasse seulement sous forme brute, avec une traduction vieillie, sans annotation ou accompagnement critique, à l’exception d’un bref avant-propos imposé par décision de justice en 1979. Accompagner le lecteur a été, comme je l’ai dit, une préoccupation constante, à tous les niveaux. Parce que nous sommes persuadés que la plupart des lecteurs s’emparent de ce livre pour de bonnes raisons – les mêmes que les nôtres, mieux comprendre ce passé qui nous hante tous.
Enfin, et plus brièvement, il convient de signaler également l’engagement de Fayard, à la fois vigoureux et désintéressé, puisque l’opération n’aura pas de retombées commerciales, tous les bénéfices étant reversés. Et le soutien que nous ont apporté différentes institutions publiques de recherche, qui ont contribué également à rendre possible, en respectant l’exigence qui était la nôtre, cette aventure intellectuelle et éditoriale : le LabEx Tepsis, l’Institut historique allemand de Paris, l’Institut national des sciences humaines et sociales du CNRS et le Centre de recherches historiques, mon laboratoire. Je ne voulais pas manquer cette occasion de les remercier.